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Mise en contexte

Au Québec, le contexte particulier qu’est celui du vieillissement de la population, du phénomène de désinstitutionnalisation, du virage ambulatoire et des politiques de soins à domicile a généré le transfert des responsabilités relatives aux services publics de santé vers les familles (Guberman et Maheu, 1994 ; Sinha, 2013 ; Tremblay et al. 2006). L’aide et les soins prodigués aux personnes ayant une incapacité sont de plus en plus assumés par des membres de leur famille ou des amis, en leur apportant un soutien significatif, continu ou occasionnel, à titre non professionnel (MSSS, 2003). Ces personnes d’abord désignées « d’aidants naturels » ont reçu diverses appellations : « proches aidants », « aidants-familiaux », « personnes-soutien », « proches-soignant », « personnes aidantes », « proches qui aident » ou, simplement, « aidants ». Cette labilité du vocabulaire témoigne du caractère hétéroclite de leur qualification, bien qu’elle renvoie à la même réalité, celle de personnes sans statut et sans légitimité (Chanial et Gaglio, 2013).

Au Canada, 13,1 millions de personnes ont agi comme proche aidant au cours de leur vie selon les dernières données de l’enquête sociale générale de 2012 (Sinha, 2013). En plus de prendre soin d’un proche, 60 % d’entre eux occupent un emploi (Fast et al., 2014 ; Sinha, 2013). Près du tiers des aidants (Sinha, 2013) sont désignés comme étant « pris en sandwich » (Kempeneers et al., 2015) entre la sphère des soins et leurs obligations parentales, ayant au moins un enfant d’âge mineur à la maison[1]. Cette réalité induit un triple front, à savoir les responsabilités parentales, le travail rémunéré et la proche aidance (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006). Alors que la majorité des travailleurs canadiens éprouve des difficultés de conciliation travail-famille (Duxbury et Higgins, 2003), le conflit s’avère plus lourd pour les aidants qui doivent concilier plusieurs fronts de leur vie. Cela soulève avec acuité la problématique de leur maintien en emploi et de la conciliation de toutes ces sphères.

La proportion quasi équivalente des aidants féminins et masculins canadiens[2] occulte la contribution selon le genre les femmes représentant le point nodal des solidarités familiales en cette matière (Kempeneers et al., 2018 ; Van Pevenage, 2010 ; Tremblay, 2019). La nature des tâches qui échoient aux aidantes diffère considérablement de celles assumées par les hommes. Cette contribution propose alors de s’attarder à l’expérience et aux besoins des aidantes devant concilier les différentes sphères de leur vie en mettant en évidence la façon dont elles vivent le conflit entre les rôles qu’elles assument. La démarche empruntée repose sur l’approche féministe matérialiste (Kempeneers et al., 2018) qui fait ressortir les inégalités au sein des rapports sociaux de sexe dans les travaux portant sur les solidarités familiales, sur le partage du travail en découlant et sur la conciliation des différents temps sociaux. La littérature à cet égard fait l’objet de la première section du présent article afin de justifier le cadre conceptuel. Puisque la compréhension du vécu et des besoins des aidantes en emploi se cale sur leur expérience, la démarche méthodologique, abordée en deuxième section, s’appuie sur les témoignages des proches aidantes. En troisième partie, la présentation des résultats fait ressortir le parcours pavé d’embûches des aidantes qui assument les solidarités familiales et qui vivent différemment la conciliation de ce rôle avec leur vie professionnelle. La discussion présentée en quatrième partie met en lumière une typologie d’aidantes en emploi au regard de leur vécu en matière de conciliation.

Être proche aidant : une solidarité familiale qui se conjugue au féminin

Traiter de solidarités commande certaines distinctions. Pour les fins de notre propos, elles sont différenciées en fonction de leur provenance, à savoir les solidarités publiques ou privées. Les premières réfèrent aux services et aux aides formels de l’État ou des milieux de travail. Les secondes, quant à elles, sont issues de services et d’aides informels en provenance de la famille, des amis, des collègues ou des voisins. Elles se caractérisent par leur souplesse, leur polyvalence et leur gratuité (Van Pevenage, 2010). C’est dans ce cadre que s’inscrivent les solidarités familiales qui renvoient « aux divers services assumés par la famille, pour ses propres membres ou pour des personnes proches » (Weber, 2005).

Bien qu’ils n’aient aucune obligation légale de le faire, les proches aidants sont plus que jamais sollicités depuis le retrait graduel de l’État-providence, le gouvernement du Québec misant sur les soins à domicile (Guberman et Maheu, 1994 ; Lavoie, 2012 ; MSSS, 2003). Cette conception familialiste du maintien des personnes à domicile implique que la sphère privée y joue ainsi un rôle prédominant, dès lors que le familialisme renvoie à la propension des individus d’une société à estimer que la responsabilité de prendre en charge les personnes vulnérables et en perte d’autonomie échoit à la famille (Kempeneers et al., 2018 ; Van de Velde, 2008). Cette sursollicitation des aidants sans aide additionnelle de l’État mène à leur épuisement et risque de nuire à leur capacité à continuer à dispenser l’aide et les soins aux proches, aide qui, si elle était prise en charge par l’État, serait à coût élevé (Kempeneers et al., 2015). Pour éviter de faire entièrement reposer la prise en charge des proches sur les épaules des familles, d’aucuns proposent quatre principes directeurs axés sur une combinaison des aides publiques et informelles (Kempeneers et al., 2015). Il s’agit d’abord de miser sur un partenariat entre l’État et les familles afin de mutualiser les expertises de l’aide informelle et du secteur formel et d’inverser ensuite la logique actuelle afin que l’État devienne la ressource de première ligne. Le troisième principe consiste à augmenter la part des soins et des services publics afin de contrer l’épuisement des aidants. Enfin, il est proposé de reconnaître le statut de proche aidant de même que l’importance du travail qu’il accomplit, non pas sur la base d’une rémunération directe, mais par la reconnaissance de leurs fonctions notamment en valorisant leur expertise.

La presque parité d’aidants féminins et masculins au Canada occulte l’intensité associée à cette responsabilité. S’ils consacrent le même nombre d’heures par semaine à la sphère des soins, les femmes sont proportionnellement plus nombreuses que les hommes à y accorder plus de 20 heures hebdomadairement. Par ailleurs, le fait d’être « pris en sandwich » entre les obligations de soins et les responsabilités parentales, touche davantage les femmes (Kempeneers et al., 2015 ; Sinha, 2013). La prise en charge d’un proche se caractérise également par la division sexuelle des responsabilités assumées. Alors que les hommes sont plus nombreux à s’occuper de l’entretien de la maison et des travaux extérieurs, les femmes prennent davantage en charge les soins personnels (bain et habillement), les traitements médicaux et les travaux ménagers tels que la préparation des repas. Cette division sexuelle du travail a pour conséquence un empiétement accru sur les autres sphères de la vie. Les responsabilités assumées par les femmes sont de nature telle qu’elles doivent être réalisées à des heures fixes et de façon régulière. Celles généralement prises en charge par les hommes peuvent plus facilement être effectuées au moment qui leur convient (Sinha, 2013).

Ce portrait du maintien des personnes à domicile concorde avec l’ensemble des études sur les solidarités familiales à savoir que les femmes sont le centre de gravité des familles, les demandes et les offres de soutien transitant par elles (Kempeneers et al., 2015 ; Van Pevenage, 2010 ; Tremblay, 2019). Les services échangés dans le cadre de ces solidarités impliquent un travail non rémunéré, la division sexuelle du travail déléguant aux femmes l’entraide familiale et la prise en charge des proches vulnérables. L’assignation aux femmes du travail du care est souvent justifiée par la thèse du sens de la morale familiale plus élevée des femmes. Est alors sous-tendu le discours de l’engagement féminin naturel, au nom des compétences compassionnelles perçues comme le propre de la nature féminine (Paperman et Laugier, 2005). Conséquemment, cette thèse contribue à perpétuer et à reproduire les inégalités de genre dans la famille (Le Pape et al., 2018). Les travaux de Le Pape et al. (2018), réalisés auprès de 61754 participants de 41 pays différents, ont démontré que le principe de solidarité élevé des hommes envers la famille ne se traduit pas par une plus grande implication quotidienne. Les hommes, se tenant à distance des tâches les plus régulières de soin, prétextant leur vie professionnelle ou encore leur malaise dans la proximité physique, se montrent néanmoins plus exigeants que les femmes à l’égard du principe de prise en charge des personnes dépendantes par la famille. Cette exigence morale élevée contribue à exacerber la pression sur les femmes et les attentes normatives à leur égard en leur transférant cette responsabilité qu’ils n’embrasseront pas (Le Pape et al., 2018). A contrario, l’engagement moral et affectif des femmes envers la famille est significativement corrélé à une plus grande implication au jour le jour.

La conciliation des diverses sphères de la vie : portrait synoptique

Depuis l’ouvrage séminal de Kanter (1977) sur la perméabilité du travail et de la vie personnelle, Greenhaus et Beutell (1985) ont fait ressortir que le cumul des différentes sphères de la vie peut générer des conflits entre les divers rôles assumés par une personne. Ce conflit inter-rôle survient lorsque les pressions découlant d’un rôle deviennent incompatibles avec celles des autres rôles. Ainsi, leur cumul est susceptible de générer trois formes distinctes de conflits : 1) le conflit de temps impliquant une surcharge qui découle des différents rôles assumés ; 2) le conflit de tension renvoyant au fait que les tensions d’un rôle en engendrent dans un autre rôle et, 3) le conflit de comportement, à savoir qu’un comportement inhérent à un rôle soit incompatible avec celui associé à un autre rôle et qu’il y ait absence d’ajustements par la personne qui vit le conflit (Greenhaus et Beutell, 1985). Le conflit qui découle de la coexistence de ces multiples rôles à assumer nous incite à recourir au terme « conciliation », qui suggère cette existence de conflit, de préférence à une terminologie plus neutre au plan normatif comme « articulation » qui renvoie à une répartition entre les divers temps sociaux supposant autant une relation positive entre ces rôles que la présence de conflits (Lee-Gosselin, 2005).

Cela dit, le recours à l’expression « conciliation » a fait l’objet de plusieurs critiques dès lors qu’elle a été associée aux mères sur le marché du travail (Périvier et Silvera, 2010), cautionnant la répartition inégale des tâches entre hommes et femmes (Pailhé et Solaz, 2010). Cette expression est également associée à une image positive du work-family balance insufflant l’idée que la résolution du conflit est atteinte (Pailhé et Solaz, 2010). Malgré les failles associées à cette expression, d’autres comme « articulation » ou « interaction » posent le même problème (Pailhé et Solaz, 2010). Dans le cadre de cet article, les termes conciliation et conflit sont utilisés pour référer à la même réalité, prenant appui sur l’approche féministe matérialiste des solidarités familiales selon laquelle les activités relevant de la sphère domestique, incluant les soins, représentent un travail effectué par les femmes. Un travail que s’approprient l’État et les hommes (Kempeneers et al., 2018).

En raison de la perméabilité des sphères personnelles et professionnelles, les préoccupations familiales transportées au travail sont encore plus fréquentes pour les femmes que les hommes (Pailhé et Solaz, 2010). Malgré une évolution de la terminologie, ayant pour visée d’élargir la définition des sphères personnelles au-delà de la vie familiale, et bien que les différentes pratiques déployées en entreprise visant à favoriser la conciliation aient pour objectif l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, les mesures axées sur la parentalité ont pour effet la création de carrières de second ordre pour les mères qui recourent aux congés (Ollier-Malaterre, 2010). C’est que l’image associée au salarié idéal dont la carrière est linéaire et sans interruption constitue la figure de proue en milieu de travail, ce qui a pour effet de stigmatiser les personnes qui recourent à ces mesures souvent associées à des avantages conférés aux salariés. Dans cette perspective individualisante, la responsabilité de la conciliation est rejetée sur chaque personne sans considérer l’organisation du travail, les représentations sociales du salarié idéal type ou encore les stéréotypes de genres (Ollier-Malaterre, 2010).

Concilier les responsabilités d’aidants et vie professionnelle : une aporie ? 

Devenir proche aidant implique une temporalité indéterminée (Berthod et al., 2016) faisant en sorte que les engagements quotidiens et routiniers assumés jusqu’alors sont soudainement bousculés.

Les tensions découlant de la prise en charge de différents rôles ne sont pas sans impacter la vie professionnelle des aidants (Bouchard et al., 1999 ; Guberman et Maheu, 1994), particulièrement celle des femmes (Van Pevenage, 2010). La prestation de soins fait en sorte que plusieurs conséquences peuvent être induites sur la vie professionnelle, à savoir la modification des horaires de travail, le fait d’arriver en retard ou de partir plus tôt pour s’occuper du proche ainsi que la diminution des heures de travail (Sinha, 2013). La situation des aidants diffère de l’un à l’autre puisque leur vécu avec la personne aidée n’est pas le même et que leur rôle peut être assumé de façon permanente ou non, selon la situation (Lestrade, 2014 ; Savignat, 2014). Il appert que plus l’aide est élevée en temps investi ou en intensité de soins, plus il devient ardu pour l’aidant de demeurer en emploi, cette intensité se traduisant par une détérioration de la santé mentale, par le report de perspectives de carrière, par le retrait temporaire du marché du travail ou par une retraite anticipée afin de se consacrer aux responsabilités d’aidants (Bouchard et al. 1999 ; Fast, 2015 ; Lily et al., 2007 ; Sinha, 2013 ; Van Pevenage, 2010). Quant aux aidants qui assument de longues heures de soins, qui cohabitent avec la personne aidée ou qui s’occupent d’une personne atteinte de déficience cognitive, ils sont plus à risque de quitter leur emploi ou d’être licenciés (Fast, 2015). Ceux qui s’occupent d’un enfant éprouvent davantage de conflits entre les différents rôles assumés (Turcotte, 2013). Les proches aidants sont donc à risque élevé de dépression et de détresse psychologique (Chambers et al., 2004 ; Schulz et Martire, 2004). Ce phénomène documenté est désigné comme le « stress proche aidant ». Il relève des changements quotidiens auxquels les proches aidants doivent s’adapter en raison des soins à apporter (Duxbury et al., 2011 : 31). Les aidants vivent alors davantage de stress que les personnes sans responsabilités de soins (Duxbury et al., 2009).

Les effets sur l’emploi sont donc liés à l’intensité de la sphère des soins, d’où la nécessité, pour les aidants, d’avoir accès à différentes mesures de conciliation et à plusieurs formes de flexibilité (horaire flexible ou télétravail) pour parvenir à concilier convenablement les divers aspects de leur vie (Nogues et Tremblay, 2018). Au Québec et au Canada, certains congés sont mis à la disposition des aidants[3]. La littérature insiste toutefois sur le fait que plusieurs aidants désirent demeurer en emploi. Nonobstant les facteurs financiers, le travail permet de briser l’isolement (Tremblay et al., 2006), de bénéficier d’un soutien social émotionnel (Gagnon et Beaudry, 2013) en plus d’être source de valorisation (Krisor et Rowold, 2014 ; Beaudry et Gagnon, 2013 ; Robison et al., 2009). La sphère professionnelle devient un facteur d’équilibre qui permet de se ressourcer pour assumer le rôle d’aidant, voire de tenir le coup (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006). Bouée de sauvetage dans certains cas, le travail donne l’occasion de se sortir d’un quotidien submergé d’émotions. Vecteur de bien-être, il procure un espace neutre, où la réalisation de soi est parfois possible (Beaudry et Gagnon, 2013).

Moult employeurs proposent des pratiques visant à soutenir les employés qui sont aidants, surtout dans un objectif de rétention de la main-d’œuvre (Fast, 2015 ; Lero et al., 2012). Les employeurs ayant embauché des proches aidants offrent le plus souvent l’horaire flexible, les congés sans solde pour raisons personnelles, la flexibilité pour les pauses ou les heures de repas et l’horaire sur mesure. Si le télétravail favorise la conciliation des divers temps sociaux des aidants en raison de la flexibilité qu’il permet, les employeurs sont plus frileux à le suggérer (Gagnon et al., 2018). Ceux qui adoptent des mesures permettant de mieux concilier la sphère du travail aux autres sphères de vie, notamment la sphère des soins, constatent une amélioration du climat organisationnel, la réduction du taux de roulement et la réduction des coûts liés à l’absentéisme à titre d’effets positifs les plus importants (Gagnon et al., 2018 ; Lero et al., 2012). Malgré la disponibilité des mesures de conciliation, plusieurs aidants croient impossible d’y recourir sans que cela compromette leur carrière (Fast et al., 2014). Par ailleurs, des recherches mettent en lumière que les proches aidants qui se sentent soutenus et compris par leur supérieur immédiat vivent moins de tensions (Plaisier et al., 2014). Les travaux en la matière soulignent que les mesures de conciliation devraient être souples et adaptées à la situation singulière et changeante des aidants en favorisant une conciliation du travail, de la famille et des soins (Fast, 2015 ; Gagnon et al., 2018).

Repères méthodologiques

Cette recherche exploratoire capture de manière qualitative l’expérience des proches aidantes qui doivent combiner vie professionnelle et responsabilités de soins. Avec pour objectif de comprendre la façon dont ils vivent le conflit entre le travail rémunéré et leur rôle d’aidant, nous avons considéré leur vécu subjectif autant sur le plan des besoins qu’elles ont en matière de conciliation que de la manière dont elles vivent cette conciliation des divers rôles.

Considérant l’objectif de recherche, cet article découle donc d’une série d’entretiens individuels semi-dirigés menés en profondeur. L’échantillon a été construit de manière intentionnelle de façon à recruter des participantes qui répondaient à certains critères de sélection, à savoir : être aidante, occuper un emploi rémunéré ou l’avoir quitté pour s’occuper d’un proche. En début de parcours, le genre n’était pas un critère de sélection, l’invitation s’adressant autant aux hommes qu’aux femmes. En revanche, l’échantillon se compose uniquement de femmes aidantes, 42 plus précisément. La constitution exclusivement féminine de l’échantillon est sans doute inhérente au fait que les femmes se sont davantage senties interpellées en raison de l’intensité et de la nature de l’aide qu’elles apportent à un proche, celles-ci étant plus nombreuses à prodiguer des soins personnels, de l’aide aux traitements médicaux, effectuer des travaux ménagers ou la préparation des repas (Sinha, 2013). Cette constitution féminine a donc guidé l’approche féministe retenue.

Afin de recruter les participantes, deux interventions radiophoniques ont été réalisées et l’invitation a également été diffusée par l’entremise de différents médias (presse écrite et médias sociaux). Par ailleurs, des contacts ont été établis avec trois regroupements d’aidants qui ont accepté de diffuser l’appel à participation aux personnes qui fréquentent leurs activités. Les représentants de ces organismes ont ainsi approché directement les personnes qui répondaient aux critères de sélection pour les inviter à participer à la recherche. Le contact avec les regroupements s’est avéré une porte d’entrée de choix pour le recrutement. La technique d’échantillonnage en cascades a également été utilisée afin de rejoindre un plus grand nombre d’individus, méthode privilégiée lorsque l’accès aux données est difficile notamment en raison de la nature de l’objet d’étude. Malgré tous les efforts déployés, certaines difficultés à recruter des personnes aidantes se sont posées, d’abord parce qu’il n’existe pas de registre des aidants au Québec, mais aussi parce que les personnes aidantes, qui sont également actives sur le marché du travail, ont un agenda fort chargé. Le problème majeur sous-jacent au recrutement réside dans le fait que la proche aidance repose sur une forme d’autodéclaration alors même que plusieurs aidants ignorent l’être. Du coup, ils ne se reconnaissent pas et n’ont pas le réflexe de répondre à de telles invitations. Ne se sachant pas aidants, ils ne fréquentent pas non plus les activités des différents regroupements. À quelques occasions, les participantes ont exprimé le fait qu’elles ne se considéraient pas aidantes, se définissant comme la femme, la mère ou la fille de la personne de qui elles prenaient soin. Dans ces cas, ce sont des amis ou des collègues qui les avaient guidées vers nous après avoir pris connaissance de l’invitation.

Cet échantillon par homogénéisation répond au principe de diversification interne en regroupant des femmes proches aidantes les plus différentes possible quant aux aspects propres à la situation étudiée (Pires, 1997). Ainsi, les aidantes rencontrées âgées de 18 à 68 ans vivaient des situations diverses au regard du motif pour lequel elles offrent de l’aide (Alzheimer, maladies orphelines, Parkinson, AVC, etc.) des liens variés avec l’aidé (mère, conjointe, fille, sœur, amie, etc.), de l’intensité de l’aide apportée (nombre d’heures de soins par semaine variant de 3h à 25 h), du type d’aide apportée (soins personnels, aide aux repas, gestion des finances, etc.), du type d’emploi occupé (serveuse, éducatrice, enseignante, conseillère syndicale, professionnelle, technicienne comptable, orthopédagogue, etc.) et de leur situation de travail (maintien en emploi ou interruption pour prendre soin du bénéficiaire, huit ayant quitté leur emploi).

Une semaine avant chaque rencontre individuelle, une maquette d’entretien (Van der Maren, 2010) comprenant les finalités de la recherche de même que les thèmes abordés a été acheminée par courriel à chacune des participantes. Le recours à la maquette leur a permis d’amorcer une réflexion et d’organiser leur pensée afin de se préparer aux échanges. Cette préparation s’avère bénéfique puisque dans le cadre de l’entretien, ce n’est pas un effet de surprise qui est recherché, mais bien la compréhension profonde de l’expérience vécue. Cela implique un certain effort de mémorisation permettant de livrer des informations de qualité. En outre, considérant le caractère délicat du thème à l’étude, il était important que les personnes soient préparées à ce qu’elles allaient livrer. Cette manière de faire s’est avérée utile à plusieurs fins : les données collectées ont été fructueuses et plusieurs participantes ont souligné qu’elles n’auraient pu livrer le même témoignage, n’eût été cette préparation préalable. Les entretiens ont tous été enregistrés, retranscrits et rendus anonymes. Ils ont été de durée variable, allant de 90 minutes à quatre heures, selon ce qu’avait à partager la participante.

Considérant l’objet d’étude et la vulnérabilité des personnes rencontrées, les chercheuses ont apporté une attention particulière aux considérations d’ordre éthique. Pour respecter les contraintes d’organisation des aidantes, les entretiens se déroulaient à l’endroit et au moment choisis par chacune. De la documentation décrivant l’aide possible (notamment celle des regroupements d’aide aux personnes aidantes) était rendue disponible aux participantes en cours d’entretien ou après. S’ajoutant à la signature du formulaire de consentement assurant la confidentialité, la participation volontaire, la possibilité d’éviter de répondre à certaines questions et le droit de retrait à tout moment ont été rappelés à maintes reprises aux participantes en raison de la sensibilité du thème abordé. Enfin, bien que chaque participante ait été invitée à remplir une fiche contextuelle contenant diverses informations sociodémographiques, c’est par respect envers elles et par souci d’assurer l’anonymat qu’aucun tableau présentant ces caractéristiques ne figure au présent article.

Une procédure ouverte et inductive avec pour objectif d’écouter les données et de laisser émerger les catégories d’analyse (Strauss et Corbin, 1998) a été privilégiée. C’est selon une logique inductive (Thomas, 2006 ; Blais et Martineau, 2006) que l’analyse a été effectuée en recourant au logiciel d’analyse de données qualitatives QSR NVivo qui a permis la codification des entretiens. Une première lecture flottante a été réalisée en tentant de dégager ce qui ressortait des propos. C’est ainsi que des unités de sens ont été constituées conformément à l’objectif de l’analyse inductive qui vise à faire émerger des catégories de sens à partir des données (Thomas, 2006 ; Blais et Martineau, 2006). Ces premiers codes in vivo sont alors issus du discours des participantes et ont ensuite été examinés afin de faire ressortir et de regrouper, autour de dimensions, des catégories émergentes qui sont présentées ci-après.

Le vécu des aidantes au travail : points de convergences et de divergences

Les données collectées lors des entretiens ont été mises à plat, ce qui a permis de dégager une réflexion sur le vécu des aidantes qui concilient soins et travail. Certains points de convergence et de divergence peuvent être mis en lumière quant à la façon dont elles vivent les tensions liées aux différents rôles qu’elles doivent assumer.

Points de convergence : le parcours des combattantes

Un fardeau souvent assumé seule

Le fait d’être aidante découle parfois d’un choix, de la perception qu’il est naturel de le faire, mais souvent d’un sentiment d’obligation. Plusieurs femmes rencontrées ont indiqué que malgré un sentiment amoureux ou d’affection profonde envers la personne aidée, elles assument leur rôle d’aidante par obligation, étant enfant unique ou parce que personne d’autre de la famille (frère, fils, père, conjoint, etc.) ne peut ou ne veut le faire, tel que le relève cette participante : « Je n’ai pas 56 solutions. Si je ne le fais pas qui le fera ? Il n’est pas si proche de sa famille et son fils habite loin » (participante 28, 59 ans, proche aidante de son conjoint atteint d’Alzheimer, professionnelle). Les seules aidantes rencontrées qui peuvent compter sur un réel partage de cette responsabilité de soins, l’assument avec leurs sœurs : « avec ma sœur, on se relaie. Des fois, c’est elle qui s’occupe de ma mère et, des fois, c’est moi » (participante 11, 52 ans, proche aidante de sa mère atteinte de différents problèmes cognitifs, professionnelle).

D’autres ont indiqué qu’en dehors des soins, l’aide offerte par les autres membres de la famille s’avère minimale et peut être effectuée au moment choisi (entrer le bois de chauffage, effectuer des travaux, etc.). Diverses raisons sont invoquées pour justifier cette implication limitée, dont l’éloignement géographique avec la personne aidée ou une carrière trop prenante pour offrir de l’aide. Des aidantes font plutôt ressortir qu’elles ont été implicitement désignées pour prendre soin de la personne : « ils ne veulent rien savoir de prendre soin de quelqu’un, d’un parent ou d’un handicapé. Mon frère qui a une maison sur le même terrain, il apportait le courrier. Moi, je faisais tout le reste » (participante 1, 57 ans, proche aidante de son père âgé en fin de vie, a quitté son emploi de secrétaire). Certaines avec des jeunes enfants se retrouvent complètement laissées à elles-mêmes et prises en sandwich pour prendre soin de leurs parents : « mon frère va la voir une fois ou deux par année, mais il ne fait rien d’autre » (participante 32, 33 ans, proche aidante de sa mère atteinte d’Alzheimer en CHSLD, éducatrice en service de garde).

Enfin, dans le partage des tâches et des responsabilités, force est d’admettre que la division sexuelle demeure marquée, tel que l’explique cette femme, qui a pris soin de sa mère jusqu’à son décès, au regard de l’aide qu’elle recevait de sa famille composée de 7 sœurs et 3 frères :

Dans famille : la corvée de changer la galerie extérieure durant une fin de semaine, ça c’était les frères, les beaux-frères, les petits-fils. Refaire la cuisine d’été, la peinture, le plafond, de peinturer le tour des fenêtres, ça aussi c’est les hommes. La corvée de cercler les plates-bandes, c’était les filles. Mais pour tous les soins de maman, c’était moi (participante 38, proche aidante de sa mère atteinte de démence, technicienne en comptabilité).

Les aidantes rencontrées sont alors, à différents niveaux, le pilier de la famille en matière de soins et d’aide apportés.

La conciliation vie professionnelle et responsabilités de soins : un mirage ?

Les participantes ont soulevé leurs besoins en matière de conciliation entre leurs responsabilités d’aidantes et leur vie professionnelle. Il ressort que, selon l’intensité du rôle d’aidante, le lien avec l’aidé et son état de santé, les besoins varient d’une personne à l’autre. Les participantes ont aussi relevé que leurs besoins sont évolutifs, selon l’état de l’aidé, devant ainsi être revus périodiquement. Le type d’emploi occupé ouvre quant à lui la voie à la nature des aménagements pouvant être consentis aux personnes. Les aidantes occupant un emploi de type professionnel ont évoqué la possibilité de recourir au télétravail et à l’horaire flexible, ces deux formes d’aménagement étant les plus fréquemment mentionnées à titre de pratiques permettant la conciliation des différentes sphères de la vie : « Un travail de 9 à 5 en présentiel selon mon expérience, c’est non ! Ce ne serait pas possible, c’est certain » (participante 15, 41 ans, proche aidante de sa fille atteinte d’une maladie orpheline, conseillère syndicale).

Force est de constater que ce type de pratiques ne s’avère pas une solution envisageable pour toutes les catégories d’emploi. D’autres mesures de conciliation ont été mentionnées lors des entretiens comme la semaine réduite, le temps partiel volontaire, le recours aux congés de maladie, la possibilité de s’absenter avec ou sans traitement pour assister aux divers rendez-vous chez les professionnels de la santé, ou le retrait temporaire du travail. Les mesures sont souvent décrites comme facilitantes comme l’évoque cette participante qui a eu recours au télétravail : « c’est plus facile pour moi de m’organiser comme ça parce que ça me permet justement de concilier mes tâches ménagères et les rendez-vous plus facilement en travaillant chez moi. Ça fait en sorte que je travaille plus » (participante 14, 47 ans, proche aidante de son conjoint atteint du Parkinson, professionnelle).

Malgré que certains employeurs déploient des pratiques visant une meilleure conciliation entre la sphère des soins et la vie professionnelle, il n’en demeure pas moins que lorsque les aidantes sont au travail, elles ont la plupart du temps, en filigrane, une charge émotive qui ne les quitte pas. Ainsi, à la charge quantitative de travail et de soins, se cumule la charge émotive. Le du conflit interrôle qui en découle se vit péniblement : « C’est la charge émotive qui est le plus difficile. Il [l’aidé] se plaint souvent qu’il s’ennuie et il m’appelle souvent au travail. Ça part mal une journée quand tu te sens coupable de le laisser pour aller travailler » (participante 5, 58 ans, proche aidante de son conjoint invalide à la suite d’un accident).

La culpabilité ressentie par les aidantes lorsqu’elles sont au travail est d’autant plus mal vécue si elles ont le sentiment de ne pas être soutenues par leur employeur. La proche aidance se caractérise entre autres par l’imprévisibilité de l’état de la personne aidée et par une temporalité indéterminée qui affecte directement la vie professionnelle en ce qu’il est parfois essentiel de s’absenter à la dernière minute. Les participantes disent se sentir fautives d’être moins performantes ou encore gênées de toujours devoir s’excuser à leur employeur pour leurs absences. Elles déplorent que leur employeur ne puisse comprendre qu’à certains moments, leur priorité est la personne aidée. C'est notamment le cas lors de périodes de crise comme l’indique cette jeune mère : « J’étais à l’hôpital et mon employeur appelait « non-stop ». J’ai dit « un instant-là, on est en train de chercher un cancer chez notre enfant, est-ce que ce serait possible de nous donner dix heures ? » (participante 9, proche aidante de sa fille, enseignante).

Dans la même veine, les aménagements accordés, bien qu’ils répondent aux besoins des aidantes, sont parfois obtenus à l’arraché à la suite d’une partie de bras de fer. Les pratiques mises en place sont souvent temporaires, tenant à peu de choses et reposant sur la bonne volonté du supérieur immédiat, des collègues, de la convention collective ou des ressources humaines.

J’ai vraiment un bel amalgame. Si c’était juste ma supérieure, mais que je n’avais pas la coopération de mes collègues, je ne serais pas avancée ! Si je change de boss, ça ne marchera peut-être pas et si je changeais de collègues, ils ne seraient pas trop chauds à l’idée de m’accommoder. Donc là, je suis dans une belle période. On se reparle l’année prochaine, ce sera peut-être plus comme ça ! (participante 15, 41 ans, proche aidante de sa fille atteinte d’une maladie orpheline, conseillère syndicale).

Face à des aménagements instaurés de façon provisoire à la demande des aidantes, elles se sentent très inconfortables de devoir demander de s'absenter de façon récurrente à leur employeur comme en fait foi ce témoignage :

Une journée de congé par semaine, c’est stable et c’est psychologiquement plus facile parce que je n’ai pas toujours à quêter des congés à la direction. Ça pas été facile cette année de l’avoir. Il a fini par l’accorder en voyant que je devenais à bout et parce que je pleurais. Il y a des moments tu te dis : est-ce que je suis vraiment correcte de demander ça ? C’est tu exagéré de ma part ? Est-ce que je pourrais être plus super woman ? (participante 16, proche aidante de son père âgé, acheteuse).

Points de divergences

Le rôle d’aidant se vit de manière diversifiée en ce qu’il est à intensité variable, ce qui se traduit par une conciliation des sphères personnelles et professionnelles qui se vit différemment selon la situation dans laquelle les aidantes se retrouvent. Cela fait en sorte que le conflit inter-rôles est vécu différemment selon les personnes, ce qui génère des points de divergences.

Certaines ne ressentent pas trop les impacts de leurs responsabilités de soins lorsqu’elles sont au travail. Dans les cas où le milieu de travail met à la disposition de toutes les employées, par l’entremise de politiques ou d’une convention collective, des aménagements auxquels elles ont accès, des aidantes décident même de ne pas informer leur employeur de leur situation personnelle. C’est notamment le cas de celles qui assument hebdomadairement un nombre d’heures restreint de soins. Dans ces situations, la conciliation se fait plutôt aisément. Dans d’autres cas, malgré une prise en charge intense en termes d’heures d’un proche, des participantes ont affirmé bien vivre au quotidien les divers rôles assumés. Elles indiquent que le travail brise l’isolement ou constitue un exutoire. C’est de cette manière que cette aidante trouve l’équilibre :

Quand je viens au travail, j’ai l’impression d’être compétente ! Parce que des fois, dans mon rôle d’aidante je me dis : je fais-tu la bonne affaire ? Je ne le sais pas, je ne peux pas l’évaluer ! Tandis que quand j’arrive ici, je prends le dossier et je le sais comment l’analyser et j’arrive à un résultat. Donc, au moins ici je sais ce que je fais, ce n’est pas émotif. Chez nous j’ai l’impression de nager en eaux troubles (participante 30, 44 ans, proche aidante de son fils autiste, orthopédagogue).

Les aidantes qui vivent bien la conciliation de leurs différents temps sociaux ont pour la plupart informé leur supérieur et leurs collègues de leur réalité, ce qui a permis de mettre en place des mesures individualisées concrètes d’aménagement du travail tel qu’en témoigne cette participante :

J’ai été extrêmement chanceuse d’avoir un employeur qui a été d’une compréhension et d’une empathie exemplaires quand l’AVC [de mon conjoint] est arrivé. Il m’a, sans que ce soit compliqué, donné le droit d’utiliser des congés de maladie comme si c’était moi qui étais malade. J’ai vraiment été très chanceuse. Donc, j’ai eu à gérer tout ce que ça présentait au plan émotif, mais au moins financièrement, je n’ai jamais été en situation de précarité (participante 39, 60 ans, proche aidante de son conjoint, professionnelle).

Ce témoignage illustre surtout que ces personnes se sentent non seulement reconnaissantes envers leur employeur, mais également soutenues.

Certaines aidantes ont pour leur part choisi de ne pas informer leur employeur et disent vivre très bien la situation que ce soit parce que le temps qu’elles consacrent aux soins du bénéficiaire est limité à quelques heures par semaine, ou parce qu’elles ne veulent pas diffuser l’information. C'est ce qu'explique cette aidante :

Mon supérieur et mes collègues ne savaient pas que je prenais soin de ma mère malade. Je suis de nature discrète. Je me disais que chacun a ses problèmes. Je n’ai jamais rien demandé à mon patron, sauf quelques fois pour rentrer plus tard, mais il ne savait pas pourquoi (participante 22, 55 ans, proche aidante de sa mère âgée (diagnostics multiples), secrétaire)

En revanche, d’autres participantes vivent plus difficilement la conciliation. Malgré qu’elles se maintiennent en emploi, elles peinent à le faire, devant jongler avec des agendas chargés de rendez-vous de toutes sortes pour la personne aidée, et ce, à des heures imposées par le système de santé. La poursuite des activités professionnelles est souvent liée à la conservation d’une source de revenus. Certaines ont d’ailleurs mentionné sans ambages qu’elles auraient quitté leur emploi, n’eût été des besoins financiers comme le relève cette aidante : « Je travaille parce que je n’ai pas le choix, je suis rendue la seule source de revenu familial » (participante 36, 57 ans, proche aidante de son conjoint atteint de la SLA, commis aux pièces dans un garage). Les aidantes qui assument un nombre d’heures élevé de soins évoquent avoir été confrontées à la diminution de leurs heures de travail, à la réorientation de leur carrière ou à un refus de promotion. Ces cas semblent d’autant plus fréquents lorsque le milieu de travail ne favorise pas la conciliation que ce soit par l’absence de mesures ou encore, par des pénalités associées au fait de prendre soin d’un proche. Par crainte de représailles, ou redoutant d’être ostracisées en raison du jugement de l’employeur ou des collègues, des aidantes font le choix de cacher leurs responsabilités de soins en milieu de travail tel que l’exprime cette aidante qui ne demande aucune mesure de conciliation : « Je sais comment ils ont mis de côté une de mes collègues qui a demandé un congé de maladie et je ne veux pas que ça m’arrive. Je ne suis pas encore rendue là. Je n’oserais pas le demander, jamais » (participante 18, 36 ans, proche aidante de son fils dyspraxique et TDA, secrétaire juridique).

Certaines se sont également senties déchirées face à des choix professionnels ou encore ont refusé l’emploi de leur rêve, leurs responsabilités étant trop exigeantes : « le choix a été facile, mais la décision a été difficile à prendre. Mon fils allait passer en premier, mais c’est un tas de regrets de ne pas avoir vécu cette aventure. Je vais m’en trouver d’autres, mais celle-là [l’opportunité de carrière] était énorme, c’était un rêve depuis que j’étais petite » (participante 12, 36 ans, proche aidante de son fils autiste, artiste maquilleuse). Enfin, certaines mentionnent avoir la chance d’avoir un employeur compréhensif qui met à leur disposition tous les aménagements permettant la conciliation, mais peinent à tenir le coup, se sentant au bord du gouffre.

Lorsque les responsabilités de soins deviennent trop lourdes ou lorsque la personne aidée ne peut rester seule à la maison en raison de son état de santé ou s’agissant d’un enfant, les aidantes interrompent leur carrière : « Ma mère ne peut plus rester seule, elle est trop faible avec son cancer. Elle en a plus pour longtemps. Je retournerai travailler quand elle sera morte » (participante 4, 18 ans, proche aidante de sa mère en fin de vie, serveuse). Pour cette aidante, le lien d’emploi a été rompu malgré un congé sans traitement prévu à la convention collective. D’autres ont également dû quitter leur emploi ou prendre une retraite anticipée, l’employeur refusant les aménagements du temps de travail qui permettraient de conserver les responsabilités des soins et de travailler simultanément, à temps partiel par exemple.

Discussion

À parcours distincts : une typologie d’aidantes en emploi

L’analyse des résultats met en évidence les embûches rencontrées par les participantes en milieu de travail. À n’en point douter, les solidarités familiales reposent principalement sur leurs épaules, même lorsque la famille compte une fratrie ou un conjoint par exemple, qui pourrait aussi assumer certaines responsabilités (Kempeneers et al., 2018 ; Le Pape et al., 2018). Pour plusieurs aidantes rencontrées, ce n’est pas en raison d’un engagement naturel féminin (Paperman et Laugier, 2005) qu’elles prennent soin d’un proche, mais souvent parce qu’il s’agit de la seule option envisageable, ce qui crée une pression normative sur elles (Kempeneers et al., 2018 ; Le Pape et al., 2018). Cette pression induit différents types de conflits et a plusieurs effets sur la vie professionnelle (Greenhaus et Beutell, 1985). Être aidante ne se vit donc pas de façon monolithique et est à intensité variable. De manière conséquente, cela fait en sorte que le conflit interrôle varie selon les personnes, ce qui permet de dégager une catégorisation d’aidantes en emploi qui se décline en quatre types quant à leur vécu au regard de la façon dont elles vivent cette conciliation.

L’aidante en équilibre réussit à combiner sa vie professionnelle et ses responsabilités de soin sans trop d’embûches, minimisant les possibilités de conflits interrôle. Elle y parvient en raison d’un nombre d’heures de soins limité parce qu’elle partage cette responsabilité avec d’autres membres de la famille ou encore parce les mesures de conciliation sont déjà prévues à la convention collective ou dans une politique organisationnelle. Cette catégorie d’aidantes peut souvent compter sur le soutien émotionnel et instrumental de son employeur (Nogues et Tremblay, 2018) vivant ainsi moins de stress (Plaisier et al., 2014 ; Zacher et Schulz, 2015). Les proches aidantes en équilibre sont effectivement à l’embauche d’organisations au sein desquelles leur supérieur hiérarchique est non seulement empathique, mais cherche des moyens concrets pour les accompagner dans la conciliation des différentes sphères de leur vie. Les activités professionnelles sont également associées à un exutoire permettant d’oublier les aléas de la vie personnelle (Le Bihan-Youinou et Martin 2006 ; Krisor et Rowold, 2014 ; Robison et al., 2009 ; Tremblay et al., 2006).

L’aidante débordée poursuit péniblement ses activités professionnelles et bien que ce ne soit pas toujours le cas, le maintien du lien d’emploi est instrumental parce que conditionné par les besoins financiers. L’aidante a souvent l’impression d’atteindre ses limites et doute de sa capacité à « tenir le coup » sur tous les fronts. Ce type d’aidante est également confronté à certains choix professionnels déchirants en raison de la charge découlant de ses responsabilités envers un proche ou d’un manque de soutien de l’employeur (Sinha, 2013). Alors que la conciliation est facilitée lorsqu’il est possible de recourir à des pratiques en milieu de travail, elle hésite parfois à en faire la demande de peur d’être jugée (Fast et al., 2014), stigmatisée ou encore, les obtient après une pénible négociation avec l’employeur, ce qui génère un sentiment de culpabilité. Le conflit de temps (Greenhaus et Beutell, 1985) découlant de la surcharge inhérente à une intensité de la sphère des soins est vécu difficilement. Être proche aidant se caractérisant par une temporalité indéterminée (Berthod et al., 2016), le quotidien déjà surchargé de cette catégorie d’aidantes est susceptible d’être chamboulé, étant toujours sur un fil de fer. Les conflits de tension et de comportement s’avèrent tout aussi pénibles pour l’aidante débordée qui accomplit ses activités professionnelles avec, en filigrane, les préoccupations de la sphère des soins. C’est que la prise en charge d’un proche ne se limite pas au temps en présentiel avec lui. Les aidants assument une charge mentale inhérente à l’organisation de la sphère des soins (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006), charge constante qui les accompagne au travail. Cette charge mentale est alors difficile à conjuguer avec la charge professionnelle accentuant les conflits de tension et de comportement. Éprouvant de la culpabilité envers le proche à se rendre au travail, il devient difficile d’accomplir ses activités professionnelles. La situation est encore plus difficile lorsque l’aidante débordée s’occupe d’un enfant (Turcotte, 2013), ou lorsqu’elle assume seule l’aide apportée à un proche, les tensions entre les divers rôles s’intensifiant.

L’aidante décrocheuse en vient à interrompre sa vie professionnelle pour une certaine période ou de façon définitive en raison de l’intensité de la sphère des soins qui plombe les possibilités de demeurer en emploi. Les aidantes qui ne sont pas soutenues dans leur rôle à l’extérieur du travail et sur qui repose l’entière responsabilité des solidarités familiales ont davantage de chances de décrocher, la conciliation des différentes sphères devenant impossible. Lorsque les conflits interrôles (Greenhaus et Beutell, 1985) sont exacerbés, ils poussent voire obligent les aidantes à délaisser leur emploi, celles prenant soin d’une personne atteinte de déficience cognitive étant plus à risque de décrocher ou d’être licenciées (Fast, 2015). D’autres, qui peuvent compter sur l’aide de proches pour la sphère des soins, quittent quant à elles leur emploi par manque de soutien de l’employeur. Alors que des mesures temporaires (congé sans solde) pourraient permettre le maintien du lien d’emploi, certains employeurs s’y refusent et acculent les aidantes à abandonner leur vie professionnelle. D’autres mesures de conciliation telles que le travail à temps partiel, l’horaire flexible ou le télétravail, concourent au maintien en emploi d’aidantes qui se retrouvent malgré elles décrocheuses, leur employeur refusant de les accommoder. En ce sens, le soutien lacunaire organisationnel (Nogues et Tremblay, 2018) fait en sorte que des aidantes « débordées » se retrouvent éventuellement dans la catégorie des aidantes décrocheuses. Le conflit de temps contribue à faire décrocher ; l’intensité du temps investi dans la sphère des soins rendant impossible le maintien en emploi sans aide ou sans mesures de conciliation.

L’aidante de type cavalier seul se caractérise par le fait qu’elle a choisi de ne pas informer son milieu de travail de sa situation personnelle d’aidante et des responsabilités qui en découlent. Certaines prennent cette décision parce que le milieu de travail met déjà à la disposition de tous les employés, par l’entremise de politiques ou d’une convention collective, des aménagements auxquels elles ont accès. L’aidante de type cavalier seul peut alors être en équilibre parce que le temps qu’elle consacre aux soins est limité, qu’elle dispose de mesures générales de conciliation ou également parce qu’elle partage les responsabilités de soins avec la famille ou l’entourage. Lorsque des mesures pertinentes de conciliation sont offertes pour l’ensemble des employés, le soutien instrumental est présent. En revanche, faire cavalier seul implique que le soutien émotionnel en milieu de travail est évacué bien qu’il puisse être obtenu à l’extérieur du milieu de travail. D’autres sont pour leur part de type cavalier seul et débordées, contraintes de se retrouver dans cette situation par crainte de représailles ou redoutant d’être ostracisées du fait du jugement de l’employeur ou des collègues. Dans tous les cas, l’aidante de type cavalier seul n’a pas informé son employeur de sa situation personnelle, ce qui implique qu’elle n’est pas soutenue sur le plan émotif. L’aidante débordée, qui fait cavalier seul, ressent encore davantage les différents conflits interrôles et du stress (Duxbury et al., 2011), ne pouvant compter sur le soutien de son milieu de travail (Nogues et Tremblay, 2018 ; Plaisier et al., 2014 ; Zacher et Schulz, 2015) ni sur celui des autres membres de la famille ou d’amis, exacerbant les conflits vécus entre l’emploi et les responsabilités de soin.

L’expérience de conciliation des différentes sphères de la vie varie selon la typologie d’aidante mise de l’avant. Cette catégorisation s’avère perméable, les aidantes pouvant bifurquer d’un type à l’autre selon l’évolution de la santé de la personne aidée ou du soutien reçu en milieu de travail et par la famille. En ce sens, une aidante en équilibre pourrait basculer vers le type aidante débordée advenant une augmentation de l’intensité de la sphère des soins au même titre qu’une aidante débordée est à risque de devenir décrocheuse sans le soutien des proches ou de l’employeur.

Les solidarités familiales assumées par les femmes (Kempeneers et al., 2018 ; Le Pape et al., 2018 ; Van Pevenage, 2010) conjuguées à la perspective individualisante du salarié idéal qui perpétue les stéréotypes de genre (Ollier-Malaterre, 2010) sont génératrices d’une double pression sur les femmes aidantes en emploi, elles qui chamboulent leur vie pour la famille (Fortier et Deschenaux., 2016). Ce constat appelle à revoir non seulement les pratiques organisationnelles, mais également les cultures organisationnelles (Fast, 2015). Les employeurs, qui bénéficient du travail effectué par les aidantes dans le cadre des responsabilités familiales (Kempeneers et al., 2018), pourraient assumer davantage leur rôle en matière de solidarités publiques et mettre de l’avant des pratiques organisationnelles moins génératrices d’inégalités de genre au-delà du seul objectif de rétention de la main-d’œuvre (Fast, 2015). La responsabilité des soins ne saurait être rejetée sur les épaules des femmes. Elle doit être collective, les employeurs pouvant y contribuer par le biais de pratiques organisationnelles adaptées. Les mesures de conciliation en milieu de travail s’avèrent parfois insuffisantes, si les femmes portent seules les responsabilités de soins, sans aide de l’entourage. En guise d’exemple, pour les aidantes débordées et décrocheuses, cette responsabilité de soins se vit encore plus difficilement lorsqu’elles se sentent contraintes d’assumer ce rôle en raison de la pression normative que la famille a transposée sur elles (Kempeneers et al., 2018 ; Le Pape et al., 2018). Si elles sont nécessaires, les mesures de conciliation travail-famille-soins gagnent à être combinées à une prise en charge élargie des personnes présentant une incapacité.

Un milieu de travail plus inclusif et moins générateur d’inégalités de genre

Un regard attentif porté à l’analyse des résultats révèle que la réalité des proches aidantes présente de multiples visages, les besoins des unes et des autres étant bigarrés. Des aidantes vivent avec intensité les conflits entre les différentes sphères de leurs vies (Greenhaus et Beutell, 1985), étant seules, débordées ou contraintes de quitter leur emploi alors que d’autres parviennent à trouver l’équilibre. Si certains en viennent à décrocher du travail, d’autres conservent leur lien d’emploi par choix ou par nécessité, mais peinent parfois à concilier tous les fronts de leur vie. Elles vivent donc une pluralité de situations qui appellent à des solutions souples et adaptées à leurs besoins.

La gestion « à la pièce » des demandes s’avère nuisible à la conciliation entre la vie professionnelle et la responsabilité de soins des aidantes, parce que souvent temporaires et tributaires de variables incontrôlables (supérieur, collègues, etc.), les plaçant dans une situation où elles ont à demander alors même qu’elles sont souvent vulnérables. Exception faite de quelques cas où les aidantes ont pu recourir à des mesures sans compromettre leur carrière en raison d’un réel soutien de leur employeur, plusieurs perçoivent qu’il n’est pas légitime pour elles de le demander et encore moins d’obtenir quelque arrangement que ce soit (Fast, 2015 ; Ollier-Malaterre, 2010). Les conséquences découlant de l’accès à certaines mesures de conciliation personnalisées sont trop souvent négatives au regard du cheminement professionnel de ces femmes.

Les difficultés rencontrées par les aidantes en matière de conciliation peuvent être réduites par la mise en place de réels programmes de conciliation (Lee-Gosselin, 2005) plus larges que les pratiques de conciliation parentales non adaptées à leurs besoins (Fast, 2015). Pour mettre en échec les stéréotypes de genre, la stigmatisation ou la discrimination, de tels programmes gagnent à s’adresser à l’ensemble des employés et non seulement à un groupe (Ollier-Malaterre, 2010). Cela minimiserait les possibilités de vivre des situations d’aidantes débordées de type cavalier seul ou non en plus de minimiser les conflits de conciliation (Greenhaus et Beutell, 1985).

Des programmes flexibles axés sur la diversité des temps sociaux et des parcours de vie (Hall, 1990) faciliteraient la conciliation de tous les fronts de la vie de l’ensemble des employés et permettraient de répondre aux divers types d’aidantes et à leur situation singulière et évolutive (Fast, 2015 ; Gagnon et al., 2018). Ils constituent un levier important en matière de soutien des employés, leur donnant des moyens concrets pour vivre plus sereinement une situation difficile. Ce type de programme est d’autant bénéfique qu’il rend légitimes les besoins variés de l’ensemble des employés au regard de leurs responsabilités familiales et de leur situation personnelle, tout en contribuant au maintien au travail. Cela implique cependant la mise à l’écart de l’archétype du travailleur idéal au parcours d’emploi linéaire (Ollier-Malaterre, 2010). Pour une conciliation qui permet une réelle atteinte de l’égalité professionnelle, les mesures ne doivent pas uniquement reposer sur la possibilité de prendre des congés, d’autant plus qu’ils sont le plus souvent octroyés sans solde, ces derniers étant susceptibles de créer des carrières de second ordre pour les femmes qui y recourent (Berthod et al., 2016 ; Ollier-Malaterre, 2010 ; Pailhé et Solaz, 2010).

En ce sens, les congés prévus au fédéral et bonifiés en 2018 dans la Loi sur les Normes du travail ne sont pas une panacée et ne peuvent convenir aux diverses réalités vécues. Loin de constituer une responsabilité de courte durée, l’implication des aidants perdure des mois durant (Sinha, 2013). Le congé, s’il permet un répit temporaire, ne peut répondre dans tous les cas aux besoins fluctuants des aidantes. Par ailleurs, elles ne désirent pas toutes rompre temporairement le lien d’emploi. A contrario, l’analyse fait ressortir que plusieurs aidantes désirent demeurer actives, non seulement parce que le travail est un lieu de socialisation qui permet de contrer l’isolement (Le Bihan-Youinou et Martin 2006 ; Krisor et Rowold, 2014 ; Robison et al., 2009 ; Tremblay et al., 2006), mais aussi parce qu’il favorise un détachement avec la sphère des soins, sphère émotive, tout en favorisant la réalisation de soi (Beaudry et Gagnon, 2013).

Le mot de la fin : améliorer les solidarités publiques

En définitive, la présente contribution ajoute une pierre à l’édifice des travaux qui révèlent que les femmes sont le pivot de solidarités familiales et le noyau autour duquel gravite la conciliation de la vie professionnelle, familiale et la sphère des soins. Bien qu’exploratoire, la visée compréhensive de cette recherche fait ressortir un discours transversal, celui du fardeau des solidarités familiales qui repose sur les épaules des aidantes et qui induit une nécessaire négociation temporelle des différentes sphères de leur vie. Elle braque également le projecteur sur l’hétérogénéité des expériences de conciliation, par l’entremise d’une modélisation qui met de l’avant quatre types d’aidantes en emploi, types pouvant évoluer selon l’état fluctuant de santé de la personne aidée ou en fonction du soutien familial et organisationnel reçu. Alors que l’étude s’appuie sur un échantillon exclusivement féminin, la typologie proposée à l’égard de l’expérience de conciliation emploi et responsabilité de soins ne peut être transposée aux aidants masculins. Il y aurait alors lieu d’étudier les expériences de conciliation des hommes proches aidants. C’est d’ailleurs ce qui était souhaité au départ, mais le recrutement des participants n’a attiré aucun candidat masculin. Il serait en outre intéressant de tester de manière quantitative la typologie proposée auprès d’une population féminine et masculine pour permettre des comparaisons selon le genre, ce que la présente recherche ne permet pas.

Le phénomène de la proche aidance est important et s’accentuera notamment en raison du vieillissement de la population (Sinha, 2013). Ce rôle, effectué dans le cadre des solidarités familiales, demeure invisible du fait que les liens familiaux sont naturalisés (Kempeneers et al., 2018). L’idéologie familialiste préconisée au Québec au regard du maintien à domicile minore le rôle des aidantes, l’État disposant ainsi d’une gamme de services gratuits assumés par les femmes en plus de générer des impacts importants sur différents aspects de leur vie dont certains sont inéluctables.

Les responsabilités à l’égard d’un proche occasionnent des effets délétères pour les aidantes que ce soit sur leur santé, sur leurs finances ou encore sur leurs droits fondamentaux qui sont mis à mal, ce qui appelle à une prise en charge par l’État québécois de cette problématique. Il lui revient d’être proactif à l’égard des droits des aidants en emploi et de mettre en place des solutions afin de leur permettre de maintenir leur vie professionnelle, d’autant que les proches aidants constituent la pierre angulaire des soins à domicile en assumant près de 80 % de l’aide aux bénéficiaires (Sinha 2013). D’aucuns ont récemment proposé que le « right to request flexible working » (RTR) envisageable en Nouvelle-Zélande, en Australie et eu Royaume-Uni, soit rendu possible au Canada, en le rendant plus contraignant pour les employeurs (Nogues et Tremblay, 2016). Le RTR consiste en un droit prévu dans un processus formel et facilitant une demande d’aménagement flexible du temps et du lieu de travail, sans obligation pour l’employeur d’accepter les demandes formulées. Des solutions adaptées aux besoins des aidants en emploi devraient au premier chef faire en sorte de promouvoir leurs droits fondamentaux et sociaux (Savignat, 2014) afin qu’ils puissent en jouir au même titre que tous les autres citoyens. Un enrichissement des droits individuels, par l’entremise des accommodements en vertu de la Charte québécoise, permettrait de répondre aux spécificités de chaque cas, et semble davantage porteur que le RTR, puisqu’il crée un droit pour les employés et une obligation pour les employeurs.

Le Québec fait piètre figure en cette matière lorsque comparé à la Loi canadienne sur les droits de la personne[4] qui prévoit déjà cette possibilité, les tribunaux ayant établi que les soins prodigués à un membre de la famille sont inclus dans le motif de distinction illicite « situation de famille »[5]. La Charte québécoise n’inclut pas la situation de famille comme motif de discrimination, mais l’État québécois dispose de toute la latitude nécessaire afin d’élargir l’article 10 de la Charte québécoise pour y inclure de nouveaux motifs de discrimination. En ce sens, l’addition du motif « situation de famille », à l’instar de la loi canadienne, procède déjà d’une interprétation non équivoque en vertu de laquelle les aidants pourraient revendiquer leurs droits fondamentaux par l’entremise d’accommodements en milieu de travail que l’employeur aurait l’obligation de mettre en place. Une reconnaissance de leur rôle dans l’espace public éviterait qu’ils soient pénalisés au regard de la sphère du travail (Savignat, 2014) et minimiserait les risques d’inégalités de genre, voire de discrimination. Cette proposition s’inscrit d’ailleurs dans la logique des principes directeurs proposés par Kempeneers et al., (2015) visant une meilleure combinaison des solidarités publiques et privées. La politique nationale pour les proches aidants annoncée par le gouvernement du Québec et attendue à la fin de l’année 2019 insufflera peut-être une meilleure prise en charge collective de ce phénomène de société.