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Dans le schéma classique de la famille des années 1960, les rôles au sein du couple apparaissaient bien séparés : à l’homme, la charge de subvenir aux besoins du ménage, en étant le seul pourvoyeur de ressources ; à la femme, la tâche de prendre soin des enfants et de la maison. En France, les générations nées après-guerre qui seront élevées selon ce modèle vont pourtant s’en affranchir et initier des comportements plus autonomes en élaborant de nouvelles formes de vie au sein du couple et de la famille, mais aussi en dehors de cette sphère privée.

De ces transformations, on ne peut occulter le fait qu’elles correspondent à l’arrivée des générations plus nombreuses du baby-boom à l’âge adulte, au moment même où les circonstances sont favorables à la remise en question de l’institution familiale et plus généralement de la société, avec la « seconde révolution française » (Mendras et Duboys-Fresney, 1988)[1] ; ces évolutions s’inscrivent en effet dans le passage à la seconde modernité (de Singly, 2009 ; Beck, 2008), caractérisée par l’accès des femmes, jusqu’alors évincées, au processus d’individualisation (de Singly, 2009). Dès lors, comme le souligne Margaret Maruani, c’est « la même génération de femmes qui a inauguré, à la fin des années soixante, la libération de la contraception et de l’avortement, l’apparition d’un mouvement féministe radical, l’émergence de nouveaux modèles familiaux et la poussée de l’activité féminine » (Maruani, 2000 : 10). L’auteure précise que « la coïncidence est trop belle pour ne pas être mentionnée », même s’il est difficile de saisir le lien causal entre ces différents événements. C’est d’ailleurs pourquoi elle préférera parler de corrélation, « les phénomènes form[ant] un tout » (id.). Décrites comme les « générations du refus » (Knibiehler, 1997)[2], les femmes issues du baby-boom connaîtront effectivement des trajectoires différentes de celles de leurs mères, comme en témoignent leur scolarité et surtout leur insertion massive et durable dans le marché de l’emploi à partir de 1960. Il s’agit d’une véritable rupture sociologique, d’une transformation profonde du rapport à l’emploi – et à la maternité – avec le passage d’un modèle féminin d’inactivité à celui d’une activité discontinue, lequel va permettre l’émergence du modèle actuel en France, celui de la continuité et du cumul (Maruani, 2000). Toutefois, si les générations du baby-boom sont souvent envisagées comme les initiatrices de ce dernier modèle, rompant ainsi avec l’histoire de leurs mères et de leurs aînées (Bonvalet, 2015), il convient de préciser qu’il coexiste plusieurs modèles à cette période (Kempeneers etal., 2015), ces changements ne se réalisant pas pour toutes, ni au même moment du cycle de vie.

L’objet de cet article est de saisir, dans le temps long, ce passage d’un modèle dominant à un autre. Différents modèles d’activité ont pu être définis à partir d’une trentaine d’entretiens réalisés auprès de Parisiennes issues de la première génération du baby-boom, le temps historique, mais aussi individuel et biographique, participant de leur construction. Ces histoires de vie ont permis de mieux cerner comment les profils d’activité s’élaborent depuis l’enfance, notamment selon l’empreinte maternelle (Battagliola, 1987), jusqu’à la fin de vie active, en passant par les modes d’entrée dans la vie adulte, source de différenciation sociale des trajectoires féminines (Blöss etal., 1994) ; et d’en établir une typologie, tout en sachant que ces modèles sont loin d’être statiques et s’avèrent poreux, les femmes pouvant passer de l’un à l’autre, particulièrement lorsqu’elles se séparent. Il est alors possible d’observer comment ces modèles d’activité structurent l’organisation familiale et influencent à leur tour les trajectoires des femmes – notamment conjugales, les interactions vie professionnelle et vie familiale pouvant se traduire tout au long de leur parcours, y compris au moment où se pose la question du vieillissement de leurs parents.

L’enquête qualitative

Cette recherche est issue d’une enquête qui avait pour objectif de comparer les histoires résidentielles, professionnelles et familiales des générations nées entre 1945 et 1954 et habitant Londres et la région parisienne, même si la France constitue le terrain central ainsi que l’axe principal d’analyse (Bonvalet et al., 2011). Elle repose sur 90 entretiens effectués en 2006 auprès de 42 hommes et 48 femmes, dont 60 ont été réalisés en France et 30 en Angleterre. Le corpus a été profilé selon des critères précis : date de naissance, sexe, milieu social. Les enquêtés ont ainsi été choisis parmi les classes moyennes, dont les professions expriment la diversité (Chauvel, 2006), laquelle est accentuée par la différenciation entre gens du privé et du public. Certains d’entre eux appartiennent aux classe moyennes supérieures (professeurs d’université, cadres du privé, ingénieurs ou chefs d’entreprises), d’autres aux classes moyennes intermédiaires (enseignants, employés municipaux, salariés du secteur associatif) quand d’autres se différencient peu des classes populaires en raison de leurs difficultés financières liées au chômage, à la maladie ou aux emplois précaires ou à temps partiel peu rémunérés, des situations qui reflètent les tendances générales de cette classe d’âge. À cela s’ajoutaient des femmes au foyer. Pour conduire l’entretien, l’enquêteur s’aidait d’un guide découpé en plusieurs volets et suivait les séquences biographiques afin de saisir la complexité des articulations entre les trajectoires familiale, professionnelle et résidentielle, et d’en déterminer les étapes significatives. Le dernier volet développait la vie familiale et les liens familiaux, à la fois de façon rétrospective et prospective, permettant la mise en perspective des rapports intergénérationnels à partir de l’expérience familiale des enquêtés durant leur enfance et leur adolescence, et de l’histoire familiale qu’ils écrivent actuellement avec leurs propres enfants et petits-enfants. Il s’agissait alors d’explorer l’évolution de la famille au cours des 40 dernières années tout en cernant la spécificité des générations du baby-boom. Cet article propose une lecture au féminin, et seuls les entretiens réalisés en France ont été exploités. L’analyse porte donc sur les 32 trajectoires de femmes résidant dans deux arrondissements de Paris et deux communes de la proche banlieue de Paris.

Les baby-boomeuses, initiatrices d’un nouveau modèle d’activité ?

L’augmentation de l’emploi féminin à partir des années 1965 constitue un des faits marquants des sociétés occidentales, même si Les femmes ont toujours travaillé (Schweitzer, 2002) aux cours des siècles derniers, à la maison, aux champs ou à l’usine. En effet, ce phénomène n’est pas inédit : il n’est pas brusquement apparu dans les années 1960 et ne commence pas non plus avec la Seconde Guerre mondiale, les employeurs profitant au contraire de cette main-d’œuvre payée la moitié moins (Bard, 2001). Ce n’est donc pas tant le travail des femmes qui est nouveau que l’emploi et le salariat féminins (Maruani, 2000). Mais, fait majeur, ce développement de l’activité professionnelle féminine se généralise parmi les femmes de la classe bourgeoise. Surtout, il concerne des femmes jeunes, mariées ou en couple, mères d’un ou deux enfants à charge et en bas âge (Norvez, 1990), et s’accompagne d’un renversement des valeurs, où le modèle de la mère active supplante celui de la mère au foyer – schéma qui a couru pendant presque un demi-siècle, de l’entre-deux-guerres (la crise des années 1930 ayant largement favorisé l’idée selon laquelle le travail féminin était responsable de la dénatalité ; Bard, 2001) aux années 1960, constituant une parenthèse historique. D’ailleurs, si ce modèle familial décrit par Parsons (1955) ne correspondait pas toujours à la réalité (certaines femmes travaillant), il est présenté comme une évidence sociale et sera peu contesté, la société ayant fortement contribué à construire une fonction maternelle prioritaire – que ce soit à travers l’État, par le biais de la politique familiale (Martin, 1988) qui s’inscrivait dans un mouvement familialiste, ou encore à travers les médias, les médecins, la psychologie (Knibiehler, 1997), voire l’école, où la propagande nataliste se diffusait dans les programmes scolaires (De Luca Barusse, 2005). Ces vecteurs concourront, avec d’autres mouvements de jeunesse, à la consolidation et à l’adoption par ces générations de femmes de leur futur rôle de maîtresses de l’éducation de leurs enfants venus en plus grand nombre (Bonvalet, 2015). À partir du milieu des années 1960, un changement radical s’opère dans les mentalités : favorisées par la scolarisation, les moyens légaux et médicaux[3] leur permettant de mieux maîtriser leur vie familiale et professionnelle, les femmes ont désormais la possibilité de poursuivre une activité professionnelle après leur mariage et surtout, après la naissance de leurs enfants sans subir les opprobres de la société, comme cela était le cas au début du siècle dernier – même si cela n’a pas été sans mal comme en témoignent les discours sur les crèches et surtout la pénurie d’équipements, l’histoire des modes de garde de la petite enfance depuis la Seconde Guerre mondiale étant celle d’une pénurie (Norvez, 1990). L’enquête Biographies et entourage rend compte de ces bouleversements intervenus dans les trajectoires d’activité des femmes dans la région de l’Île-de-France : 48,5 % des premières générations du baby-boom (1946-1950) ont toujours travaillé avant 50 ans, sans aucune interruption, contre 23 % de celles nées pendant la guerre et 5 % de celles nées entre 1930 et 1939 (Robette et Lelièvre, 2009). De même, la proportion de femmes ayant travaillé moins de 10 ans diminue de moitié entre les générations les plus âgées et les générations les plus jeunes (20 et 10 %). Ces indices montrent bien qu’émerge une nouvelle figure des femmes, où leur promotion économique joue un rôle fondamental, la famille cessant d’être le meilleur – ou l’unique – moyen d’intégration sociale. Ils s’accompagneront d’un « séisme démographique » (Roussel, 1987) transformant la famille, qui se révélera plurielle, ainsi que d’une batterie de lois ayant pour objectif une plus grande égalité entre les sexes[4].

Toutefois, si les générations du baby-boom sont usuellement présentées comme novatrices, s’accompagnant d’une plus grande indépendance pour les femmes, plusieurs modèles féminins d’activité coexistent à cette période. Car si depuis les années 1970, la courbe d’activité féminine selon l’âge se rapproche de celle des hommes, on note toujours une grande diversité des parcours professionnels des femmes. Dès lors, si l’activité et ses représentations ont évolué, une hétérochronie des calendriers apparaît où diverses femmes ont traversé les mêmes événements historiques et sociétaux, mais n’ont pas la même vision de ce que doit être leur place au sein de la famille et de la société. On peut alors établir une typologie de ces diverses trajectoires, où se distinguent les femmes « tournées » vers le foyer, celles « centrées » sur le travail et enfin celles qui ont « aménagé » leur temps de travail pour s’occuper de leurs enfants. Si cette typologie se rapproche de celle de Catherine Hakim (2001) établie pour le cas de l’Angleterre, elle s’en différencie par le fait que celle-ci ne s’appuie pas sur la théorie des « préférences », qui participe pleinement à « l’idéologie du libre choix » (Maruani, 2000) – un libre choix qui n’en est pas forcément un et qui se pose exclusivement aux femmes. Ainsi, le travail à temps partiel peut répondre à un temps choisi, à une façon d’aménager son temps de travail, mais aussi à un temps contraint ou éclaté, à une forme de sous-emploi flexible (id.). Derrière la question du souhait des femmes, se cache celle de savoir « qui le produit » (ibid. : 92). Bien souvent, d’ailleurs, le temps partiel apparaît comme un simple compromis qui renforce les charges domestiques des femmes (Barrère-Maurisson, 2003). Enfin, ce choix ne dépend pas seulement des femmes : il s’élabore en fonction du conjoint, mais aussi de l’état du marché du travail et des enjeux publics. Cela étant dit, on peut effectivement dégager ces trois modèles. Se profile d’ailleurs un quatrième qui concerne essentiellement les femmes divorcées ou séparées qui, suite à cet événement, ont dû modifier leur rapport au travail.

Ces trajectoires s’agencent donc selon plusieurs éléments qui s’entremêlent bien souvent, suivant notamment les politiques publiques qui facilitent (ou non) l’entrée et le maintien des mères sur le marché du travail, tout en participant aux représentations collectives de la famille, et qui conduisent à diverses formes de « contrat social entre les sexes » (Fouquet et al., 1999) ou de « convention de genre » (Letablier, 2000). Aussi, dans les années 1970, la politique familiale prend acte des transformations familiales et voit ses objectifs natalistes et traditionnalistes s’estomper lorsqu’elle adopte une neutralité à l’égard des choix professionnels des femmes en cherchant davantage à satisfaire le nombre d’enfants désirés des parents. Selon l’appartenance générationnelle, les femmes se réfèrent au modèle conjugal de l’époque où elles se sont mariées (Guichard-Claudic, 1999). Or, les premières générations de baby-boomers constituent leur famille à partir du milieu des années 1960, au cours d’une période où le mariage était encore une étape quasi universelle, sinon obligatoire, et où le modèle de la mère au foyer demeurait prégnant. Dix ans plus tard, ou ne serait-ce qu’à la fin des années 1960, lorsqu’émergent le souhait d’une société nouvelle et d’une plus grande liberté (particulièrement sexuelle) et l’aspiration à vivre autrement (notamment au sein – ou plutôt en dehors – de la famille), le contexte sera différent, offrant la possibilité de s’affranchir de ce modèle et d’initier des comportements plus autonomes, et modifiant les étapes de l’entrée dans la vie adulte (Toulemon, 1994 ; Bonvalet etal., 2011) ainsi que le sens même du mariage. Ces trajectoires d’émancipation vont ensuite avoir une incidence sur le type de famille que les femmes vont former avec leur conjoint ainsi que sur leur trajectoire professionnelle, sorte « d’événement clé dont les effets peuvent se traduire […] tout au long du cycle de vie » (Blöss etal., 1994 : 639). Entre aussi en ligne de compte le modèle maternel (Robette etal., 2012 ; Thibault, 2012) ou, plus précisément, l’empreinte maternelle, l’activité des femmes se construisant en écho à l’histoire de leur mère et non simplement en décalque ou en rupture avec celle-ci (Battagliola, 1987 ; Clément, 2009) ; une histoire reconstruite faisant l’objet d’une réappropriation par les jeunes femmes tout en portant la trace du contexte social dans lequel elles s’inscrivent. C’est enfin la conclusion d’un accord ou d’un compromis au sein du couple, le conjoint étant directement concerné par la décision du travail de la femme (Guichard-Claudic, 1999). Selon le conjoint, sa carrière et son regard sur l’activité féminine (de Singly, 1996), ces modèles se façonnent, le regard pouvant évoluer lors d’une période de chômage ou lors de l’entrée en retraite (Caradec, 1996). Temps historique, temps biographique et temps individuel élaborent donc de concert ces modèles d’activité des femmes, qui se transforment au cours du temps et impriment leur marque sur leurs trajectoires.

Les femmes centrées sur la vie de famille

Si l’on a assisté, au cours des cinq dernières décennies, à la fin du modèle de la mère au foyer, certaines femmes, comme plusieurs des enquêtées, privilégient leur investissement dans un « projet familial » (Bertaux-Wiame, 1987) en s’inscrivant dans ce modèle. Il s’agit plus couramment de femmes nées immédiatement après-guerre, qui entrent à un âge précoce sur le marché matrimonial, avant même que l’institution familiale ne soit réellement ébranlée. La seconde révolution contraceptive ne les concernera pas immédiatement et l’on trouvera parmi elles quelques « mariages réparation » (Prioux, 1976). Marquées par une longue lignée de femmes au foyer, elles n’ont généralement pas eu l’occasion de connaître de phase d’émancipation ; ou alors, elles l’ont vécue moyennant une « garde rapprochée », par le biais d’un hébergement par un membre de la famille ou dans un foyer de religieuses, sorte de « révolution tranquille » (Bonvalet etal., 2011). Pour ces femmes, l’argument le plus souvent invoqué pour justifier leur présence au foyer est celui de l’incompatibilité entre travail des mères et éducation des enfants, l’absence ou l’arrêt de l’activité professionnelle étant communément présenté comme le résultat d’un arbitrage entre deux pôles qui s’excluent mutuellement : d’un côté le travail, de l’autre la maternité (Guichard-Claudic, 1999). Mais c’est aussi l’incompatibilité avec la carrière de leur mari qui revient fréquemment. Car dans ces familles, la profession de l’homme et sa position sociale, souvent élevée, ont généralement contribué à renforcer la décision des mères de se retirer du monde professionnel et de se mobiliser pour faciliter la vie de leur mari. Dès le départ, ces femmes ont donc donné la priorité à la vie de famille et à l’éducation de leurs enfants tout en privilégiant la carrière de leur conjoint. Elisabeth, bien que née en 1953, a un parcours révélateur de ces trajectoires d’inactivité féminine constatées dans les classes moyennes et supérieures. Fille d’un notable de province et d’une mère au foyer, elle reçoit une éducation sévère, dans un climat familial vécu comme fermé et étouffant. Ses parents vont pourtant accepter qu’elle aille à Paris préparer le concours des Beaux-Arts. Là, elle est hébergée dans une « pension de bonnes sœurs »,foyer qu’elle quittera deux ans après afin de s’installer dans un autre, dépeint comme plus « ouvert ».L’étape par le foyer a constitué une transition, un « sas » entre la famille d’origine et la famille de procréation : c’est à cette époque qu’elle rencontre celui qui deviendra son mari. Bien qu’ayant suivi des études supérieures (bac +6), Elisabeth reste à la maison pour s’occuper de ses deux enfants. Cette décision, conforme au modèle de sa mère, lui apparaît évidente, la réalisation d’études supérieures n’ayant pas pour objectif d’aboutir à une activité professionnelle, même si ses études de designer lui ont été particulièrement précieuses lorsqu’est venu le temps de décorer son intérieur et de l’agencer de manière astucieuse afin d’optimiser un espace relativement étroit. Sa vie est alors davantage tournée vers la sphère privée, représentée par ses enfants, son mari ainsi que son appartement qu’elle aménage.

À ces femmes au foyer qui n’ont jamais exercé le métier auquel les études les avaient préparées peuvent se rattacher celles qui ont très vite cessé de travailler après leur mariage. C’est le cas de Juliette, qui, après des études de droit, travaillera un an dans un cabinet d’avocats pour s’arrêter ensuite – avec quelques difficultés, comme elle le concédera – afin d’épauler son mari dans sa carrière. On peut également inclure Odile, laquelle pratiquera son métier de sage-femme avant son mariage et le poursuivra quelques années après, l’arrivée des enfants entraînant une véritable remise en cause de sa vie professionnelle. Dans son cas, c’est l’usure face au stress de la profession, ressentie comme particulièrement éprouvante et angoissante, ainsi que la difficulté de concilier vie professionnelle et vie privée (difficulté plus sensible encore après la naissance des enfants) qui participent à sa mise à l’écart du marché de l’emploi. Pour elle, les enfants constituent l’occasion, voire la justification du retrait du monde du travail, au moins dans un premier temps, cette décision pouvant susciter des regrets ultérieurs. Car tant que les enfants sont à la maison, ces femmes peuvent s’appuyer sur leurs rôles de mère et d’épouse. Mais s’ensuit parfois un sentiment de désenchantement, de désillusion, d’autant plus lorsque les enfants sont devenus grands et que l’on n’a « plus rien à faire » comme l’explique Elisabeth. C’est l’une des raisons pour lesquelles certaines redoutent leur départ et le vide que cela laissera dans la maison, celles-ci voyant leur place évoluer et s’effacer à l’étape dite du « nid vide » ou de l’« empty nest » que décrivent les sociologues américains (Glick et Parke, 1965 ; Hareven, 1994) et les démographes (Le Bras, 1988). Pour « combler ce vide », Odile reprendra une activité professionnelle tout en changeant d’orientation : elle travaillera dans l’entreprise de son mari, où elle se chargera de la comptabilité et du secrétariat. Mais, comme elle le souligne, il s’agit de « rendre service », d’aider son conjoint, ce qui ne lui permet pas de s’épanouir pleinement. Un doute s’instaure alors, et l’on voit ces femmes s’interroger sur leur vie, dépeinte comme « un peu creuse », passée à s’occuper de leurs enfants et de leur mari, et sur leur propre utilité. Car cette inactivité apparaît dévalorisée et s’accompagne parfois d’un sentiment d’infériorité (« je ne pense pas être quand même inculte »), d’autant plus que la société des années 1980-1990 a connu un renversement radical du modèle maternel. Autant le travail des femmes avait été fortement critiqué dans les années de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, autant l’inactivité devient à son tour stigmatisée et stigmatisante, le travail des femmes constituant une valeur actuelle de notre société, ce dont elles ont pleinement conscience (Kaufmann, 1988). Le sentiment d’avoir tout consacré à leur famille, de s’être oubliées, la conscience d’une inadéquation entre le modèle qu’elles ont adopté et le modèle actuel, où le travail participe de l’identité féminine, l’image que leur renvoie la société (« c’est ce qu’on me dit ») les amènent à se questionner sur leur rôle en contradiction totale avec la norme d’autonomie et d’indépendance que permet le travail des femmes, tout en essayant de reformuler leur identité jusque-là basée sur la maternité et la famille. Néanmoins, si ces femmes déplorent cette situation, elles la remettent rarement en cause, leur système de valeurs intégrant une certaine résistance au divorce. Leurs regrets apparaissent davantage comme un éveil aux valeurs nouvelles et au regard que leur renvoie la société (Coenen-Huter, 1994).

Qui plus est, être mère au foyer n’est pas toujours synonyme de repli domestique, et certaines réaliseront de véritables « carrières de bénévole », souvent associées à leur formation initiale. C’est ce que montre l’exemple de Corinne, qui appartient à une lignée de musiciens, lignée qu’elle poursuivra en épousant un professeur de musique et qu’elle perpétuera à travers sa fille. Corinne a suivi des études d’institutrice et, comme Elisabeth, elle n’a pas souhaité s’engager dans une activité salariée, la « belle situation » de son mari musicien leur offrant un certain confort. Elle se différenciera cependant d’Elisabeth en se consacrant à des activités de bénévolat, tout en s’appuyant sur sa formation initiale d’institutrice. Elle réalisera une véritable « carrière » de bénévole – elle parle d’ailleurs de « réussite » – à travers de nombreuses activités effectuées tout au long de sa vie : soutien scolaire pour les enfants d’immigrés du quartier, catéchisme, visites dans les prisons, aide aux SDF… Ce choix s’explique par la plus grande liberté que lui offrent ces activités non rémunérées, notamment celle d’élire des liens d’amitié au sein de son quartier. Elles sont alors sources de réalisation de soi, un lieu de valorisation personnelle, une identité acquise en dehors de la sphère familiale. L’espace résidentiel, ici le quartier, offre alors la possibilité de se reconstruire une identité sociale, processus que l’on pourrait assimiler à une forme de compensation de socialisation (Benoit-Guilbot, 1986), le bénévolat donnant à Corinne l’occasion de valoriser ses compétences et d’exister socialement au sein de son quartier. Toutefois, ces situations correspondent à des profils particuliers, ces femmes, souvent d’origine catholique, se retrouvant davantage parmi les classes moyennes supérieures.

Les femmes qui ont « aménagé » leur temps de travail

Pour certaines mères de famille, « l’aménagement » du temps de travail permet de sortir de ce dilemme entre maternité – caractérisée par la fonction de mère au foyer, qui conduit parfois à une mise à l’écart de la vie publique – et travail, marqué par la double journée. Plusieurs solutions restent envisageables : le temps partiel, le travail à domicile, le choix d’un métier jugé « compatible » avec les horaires scolaires, ou encore l’éloignement du travail pendant quelques années. Mais cet aménagement peut être vécu très différemment, certaines optant pour ce mode d’arrangement de façon volontaire – ou vécue comme telle, tout au moins – et d’autres regrettant ce compromis.

Un compromis assumé

La majorité des femmes rencontrées à Paris et en région parisienne ont essayé d’articuler vie professionnelle et vie familiale. Certaines, sans doute parce qu’elles avaient anticipé le rôle qui leur incomberait sur le plan des tâches domestiques, se sont orientées dès le début vers des métiers ou des secteurs qui « facilitaient » ce compromis et ce cumul des rôles, notamment les professions dans l’enseignement (Méda, 2001). D’autres ont réduit leur activité dès la naissance du premier enfant, ou du deuxième, voire du troisième, même si l’activité plus faible des mères de trois enfants est davantage liée à un arbitrage préexistant entre activité et famille (Lollivier, 1988), témoignant d’un « désinvestissement anticipé » (de Singly, 2004). Enfin, quelques-unes se sont éloignées plusieurs années du monde du travail pour reprendre ensuite une activité professionnelle. C’est le cas de Martine, à Paris, qui travaille dans une compagnie d’assurance. Si les enfants expliquent en premier lieu les changements de comportements d’activité, la suite de l’entretien révélera qu’elle a toujours considéré son emploi comme un travail alimentaire, sa passion étant le théâtre, une vocation qu’elle satisfera plus tard en devenant vice-présidente d’une association théâtrale.

L’histoire de Chantal offre un autre exemple caractéristique des femmes issues de la bourgeoisie et mariées à un cadre supérieur. Ces milieux ont bien souvent accepté, voire valorisé le travail féminin, à condition qu’il n’empiète pas sur la vie familiale et ne remette pas en cause la trajectoire professionnelle des hommes. Dans cette perspective, les femmes ne sont pas définies par leur emploi, davantage associée par leur conjoint à une occupation, à un loisir, à « une fuite de l’ennui », ce que François De Singly (1996) associerait au portrait du « Mari ». Il en résulte un partage des tâches inégalitaire, la femme continuant de jouer son rôle de « fée du logis » : à elle de tout assumer. C’est ce que Chantal a réalisé après avoir accompagné son mari dans sa carrière de haut fonctionnaire. Issue d’une grande famille bourgeoise de province, elle s’est mariée à l’âge de 19 ans, avant d’avoir terminé ses études. À la suite de la naissance de son premier fils, elle reprend des cours de licence par correspondance ; mais après l’arrivée de son second fils, elle ne parvient pas à concilier vie familiale et préparation du CAPES, du fait notamment des absences répétées de son mari, même si c’est davantage la présence de celui-ci qui entraîne une « surcharge » de travail. Elle acceptera néanmoins des postes de maîtresse auxiliaire, mais ne réussira à travailler que par intermittence à cause des nombreuses mutations de son mari. Lorsqu’elle ne trouve pas de poste, elle ne reste pas inactive : elle enseigne le catéchisme, donne des cours de gymnastique comme bénévole, activité qui deviendra rapidement une passion et qu’elle transformera en métier lorsque le couple s’installera définitivement. En effet, découragée par le discours tenu par le rectorat et les postes proposés, qui supposent de longs et nombreux transports, elle se réoriente et suit une formation de trois ans, contre l’avis de son mari, qui lui destinait le rôle de maîtresse de maison en charge de la vie mondaine, éléments indispensables à sa carrière (de Singly, 2004) – ce qu’avait parfaitement accompli Chantal jusqu’alors. Mais elle en décidera autrement et s’investira dans une formation fédérale de gymnastique volontaire réputée ardue. Ravie de l’expérience, dépeinte comme une réussite, Chantal se déclarera comblée, ayant réussi à répondre aux exigences de son milieu : être une mère disponible pour ses enfants, une épouse qui a fait passer la carrière de son mari avant la sienne et qui a pu cependant s’épanouir en découvrant une activité professionnelle adaptée à ses goûts et à ses disponibilités, les modalités de l’emploi et le temps professionnel s’ajustant à ceux de la famille – et non l’inverse. Cet exemple s’éloigne de celui d’Odile, qui n’a pas trouvé de reconnaissance après sa « bifurcation biographique », ni auprès de la société ni même auprès de son mari : elle n’a pas les diplômes requis pour exercer les fonctions de secrétaire et de comptable, et assimile cette activité à une « aide ». Son identité passe alors toujours exclusivement par un des membres de la famille. Pour autant, la carrière professionnelle de ces femmes ne doit pas empiéter sur la vie familiale et ne doit pas remettre en cause la trajectoire professionnelle de leur mari. Les arbitrages sont renouvelés au gré des naissances, des déménagements, des changements d’emploi du conjoint, la famille prenant généralement le pas (Blöss etal., 1994).

Un compromis regretté

Cette situation est parfois très bien acceptée, le travail secondaire (Battagliola, 1987) pouvant être épanouissant ; mais ce peut être aussi un compromis regretté. Car toutes les femmes n’ont pas eu l’occasion – ni les moyens (ni même parfois le désir) – de trouver un équilibre entre vie familiale et vie professionnelle en s’épanouissant dans un travail secondaire. Agnès, comme Chantal, a exercé le métier d’enseignante de façon intermittente en raison des mutations de son mari, cadre supérieur « qui avait vraiment un métier », contribuant à renforcer sa décision de maintenir et de valoriser la carrière de ce dernier au détriment de la sienne, celle-ci estimant avoir « sacrifié » son métier. Lorsque son mari est muté en Allemagne, elle donne des cours de français, trouvant ainsi satisfaction et gratification. Mais lorsqu’elle rentre en France, l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale s’avère inextricable suite aux difficultés rencontrées par ses parents vieillissants. Agnès décide alors de privilégier sa famille : son mari, sa fille ainsi que ses parents âgés. Mais depuis le départ de sa fille en province, le décès de son père et l’installation de sa mère en maison de retraite, la vie de femme au foyer ne la satisfait plus : elle s’interroge sur sa propre utilité, son absence de rôle, de fonction, essayant de reformuler son identité jusque-là basée sur la maternité et la famille.

Oh, vous savez, pour les tâches quotidiennes, moi, je suis pas une femme au foyer, hein, mais bon, fatalement j’en suis une quand même. Alors je fais ce que je peux ! C’est-à-dire que d’abord je tiens mon appartement correctement, je suis pas une femme d’intérieur donc je souffre un petit peu de cette situation, c’est clair! Voilà. Moi, il me faut des contacts extérieurs, il me faut une vie extérieure. Ça, c’est absolument indispensable. D’ailleurs je me demande si on est pas toutes programmées comme ça, profondément, hein. Je pense, enfin, je… Peut-être pas, y a des femmes qui sont plus heureuses d’être à la maison, peut-être que d’autres, bon, mais pour moi, non, c’est pas mon… c’est pas ma tasse de thé. J’étais bien tant que j’avais ma fille et ma famille à porter, parce que ça me donnait, ça me donnait une légitimité. Je me disais : « C’est pour eux que je suis là. » Mais là, maintenant, euh, grand point d’interrogation, hein! Pour qui suis-je, pour quoi suis-je là? Hein. Ma fille est à Lyon, mes parents, mon père est décédé, maman est dans une maison. Donc là, euh, tout a changé. C’est vrai que je sens un vide, que là… 

On retrouve dans le discours d’Agnès le sentiment d’inutilité, la sensation d’absence de reconnaissance sociale des femmes au foyer qui rencontrent quelques difficultés à trouver leur place lorsque certains membres de la famille s’autonomisent ou disparaissent. D’autres événements que celui de la naissance des enfants ou de la maladie des parents peuvent venir perturber l’équilibre famille-travail : c’est le cas de la délocalisation de l’entreprise. Pour ces femmes qui font face à cette exigence de mobilité professionnelle, c’est moins le risque de se retrouver au chômage que celui de perdre les réseaux familiaux et amicaux, de devoir relocaliser le logement, la maison – forme d’ancrage –, « qui sont perçus comme une menace pour l’équilibre familial » (Vignal, 2010). C’est ce qu’exprime Christiane, auparavant attachée commerciale dans une grande entreprise, qui a refusé la mobilité résidentielle imposée par la délocalisation, une décision qu’elle explique par l’importance de la scolarité de ses deux filles, alors lycéennes, tout en précisant ses hésitations à vivre en province et son « désir inconscient » d’arrêter de travailler.

Nos filles avaient un âge critique, elles allaient bientôt en fin de lycée, bientôt en université, on est sur place, on est quand même mieux qu’à A. pour aller à l’université… Donc on a refusé d’aller à A.… Et moi, je suis pas très provinciale… Et voilà… donc… voilà pourquoi… Bon alors… C’est pas le licenciement… C’est à cause de ça, et moi, je me suis laissée licencier… parce que je devais en avoir assez de travailler, après c’est le subconscient… 

Est-ce alors une manière de (se) convaincre d’avoir pris la bonne décision ? Toujours est-il que les femmes justifient bien souvent l’arrêt de leur activité par leurs enfants, mais aussi par le faible intérêt de leur métier, par la fatigue, l’usure, le besoin d’une pause, le sentiment de culpabilité. Pointent les difficultés et les conflits intérieurs que peuvent vivre les femmes – lorsque leur travail ne les satisfait pas, ou plus, et qu’il ne correspond plus à leurs attentes, leur idéal d’épanouissement. Contrairement aux hommes, elles ont la possibilité de prendre les enfants pour alibi, favorisant ainsi un repli sur la vie familiale, le retrait du marché du travail, tout en participant au déni de la souffrance au travail. En fait, comme Christiane l’évoque au cours de l’entretien, elle profite de ce licenciement pour rester quelques années chez elle et garder des enfants à domicile. Elle retrouvera ensuite un emploi dans la commune où elle réside, mais à un niveau de salaire beaucoup moins intéressant. Aujourd’hui, elle regrette ce choix qui ne lui permet pas de profiter de la préretraite, contrairement à la plupart de ses collègues qui avaient refusé de partir volontairement. On entrevoit cependant une autre raison à cette « décision » de rester : après une période de chômage, son mari venait de retrouver un poste d’ingénieur dans la fonction publique. Un déménagement aurait alors compromis ce nouveau départ professionnel.

Les femmes centrées sur leur vie professionnelle

Parmi les femmes qui suivent une carrière professionnelle, se trouvent les femmes sans enfant, notamment les célibataires qui n’ont pas à assumer la double journée des mères de famille, les mères seules qui ne peuvent compter sur les ressources d’un conjoint, mais également des femmes en couple avec enfants. Certaines, comme Olivia, s’inscrivent dans une lignée de femmes actives. Dans ce cas, l’activité professionnelle est présentée comme « naturelle », comme « allant de soi », et apparaît de l’ordre de l’évidence, de l’entendement.

Ma mère nous a élevées toute seule, moi, je l’ai toujours vue travailler, donc pour moi c’est... Je ne sais pas, c’est naturel. C’est un truc naturel. Ça ne me serait même pas venu à l’idée de ne pas travailler.

On peut y voir également le rôle des mères qui ont parfois transmis consciemment et délibérément des comportements d’activité à leurs filles afin de les préserver des moments difficiles (Battagliola, 1987 ; Clément, 2009). Certaines femmes se situent en rupture d’avec leur mère au foyer et ont dû innover en matière d’aménagement du temps quotidien, l’exercice continu d’une activité professionnelle nécessitant une organisation parfaite des charges domestiques grâce, notamment, à la délégation de multiples tâches et à un solide réseau de voisinage et/ou familial. C’est le cas de Nadine, issue d’une famille de huit enfants, qui, même si elle a arrêté de travailler pendant trois ans après la naissance de ses deux enfants, n’a pas voulu reproduire le modèle de sa mère, restée au foyer, et a souhaité travailler afin de privilégier son autonomie, qui passe selon elle par l’indépendance financière.

Moi, je ne voulais pas vivre comme ma mère, ça, c’est clair. Être femme au foyer, c’était… Je me suis arrêtée trois ans pour mes enfants, mais il était temps que je reprenne le travail. J’adore mes enfants, j’ai adoré ce que j’ai fait avec eux pendant trois ans, mais je n’aurais pas pu être une mère au foyer ou être une femme sans travail.

Grâce à l’aide de sa famille et de son mari, elle réussit à mener une carrière professionnelle qui l’éloigne souvent du domicile. Ses petites sœurs, encore adolescentes, habitent le même quartier et viennent fréquemment garder ses enfants. Ce fut d’ailleurs une stratégie résidentielle que de se rapprocher du domicile des parents afin de bénéficier de cette aide. Plus tard, ce sera son jeune frère qui prendra le relais : à l’âge de 17 ans, il s’installe dans le pavillon de banlieue que Nadine a acheté avec son mari.

De même, Léonie fait partie des femmes qui ont dû apprendre à gérer leur carrière tout en organisant la vie familiale, parfois à distance. Née en 1948 et aînée d’une famille de huit enfants du Nord de la France, elle commence des études universitaires de langues qui lui permettront d’enseigner. Très vite, elle se lasse des remplacements. Elle profite de ses compétences linguistiques pour se diriger vers le commerce international. Régulièrement en déplacement à l’étranger, elle change à nouveau d’orientation après la naissance de ses enfants. Sur les conseils d’un oncle, elle passe les concours de la Sécurité sociale, qui lui paraît offrir plus de stabilité. La famille étant installée en région parisienne, elle espère, après son année de formation à Saint-Étienne, obtenir un poste à Paris. Mais c’est en province qu’elle est mutée, ce qui la conduit à revoir avec son mari toute l’organisation de la vie quotidienne. À la suite de conflits au travail, son conjoint l’incite à cesser ces va-et-vient résidentiels et à repasser un concours de l’Éducation nationale afin de bénéficier du mercredi de congé « pour les gamins ». Après plusieurs réorientations, elle terminera sa carrière comme institutrice en maternelle.

Pareillement à Léonie, Sabine a essayé d’organiser sa vie familiale autour de sa vie professionnelle et de celle de son mari. Née en 1946 à Paris, elle est très attachée à cette ville, qu’elle a dû quitter pour des raisons familiales puis professionnelles. En effet, après des études de musique dans la capitale, Sabine devient professeure de musique à Orléans, où la famille emménage. Elle obtient quelques années plus tard un poste de directrice adjointe au conservatoire d’Agen, où tout le monde s’installe. Puis elle déménage à Toulouse, où son conjoint a trouvé un emploi. On constate alors que les déménagements familiaux se réalisent au gré des activités professionnelles de chacun des conjoints et constituent une longue suite de compromis entre les deux. Mais le couple ne résistera pas, sans qu’on sache si cela résulte réellement de la difficulté de gérer cette situation, même si l’on peut supposer que les trajets et la fatigue occasionnée n’ont pas facilité la vie conjugale et familiale. Toujours est-il que l’on peut observer que ces gestions de doubles carrières, impliquant la séparation des conjoints ou des navettes de longue distance, notamment lorsque les enfants nécessitent encore une attention particulière, sont délicates et ont des issues diverses, que ce soit sur le plan des trajectoires professionnelles (changement de profession chez Léonie) ou sur celui des trajectoires familiales (séparation pour Sabine). Car en dépit des arrangements possibles, les femmes sont fréquemment seules dans la gestion matérielle et affective de la famille, les hommes se mobilisant rarement pour favoriser la réussite professionnelle de leur compagne (De Singly, 2004).

Une hétérogénéité des modèles conjugaux et familiaux

Ces modèles d’activité impriment bien souvent leur marque sur les parcours de vie des femmes : ils présagent une trajectoire centrée sur la famille où l’activité professionnelle et/ou la mobilité résidentielle se construisent en fonction de la carrière du conjoint et du rythme des enfants ; ou un parcours de vie où l’activité a sa place, témoignant de représentations différentes de ce que doit être le rôle des femmes au sein de la famille et du couple. Car ces divers modèles vont influer sur le fonctionnement et le cheminement conjugal. Plus généralement, ce qui distingue les femmes qui ont toujours travaillé, c’est le regard, positif, qu’elles portent sur leur activité, en accord avec les valeurs d’indépendance et d’autonomie associées au travail, qui passent notamment par l’indépendance financière. C’est ce qu’exprime Nadine, pour qui le travail a toujours constitué une dimension importante de sa vie et de son identité. Ainsi, lorsqu’on lui demande de comparer les générations entre elles, il en ressort un discours sur les femmes, l’activité féminine et l’indépendance qui en découle, celle-ci pouvant constituer un moyen de rappeler sa place dans le couple, de renégocier son rôle en « relativisant » celui de l’homme, considéré comme le seul pourvoyeur économique (Bachmann, 2007). Néanmoins, cette indépendance acquise à travers l’exercice d’une activité professionnelle ne s’est pas opérée pour toutes, et l’on constate parmi celles qui ont adopté le modèle de mère au foyer des regrets quant au manque de reconnaissance sociale mais aussi financière, ce que relate Nadine à travers l’exemple de sa sœur cadette, qui n’a jamais travaillé. Dévalorisation d’ailleurs signifiée par son conjoint : c’est à la suite d’une de ses réflexions – il lui reprochait de dépenser l’argent qu’elle ne gagnait pas – que Nadine a décidé de retrouver immédiatement un travail :

Q : Et donc en dehors de ce travail féminin qui est différent par rapport à la génération de vos parents, vous verriez d’autres choses ?

R : Eh bien, disons que oui. Parce que même nos mères ne travaillant pas, elles étaient, elles étaient comment dire… très dépendantes de leur mari. Alors que nous… enfin la génération, ma génération, enfin une partie de ma génération parce que je pense qu’il y a des femmes de mon âge qui, qui… et je le vois dans mon entourage et dans l’entourage des copines de l’école de ma fille, qui n’ont pas voulu de cette indépendance. Et moi, je fais partie de celles qui ont voulu leur indépendance. Et pour moi il était hors de question… vous savez il y a des réflexions de mari… Moi, je vois mon mari quand j’ai repris mon travail bêtement, tout simplement parce qu’un jour mon mari m’a dit : « Ben, ça te dérange pas de dépenser l’argent que tu ne gagnes pas ? » Trois jours après, j’avais trouvé un travail. Puisque je considérais que je… J’avais une part de foyer que je suffisais largement, l’entretien d’une maison, ce n’est pas gratuit, même si certains disent que ce n’est pas normal qu’une femme au foyer soit payée, moi, je dis que si.

Q : C’est un travail ?

R : C’est un travail, c’est un travail. Et effectivement, là-dessus ça n’évolue pas beaucoup. Ce n’est pas très reconnu. Et franchement, je trouve ça un peu désolant. Parce que malheureusement on vit dans un monde où du jour au lendemain il peut arriver n’importe quoi et se retrouver sans rien… Rester 20 ans chez soi et puis au bout du compte, vous n’avez rien du tout, pas de retraite, rien du tout… Et ça, c’est quelque chose que j’ai compris très tôt.

Dans un contexte où l’idéal est celui de l’indépendance et de l’autonomie, la dépendance financière peut être mal perçue et mal vécue (Bachmann, 2007). C’est ce qu’explique Agnès, mère au foyer, qui déclare souffrir de sa position, qu’elle ressent comme inférieure, sensation confortée par son mari par le biais de l’organisation de leurs comptes. Agnès dispose ainsi « d’une petite indemnité » avant sa « petite retraite » tout en dépendant de transferts d’argent de son conjoint calculés en fonction des dépenses de la maison. Obligée de demander davantage d’argent lorsqu’elle doit faire face à des frais imprévus – notamment de santé –, elle se retrouve dans une position de tutelle, de dépendance, et qui évoque la perte financière.

Outre la reconnaissance sociale et le statut que peut apporter un travail, celui-ci permet, plus prosaïquement, d’envisager une séparation, comme ce fut le cas de Nadine et de Sabine, et peut être source d’émancipation. Dans ces conditions, l’exercice d’un emploi rémunéré apparaît fondamental : il représente le pouvoir de dire non et de partir lorsqu’on le désire, l’indépendance financière offrant la possibilité d’engager et/ou d’assumer la séparation, mais aussi la décision de vivre seul, et ce, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. L’activité professionnelle des femmes constitue alors un atout en termes de négociation pour les membres du couple (Bastard et Cardia-Voneche, 1984). D’ailleurs, certains conjoints favorisent, voire encouragent l’activité de leur femme afin qu’elle préserve son indépendance et se prémunisse contre d’éventuels « coups durs », même si c’est aussi pour eux un moyen de se protéger et de préserver leur propre autonomie (Clément, 2009). Au reste, le divorce ou la séparation sont envisagés et vécus de manières très différentes selon la trajectoire professionnelle des femmes. Il est davantage associé à une « faillite » de l’union parmi les couples où les femmes ont toujours travaillé et où la qualité de la relation conjugale est jugée indispensable à la continuité du mariage, ces derniers dissociant bien souvent couple et enfants. De cette nouvelle conception du couple découle un nouveau modèle de divorce, où la séparation est inscrite dans le champ des possibles et constitue l’issue normale d’une union lorsque le sentiment amoureux n’existe plus, et qui ne signifie pas nécessairement la fin de la famille. Nadine, par exemple, ne développera pas la thématique de son divorce, celui-ci apparaissant comme l’issue évidente de son couple.

Néanmoins, force est de reconnaître que ce modèle de couple, défini comme un contrat libre, égalitaire, dissoluble d’un commun accord et ouvert au risque, ne se réalise pas au même moment du cycle de vie et ne concerne pas tout le monde, d’autant que l’émancipation féminine s’est réalisée dans l’ordre des inégalités de classes (Blöss, 2002) et que la démocratisation familiale est loin d’être avérée dans certains milieux sociaux (Neyrand et Rossi, 2007). Plus encore, cet idéal de couple et de divorce ne se retrouve pas parmi celles qui ont décidé de rester au foyer ou d’exercer une activité secondaire. Car si le divorce est souvent représenté comme une réponse aux aspirations des femmes, à leur volonté d’autonomie, de bonheur conjugal et d’égalité des sexes, il ne faut pas négliger la pluralité des situations, certaines femmes en subissant les conséquences. Le « coût » du divorce s’avère plus important pour ces dernières : elles ne recevront plus aucune rémunération et ne conserveront plus les bénéfices du travail accompli pour leur mari (de Singly, 2004). Plus rare parmi ces familles, le divorce est vécu très différemment : il n’est plus assimilé à une « faillite » du couple, mais à une sanction, d’autant que les femmes, ici, sont rarement les initiatrices de la demande de séparation. C’est le cas de Suzanne, qui se situait avant de divorcer dans le modèle intermédiaire d’activité, ayant arrêté de travailler quelques années pour s’occuper de ses enfants, puis ayant repris une activité à temps partiel à domicile afin d’être davantage présente auprès d’eux. Lorsque, en proie au fameux « démon du midi » ou à la « crise de la cinquantaine »,son mari la quitte, la rupture est d’autant plus douloureuse que Suzanne doit faire face à une situation difficile : ses deux enfants sont encore étudiants, son appartement est mis en vente, et elle doit chercher un emploi à temps complet à l’âge de 54 ans. De plus, comme on l’a vu, la famille et la maternité sont, pour les femmes comme Suzanne, à la base de leur identité et de leur épanouissement. Une séparation conjugale vient remettre en question les choix qu’elles ont effectués et les atteint dans leur identité même, dans la mesure où elles se sont construites autour de l’image de l’épouse et de la mère. Aussi, si la famille se délite, c’est toute leur place, leur statut, leur raison d’être qui s’écroulent, couple conjugal et couple parental ne faisant qu’un pour ces femmes – la famille, telle qu’elle est imaginée, n’existant que dans sa totalité (Clément, 2009). Suzanne souligne ainsi la difficulté « d’accepter » ce divorce, qu’elle a vécu comme une « trahison », le mariage étant considéré comme une union indissoluble, un contrat irrévocable.

Mais c’est vrai que ça doit être difficile, moi, j’ai eu des parents unis et tout, je peux pas imaginer la chose. Moi, je sais que j’aurais eu du mal à passer l’éponge. Je crois même que je ne l’aurais pas passée. Parce que pour moi c’est… quand quelqu’un s’en va, parce que souvent c’est ce qui se passe quand même, pour moi, honnêtement, c’est une trahison. C’est quand même quelqu’un qui… Quelque part, c’est une parole qui a été donnée et qui a été reprise. Qu’on le veuille ou pas. Ce n’est pas comme d’un commun accord, on se dit « on se plaît plus, on se sépare ». Ça ne se passe pas comme ça souvent. Quoique j’en aie connu qui se sont séparés comme ça, d’un commun accord, en douceur, et qui continuent de se voir. J’en ai deux, je suis un peu étonnée. Mais bon, c’est très bien. C’est-à-dire qu’ils se rencontrent avec les enfants, il y en a même qui habitent sur le même palier. Je ne sais pas, moi, je ne sais pas comment elle fait. J’en connais quand même.

Il en résulte des liens définitivement rompus entre les ex-conjoints et des liens peu fréquents entre les enfants et leur père, logique très éloignée de celle de la pérennité (Théry, 1996), à laquelle adhère Magali – même si cette logique ne signifie pas une absence de sentiments de révolte ou de trahison. Mais contrairement à Suzanne, on note dans les propos de Magali une dissociation entre couple parental et couple conjugal, le premier l’emportant, celle-ci employant davantage l’expression de « le père de mes enfants » que « mon ex-conjoint » tout en étant en contact quotidien avec ce dernier : elle a gardé son emploi dans l’entreprise qu’elle avait créée avec lui, une situation inimaginable pour Suzanne. L’inactivité des femmes – ou l’activité secondaire – semble donc révélatrice des « divorces sanctions »… lorsque ceux-ci ont lieu. Car bien souvent « la femme au foyer, plus dépendante, est condamnée au bonheur, ou tout au moins à faire comme si » (de Singly, 2004 : 98). « Leur rôle est alors de maintenir et de préserver la famille, et par là même, le couple » (Clément, 2009 : 114). On ne peut néanmoins en déduire un effet de l’activité sur le divorce, la séparation. L’exemple de Patricia, qui se situe à l’opposé de celui de Suzanne, le montre parfaitement. En effet, celle-ci s’est mariée sans grande conviction – elle était alors enceinte de son futur époux. Quelques années plus tard, elle se sépare de son mari. Afin de préparer ce virage biographique, et alors qu’elle refusait jusque-là de se fixer et avait fait le choix de travailler par intermittence, elle se stabilise sur le marché de l’emploi, avant d’engager une procédure de divorce. Elle est donc l’initiatrice de sa bifurcation professionnelle, de son divorce, de sa « nouvelle » vie. Dans le cas présent, le lien entre activité féminine et divorce ne se réalise pas dans le sens attendu : c’est parce qu’elle a l’intention de divorcer que Patricia recherche un emploi stable (Festy, 1992).

Conclusion : un nouveau conflit, la femme et la fille

Les trajectoires féminines des générations nées entre 1946 et 1954 se révèlent très hétérogènes, avec des modèles conjugaux, familiaux, d’activité et de séparation différents en fonction du type de famille que les femmes ont formée avec leur conjoint : familles de type fusion, avec une femme plus souvent inactive ou occupant un emploi à temps partiel, éloignée du monde du travail ; familles de type association, où la femme essaie d’articuler famille et emploi ; familles de type compagnonnage ou femmes seules qui investissent d’abord dans leur carrière professionnelle. Néanmoins ces modèles, loin d’être statiques, s’avèrent poreux : les femmes peuvent passer de l’un à l’autre, notamment lorsqu’elles se séparent, mais aussi au fil du temps, plus particulièrement en fin de cycle de vie, lorsqu’elles poursuivent leur activité tandis que leur conjoint expérimente cette nouvelle étape que constitue la retraite, période où se dessine parfois une inversion des rôles.

Ces modèles s’agencent alors selon leur propre itinéraire, celui de leur famille d’origine et de leur conjoint, même si, comme le soulignent Jean Kellerhals et al. (2008), « le couple se joue à trois ». En ce sens, il ne relève pas seulement d’une affaire privée : ce sont aussi les politiques publiques qui facilitent ou non les ajustements des hommes et des femmes dans leur vie familiale et professionnelle, politiques qui traduisent bien souvent les « conventions de genre » (Letablier, 2001). Mais cela montre surtout combien il est important de tenir compte du temps long, d’embrasser ces trajectoires dans leur globalité et dans un processus continu afin d’en saisir les ruptures et les continuités. Car force est de constater que, malgré cette diversité, le couple ne doit pas dépasser le modèle socialement convenu où les femmes doivent trouver le juste milieu (de Singly, 2004) – être actives sans être carriéristes, ne pas rester au foyer tout en privilégiant leur vie de famille et en particulier leurs enfants. Aussi, malgré la volonté de ces femmes de développer un multi-ancrage (Méda, 2001), leur activité ne doit pas venir déstabiliser le travail maternel. Dans les entretiens domine ainsi la sensation d’avoir à se justifier, que ce soit pour arrêter ou pour poursuivre une activité. En effet, si l’inactivité des femmes est perçue comme désuète, la priorité accordée à la dimension maternelle incite celles qui ont toujours travaillé à préciser qu’elles « adorent leurs enfants », comme si le projet d’une vie professionnelle se constituait nécessairement au détriment de celui de la maternité, et réciproquement. Les femmes de ces générations ont donc connu la quasi-disparition du modèle de la mère au foyer, tout en ayant vécu l’émergence d’un second modèle, qui s’est accompagné d’une nouvelle idéologie tout aussi normative et qui les a placées sous tension. Il en résulte que l’identité acquise par les femmes à l’extérieur s’avère fragile, notamment avec l’arrivée des enfants, qui entraîne de nombreux doutes, des questionnements, avec parfois un repli au sein de la sphère familiale, d’autant plus lorsque le travail perd de son sens.

Cette fragilité se retrouve aussi à l’aube ou au moment de la retraite. En effet, les baby-boomers, premières générations à avoir à ce moment des parents toujours en vie, sont confrontés à la vieillesse et à la dépendance de leurs parents, plus souvent à celle de leur mère (Bonnet et al., 2011), du fait de l’espérance de vie inégale entre hommes et femmes ; ce qui entraîne parfois une nouvelle organisation de leur propre vie. Or, on observe l’inertie des rapports hommes-femmes, ces dernières étant au cœur du système d’entraide, les premiers se trouvant plus souvent parmi les aidants passifs, voire les impassibles (Clément et al., 2011). Cette centralité féminine émanerait d’un gynécentrage (Déchaux, 2009) venant renforcer les inégalités hommes-femmes, avec l’allongement de l’espérance de vie de leurs parents. Dès lors, après avoir été tiraillées entre deux normes sociales contradictoires – celle de la primauté de la figure maternelle auprès de l’enfant, et celle de l’emploi féminin durant l’élevage des enfants –, certaines femmes font face en fin de carrière à un autre dilemme, entre poursuite de l’activité professionnelle et soins prodigués aux parents âgés, qui engendre un nouveau conflit entre la femme et la fille (Badinter, 2010). Les problèmes de santé des parents représentent ainsi, pour les femmes – à la différence des hommes –, une période où se renouvellent des incertitudes, des interrogations quant à leur vie professionnelle ou associative, et s’avèrent une source de tensions entre les différentes possibilités d’engagement, professionnel, familial, associatif ou encore politique (Pennec, 2004), conduisant certaines à réduire, voire à arrêter leurs activités extérieures (Pennec, 2004 ; Weber et al., 2003) ou, dans la majorité des cas, à devoir assurer « sur tous les fronts : familial, personnel et professionnel » (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006 : 85). Comme pour les enfants, il est alors difficile de démêler dans cette décision la part du choix réel et celle du poids des normes d’obligation filiale (Daatland et Slagsvold, 2006).

Finalement, si l’on constate une diversité des modèles d’activité, ce qui rejoint les parcours de ces femmes, c’est le jeu perpétuel d’éloignement ou au contraire de rapprochement entre les deux pôles famille et emploi. C’est ce qui peut d’ailleurs expliquer l’ambivalence de leurs décisions, les raisons familiales évoquées lors de la cessation de l’activité professionnelle cachant parfois des raisons autres, comme le stress, l’usure face aux pressions du monde du travail et de la vie quotidienne, et la déception par rapport à la vie professionnelle, surtout dans une société où le travail est devenu l’un des principaux vecteurs de réalisation de soi. La famille apparaît alors comme un lieu où se protéger à un moment donné du monde du travail, en effectuant un retour vers la sphère privée, sans qu’on sache « si l’appréciation négative que ces femmes portent sur leur situation professionnelle ne prend pas sa source dans les contraintes que la poursuite de leur activité ferait peser sur la vie familiale » (Blöss et al., 1994 : 651). Inversement, l’activité professionnelle peut être un moyen de mettre la famille à distance, forme de résistance à l’engagement familial (Pennec, 1999) ou de stratégie pour éviter les obligations de prise en charge des parents âgés, en privilégiant le recours aux services et la délégation aux autres frères ou sœurs – c’est-à-dire « faire faire » et non plus « faire » (Kaufmann, 1996) –, même si nombre de femmes ne peuvent adopter ces modalités de contournement. Elles sont alors contraintes de répondre aux obligations familiales et d’endosser la responsabilité attendue de la prise en charge de leur mère ou de leur père. Cela confirme bien la nécessité, pour mieux comprendre l’itinéraire professionnel des femmes, d’articuler leur trajectoire familiale et leur trajectoire professionnelle, mais aussi de tenir compte de leur entourage (Bonvalet et Lelièvre, 2012) – conjoints, enfants, mais aussi parents participant à leur construction, et ce, tout au long de leur vie.