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En recueillant les expériences personnelles de la transformation de l’enfant en adulte, nous abordons les trente années qui ont précédé la Première Guerre mondiale en termes d’absorption et de dépense d’énergie. Chaque être vivant récolte de l’énergie de son environnement et en utilise une part pour sa propre croissance. Dans une économie régionale, l’énergie est aussi capturée, transformée, puis libérée. La production de l’énergie à partir des combustibles fossiles a redirigé les énergies humaines vers d’autres types de travaux, les a concentrées dans un cadre urbain et a alimenté le transport international des combustibles, des déchets, des matériaux de construction et des nutriments. Pour nourrir la main-d’œuvre urbaine grandissante, les frontières rurales ont été colonisées, et les trente ans qui précèdent 1914 sont perçus comme le début d’un nouveau « régime alimentaire » (Dixon, 2009). C’est au regard de cette croissance économique que nous explorons les archives du Québec et de la Nouvelle-Zélande, dans le but de trouver des traces des trajectoires de croissance individuelle des jeunes.

Pour découvrir ce que les changements sociétaux ont pu, à l’époque, signifier pour l’expérience des jeunes, l’historien a besoin de deux sources très différentes : celles des démographes et économistes qui, pour les besoins d’analyse comparative, utilisent les sources classiques servant à documenter la croissance de la population et l’utilisation de l’énergie ; aussi, celles qui permettraient à l’historien de s’enquérir des perceptions des jeunes. Or, le travail de l’historien demeure limité par la rareté des documents écrits par des mineurs qui évoqueraient le « Soi » dans le « Grand Monde ». Cette contrainte nous a conduits à prendre nos exemples dans deux populations séparées par 15 000 kilomètres : le Québec urbain et le sud rural de la Nouvelle-Zélande. Parmi les villes du Nouveau Monde du XIXe siècle, Montréal est exceptionnellement bien pourvue en archives nominatives : recensements décennaux, rôles d’imposition annuels et répertoires quotidiens des naissances, des décès et des mariages. Pour suivre la trace d’individus, elle a de plus l’avantage d’un demi-siècle d’investissements dans l’accès numérique aux données et dans leur jumelage[1]. La Nouvelle-Zélande, désavantagée par la destruction de ses recensements nominatifs[2], offre pour sa part une ressource documentaire inexistante au Québec : une base d’archives numériques de journaux datant du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle qui permet la recherche en texte. L’accès libre à ces archives nous a permis d’explorer une panoplie de lettres écrites par des enfants, publiées dans la revue hebdomadaire Otago Witness de 1886 à 1909[3].

Ces deux exemples illustrent des progrès importants dans le domaine des humanités numériques : au Québec, une utilisation améliorée des sources et des méthodes analytiques ; dans la région d’Otago, la nouvelle facilité de repérage dans les textes. La difficulté se trouve dans l’interaction entre ces deux types d’outils documentaires bruts. Puisque nous les avons tirés de deux lieux différents – une ville de l’hémisphère nord et une campagne de l’hémisphère sud –, nous avons besoin de les situer dans le contexte plus large du marché mondial en expansion et de la mobilité croissante. Les trajectoires des enfants ont été influencées par le contexte historique qu’ils partageaient ; aussi, pour unir les deux mesures de l’analyse, le local et le global, nous aurons besoin tant des sources personnelles que des sources collectives.

La première section de l’article prépare le terrain en profitant de sources démographiques montréalaises pour cibler les changements de rôle chez les jeunes durant la période étudiée. Soumises aux stratégies d’échantillonnage et de jumelage, ces données nous permettent de progresser, mais, comme nous le verrons, ces découvertes ne satisfont pas notre appétit. Il y manque quelque chose : les véritables voix des jeunes. Dans la deuxième section, pour trouver des indices de leurs réactions et de leur agentivité, nous nous appuyons sur les lettres à l’intention de « Dot », le rédacteur-administrateur d’une colonne intitulée, « Lettres des Petites Gens »[4]. Puisque cette source nous est moins familière, nous lui accordons une attention particulière, en sélectionnant les discussions des jeunes sur deux sujets. D’abord, dans le cadre d'une recherche sur l'évolution des paysages agricoles, nous avons cherché de manière systématique ce que les jeunes correspondants avaient à dire sur le « travail » qu’ils faisaient : ramasser les œufs, nourrir des veaux, traire des vaches. Une deuxième exploration a été provoquée par les interrogations mêmes des enfants : « Dot, connais-tu un remède pour le mal de dent ? » Dans leurs lettres, ils associent cette douleur à leur amour pour les sucreries. Mis ensemble, les nombreux comptes rendus de leur travail et des conséquences de leur péché mignon produisent un long exposé de leurs efforts pour explorer le monde et s’y sentir chez eux. Les Lettres rappellent les aventures d’Alice au pays des merveilles, par exemple lorsqu’elle découvre la petite bouteille, « “Il m’arrive toujours quelque chose d’intéressant,” se dit-elle, “lorsque je mange ou que je bois” » (Carroll, 1869 [1865] : 44).

La jeunesse recrutée et recensée : les sources montréalaises

Chaque individu rencontre l’histoire dans un contexte spécifique : celui de sa génération, de sa culture, de son statut et de sa filiation. Selon les biologistes culturels, plusieurs stades marquent le cours de la vie humaine, l’adolescence se distinguant des autres stades avec la poussée de croissance. Malgré de nombreuses variations individuelles, la puberté survient habituellement plus tôt chez les femmes, avant leur pleine maturité sexuelle (Bogin, 1994). « Tous les muscles et les os du corps semblent prendre part à la poussée de croissance de l’adolescent » (Eveleth et Tanner, 1976 :10). Durant ce stade, l’individu prend conscience des contextes sociaux qui sont à la fois contraignants et émancipateurs, souvent de manières contradictoires (Erikson, 1959 ; Scheff et Retzinger, 2000). Le sociologue ou le psychologue attentif à la sensibilité des adolescents, qui doivent composer avec un soi et un corps en transformation, peut s’entretenir avec ses sujets et les observer en interaction de groupe (Goffman, 1959). L’historien dépend des souvenirs des adultes, des journaux intimes ou des biographies ; dans le cas qui nous occupe, notre population cible n’est plus accessible à l’entrevue telle que pratiquée par Sutherland (1991 ; 1992) et Sutton-Smith (1959). L’exclusion des mineurs du forum public et les conventions victoriennes – qui dictent ce qui est approprié pour la publication et la conversation, ou encore quelles questions un enfant peut poser – aggravent le problème du manque de sources.

Les différentes conceptions de l’adolescence à une même époque manifestent l’importance d’explorer la diversité des contextes spatio-temporels. En 1905, lorsque les Petites Gens demandent davantage d’espace dans l’Otago Witness, G.S. Hall publie aux États-Unis sa célèbre synthèse sur l’adolescence. Il y souligne la turbulence de l’esprit du jeune et la perturbation potentielle pour la société qu’il représente. À partir des mesures de grandeur et de poids d’un groupe d’enfants, il établit des standards en les liant au point de vue eugéniste sur le progrès de « la race ». Des échos des prescriptions de Hall (1905) pour élever un « enfant normal » retentissent par la suite en Nouvelle-Zélande dans les travaux du docteur Truby King[5]. Depuis, les chercheurs ont confirmé la trajectoire « moyenne » de la croissance des os, des muscles et du cerveau, en plus d’approfondir les mécanismes physiologiques de la poussée de croissance au début de la puberté, ceci en réfutant la thèse raciale et en attaquant celle voulant qu’il soit nécessaire, pour l’individu, de se conformer à une norme rigide (Eveleth et Tanner, 1976 ; McCormick et Telzer, 2017).

Afin de situer la transition vers l’âge adulte dans la croissance économique de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle, nous devons garder à l’esprit trois aspects : les déménagements des jeunes, le moment où ils assument leur rôle reproducteur et leur intégration dans le marché du travail. Pour un survol de ce qui peut être extrait des sources conventionnelles, nous nous appuyons sur des ensembles de données provenant de Montréal et ses régions (Bradbury, 1984 ; 2011 ; Olson et Thornton, 2011 ; Gauvreau et al. 2007 ; MacKinnon, 2000). Grâce aux héritages colonial et ecclésiastique français, les registres de paroisse au Québec sont continus, authentifiés et conservés, ce qui est plutôt rare pour une colonie britannique. De tels documents sont présents dans de multiples régions européennes (e.g. Alter, 1987 ; Van Poppel et al., 2004 ; Woods, 2000). Grâce à l’entreposage numérique, aux standards de partage et au jumelage de données assisté par ordinateur, il est maintenant possible de suivre la trace des foyers par tranche d’année ou de décennie, d’identifier dans de multiples sources l’individu qui a déménagé, s’est marié ou a changé d’emploi, et de construire des échantillons pour mieux relever les différences de genre, d’ethnie et d’histoire migratoire.

Montréal, au tournant du siècle, est une vraie « ville-champignon », doublant sa population tous les vingt ans sous l’impact de la vapeur et du capital industriel. En ce qui concerne les déplacements géographiques, les jeunes de 15 à 29 ans constituent alors une large portion de ceux qui arrivent de la plaine voisine (Olson et Thornton, 2011) et des îles Britanniques et de ceux qui quittent la ville vers de « nouvelles terres » ailleurs au Canada (Darroch, 2015). Parmi les jeunes migrants du Canada et de la Nouvelle-Zélande, un bon nombre de filles partaient vers les aires urbaines, tandis que la plupart des garçons se dirigeaient vers les frontières agricoles et minières, et cette disproportion provoque dans les deux milieux plusieurs « paniques sociales » (Pool et al. 2007 ; Brookes, 2016 ; Comacchio, 2006 ; Myers, 2006).

En ce qui concerne les taux de reproduction, le changement le plus important entre 1881 et 1901 est associé à une variation dans les trajectoires des jeunes femmes (Olson et Thornton, 2011 : 164-169). Le retardement du mariage de deux à trois ans réduit les années de fécondité des femmes, et donc le nombre d’accouchements aussi. Puisque la régulation de la fécondité est alors principalement fonction du moment du mariage, ce qui ressemble à un changement modeste dans les choix personnels mène à une diminution substantielle du nombre de naissances et à de plus petites familles. Ces changements se sont d’abord produits dans les villes et ont contribué à la construction de structures distinctives d’âge et de sexe. Des changements similaires en Nouvelle-Zélande et en Grande-Bretagne ont été documentés (Olssen et Lévesque, 1978 ; Pool et al., 2007 : 92).

Quant aux emplois recensés à Montréal (le secteur formel), les filles et les garçons âgés de 15 à 29 ans en occupent le tiers en 1881 et la moitié en 1901 (Olson et Thornton, 2011). L’analyse d'un échantillon masculin démontre que le fils n’exerce plus (en 1901) le même métier que son père (en 1881) et que la mobilité sociale est à la hausse (Gauvreau et Olson, 2008). Le recensement sous-évalue le travail effectué par les jeunes de moins de 21 ans et ignore presque entièrement celui des femmes mariées. La minimisation du travail domestique et non rémunéré dévalorise encore davantage le temps de toutes les femmes (Goldin, 1990 ; Nyberg, 1994).

L’intégration des jeunes dans le marché du travail dépend de la scolarisation. Au Québec comme en Nouvelle-Zélande, la plupart des enfants de 9 à 11 ans fréquentent l’école, constituant une première génération scolarisée. Malgré une législation plus vigoureuse et un financement plus généreux qu’au Québec, l’éducation en Nouvelle-Zélande après l’âge de 12 ou 13 ans demeure un privilège (McGeorge 2006 ; Fry, 1985). La basse rémunération favorise l’emploi de très jeunes femmes pour des postes d’enseignantes (Fry, 1985 ; Danylewycz et Prentice, 1984). L’éducation primaire confirme les comportements genrés, introduit de nouveaux sports d'équipe (Sutton-Smith, 1959), encourage la « standardisation » des corps et des compétences (Turmel, 2013) et normalise l’accès aux réseaux sociaux et la rémunération future.

Les observations que nous pouvons formuler à partir de ces données soulèvent des questions qui n’ont pas été posées par les recenseurs. L’historien cherche à reconnaître les voix en interaction dans une famille, à découvrir la manière dont l'opinion est ancrée dans un voisinage, et à prendre le pouls de ces « communautés de communication » dont les attentes à l'égard du revenu et de la taille de leur famille se transforment (Szreter, 1996). Ces facteurs pèsent sur la balance quand les jeunes prennent la décision de quitter les bancs d’école, de partir du foyer familial, de se marier ou de déménager loin de leur sol natal.

Voix des mineurs : la source néo-zélandaise

Pour recueillir les opinions des jeunes, nous nous tournons vers la source néo-zélandaise. Même s’ils se situent dans des communautés agricoles, les jeunes néo-zélandais vivent aussi dans une économie de croissance sensible à l’incitation par les prix et influencée par les marchés mondiaux. Entre 1881 et 1911, la population du pays double (Bloomfield, 1984). Le développement du commerce mondial, du point de vue de la Nouvelle-Zélande, signifie l’augmentation des exportations de produits laitiers et de viande congelée (voir Tableau 1).

Tableau 1

Valeur en livres des exportations néo-zélandaises choisies, 1881-1915

Valeur en livres des exportations néo-zélandaises choisies, 1881-1915

Sources : New Zealand Official Yearbook, 1884, 1913, 1921, 1997.

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L’augmentation dépend de la production du lait, bien évidemment, mais aussi des céréales – le blé pour nourrir la main-d’œuvre et l'avoine pour nourrir les chevaux – et du pâturage pour les vaches et les moutons (le nombre d’animaux sur les pâturages double en moins de vingt ans). Les exportations, dirigées vers les quais de Londres et Liverpool (Belich, 2009 ; Condliffe, 1915), ont un impact sur les habitudes alimentaires des travailleurs urbains et financent l’importation de machinerie agricole, de fil de fer pour clôtures, et, en provenance des frontières impériales du Pacifique, du sucre et de l’engrais (voir Tableau 2)[6].

Tableau 2

Valeur en livres des importations néo-zélandaises sélectionnées, 1881-1915

Valeur en livres des importations néo-zélandaises sélectionnées, 1881-1915

Sources : Bloomfield, 1984, Tableau VII, 12, p. 30-4. N’inclut pas la machinerie électrique.

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Grâce à l’ambitieux programme de numérisation de la Bibliothèque nationale de la Nouvelle-Zélande, qui utilise des techniques de production participative – où organismes culturels et bénévoles sont mobilisés – afin d’améliorer la reconnaissance optique de caractères, la recherche en ligne par mot-clé est possible dans les lettres adressées à Dot publiées dans l’Otago Witness, de juillet 1886 jusqu’à décembre 1909. Nous avons récupéré 12 000 lettres dont nous tirons nos exemples. Elles seront citées avec le pseudonyme du correspondant et la date de publication[7]. Notre étude couvre la période où il y a le plus d’enfants néo-zélandais de moins de 20 ans et où les fratries et les familles sont les plus nombreuses (Pool et al., 2007 : 129 et 142). Pendant dix ans, la colonne est dominée par des écoliers à peine capables d’écrire, mais, après 1900, ce sont les jeunes entre 12 et 19 ans qui prennent les commandes (Scott, 2011 : 190). Les correspondants proviennent d’un large éventail de niveaux et de modes de vie. Au moins un sur dix réapparaît plus d’une fois, et, d’une décennie à l’autre, nous pouvons présumer un renouvellement complet des correspondants. Cinq lettres sur six sont écrites par des filles ou de jeunes femmes, la majorité issue de régions rurales, puisque l’Otago Witness s’adresse particulièrement aux résidents de fermes d’élevage, de camps miniers et de villages dont le courrier ne parvient au bureau de poste qu’une à deux fois par semaine. En 1909, l’hebdomadaire a maintenant 90 pages et s’est associé à l’Otago Daily Times, aussi publié à Dunedin, la métropole de l’île du Sud.

D’autres universitaires reconnaissent le potentiel des Lettres (Bennett 2014 ; Ballantyne 2011) et l’éventail d’opinions de ces jeunes incite à explorer d’autres sujets par d’autres méthodes (cf. Moruzi, 2012 ; Wevers, 2010 ; Speer et Stokoe, 2011). La question la plus délicate, lors de l’interprétation de lettres comme celles-ci, est l’ampleur de l’intervention éditoriale, comme les petits mots d’encouragement que Dot ajoute : des mises au point de nature parfois grammaticale ou, durant la guerre des Boers, politique. Ce genre de censure semble avoir peu d’effet sur les deux sujets que nous abordons. Étant donné que les correspondants parlent de leurs animaux, de leurs sorties et de leurs vacances – ce que les éditeurs encouragent explicitement –, un bon nombre d’entre eux mentionnent leur travail de manière accessoire : « Nous nous sommes levés à trois heures pour finir la traite à temps pour attraper le train de six heures ». De telles remarques ne sont généralement pas sollicitées, mais innocentes. Enfin, en raison de la poussée de croissance et des transformations de nature sexuelle qui l’accompagnent, nous devons garder à l’esprit la censure plus sournoise de l’époque victorienne : les silences qui entourent le sexe et les fonctions corporelles.

Le travail à la ferme

Les travaux dont parlent les correspondants de Dot, fortement rythmés par les saisons et les heures, nous renseignent sur les responsabilités et les tâches liées à l’âge et au sexe, mais aussi sur les changements qui découlent des nouvelles pratiques agricoles durant le quart de siècle. Les commentaires des jeunes témoignent d’une grande sociabilité qui laisse transparaître, en filigrane, leurs protestations et négociations.

Les plus jeunes d’entre eux travaillent près du foyer, sous supervision : ils apportent du bois de chauffage, nourrissent les poulets, récoltent les œufs, désherbent le jardin ou cueillent les pommes. Aux débutants de 10 ou 11 ans, on confie des tâches qui demandent davantage d’énergie et d’endurance que de dextérité ou de jugement : éclaircir ou planter des navets, arracher ou trier des pommes de terre. « As-tu déjà ramassé des pommes de terre, Dot ? » demande une des filles. « Si oui, tu sais à quel point cela fait mal au dos » (Bessie, 22 juin 1899). Deux garçons qui plantent des pommes de terre rapportent que « mêler la poudre d’os avec la terre était terriblement difficile, parce que le vent soufflait comme un ouragan, et elle venait presque toute atterrir dans nos yeux » (Two Waikawa Kilties, 6 décembre 1905).

Même les tâches les plus simples sont propices au travail d’équipe et à la négociation. Marguerite décrit la mauvaise surprise qui l’attend un samedi après-midi, lorsqu’elle et sa sœur, comptant partir à la recherche de nids d’oiseaux, se voient plutôt obligées d’arracher et de trier les pommes de terre :

Nous étions très fâchées et nous avons contesté, mais Père n’a rien voulu entendre et a dit que nous n’avions pas le choix. Donc nous nous sommes habillées et nous avons commencé à trier les pommes de terre dans le baril, mais le sac ne restait pas en place, et quand nous lancions les pommes de terre, nous nous cognions. Donc Cynthia est sortie pour tenir le sac et moi je suis restée dans le baril. À mi-chemin, Père est venu et a dit que nous étions de bonnes filles. Nous avons demandé ce qu’on aurait en retour. Il a dit qu’il nous donnerait notre souper. Nous avons fait la grève jusqu’à ce qu’il promette de nous payer. Il a dit qu’il nous donnerait un shilling. Alors nous avons recommencé le travail et tout était bientôt terminé (Marguerite, 2 novembre 1899).

Les tâches des enfants reflètent la répartition du travail au sein d’une famille. Ils sont recrutés afin de faire face aux moments de presse, surtout pour la traite, qui doit être effectuée deux fois par jour. Une jeune de 11 ans décrit ainsi sa routine : « À chaque jour je reviens de l’école et avec mon chien je réunis les vaches [qui broutent dans les prés ou dans les bois]; c’est l’heure de la traite ». L’espace-temps de l’enfant est organisé afin d’accommoder l’école et les besoins de la ferme, tous assujettis aux rigueurs des conditions météorologiques. « J’ai coupé environ douze pouces de la queue de la vache, parce qu’une claque givrée n’est guère plaisante quand le matin est glacial » (Yeast, 18 mai 1904).

La famille de la ferme est sous forte pression au moment de la récolte céréalière d’automne (en mars) et de la tonte d’été (en décembre et janvier), lorsque toute la maisonnée est mobilisée et que d’autres ouvriers contractuels doivent être logés et nourris : « Après le repas fini, la vaisselle propre et un coup de balai sur le plancher, j’ai entamé un panier de pommes de terre pour le thé. Vois-tu, Dot, au sortir d’un repas, nous devons tout de suite commencer le suivant » (Longwood Blossom, 19 mai 1909). Les vacances scolaires sont organisées afin de libérer de jeunes travailleurs supplémentaires, et la plupart des correspondants voient la moisson comme une saison de récompense, d’échanges, remplie d’inattendus et d’occasions de développer et de démontrer de nouveaux talents. Les fluctuations dans le temps, d’un autre côté, intensifient les pressions saisonnières. Ainsi, une jeune femme sur une ferme d’élevage de moutons s’indigne, « Grâce à cette pluie, les hommes n’auront fort probablement pas terminé aux autres endroits, donc ils vont rester ici pour Noël et le jour de l’An. N’est-ce pas une manière fantastique de fêter Noël, Dot, cuisiner pour les tondeurs ? » (Goldspur, 26 décembre 1906).

L’accumulation des tâches estivales signifie que les enfants prennent leurs vacances à tour de rôle. Un enfant de 11 ans écrit : « Je n’ai pu aller nulle part pour les vacances parce qu’il fallait que j’apporte le dîner aux éclaircisseurs de navets » (Blue Bells of Scotland, 10 février 1909). Une autre de 13 ans se prépare à vendre l’agneau qu’elle a élevé : « Je suis sans le sou, et je veux en gagner rapidement. Je ne crois pas avoir de vacances cette année, puisque j’en ai eu l’an passé, et que c’est le tour de quelqu’un d’autre cette année » (Silver Tassel, 12 août 1908). Une jeune fille de 14 ans, qui a quitté l’école pour travailler à la ferme, rapporte, « J’aurai bientôt mes vacances. Je dois me contenter de les avoir à l’hiver, parce que l’été toutes les vaches donnent du lait et qu’il n’est point facile d’y échapper » (Purple Heather, 22 avril 1908). Une fille s’inquiète de ne pas avoir de vacances pour Pâques : « À dire vrai, je ne pense pas que nous sommes fort libres quand nous devons traire huit ou neuf vaches le matin et le soir, en dehors des autres travaux de la ferme comme écrémer le lait, nourrir les cochons, et encore. En plus de cela, bien des filles doivent éclaircir les navets, planter et ramasser les pommes de terre, manier la fourche durant la moisson, aider avec la batteuse… Si elles veulent des vacances, comment en obtenir ? » (Zephy, 4 mai 1904).

Lorsque la poussée de croissance est amorcée, l’enfant se révèle soudainement plus utile – plus grand, plus lourd et plus fort – et les signes de la puberté imminente créent des attentes par rapport aux rôles reproducteurs et à la fondation d’une famille. Les nouvelles capacités et attentes signifient une plus grande charge de travail et des tâches plus rigoureusement attribuées selon le sexe. Pour les garçons, il s’agit du labourage – ardu et immédiatement éprouvant − « [...] on doit grandir tôt ou tard, et comme on n’y peut rien, il est inutile de céder à ses regrets [...] je dois travailler en équipe maintenant, et ce n’est pas d’adon, puisque me lever à cinq heures du matin n’est pas vraiment ma tasse de thé » (Aguinaldo, 2 novembre 1899). Les travaux ménagers, réservés aux filles, font fréquemment l’objet de protestations : « On me laisse à faire les travaux ménagers, que j’ai en horreur. J’ai toujours détesté tenir la maison » (Clio, 23 décembre 1908).

La décision d’abandonner l’école n’est pas prise à la légère, et le rôle de deuxième mère est fréquemment mentionné par les correspondants qui vivent des urgences familiales.

Comme le docteur a interdit à ma mère de lever un doigt pendant trois mois, nous avons eu une ménagère, mais elle a dû partir, parce que sa mère était malade aussi. Je dois faire tout le travail, laisse-moi te dire que je n’aime pas bien cela [...] mon père est malade aussi, et il reste au lit. J’espère que je serai la prochaine, pour que je puisse m’amuser aussi (Mermaid, 20 octobre 1909).

Dans certains cas, les parents craignent qu’une éducation prolongée ne gâte les perspectives de leur progéniture. Selon Maggie, 14 ans, « Mère pense que j’en sais bien assez pour une fille de fermier » (Maggie Gerken, 15 mars 1894).

Des changements dans la taille de la famille et dans le développement de la ferme exigent des ajustements fréquents. Une fille mentionne une répartition exceptionnelle des tâches :

Mes frères n’aiment pas travailler dans le jardin, ils aimeraient mieux laver, repasser, frotter et coudre. L’un d’eux coud fort bien, et ils font le travail mieux que certaines filles, mais s’il y a bien une chose qu’ils n’aiment pas, c’est de se lever à six heures dans le froid pour aller chercher les vaches [...] Demain c’est la journée de la lessive. Nous lavons deux fois par semaine. Durant l’été, nous lavons toujours entre 50 et 60 robes-tabliers et environ 30 robes par semaine, et durant l’été entre deux douzaines et 30 robes-tabliers et une douzaine de robes (Yeast, 18 mai 1904).

En 1904, une jeune fermière de 14 ans se présente de la manière suivante : « Je conduis souvent le troupeau de moutons [...] Je peux conduire des chevaux, et je vais bientôt apprendre le labourage. Je n’ai tué qu’un seul mouton jusqu’ici, mais je compte en tuer plus. Aimes-tu la campagne, Dot ? » Le fait qu’elle ait abattu un mouton provoque une controverse d’un an parmi les Petites Gens à propos du comportement approprié pour une fille[8].

Certaines lettres de correspondants ayant quitté l’école indiquent clairement qu’il n’y a pas assez de travail à la ferme pour tous les enfants de la famille : « Je ne travaille pas à la maison ces jours-ci, Dot, puisque j’ai huit frères et trois sœurs, et sur une petite ferme de quatre-vingt-dix acres nous nous pilons sur les pieds. Mon frère et moi travaillons sur une ferme voisine depuis deux ans, mon frère étant le cuisinier de la place » (Black Watch, 28 novembre 1900). Un garçon de 14 ans éclaircit des navets pour 1 £ par semaine : « Je suis à quinze ou vingt kilomètres de la maison et je me sens très seul [...] cette année, j’ai d’abord ramassé la laine sur le plancher de la tonte, ensuite j’ai hersé la terre avec quatre chevaux, et j’éclaircis des navets depuis » (Bugler Boy, 22 janvier 1908). « Je labourais, mais j’ai brisé la charrue, comme j’ai coutume de le faire à chaque semaine. Je suis revenu de Ranfurly avec la charrue ce soir même, donc je devrai recommencer demain » (Oscar Wilde, 24 octobre 1906).

Des filles sont aussi engagées pour traire des vaches ou du gardiennage, initialement pour une courte durée et un salaire très faible. « Il y a vingt-deux vaches à traire ici, et je déteste traire ». Molly, à 14 ans, gagne 5/6 [5 shillings 6 pence] par semaine : « Je viens tout juste de quitter mon poste, et je vais à la maison pour une semaine, peut-être plus, et ensuite je vais ailleurs » (Molly Malone, 24 mars 1909). Une autre, temporairement à la maison, affirme, « Je ne serai pas ici fort longtemps, puisque j’ai tant de frères et de sœurs qu’il n’y a pas assez de place pour nous tous sous le même toit ; nous devenons trop agités, et mes sœurs et moi parlons trop et nous ne travaillons pas assez » (Wild Eelin, 16 juin 1909).

Au moment où les jeunes sont en mesure de quitter la maison, ils ont le choix d’élire domicile en campagne ou en ville, et les Petites Gens qui participent aux clubs de débats de Dunedin et Invercargill discutent de ces options : « Ville contre campagne » et « Qu’est-ce qui est préférable, la vie d’un travailleur agricole ou celle d’un ouvrier industriel ? ». À Mataura, les abattoirs et la centrale hydroélectrique n’emploient que des hommes, mais les femmes travaillent au moulin à papier : « une fille qui prend les sacs de papier de la machine, et des filles qui les emballent pour qu’ils soient prêts à partir » (Connecticut II, 17 mars 1909). Des filles qui ont réussi à l’école prennent les postes d’enseignantes auxiliaires (une option peu ou non rémunérée, populaire auprès des commissions scolaires rurales), et celles qui poursuivent à l’école secondaire deviennent des enseignantes certifiées, des professeures de musique ou des sténographes. La fille du boucher, qui conduit les samedis la charrette autour du canton avec la viande, annonce, six mois plus tard, qu’elle travaille dorénavant pour le bureau de poste et qu’elle apprend la tenue des livres (Bonnie Jean, 20 janvier et 23 juin 1909). Des frères et sœurs déménagent ensemble sur l’île du Nord – une sœur tenant maison, une sœur et un frère travaillant dans le même atelier de couture, et le frère aîné dans une beurrerie (Mountain Belle, 18 août 1909). De jeunes hommes se plaignent de ne pas trouver d’emploi en ville, tandis que les jeunes femmes acceptent des postes de commis mal payés pour éviter l’horaire contraignant de la ferme : « Après le mariage de ma sœur, je trouvais la vie dans les cantons maussade et isolée, donc j’ai plié bagage et je me suis rapprochée de la civilisation [...] Et maintenant que l’hiver se fait sentir, je me réjouis de n’être plus à la ferme et de n’avoir aucune vache à traire » (Laura, 23 juin 1909).

Les commentaires des Petites Gens signalent l’industrialisation progressive du paysage agricole. Dès 1895, ils réagissent à la destruction des forêts, à la pollution des cours d’eau par les dragues d’or et aux changements dans le paysage sonore : le crissement des scies au moulin, le sifflement des six filatures de lin[9], le vrombissement des jets sur le claim minier et le lent progrès de la machine à vapeur qui se fait tirer par des chevaux d’une ferme à l’autre. Cet appareil fixe apparaît pour faire face aux pressions de la moisson ; il alimente la batteuse ou le hache-paille, et l’entrepreneur-propriétaire de la machine complète parfois son équipe de onze hommes avec des membres de la famille ou des voisins du fermier.

L’industrialisation mène au retrait de certaines opérations à la ferme. Des laiteries coopératives qui fonctionnaient quatre à cinq mois par année prennent en charge la séparation de la crème, du barattage et de la fabrication du fromage, opérations fastidieuses jusqu’alors menées par les fermières et leurs filles. La station d’écrémage ou la fabrique de fromage impose des standards de teneur en matière grasse et des horaires de livraison[10], et les écoliers racontent avoir embarqué dans le chariot du laitier ou s’être levés plus tôt pour aller porter le lait à la crémerie. Ces nouvelles tâches témoignent de la réponse au marché d’exportation. La demande accrue et le temps libéré des tâches d’écrémage et de barattage incitent les fermiers à agrandir le troupeau, et l’horaire estival se resserre avec plus de vaches à traire et de veaux à nourrir.

Une amélioration de la productivité est souvent atteinte par de petits changements. Oleef (19 mai 1904) mentionne les avantages d’un moulin à vent : « L’eau se rend au lavoir, à la laiterie et à l’écurie. Nous trayons environ 40 vaches ». Des lettres d’Isaac, 10 ans, illustrent l’intégration des tâches : « Nous avons une écrémeuse Baltic, mais elle n’est pas très bonne. Il y a 30 petits écrémoirs, que l’on doit nettoyer à chaque fois qu’on utilise la machine ». L’acquisition de l’écrémeuse permet une plus grande marge de manœuvre : « Nous avons commencé à nourrir 80 vaches avec des navets et du foin ». Il rapporte en janvier, « Je passe mes vacances à éclaircir des navets ; nous en avons environ quatre acres », et à la fin mai, au début de l’hiver, « Lors du passage du hache-paille, nous avons coupé environ sept tonnes [...] » (25 mars 1908, 20 janvier 1909 et 26 mai 1909). En 1909, les agriculteurs qui traient « pour l’usine » obtiennent des trayeuses, et les chiffres augmentent encore : « Nous avons des trayeuses, nous trayons 93 vaches ».

Des méthodes plus intenses et mieux intégrées permettent la culture de plus de navets, l’entretien de plus de cochons (pour consommer le lait écrémé et le petit-lait) et la production de plus de fumier. L’ingénieuse combinaison hippomobile d’épandeur de fumier et de semoir plante les graines si précisément que les semis nécessitent moins d’éclaircissement. Perfectionnée entre 1890 et 1903, cette machine libère donc les enfants comme Isaac pour d’autres travaux au plus fort de l’été. Leurs lettres parlent des tâches routinières comme transporter des navets, les couper, hacher la paille et livrer les navets et la paille aux animaux, mais jamais des travaux complémentaires tels que ramasser le fumier de l’étable et le charrier jusqu’au champ de navets.

Même les abeilles sont alors attelées à l’économie de croissance et, à ce titre, un des apiculteurs parle de son travail après l’école : « J’ai fait cinquante boîtes et cinquante cadres, et maintenant je dois les filer et poser les feuilles de cire ». Sur une ferme avec une centaine de ruches, « Nous extrayons le miel en ce moment, et nous sommes très occupés. Lors de l’extraction, nous mettons un peu de fumée proche de la bouche de la ruche, puis nous ôtons le couvercle, nous retirons les cadres, nous enlevons la cire avec des couteaux chauds, puis le mettons [le cadre] dans l’extracteur et le faisons tourner. Quand le miel n’est plus sur les cadres, nous les remettons dans les ruches, pour que le cycle recommence »[11]. Introduites dans les années 1880, ces méthodes peuvent être considérées comme artisanales, mais elles caractérisent la transition vers une agriculture industrielle. L’apiculteur moderne importe une variété d’abeilles de choix et des cadres préfabriqués, assure un contrôle de la température à longueur d’année, adopte un emballage standard pour atteindre le prix le plus avantageux sur le marché londonien et analyse les gestes du garçon au travail en prévision des mouvements de l’abeille-travailleuse : « Aussitôt mes abeilles font le miel, aussitôt je le leur enlève, et elles travaillent sans arrêt pour en avoir assez pour l’hiver » (« Beekeeping in Otago », Otago Witness, 10 septembre 1881 : 8).

Les Lettres révèlent aussi d’autres aspects de la dépense énergétique des jeunes, comme le soccer, la danse, ou jouer à la tig [tag] au clair de lune, sans la prétention de contribuer immédiatement aux revenus de la ferme. La machine qui leur importe le plus est la bicyclette et, dans les années 1890, avec les chevaux et les trains, elle permet aux adolescents de converger par centaines dans les bals, les salons agropastoraux, les concerts de collecte de fonds, les compétitions sportives et les pique-niques communautaires. Ces événements canalisent une immense dose d’énergie dans la performance compétitive, l’excitation et l’expérimentation sociale. Alpine Princess, par exemple, manque le pique-nique du lendemain de Noël parce qu’elle doit porter le lait à la crémerie, mais un mois plus tard elle traverse plus de 30 kilomètres pour le salon Agricole et Pastoral à Gore. Elle assiste le mois suivant au Carnaval des Fendeurs de bois, puis, avec sa sœur et son frère, elle parcourt plus de quinze kilomètres pour le bal à Hokonui : « [...] c’était formidable de rentrer au petit matin en passant par les bois, et par des collines qu’un lapin ne pourrait à peine escalader » (24 mars 1904). Son récit montre comment les loisirs sont intégrés à l'espace-temps d’une production : « Comme Père devait aller à Queenstown ce matin, je suis allée conduire le lait à la crémerie, à treize kilomètres d’ici, et dès mon retour j’ai dû faire onze autres kilomètres pour la poste. Disons que ma journée n’était pas des plus courtes ».

Cher Dot, as-tu un remède pour le mal de dents ?

La même jeune femme, décrivant une autre excursion dans les bois de Hokonui, dirige notre attention de l’autre côté de l’équation – les demandes énergétiques du jeune corps pour l’entretien et la croissance. Avec quatre filles et deux jeunes hommes,

Nous avons pris deux haches et deux pots... C’était un arbre terriblement grand [...] creux au centre. Au bout de peu de temps, l’arbre a commencé à s’ébranler, et puis tout d’un coup il est tombé avec un horrible craquement dans une vallée et s’est brisé en mille morceaux. Ensuite, les garçons ont coupé un morceau de bois, là où ils pensaient que le miel se cachait, et quelle vue ! Il y avait rayon après rayon de miel… Les abeilles commençaient à s’énerver [...] N’importe, nous avons eu chacun un bon morceau, et comme le soleil plombait, ils ont commencé à fondre. Quel plaisir de voir le miel couler entre nos doigts et sur nos robes (Alpine Princess, 1er mars 1905).

Le miel occasionnel ne représente qu’une fraction des demandes d’énergie de ces jeunes. Les statistiques du commerce international depuis 1875 désignent les Néo-zélandais comme les plus grands consommateurs de sucre au monde. Le sucre leur provient d’abord de l’Australie, puis, après 1884, lorsqu’une raffinerie de sucre est construite sur l’île du Nord, des Fiji. Alors que les troupeaux de moutons reçoivent leurs rations de navets pour affronter l’hiver, les enfants, pour leur part, utilisent le sucre comme remontant avant de faire leur randonnée matinale pour ramener les vaches et de marcher cinq kilomètres jusqu’à l’école. Aucun événement festif n’en est dépourvu : « Les filles apportent des gâteaux et les garçons des bonbons ». « Quand un Chinois est mort à Arrowtown, ses amis ont donné du brandy aux hommes et des bonbons aux enfants » (Eugenie M'Donnell, 15 août 1889). « Notre enseignante nous donne des bonbons si nous faisons bien nos leçons, et nous lui donnons des fleurs » (Annie Lemon, 2 décembre 1887). « Dimanche dernier je cherchais dans ma poche un sou pour la boîte de dons, et devine ce que j’ai donné à l’enseignante ? Un bonbon ! » (Cherryripe, 14 décembre 1899). Ils partagent leurs sucreries avec leurs animaux : « Mon veau mange des bonbons ». « Mon lapin mange des bonbons ». Pendant une visite dans les parcs publics de Christchurch, « Il y avait un kangourou et maman lui a donné des bonbons, et on pouvait les entendre casser entre ses dents » (Agatha Adams, 30 mai 1889).

Pour le kangourou, sinon pour les enfants, la conséquence est le mal de dents. « Comme ma sœur a mal aux dents, elle est au lit, et maintenant j’y vais aussi » (Pretty Blossom, 2 septembre, 1908). « Je me suis fait enlever les dents, et je me sens bizarre sans elles » (Genevieve, 2 décembre 1908). Malgré le fait que la transmission des caries dentaires par les bactéries n’est pas encore comprise à l’époque, les familles reconnaissent la contribution du sucre, qui nourrit la bactérie. « Notre père tient un magasin, et nous avons des bonbons, et je les prends et j’ai mal aux dents » (Little Washerwoman, 3 mars 1909). Sa sœur raconte que, « J’avais terriblement peur pendant quelque temps [...] Maintenant, j’ai eu quatre dents d’arrachées » (3 mars 1909), et la troisième sœur attend ses fausses dents la semaine suivante : « On ne l’appellera plus “Gummy” ». Les dentistes de Dunedin font la promotion de la « dentisterie mécanique », de l’oxyde nitreux pour désensibiliser durant l’extraction et des formules de remboursement en plusieurs versements pour une denture complète. L’extraction d’une dent coûte 2/6, un plombage 5 à 6 shillings, une fausse dent 15 shillings, et une denture complète 15 livres[12]. Une des filles les plus âgées décrit ainsi ses vacances à la ville : « Je me suis fait enlever 16 dents, et j’étais très malade pendant deux jours » (Lady Kilroy, 2 septembre 1908), et l’une des plus débrouillardes, habitant à presque 50 kilomètres d’un dentiste, attache une paire de pinces à un cordon de fenêtre et l’autre bout à un anneau dans le plafond. « Ensuite j’ai reproduit la scène dans Hamlet où Ophélia s’évanouit [...] j’ai vu des étoiles. Je me suis rapidement remise, et je souhaitais maintenant extraire une autre dent, cette fois de la mâchoire supérieure » (Venetia Corona, 30 août 1905). Les lettres ne laissent pas présumer plus de vulnérabilité chez les filles que chez les garçons.

À partir de 1908, les Petites Gens de Dot font de plus en plus référence à des plombages, et une école dentaire dédiée au « sauvetage des dents » s’établit à l’Université d’Otago (OW, 8 avril 1908 : 33), mais ce n’est que lorsque les garçons qui nous ont intéressés jusqu’ici sont recrutés pour la Grande Guerre que le mal de dents devient un problème de santé publique. Peu de Néo-zélandais sont considérés comme physiquement inaptes. L’exception la plus importante est l’« efficience dentaire » : l’armée britannique exige 22 bonnes dents, incluant celles qui sont bien réparées, mais en Nouvelle-Zélande « des hommes ont dû être envoyés sans une seule dent naturelle, leur appareil de mastication étant entièrement artificiel » (Otago Witness, 27 janvier 1915). Le désastre dentaire demanda la mise en place d’une dentisterie militaire à grande échelle ; sorte de préambule à la tragédie de leur ultime rencontre avec l’histoire, lorsque le sixième des recrues meurt au combat (Crawford et McGibbon, 2007 ; Scott, 2011 : 413-490).

Le mal de dents de cette population fait partie d’une épidémie mondiale qui fait surface lors du développement de la société agraire, et qui se répand avec la culture de la canne à sucre dans les colonies tropicales (Mintz, 1985 ; Galloway, 1989 : 228-233). Raffiné pour en faire du sucrose pur, facile à transporter et à entreposer, le sucre de canne est substitué aux édulcorants traditionnels comme le miel et ajouté aux nouvelles boissons comme le thé, le café et le chocolat. Dans les portraits, les historiens de l’art retrouvent à la fois la maladie et la réponse professionnelle à travers la Révolution française et le Siècle des Lumières. Les dents pourries sont un élément déterminant du sourire, de l’apparence et de l’idéal du comportement et de la désirabilité (Jones, 2007 ; 2014). La référence au surnom moqueur « Gummy » laisse entrevoir la sensibilité des jeunes à l'égard des changements corporels, et à Noël de l’an 1899, lorsque l’Otago Witness publie pour la première fois des portraits photographiques envoyés par les Petites Gens, on peut observer dans les Lettres une soudaine prise de conscience de leur apparence physique. « Je suis si grasse », écrit Marjory, 17 ans (11 janvier 1900), et Jessie, 14 ans, se lamente, « J’ai bien peur que tu n’aies jamais vu de fille aussi laide que moi ; et si tu croises ma photo dans le Witness, ne te méprends pas, puisqu’elle m’avantage beaucoup. En fait, j’ai eu peine à me reconnaître, j’avais l’air si belle » (28 février 1900). Une troisième prend en compte plusieurs textes de divers correspondants pour se faire une idée de la « bonne » taille : « Mon poids est proportionnel à ma grandeur, parce que je ne suis pas grasse, mais très forte et robuste » (Gillian, 26 décembre 1900). Alice, le personnage de Carroll, exprime leur incertitude (p. 19), « Voyons, étais-je la même petite fille ce matin en me levant ? » Les filles commentent les photos des garçons, mais ceux-ci sont plus prudents : « Je crois que Boy et Harry étaient les plus avenants. Quant aux filles, je ne sais point » (Skipper, 24 mai 1900). Dans leur présentation, les nouvelles correspondantes commencent à mentionner leur poids, leur grandeur, leur âge et leur niveau scolaire. Une fille de la campagne s’inquiète, « Je dois trop manger. J’ai tant engraissé [...] Je me pèse souvent, et il est incroyable de voir comment il varie » (Lady Akatore, 24 mars 1909). Une jeune femme de près de 20 ans affirme devoir prêter davantage attention à son poids, maintenant qu’elle travaille dans un bureau en ville.

Conclusion

Dans le récit des changements dans la génération de l’avant-guerre, les protestations des Petites Gens de Dot, tous en transition vers l’âge adulte, soulignent l’importance d’une réaffectation sociale de leur travail, substantiel, mais malgré tout demeuré sous-estimé par les recenseurs. Leur travail, régulier ou ponctuel, procure de la souplesse à l’économie. En élargissant les goulots saisonniers, les jeunes travailleurs contribuent à l’augmentation de la production de viande et de beurre et à la transformation du paysage. La spécialisation de l’économie régionale de l’île du Sud contribue à la révolution mondiale de l’alimentation et du commerce international. Une rage de dents ou un doigt perdu au hache-paille sont aussi des conséquences de la dynamique industrielle, et les lettres adressées à Dot publiées dans l’Otago Witness documentent les impacts de plusieurs innovations, imperceptibles dans les sources officielles comme les recensements, mais ayant des répercussions sur la vie des adolescents à travers le monde : la bicyclette, la dentisterie mécanique et la photographie.

Nous avons observé que les correspondants de Dot nourrissent de la rancune à l’égard des vaches. La routine de la traite limite l’espace-temps qu’ils désirent tant étendre. Une bonne portion de l’énergie du jeune animal – le ver, le veau, ou l’enfant humain – est consacrée à l’exploration de l’environnement. Cette dernière fait partie de la logique évolutionnaire de l’enfance humaine, et la transition à l’adolescence peut être perçue comme un nouveau départ dans un champ plus vaste, les amenant dans des contextes de risque, de négociation, de compétition et de collaboration.

L'emploi d'une source aussi fragmentaire peut heurter nos habitudes d’échantillonnage et de calcul, mais la diversité des lettres d’enfants suggère d’autres avenues de recherche, elle invoque le besoin de trouver d’autres filons et d'augmenter la capacité de fureter dans nos archives de journaux. Les protestations récurrentes des filles au début du XXᵉ siècle en Nouvelle-Zélande témoignent des contraintes relatives à leur mobilité et au déroulement de leur croissance. Les débats des jeunes à propos du départ − de l'école ou de la maison – attirent l’attention de l'historien sur les années critiques qui entourent la puberté. Ici, les Lettres soulèvent plus de questions que de réponses. En termes d’énergie, comment les jeunes se sentent-ils par rapport à leurs propres changements de taille, de forme ou d’appétit et comment réagissent-ils aux commentaires de leurs pairs ?

Dans la société actuelle, le métabolisme de l’adolescent fait l’objet d’une attention particulière en matière de santé publique, de croissance économique et d’égalité entre les générations. La rencontre de l’adolescent avec le changement économique est habituellement formulée par rapport aux troubles de l’alimentation, ceux-ci associés au conflit entre la perception de soi et l’idéal prôné. Les inquiétudes articulées par la jeunesse d’Otago au début des années 1900 reflètent les changements alimentaires déjà importants à l’échelle mondiale (Wells, 2017). Les sources alternatives – comme les journaux – si elles sont ancrées dans des microétudes et dans des ensembles de données plus larges, devraient permettre une meilleure reconnaissance du vécu et des efforts de l’individu – tous les individus – pour réadapter une image changeante du corps dans une image changeante du monde. Les demandes intellectuelles et émotionnelles de ce processus de réadaptation peuvent avoir contribué au succès d’Alice parmi les Petites Gens de Dot dans les années 1890. L’étendue de son attrait, un siècle plus tard, fait résonner la même incompréhension devant un monde en transformation, au même moment où la consommation des boissons énergétiques et des hamburgers par les adolescents participe au bilan planétaire de consommation de viande et de sucre et de transferts d’azote et de dioxyde de carbone.

«Ne dites pas de sottises,” répliqua Alice plus hardiment ; “vous savez bien que vous aussi vous grandissez.»

«Oui, mais je grandis raisonnablement, moi,” dit le Loir ; “et non de cette façon ridicule.» (Carroll, 1869 [1865]: 171).