Article body

Introduction

Il n’existe pas de définition de l’orphelin qui fasse consensus, et pas davantage de définition qui permettrait toujours de dire sans ambiguïté ce que recouvre la catégorie d’enfants orphelins. La catégorie « orphelin et enfants vulnérables du SIDA » produite par les Nations unies en 1999 témoigne de cette difficulté (Guillermet, 2008 ; Hejoaka, 2014). Il est possible de conclure que l’élaboration d’une définition générale et unique est impossible (Danhoundo, 2014). Avec la progression de la pandémie du SIDA, l’importance du phénomène des enfants orphelins en Afrique subsaharienne alimente, dans la communauté internationale et dans les sciences sociales, un débat autour de leur prise en charge (Danhoundo, 2014 ; Guillermet, 2008 ; Hejoaka, 2014). Ce débat met en évidence, entre autres, une variété d’enjeux autour de la définition de la catégorie d’enfants orphelins : qui doit-on désigner comme tels ? Dans les pays africains où la pandémie du SIDA est largement répandue, quand on évoque l’orphelin, on pense spontanément à une catégorie morale et politique évoquant les guerres, la pandémie du SIDA, les famines, le malheur, l’exagération des chiffres, la fragilité, l’insécurité et la mise en scène de la souffrance (Fassin, 2005, 2006 et 2010). Dans les usages, l’orphelin renvoie à la vulnérabilité et évoque à la fois des caractéristiques physiques et des situations sociales (enfants sans abris, décès des parents, enfants déplacés et non scolarisés, etc.) (Danhoundo, 2011). En effet, ces caractéristiques physiques et ces situations sociales appellent, en contrepartie, un devoir d’assistance, de protection, de prise en charge. Mais dès que l’on creuse un peu la question, on se rend compte qu’élaborer une définition générale est autrement complexe. Les enfants orphelins sont ainsi devenus une catégorie pratique, une catégorie de l’action plus qu’une catégorie d’analyse (Hejoaka, 2014 ; de Suremain et Bonnet, 2014). En effet, les organisations d’aide à l’enfance utilisent cette catégorie comme une représentation générale et universelle de la vulnérabilité qui semble s’accorder avec la diffusion des messages d’information sur le SIDA. Du point de vue des sciences sociales, cette catégorie recouvre des réalités diverses ; le choix d’une représentation universelle confronte donc à l’hétérogénéité des situations qu’elle englobe ainsi qu’à la multiplicité des interprétations dont elle est l’objet.

Ce qui intéresse le sociologue et qui fait l’objet de cet article, c’est d’interroger ce que sous-tend la qualification d’orphelin et de comprendre ce que cela induit en termes d’appréhension des questions publiques, sociales et internationales. Cet article s’appuie sur du matériel récolté dans le cadre des recherches en sociologie sur les logiques d’acteurs autour du soutien aux enfants orphelins en Afrique. Il se compose de trois parties. La première partie rend compte de la complexité du concept d’enfance. La deuxième partie examine la catégorie « enfants orphelins » comme étant une construction des organisations d’aide à l’enfance, axée sur la pandémie du SIDA. Inscrite dans une perspective d’analyse critique, la troisième partie éclaire sur les bases de l’approche des sciences sociales. Elle met en évidence les enjeux autour de la définition de l’orphelin et montre que la catégorie sociale « enfants orphelins » recouvre des réalités diverses dans le temps et l’espace. Elle pose les bases de l’analyse de l’orphelin comme étant une construction familiale au regard des modes d’organisation de la prise en charge de ces enfants.

La construction de l’enfance

Ce que « enfance » veut dire : la construction de l’enfance

En sociologie, l’enfance est abordée comme étant une construction sociale[1] puisque les pratiques et les représentations reliées à cette catégorie varient dans le temps et l’espace (Sirota, 2012 ; Hejoaka, 2014). L’enfance est présentée comme une institution sociale, c’est-à-dire une composante structurelle de toute société. La place et le rôle qui sont assignés à l’enfance sont « dictés » par l’environnement physique, culturel et socio-économique. C’est dire que les stades de la vie se définissent autant par des processus psychiques et biologiques que par des normes sociales qui marquent les âges, telles que les rites symboliques, les événements de la vie, les lois, les normes et les rôles sociaux[2]. Ces normes changent en fonction des contextes macrosociaux (la conjoncture socio-économique, les règles de droit ou les politiques), mésosociaux (les valeurs de différents groupes ou communautés) et microsociaux (les valeurs des familles et des individus).

La représentation actuelle de l’enfance comme une étape fragile de la vie qu’il faut protéger et préserver des assauts du monde est reliée, entre autres, aux changements familiaux, à l’intervention de l’État (mise en place d’institutions socio-sanitaires, lois protectrices de l’enfance, écoles, services médicaux spécialisés, instances juridiques) et aux progrès scientifiques (Brabant, 2006 ; Turmel, 2008). Cette représentation de l’enfance s’intègre également dans des configurations culturelles plus larges inhérentes à ce que Habermas (1973), Berger et Luckmann (1989) appellent processus de rationalisation du social. Le concept d’enfance renvoie en effet à la fois à la notion d’âge ainsi qu’à une structure sociale particulière (Brabant, 2006 ; Gaudet, 2007 ; Turmel, 2008).

Ariès (1960) souligne le développement dès le XVIIe siècle du « sentiment de l’enfance » qui n’est pas seulement une « conscience des particularités enfantines ». Le « sentiment de l’enfance » se réfère à la production des différences d’âge comme forme politique du gouvernement des hommes ainsi qu’à la construction d’une relation particulière entre les hommes (Garnier, 1995). C’est ce que Garnier (1995) appelle « valeur de l’enfance » :

Plus l’enfant est différent par l’âge de l’adulte, plus doit être affirmée cette anticipation d’un futur : des idéaux éducatifs, cette humanité à venir et en devenir. Sinon l’enfant est effectivement enfermé dans ses particularités, sans cette perspective de grandir, de devenir véritablement un homme. (Garnier, 1995 : 288)

La conception moderne de l’enfance comme une étape distincte de la vie est lentement née en Europe au XVIIe siècle de même que les pratiques modernes concernant l’éducation et la famille (Brabant, 2006). Le corps de l’enfant est devenu objet de préoccupation sanitaire majeure en Europe dans l’hygiénisme du XIXe siècle (Bonnet, 2010 ; Rollet, 2001)[3]. L’étude des pratiques de puériculture dans les sociétés rurales africaines montre que le corps du bébé fait l’objet d’une grande attention : le bébé est façonné, toiletté et massé (Assaba, 2000). Dans ces sociétés africaines, souligne Bonnet (2010), l’enfant est entendu dans son corps, mais n’a pas droit de parole lorsqu’il a acquis le langage.

La notion d’âge biologique n’a pas occupé une place importante dans la conceptualisation de l’enfance en sociologie, quoique le découpage institutionnel ne manque pas, que ce soit en matière de réseaux de recherches ou même parfois de catégorisations scientifiques à l’intérieur de la sociologie. La psychologie établit clairement une distinction : état de nourrisson, petite enfance, enfance, préadolescence, et adolescence. Le plus souvent, en sociologie, la petite enfance correspond à l’ensemble des âges avant la scolarisation obligatoire alors que la sociologie de la jeunesse se définit comme une sociologie de l’entrée dans la vie professionnelle et du début de la formation du couple (Sirota, 2006). Avec le paradigme de l’enfance comme construction sociale, ce n’est plus l’âge qui intéresse, mais le statut global de l’enfant, à la fois dans les relations sociales et dans le rapport intergénérationnel.

L’enfance peut être démultipliée en catégories sociales : orphelins, enfants abandonnés, enfants de la rue, enfants maltraités, par exemple. Bien que ces différentes catégories d’enfants puissent avoir des points de recoupement, elles ne sont pas à confondre. Dans chaque catégorie, on distingue également des sous-catégories. À titre d’exemple, dans la catégorie « enfants orphelins », on retrouve les orphelins de mère, les orphelins de père et les doubles orphelins.

Ce que « enfant » veut dire

S’intéresser à la catégorie d’enfants orphelins revient d’abord à examiner le concept d’enfant. En effet, il n’existe pas de définition de l’enfance qui fasse consensus, et pas davantage de définition qui permettrait de dire sans ambiguïté qui est un enfant. En français, il existe une variété de termes pour désigner un enfant. Ces termes renvoient le plus souvent à des stades de son développement. Par exemple, note Bonnet, le terme « nourrisson » signifie « besoin d’être nourri » (2010 : 13). Il se réfère à un stade où le bébé n’est pas encore capable de manger tout seul. En revanche, pour les médecins, le terme « nourrisson » va de un mois à un an. Avant un mois, les médecins parlent de nouveau-né. Dans le langage populaire, on parlera plutôt de « bébé ». Dans les sociétés de pays en développement où l’état civil n’est pas développé, où l’âge et la notion de tranche d’âge ne sont pas appliqués comme dans les pays développés, il est important de questionner les usages sociaux du concept d’enfant. En effet, Bonnet montre que dans certains pays africains où l’état civil n’est pas rigoureusement appliqué, les personnes ne connaissent pas leur âge et la notion de tranche d’âge n’est pas comparable à celle qu’en ont les médecins ou les juristes (2010 : 13). La notion d’enfance est pensée du point de vue du lien intergénérationnel. Par exemple, on peut appeler un homme célibataire âgé de 25 ans, voire plus, « enfant » parce qu’il n’a pas encore eu, lui-même, un enfant. C’est la capacité à se reproduire qui fera de lui un adulte, souligne-t-elle.

Aux Nations unies, l’âge de la majorité retenue est de 18 ans ; du moins c’est l’âge auquel l’individu cesse d’être perçu comme un enfant. Cette limite d’âge est retenue, selon Schlemmer (2005), en rapport avec le paradigme selon lequel la place des enfants se trouve à l’école et non ailleurs. C’est aussi cette limite d’âge qui est utilisée dans les codes et les conventions internationales en rapport avec le travail des enfants (Schlemmer, 2012). Dans les sociétés africaines où le lignage (relation unissant les personnes issues d’un ancêtre commun) constitue le socle de l’organisation sociale, le contrôle de l’enfant est assuré par le chef lignager, ses parents étant eux aussi dépendants de ce chef (Bonnet, 2010 ; Lallemand, 1976, 1977, 1980 et 1993). L’enfant est représenté comme appartenant à la communauté dont il est issu. Cette représentation sociale de l’enfant justifie la circulation des enfants à l’intérieur de la famille élargie. Il arrive que l’enfant soit confié à l’un de ses oncles, à l’une de ses tantes ou à des cousins dans un autre village ou dans une autre ville dès son sevrage à des fins éducatives, pour travailler comme domestique ou à des fins de renforcement des liens sociaux (Lallemand, 1993). Ce qu’il est important de souligner dans le cas des transferts d’enfant est que l’avis de ce dernier n’est pas sollicité. En effet, selon les organisations d’aide à l’enfance, le fait de ne pas solliciter l’avis de l’enfant est considéré comme non-respect de ses droits, voire exploitation (Guillermet, 2008). Du point de vue analytique, le transfert des enfants renvoie aux conditions socio-économiques d’existence des familles, à leur organisation sociale ainsi qu’au développement économique de nombre de pays africains où l’accès à l’école et aux équipements domestiques appropriés reste un défi (Bonnet, 2010).

L’orphelin et ses constructions

Ce que « orphelin » veut dire

Selon Dufour (2002), être orphelin ne recouvre pas la même réalité dans le langage institutionnel que dans le langage non institutionnel. Ainsi, dans le langage non institutionnel, un orphelin est un enfant qui a perdu un parent par décès. Dans ce cas, il est orphelin de père ou de mère. En cas de perte des deux parents, il est orphelin de père et de mère, ou double orphelin. Il y aurait également un âge limite pour être appelé orphelin. Cet âge se situe souvent à 12 ans, 14 ans ou 18 ans. Dans le langage institutionnel, l’orphelin désigne l’enfant qui réside à l’orphelinat[4]. Il faut souligner que l’idée selon laquelle les orphelins constituent la seule clientèle des orphelinats ne correspond pas toujours à la réalité. On a pu noter que les orphelinats du XIXe et XXe siècles en Occident, malgré leur nom, accueillaient des enfants dont les parents étaient toujours vivants mais incapables (ou n’ayant pas la volonté) d’en assumer la charge (Marcoux et al., 2010). Par exemple, aux États-Unis, entre 1790 et 1860, deux tiers des orphelins de l’un des orphelinats les plus connus, Charleston Orphan House, en Caroline du Sud, ont été amenés à l’institution par leur père ou leur mère (Murray, 2003). En ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, Guillermet (2003, 2004 et 2008) note que les rares orphelinats que l’on trouve au Bénin, au Burkina Faso et au Niger, entre autres, ne sont pas habités seulement par des orphelins, c’est-à-dire des enfants ayant perdu au moins un parent biologique.

Dans son étude sur les relations entre l’appartenance lignagère et la prise en charge des orphelins chez les Lobi du Burkina Faso, Hien (2010) relève les expressions locales, aussi bien chez les Lobi que chez les Mossi, pour exprimer l’orphelin. Elle montre que l’orphelin recouvre deux catégories sociales principales. La première concerne les enfants qui ont perdu au moins un parent biologique. La deuxième catégorie exprime un état social, c’est-à-dire une situation de difficultés, de manques ou de privations, et peut correspondre aussi bien aux enfants ayant perdu un parent qu’à ceux dont les parents sont en vie. Cette deuxième catégorie correspond au terme d’« orphelins sociaux » ou « orphelins de force » forgé par Caroli (2007) pour désigner les enfants dont les parents géniteurs sont vivants mais se retrouvent dans l’incapacité d’en assumer la charge. Cette deuxième catégorie rejoint également les travaux de Giroux (2008) et de Djoudalbaye (2007), qui montrent qu’au Burkina Faso, le statut d’orphelin relève aussi bien du décès parental que de l’expérience de la souffrance non accompagnée de soutien social. En effet, si le fait de perdre au moins un parent ou d’avoir un parent malade du SIDA, par exemple, confère le statut d’orphelin (Djoudalbaye, 2007), ce sont les circonstances de la vie qui concrétisent ce statut, c’est-à-dire le traduisent en situation réelle. Ainsi, Yameogo-Ouédraogo (2010) montre que, chez les Gourounsi de Koudougou (Burkina Faso), l’orphelin désigne l’individu qui n’a personne. Est donc orphelin celui qui ne peut compter sur le soutien des amis, des proches ou des parents. L’orphelin, tout comme l’indigent, est celui qui ne se sent pas « valorisé » dans sa société. On note ici un déplacement et un élargissement du sens de l’orphelin, qui touche davantage à l’exclusion sociale.

Dans le langage populaire au Burkina Faso par exemple, l’enfant orphelin est associé à l’enfant abandonné quoique les deux catégories d’enfants ne signifient pas la même chose (Danhoundo, 2014). En effet, la question de l’abandon des enfants ne relève pas seulement de l’histoire des sociétés ouest-africaines. Aujourd’hui, au Burkina Faso par exemple, nombre d’enfants sont abandonnés par leurs parents à la naissance. Le plus souvent, la filiation biologique de ces enfants est connue par les services sociaux. Les motifs d’abandon sont variés mais recouvrent, de manière générale, deux catégories (Carle et Bonnet , 2009 : 143). La première est l’abandon par cause de « naissance illégitime » (enfants nés de relations adultérines ou incestueuses, d’un viol, de père inconnu ou hors mariage, le plus souvent d’une mère adolescente et d’un père refusant de reconnaître l’enfant). La deuxième catégorie met en évidence des causes liées à la maladie ou à la précarité sociale des parents (enfants nés de femmes malades mentales) et lorsque la famille ne parvient pas à trouver une « mère intermédiaire ». Les enfants nés de l’inceste peuvent être abandonnés immédiatement par la mère après la naissance. Dans le cas d’une relation sexuelle prémaritale ou adultérine, la mère peut abandonner immédiatement l’enfant ou attendre de le sevrer afin de le rendre à son géniteur. Bonnet explique cette pratique en pays mossi par le mode de filiation (1981 : 428).

L’importance que prend le phénomène d’abandon des enfants apparaît comme l’un des signes les plus visibles de la « marginalisation socio-économique » des mères célibataires et de leur enfant (à propos du Cameroun, voir Calvès, 2006). Dans plusieurs pays africains, les enfants recueillis dans les pouponnières et orphelinats sont souvent confiés ou abandonnés par des mères célibataires. C’est notamment le cas en Tunisie et en Algérie, où la peur de la sanction familiale peut pousser une mère à l’abandon ou à l’infanticide (Delaunay, 2009). Il apparaît que l’infidélité est également une des causes de néonaticide (à propos du Sénégal, voir Sow et al., 1989). Enfin, il a été démontré au Congo Brazzaville comme en Tanzanie (Rwebangira, 1994), que les mères adolescentes sont plus souvent portées à abandonner leurs enfants.

Il est important de souligner que l’enfant orphelin, c’est-à-dire l’enfant ayant perdu au moins un parent par décès, ne peut être confondu ni avec l’enfant abandonné ni avec l’enfant de la rue ou l’enfant maltraité. Les logiques sociales, culturelles ou économiques qui participent de la compréhension des trajectoires sociales de ces catégories d’enfants ne se recoupent pas toujours. Dans cet article, nous nous intéressons aux enfants ayant perdu au moins un parent biologique par décès.

La pandémie du SIDA et la construction de l’orphelin

Avec la progression de la pandémie du SIDA, la question des enfants orphelins semble susciter un intérêt renouvelé, aussi bien au sein de la communauté internationale que dans la littérature récente sur l’enfance. Néanmoins, le phénomène des enfants orphelins en Afrique subsaharienne, c’est-à-dire des enfants ayant perdu au moins un parent biologique avant 18 ans, n’était pas négligeable même avant cette pandémie. Au Burkina Faso par exemple, où la pandémie du SIDA est relativement moins répandue, la question des enfants orphelins a très peu retenu l’attention de la communauté scientifique de même que celle des pouvoirs publics (Kobiané, 2009). Or, selon Marcoux et al. (2010 : 247), les informations des recensements généraux de la population et de l’habitat dont on dispose pour les pays du Sahel permettent de noter que la proportion d’enfants orphelins est non seulement importante, mais également en croissance. Plusieurs faits permettent de conforter cette idée. En premier lieu, la mortalité des enfants y a connu une baisse très importante au cours des 25 dernières années. Au même moment, la fécondité est demeurée stable dans les pays du Sahel depuis 30 ou 40 ans, et se maintient à un niveau de près de sept enfants. Parallèlement à ces tendances, et bien qu’on ne puisse pas l’estimer avec précision, ajoutent-ils, la mortalité adulte a connu également une baisse, mais celle-ci serait moins importante que celle des enfants. Le maintien d’une fécondité élevée et la baisse de la mortalité infantile, ajoutés à une stabilisation des niveaux de mortalité adulte, voire une augmentation dans certaines sous-régions, expliquent que de plus en plus d’enfants perdent au moins un parent biologique avant 18 ans. Même dans les pays du Sahel où la prévalence du SIDA est relativement faible, on peut estimer qu’un nombre aussi important d’enfants ont perdu au moins un parent au moment de célébrer leur 18e anniversaire.

Dans la plupart des enquêtes et recensements d’Afrique de l’Ouest, les chercheurs définissent l’orphelin comme tout individu de moins de 18 ans ayant perdu au moins un parent biologique. Les définitions varient néanmoins d’une enquête ou d’un recensement à l’autre.

Les anthropologues se sont particulièrement intéressés aux conditions de vie économiques et sociales des enfants orphelins du SIDA (Desclaux, 1996 ; Desclaux et Taverne, 2000). Cet intérêt de l’anthropologie pour les « orphelins et enfants vulnérables » a pour but d’apporter des réponses aux conséquences du SIDA à travers l’observation des situations vécues aussi bien par les orphelins que par leur entourage social (Guillermet, 2008). Les études anthropologiques sur les « orphelins et enfants vulnérables » sont essentiellement orientées vers des préoccupations d’ordre médical et social (entres autres, la façon dont la maladie est vécue et le rapport des malades aux soignants). On note également des recherches socio-économiques sur la prise en charge des enfants orphelins (Cook, 1996 ; Foster, 2000 ; Subbarao et Coury, 2004). Selon Guillermet (2008), ces travaux anthropologiques et économiques, qui se basent sur des observations ainsi que d’autres types d’enquêtes, sont menés sans opérer une véritable rupture avec le discours de santé publique qui considère la catégorie d’enfants vulnérables comme allant de soi. Or, selon Dozon et Guillaume (1994), il est important de questionner l’universalité du statut d’enfant orphelin. Ce statut est-il accordé à celui qui a perdu ses géniteurs, y compris lorsqu’il vit auprès d’autres responsables nourriciers ou « socialisateurs » ? Considère-t-on comme orphelin un enfant qui a perdu son oncle maternel dans une société matrilinéaire où le frère de la mère joue un rôle primordial dans la prise en charge des enfants de cette dernière ? Que signifie la notion de parenté ? Cesse-t-on d’être orphelin ou orpheline lorsque l’on a soi-même donné vie tout en étant à la charge d’une ou de plusieurs personnes ? Selon de Suremain et Bonnet (2014), les organisations internationales, les médias et les politiques publiques, tout comme l’aide internationale, ont précédé les sciences sociales pour placer les enfants au cœur de leurs préoccupations et interventions. Les enfants orphelins mobilisent les organismes d’aide à l’enfance, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Ces organisations sont de véritables « inoculatrices des normes globales » (Danhoundo, 2014 ; Guillermet, 2008 ; Hejoaka, 2012 et 2014). Du point de vue de ces organisations, la prise en charge des enfants orphelins requiert qu’une définition précise soit donnée à cette catégorie sociale. Dans leur positionnement sur l’échiquier international, elles mettent en avant les dimensions morales des interventions qu’elles orchestrent, sans pour autant garantir leur efficacité (de Suremain et Bonnet, 2014). L’exemple des « orphelins et enfants vulnérables du SIDA » (OEV) sera fréquemment utilisé dans cette section pour mettre en évidence les enjeux autour de la définition de la catégorie sociale d’enfants orphelins.

Les constructions de l’orphelin par les organisations d’aide à l’enfance

Des prévisions ne manquent pas sur le nombre d’enfants orphelins en Afrique subsaharienne. Il en est de même des conséquences de ce phénomène à l’échelle nationale et internationale, tant sur le plan social, économique que politique. Selon les Nations unies, une des préoccupations majeures autour de l’enfance est de s’assurer que les enfants orphelins appartiennent à un groupe social et qu’ils obtiennent ainsi une identité et un soutien qui leur permettent d’être mieux préparés pour la vie d’adulte (Guillermet, 2008). Selon Kunitz, ce soutien social peut être compris comme « une information qui donne lieu à croire au sujet qu’on s’occupe de lui et qu’on l’aime ; qu’il est estimé et considéré comme étant de valeur ; et qu’il appartient à un réseau de communication et d’obligation réciproque » (1990 : 280). Notant l’importance de ce soutien social pour le bien-être des enfants orphelins, Kunitz souligne que ce soutien n’est pas exclusif à telle ou telle configuration ou groupe social, mais qu’il peut venir de sources différentes. L’idée du soutien social rejoint celle des « besoins des orphelins » énumérés par Mukoyogo et Williams : les besoins physiques (l’alimentation, le logement, l’habillement) ; les soins médicaux ; la protection contre la stigmatisation dont les enfants orphelins sont particulièrement victimes (si les enfants de parents morts du sida en sont victimes) ; la protection contre l’exploitation par des personnes malveillantes qui peuvent soit les exploiter dans le travail, soit les déposséder de leurs droits d’héritage, soit les deux ; les besoins de « socialisation » et d’acquisition des valeurs culturelles, des règles sociales et de la connaissance du monde nécessaire pour pouvoir vivre en société ; les besoins affectifs et psychologiques, surtout dans le contexte de la perte de leurs parents, parfois de frères et de sœurs (1992 : 15-18).

Dans les pays africains où la pandémie du SIDA est largement répandue, la prise en charge des « orphelins du SIDA » mobilise particulièrement les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, de même que les familles, démontrant ainsi une « solidarité » autour d’une action qui semble recueillir l’approbation générale. Bien entendu, il serait souhaitable que la prise en charge de tous les orphelins, quelle que soit la cause de leur condition, mobilise autant de solidarité (Cook, 1996). Ainsi, les enfants orphelins sont devenus, selon Fassin (2006 et 2010), dans son analyse des débats menés sur les « orphelins du SIDA », une catégorie morale et politique exacerbée, qui conjugue exaltation du malheur, exagération des chiffres et mise en scène de la souffrance. D’un autre côté, la médiatisation des enfants orphelins du SIDA dans les pays africains alimente ce que Javeau (1998) appelle des « émotions collectives », c’est-à-dire une sorte de panique morale fondée sur des affects collectifs et où les médias, en premier lieu la télévision, jouent un rôle prédominant. Selon Sirota (2012 : 7), ces images d’enfants orphelins en difficulté, utilisées par les médias, sont construites à la fois autour de l’innocence et de la vulnérabilité de l’enfance, conjuguant sentimentalisme et compassion ; elles sont devenues l’une des figures majeures de la mise en scène de l’enfance contemporaine. Bien plus, ajoute-t-elle, cette vision compassionnelle des enfants considérés comme étant en danger est devenue l’un des principaux angles d’attaque des médias à propos de l’enfance, alimentant les débats publics et suscitant des politiques internationales.

Les orphelins occupent une place de choix dans les programmes d’intervention ainsi que dans les discours des acteurs humanitaires (Guillermet, 2008 ; Hejoaka, 2014 ; Meintjes et Giese, 2006). Ces acteurs humanitaires contribuent à constituer ce que Guillermet (2008) appelle les « mythologies sur l’orphelinage », c’est-à-dire des idées toutes faites mobilisées au niveau international, mais aussi sur le terrain par les acteurs de développement ainsi que par les acteurs locaux adoptant la catégorie sociale « orphelins et enfants vulnérables ». Selon Hejoaka (2014), l’appellation « orphelins et enfants vulnérables » n’a pas été instituée spontanément au début de l’épidémie du SIDA. C’est surtout à la fin des années 1980 que les interventions ont essentiellement ciblé les orphelins du SIDA. En 1999, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), de concert avec le Programme des Nations unies pour le VIH/SIDA (UNAIDS), publia un rapport sur les « orphelins du SIDA ». Quelques semaines plus tard, des critiques s’élevèrent dans le milieu humanitaire contre cette particularisation des enfants orphelins (Monk, 2002), étant donné que des enfants ayant encore leurs parents (infectés du VIH), peuvent subir les mêmes conséquences. Au nombre de ces conséquences, on peut citer : le fait de subir un stigmate pouvant engendrer des problèmes psychologiques, des difficultés économiques, l’incapacité d’avoir accès à l’alimentation, aux vêtements, à la scolarisation ou aux soins médicaux. Selon Hejoaka, dépendamment des variables retenues,

les définitions de ce qu’était un orphelin variaient en effet d’un pays à un autre, et d’une institution à une autre, rendant les comparaisons longitudinales et géographiques difficiles. Les premiers chiffres produits sous-estimaient l’ampleur du phénomène, car ils n’intégraient pas les orphelins de père et les adolescents âgés de 15 à 18 ans (2014 : 63).

Il faut souligner que les enfants affectés par le VIH n’ont pas occupé une place de choix dans les politiques de ciblage au début de l’épidémie. Cet état de fait a été fortement critiqué puisque ces enfants n’étaient pas à la marge des problèmes de stigmatisation, de malnutrition ou de déscolarisation auxquels étaient confrontés les orphelins (Hejoaka, 2014). Le ciblage excessif des interventions, en particulier sur certaines catégories, peut conduire à l’exclusion d’autres catégories d’enfants (Hejoaka, 2014). Il peut également entraîner une compréhension incomplète des réalités sociales et économiques des enfants dits vulnérables (Danhoundo, 2014 ; Hejoaka, 2012 et 2014). Par exemple, de Suremain et Bonnet (2014) montrent qu’en Ouganda, certains enfants orphelins ont plus de facilités pour accéder aux ressources sociales telles que la santé et l’éducation que les autres enfants, créant un sentiment d’injustice chez les familles qui, par conséquent, définissent diverses stratégies pour accéder à l’aide. Selon Hejoaka, l’analyse du traitement des enfants dans les programmes de lutte contre le SIDA met en évidence une tension qu’elle appelle « concurrence des souffrances » entre les enfants bénéficiaires des programmes et ceux qui en sont exclus (2014 : 60).

En raison des limites de la catégorie « orphelins du SIDA » à partir de 2000, la catégorie adoptée par les Nations unies passe d’« orphelins du SIDA » (« AIDS orphans ») à « orphelins et enfants vulnérables » (OEV) (« orphans and vulnerable children ») (USAID et UNAIDS, 2000), englobant ainsi les enfants dont les parents sont malades du SIDA. En 2004, avec le rapport « Children on the Brink », souligne Guillermet (2008), l’UNICEF et l’UNAIDS proposent d’accorder de l’importance à la description de la diversité des situations rencontrées par les enfants du fait de la pandémie. Selon Hejoaka, l’intérêt pour la catégorie « orphelins et enfants vulnérables » relève entre autres de « la mobilisation politique internationale qui caractérise l’exceptionnalisme de l’épidémie et de l’ampleur des financements collectés avec la création du Fonds mondial pour le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme en 2002 et du President’s Emergency Plan for AIDS Relief en 2003 » (2014 : 63). À la fin des années 2000, la catégorie des OEV a fait l’objet de vives critiques, révélant ainsi la difficulté à opérationnaliser le concept. C’est dire que comprendre le contenu de cette catégorie sociale d’« orphelins et enfants vulnérables » est autrement complexe. C’est ce que souligne Vidal :

L’utilisation de concepts, comme représentations générales et abstraites d’une réalité, semblerait s’accorder avec le processus de diffusion mondiale de l’information sur le VIH. On peut aisément penser que c’est l’idée qui a présidé à la large adoption du concept de vulnérabilité, comme de ceux que j’évoque ci-dessous. Ceci étant, le choix d’un unique concept se heurte à l’hétérogénéité des situations englobées et à la diversité des interprétations dont il est l’objet. L’intérêt et l’utilité du concept se transforment alors en insuffisance et suggèrent que les procédures de conceptualisation des phénomènes observés relatifs au SIDA soient discutées. (1999 : 23)

La difficulté à opérationnaliser la catégorie des OEV relève de ce que Hejoaka (2014) appelle la « concurrence des souffrances », c’est-à-dire que le SIDA ne constitue pas la cause exclusive des souffrances des enfants en Afrique. C’est ce qu’elle explique :

L’accès aux soins et à l’éducation ou la malnutrition sont autant de problèmes socioéconomiques et de santé auxquels sont confrontés la majorité des enfants d’une communauté. Ainsi, si l’existence d’une vulnérabilité spécifique des enfants liée à l’infection à VIH est reconnue, notamment en matière de stigmatisation et d’accès aux soins, les réponses conjoncturelles relevant de l’urgence et de l’aide humanitaire mises en place dans les premiers temps montrent leurs limites. Par ailleurs, les programmes développés autour de la catégorie des OEV ont pu avoir des effets délétères en créant un système de captation des ressources par des personnes autant que des associations. (Hejoaka, 2014 : 64)

L’orphelin : une construction familiale

Les enfants orphelins : catégorie sociale peu institutionnalisée en Afrique

Contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des pays occidentaux, le placement des enfants orphelins en institution (orphelinats, maisons d’accueil) est extrêmement rare en Afrique subsaharienne (Bicego et al., 2003 ; Guillermet, 2003). Il serait difficile de croire, actuellement, à une quelconque institutionnalisation des orphelins en Afrique de l’Ouest. Comme le notent Marcoux et al. (2010), le nombre des enfants de la rue et des enfants abandonnés en Afrique subsaharienne n’est pas négligeable, mais il reste insignifiant par rapport au nombre des enfants qui vivent en famille. C’est dire que la famille joue le rôle de filet social pour les enfants orphelins (Appleton, 2000 ; Bagirishya, 2008 ; Bicego et al., 2003 ; Giroux, 2008 ; Guillermet, 2008 ; Hien, 2010 ; Hunter, 1990). Ce soutien de la famille aux orphelins en Afrique a été décrit par de nombreux auteurs comme relevant des normes et des valeurs communautaires, qui structurent les relations entre individus dans ces sociétés : « ils [les hommes] ont appris à se sentir liés à leurs semblables, car l’homme n’est rien sans les hommes, il vient dans leur main et s’en va dans leur main […] Je ne suis rien sans lui, s’il fait un faux pas et trébuche, je trébuche avec lui, si je ne peux le retenir » (Badian, 1972 : 27-29). Dans la ville de Ouagadougou, sur les banderoles d’une organisation non gouvernementale dressée lors d’une collecte de fonds pour l’aide aux enfants « vulnérables » en 2012, on lit ce qui suit : « les Burkinabès ont pour réputation d’être solidaires, de se serrer les coudes. On célèbre leur sens du devoir envers leurs prochains, qui consiste à ne jamais laisser quelqu’un mourir de faim dans une famille ». Ce sens du devoir envers les autres est d’autant plus important que les « faiblesses » d’un membre de la famille peuvent entacher l’image de la famille tout entière : « le ridicule ne s’arrête pas à une seule personne », entend-on souvent dire dans ces sociétés.

Selon Isuigo-Abanihe (1985), la maladie et la mort des géniteurs constituent une des raisons pour transférer un enfant en Afrique de l’Ouest. Lallemand (1993) note également que la croyance selon laquelle les orphelins relèvent de la responsabilité des familles élargies est forte en Afrique de l’Ouest. La solution habituelle concernant l’éducation des enfants orphelins consiste à les redistribuer dans la famille élargie ou le groupe de parenté, selon les normes locales (Bicego et al., 2003).

Le contexte d’urbanisation, la pauvreté et l’émergence de nouveaux modes de vie liés à l’éducation et aux médias, entre autres, fragiliseraient ce soutien familial. En d’autres termes, « les affirmations générales sur le rôle de la famille élargie en Afrique comme filet de sécurité ont besoin d’être examinées et les suppositions selon lesquelles la famille élargie sera prête et en mesure d’assister ses membres doivent être traitées avec précaution » (Cook, 1996 : 250).

Le transfert des enfants orphelins : un « transfert de crise »

Le transfert ou le confiage des enfants est très répandu en Afrique de l’Ouest. Il a particulièrement retenu l’attention des anthropologues (Cook, 1996 ; Fiéloux, 1993 ; Goodenough, 1970 ; Goody, 1973, 1975 et 1982 ; Isuigo-Abanihe, 1985 ; Lallemand, 1980, 1981, 1993 et 1994) ainsi que des démographes et économistes (Kielland, 2009 ; Marcoux, 1994 ; Pilon, 2005 ; Pilon et Vignikin, 2006).

Au nombre des raisons justifiant le transfert des enfants, le décès parental occupe un espace particulier (Bagirishya, 2008 ; Dabiré, 2001 et 2002 ; Delaunay, 2009 et 2012 ; Goody, 1973, 1975 et 1982 ; Guillermet, 2004 ; Hien, 2010 ; Lallemand, 1981, 1993 et 1994 ; Messan, 2002 ; Pilon, 2005). Selon Isuigo-Abanihe (1985), le transfert d’enfant motivé par le décès d’un parent constitue un « transfert de crise ». Nombre de travaux soulignent le caractère spontané, enthousiaste ou systématique de ce type de transfert d’enfant (Cook, 1996 ; Fiéloux, 1993 ; Isuigo-Abanihe, 1985).

Les affirmations générales selon lesquelles, en Afrique de l’Ouest, le transfert des enfants orphelins est systématique et s’accompagne de leur scolarisation méritent d’être examinées avec précaution. Le transfert des enfants orphelins ne suit pas nécessairement les règles de filiation prédominantes dans une société donnée. Prenons le cas des Mende du Sierra Leone, qui sont considérés comme organisés en patrilignages. Tandis qu’une proportion importante d’enfants orphelins fait l’objet d’un transfert dans la société mende, beaucoup ont été transférés vers le côté maternel (Lallemand, 1993). Ce qui ressort du travail de Lallemand (1993), et qui m’intéresse particulièrement ici, est que les modalités de transfert, la structure d’une organisation sociale ou les règles de filiation particulières, ainsi que les ressources matérielles, humaines et financières d’une société jouent un rôle dans le contexte local où se déroule le transfert d’un enfant. Connaître la raison du transfert d’un enfant n’est pas suffisant pour comprendre les modalités du transfert, encore moins les conditions sociales et économiques de l’enfant confié. Dans le cas des enfants orphelins, Cook (1996 : 247) note que l’impulsion première d’accueillir un enfant orphelin pourrait venir de son état de « fardeau » ou d’orphelin, mais le raisonnement déterminant qui devrait être son tuteur, sous quelles conditions, et comment sera traité l’orphelin dans sa situation d’enfant transféré ne peut être compris que si l’on regarde l’ensemble des variables sociales et économiques dans un ménage, et qui revêtent différentes formes dans chaque société. À titre d’exemple, la peur du SIDA est une raison moins importante pour rejeter des enfants orphelins du SIDA que des conflits sociaux entre familles, antérieurs au décès des parents (Appleton, 2000 ; Cook, 1996 ; Hunter, 1990 ; Subbarao et Coury, 2004). Certains travaux révèlent que nombre de veuves soulignent la perte de contacts avec la famille de leur mari à la suite du décès de celui-ci. N’ayant pas toujours confiance dans cette famille, elles préfèrent s’occuper elles-mêmes de leurs enfants (Guillermet, 2003 et 2004 ; Subbarao et Coury, 2004). D’autres travaux montrent également que beaucoup d’orphelins résidant avec des membres de leur famille déclarent se prendre en charge (Bagirishya, 2008 ; Guillermet, 2003 et 2004 ; Hien 2010 ; Marcoux et al., 2010 ; Subbarao et Coury, 2004).

Dans le cas du Burkina Faso, Danhoundo (2014) montre que les conflits familiaux aboutissent, dans certains cas, à des formes de transfert d’enfants orphelins en décalage par rapport aux règles de filiation en vigueur en pays mossi[5]. En effet, souligne-t-il, la défaillance du soutien de la famille de l’époux met en évidence deux types de transferts d’enfants orphelins : le premier renvoie à l’accueil des enfants orphelins par des individus relevant de ce que Keesing (1975) appelle la « parentèle personnelle », c’est-à-dire les amis et les proches. Cette « parentèle personnelle », les « tontons » et les « tatas » sont parfois considérés comme des membres à part entière de la famille élargie, puisqu’ils jouent des rôles que des frères et des sœurs biologiques se refusent de jouer à certains moments de la vie. Certaines veuves, ajoute-t-il, bénéficient de la faveur de leurs proches, qui par exemple possèdent une école privée, pour y inscrire gratuitement leurs enfants orphelins. Le deuxième type d’accueil est assuré par la famille de certaines veuves : leurs frères et leurs sœurs, dont le soutien aux enfants orphelins est décrit comme étant d’une importance capitale. Ainsi, des transferts d’enfants orphelins sont effectués auprès de la famille de la mère survivante ou auprès des ménages non apparentés aux enfants orphelins. Cette orientation des transferts d’enfants orphelins met en doute les normes de filiation en pays mossi, où les enfants « appartiennent » à la lignée du père et non à celle de la mère. Bien que ces normes de filiation soient connues et parfois récitées, l’auteur souligne qu’elles ne correspondent pas toujours à la réalité. Il a observé que des femmes de la famille qui ne sont pas forcément des aînées accueillent leurs neveux ou nièces à la suite du décès de leur frère. Pour ces femmes-là, l’accueil d’un enfant orphelin s’apparente, dans certains cas, à une obligation morale, qu’il s’agisse du fils ou de la fille d’un frère ou de l’enfant de leur époux. Ces résultats rejoignent ceux de Hien (2010) qui montrent que bien que l’enfant orphelin relève de la responsabilité de la famille élargie, chez les Mossi du Burkina Faso, il n’existe pas un procédé rigide en ce qui concerne la désignation de ses répondants à l’issue d’un décès. En effet, lorsque le défunt a des enfants adultes, la prise en charge des enfants orphelins revient à l’héritier, c’est-à-dire au fils aîné du défunt. Dans d’autres cas, l’aîné de la famille ou un des frères du défunt peut assumer cette responsabilité. Lorsque l’héritier se retrouve incapable d’assumer la charge des orphelins, les membres de la famille du défunt se réunissent pour procéder au partage de l’héritage ainsi qu’à la désignation d’un répondant pour les orphelins et d’un mari pour la veuve ou les veuves (Badini, 1994 ; Hien, 2010). Le plus souvent, les enfants orphelins sont transférés auprès d’un membre de la famille élargie. Plusieurs raisons justifient ces transferts d’enfants orphelins. Au nombre de celles-ci figure la quête de l’ascension sociale des enfants transférés (Goody, 1982 ; Isuigo-Abanihe, 1985).

Le « transfert de crise » et la thèse de l’ascension sociale

Selon Goody (1982 : 253), le transfert d’enfants orphelins s’inscrit le plus souvent dans une quête d’ascension sociale. En effet, affirme-t-elle, lorsqu’il y a de fortes inégalités entre campagnes et villes, les transferts d’enfants orphelins vers les villes tendent à s’amplifier. Ces transferts s’inscrivent dans une dynamique éducationnelle ou professionnelle où la demande est plus forte que l’offre. Le plus souvent, les milieux ruraux sont défavorisés par rapport aux grandes villes. Comme le souligne Lallemand (1981), du point de vue de la relation parent-tuteur, ces transferts mettent en évidence le cas où le parent en vie se retrouve dans l’incapacité d’assurer aux orphelins une formation qu’il ou qu’elle estime dorénavant nécessaire. Dès lors, les enfants orphelins sont envoyés à des consanguins en ville. La mobilité juvénile devient dans ce cas une condition d’accès à l’éducation et à l’apprentissage professionnel. Dans le même ordre d’idées, nombre de travaux montrent une corrélation positive entre habitat de type urbain, importance des revenus salariaux et ménages « récipiendaires » d’enfants venant des villages des tranches d’âge les plus élevées (Antoine et Diop, 1995 ; Antoine et Fall, 2008). Ils soulignent que ce sont les familles les plus aisées de la capitale ivoirienne qui hébergent le plus de jeunes, rejoignant ainsi Goody (1982) qui voit dans le transfert des enfants orphelins un des moyens d’ascension sociale. En effet, selon Goody (1982), dans les sociétés ne comportant qu’un nombre limité d’activités, les membres n’éprouvaient pas le besoin de confier leurs enfants. En revanche, lorsqu’une société présente des tâches et des statuts diversifiés, ainsi que des activités commerciales d’une certaine densité, les parents faisaient partir leurs enfants afin qu’ils acquièrent à l’extérieur des « spécialités techniques ».

Pour Lallemand (1993), beaucoup de transferts d’enfants orphelins infirment néanmoins la thèse de l’ascension sociale. Elle montre en effet que chez les Kotocoli du Togo, nombre d’enfants orphelines sont transférées aux grands-parents ruraux à des fins d’aide domestique.

La remise en cause de la thèse de l’ascension sociale

En pays mossi, celui qui s’intéresse à l’orphelin est considéré comme bienveillant. Il est représenté comme étant sympathique. Pour cette raison, dans la ville de Ouagadougou, dans nombre de cas et quels que soient les motifs de transfert des enfants orphelines, son accueil est décrit comme relevant d’une démarche compassionnelle. Néanmoins, Danhoundo (2014) montre que les circonstances entourant l’arrivée de certaines enfants orphelines amènent à s’interroger sur les motifs réels de ces démarches d’accueil d’enfants. En effet, à Ouagadougou, note-t-il, les demandes d’accueil d’enfants orphelines interviennent le plus souvent à l’approche d’un accouchement, suite à un accouchement ou au début d’une activité de commerce. Ces demandes se font de bouche à oreille et sont formulées par l’épouse du chef de ménage dans son cercle d’amies ou auprès des voisines. Les motifs d’accueil des enfants orphelines sont entourés de dissimulation. Cette dissimulation est liée à l’image bienveillante que la société attribue à ceux qui accueillent les enfants orphelins. Pour cette raison, les demandes d’accueil d’enfants orphelines sont décrites comme relevant de l’altruisme, de la compassion, de l’esprit de famille. Cette compassion est généralement reliée à une sorte « d’injustice » relevant du fait qu’une fille perde un ou ses deux parents à une phase sensible de la vie (moins de 18 ans). Dans le cas des enfants orphelines de mère, cette « injustice » est d’autant plus forte qu’elle est susceptible d’empêcher ces filles d’apprendre à construire leur vie d’adulte, c’est-à-dire d’acquérir les compétences qui feront d’elles des bonnes épouses et des bonnes mères. En raison de cela, des demandes d’accueil d’enfants sont spécifiquement dirigées sur la catégorie d’orphelines. L’auteur note chez les Mossi un mélange de concepts relevant des ONG qui travaillent dans le domaine des enfants dits vulnérables (« donner une chance aux enfants », « compléter le travail de SOS d’enfants ») et une mise en avant de l’image altruiste que la société offre à ceux qui reçoivent les enfants orphelins. L’accueil des enfants orphelines est rarement évoqué en lien avec un besoin d’activité domestique. Dans les faits, même si certaines de ces enfants ne sont pas accueillies spécifiquement, ou consciemment, pour exercer des activités domestiques, leur présence favorise la création des conditions favorables à la réalisation de ces activités. En effet, la disponibilité d’une orpheline pour la vente ambulante de certaines marchandises ou la vente des condiments à domicile, par exemple, permet à la mère de garder les enfants ou de préparer le repas. Pour nombre de femmes commerçantes, l’accueil d’une domestique semble s’imposer puisqu’elles ont besoin d’avoir quelqu’un à la maison lorsqu’elles partent au marché pour des achats, pour rendre visite aux amies ou à des membres de la famille, ou encore pour assister à un enterrement ou à un mariage. Ces constats rejoignent les observations de Cook qui note qu’à Kigali :

Les structures de parenté se morcellent physiquement, tandis que disparaissent les bases économiques qui cimentaient l’unité de la communauté familiale. Dans ce contexte, les liens familiaux élargis peuvent être sollicités pour une aide qui s’inscrit dans un cadre de réciprocité. Ils constituent cependant de moins en moins le fondement de stratégies communautaires de reproduction matérielle et sociale. La question devient donc plus compliquée. On ne peut plus penser que les familles élargies sont les seules solutions idéales pour des parents qui ont besoin de trouver quelqu’un pour prendre en charge leurs enfants après leur propre décès. (1996 : 253)

Vandermeersch note que :

L’on voit de plus en plus d’enfants confiés, notamment des orphelins du SIDA, aider leur ménage d’accueil pour les travaux domestiques ou pour les travaux agricoles, ce qui leur permet de subvenir à leurs propres besoins. Les motifs de confiage sont détournés, les ménages doivent élaborer des stratégies afin de rechercher de nouvelles sources de revenus. La pratique des enfants confiés se transforme en un placement de main-d’œuvre juvénile à faible coût et souple. (2003 : 13)

L’importance de la famille semble se fragiliser au profit de relations construites autour des intérêts. « Au principe de la dette infinie et obligée semblent de plus en plus se substituer des principes de réciprocité, de conditionnalité, de finitude et de contractualité rationnellement définis » (Marie, 1997 : 297). Selon Ela:

En tout état de cause, la famille en Afrique se trouve à la croisée des chemins. Au-delà des incantations rituelles sur le communautarisme africain, la crise économique qui ne cesse de s’aggraver entraîne un véritable recentrage sur les ménages précarisés. Si l’heure n’est pas à l’individualisme du type occidental, la primauté de la parenté sur les individus est désormais remise en question. (1997 : X) 

Conclusion

Les enfants orphelins participent aux processus d’ajustement constants qui animent, perpétuent et transforment la société (Danhoundo, 2014). Ils ont leur propre réalité qui ne saurait être réduite à celle des adultes (Sirota, 2006 ; de Suremain et Bonnet, 2014). En effet, contrairement à l’image victimaire ou d’enfants de la rue souvent reliée aux enfants orphelins des pays en développement (Guillermet, 2008), les enfants orphelins constituent des membres à part entière de leur société et s’inscrivent dans une socialisation interprétative (Danhoundo, 2014). Ils n’apparaissent pas comme une « tabula rasa » (Sirota, 2012 ; de Suremain et Bonnet, 2014), contrairement à l’approche durkheimienne qui fait des enfants des êtres passifs subissant l’action des adultes (Hejoaka, 2012 ; Sirota, 2006). Ils constituent un exemple typique du caractère non homogène de l’enfance, contrairement à la tendance de l’Organisation des Nations unies qui consiste parfois à uniformiser la catégorise sociale de l’enfance (Hejoaka, 2012 et 2014 ; Sirota, 2006 et 2012). En effet, selon James et Prout (1990), il est nécessaire de considérer la catégorie des enfants en général et celle des enfants orphelins en particulier comme une variable sociale d’analyse inséparable des autres variables telles que le genre, l’ethnie, la parenté. Il est tout de même nécessaire de souligner la spécificité de chaque cas d’enfant orphelin (Lallemand, 1993). Cette spécificité est liée à la diversité des histoires familiales et à l’environnement social, entre autres. C’est dire que la catégorie sociale d’enfants orphelins est une construction sociale (James et Prout, 1990). Selon de Suremain et Bonnet (2014), la notion d’acteur ne doit être prise ni pour acquise ni comme un dogme. Elle doit être envisagée en rapport avec les inégalités, les ressources, le pouvoir ou les possibilités d’expression qui apparaissent entre adultes et enfants, tant dans la vie quotidienne que dans la relation d’enquête. En effet, l’adoption d’un cadre normatif universel dans l’explication du soutien familial aux enfants orphelins peut poser problème. De plus, les solutions universelles et exclusives de transferts d’enfants orphelins dans la lignée patrilatérale proposées par certaines ONG, en référence aux pays africains, méritent d’être questionnées (Cook, 1996 ; Guillermet, 2008).

Cet article propose des pistes de recherche ou angles d’approfondissement des préoccupations de recherche sur la famille en Afrique. En effet, il semble nécessaire d’étendre la notion de la famille élargie. À ce jour, cette notion se limite aux normes de filiation, alors même que dans la réalité la famille va au-delà de ces normes. C’est dire qu’à l’état actuel des connaissances sur la famille, les sciences sociales doivent mieux définir l’appartenance à la famille élargie ainsi que les logiques de transfert d’enfants orphelins. Les modalités de transfert (période limitée ou plus ou moins longue), les règles de filiation, le contexte économique, entre autres, jouent un rôle important.