Article body

Les espaces publics présentent une diversité de formes et d’environnements qui peuvent être étudiés sous différents angles : politique, social, architectural, urbanistique (Toussaint et Zimmermann, 2001 ; Chefkoff et Thibaud, 1993). Ils impliquent des enjeux divers et variés : enjeu de mobilité, enjeu d’identité, enjeu de sociabilité et enjeu des usages civils, commerciaux, festifs et culturels (Bassand et al., 2001). La jeunesse, quant à elle, est multiple. Constituée d’un grand nombre de profils, elle est devenue un enjeu politique et social depuis les années 1980. Au cours de ces dernières décennies, de nombreuses réflexions et travaux ont porté un grand intérêt à la question de l'espace public, et ce dans des domaines de recherche variés (géographie, sociologie, urbanisme, politique, ethnographie, architecture…). Toutefois, un simple regard sur l’état de la recherche permet de constater que peu de travaux dans les sciences sociales francophones ont traité de la question du rapport des enfants et des jeunes aux espaces (Les annales de la recherche urbaine, 2016 ; Metropolitiques.eu, 2015 ; David, 2010). Excepté des recherches assez fécondes, depuis les années 1980, qui se sont focalisées sur les mobilités et les manières d’habiter des « jeunes de banlieue » (Guénolé, 2016 ; Boissonade, 2006 ; Kokoreff, 1994), ce déficit, comme le soulignent Sonia Lehman-Frisch et Jeanne Vivet, « offre un contraste saisissant avec la vitalité de ce champ dans la littérature scientifique anglophone » (2012 : 4). Ainsi, force est de constater que l’espace public de la jeunesse, s’il en existe un, souffre d’une vision traditionnelle qui considère la présence des jeunes comme un problème à résoudre. La question de l’espace public, de par son caractère social et au regard des pratiques des jeunes, s’invite de ce fait de droit au sein des réflexions concernant les politiques jeunesse.

De par l'examen des modes d’appropriation, usages et fonctions des espaces publics urbains toulousains de jeunes âgés de 11 à 28 ans, le présent article se propose d’exposer ce que font les jeunes dans et de l’espace. Il est issu d’une étude commandée par la mairie de Toulouse, qui s’est déroulée de décembre 2012 à juin 2013 (Bordes et al., 2013). La ville de Toulouse reconsidérait sa politique concernant la jeunesse et dans ce cadre, a souhaité engager un travail de recherche pour mieux comprendre les usages des espaces publics urbains par les jeunes de 11-28 ans. Ce travail a été réalisé en deux temps : un premier travail de cartographie des espaces investis par la jeunesse dans la ville de Toulouse suivi d’une seconde phase de recherche d’exploration ethnographique de certains espaces repérés comme représentatifs.

Avant de préciser la démarche méthodologique et de présenter les principaux résultats de l’étude, évoquer la rencontre de la jeunesse et du pouvoir politique dans l’espace public s’impose pour ouvrir la réflexion et l’inscrire au cœur de questions et d’enjeux concrets.

Espaces publics, jeunesse, pouvoir politique : logiques et enjeux

Dans ses travaux, Jürgen Habermas (1986) montre comment l’espace public devient un lieu de rassemblement et de débat autour de problèmes concernant les fonctionnements de l’État. Cette notion de rassemblement permettant la formation d’un contre-pouvoir est certainement à l’origine de nombreuses craintes face à des groupes stationnant dans des espaces conçus au départ pour circuler. En effet, l’espace public, plus particulièrement en milieu urbain, est formé par l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous, relevant du domaine public. Les travaux des sociologues de l’École de Chicago (Chapoulie, 2001) ont observé les conditions dans lesquelles l’espace urbain permet la rencontre des formes spatiales et sociales. Les enjeux y sont nombreux et l’aménagement induit une mise en scène des groupes sociaux présents dans la ville. En milieu urbain, les individus subissent, plus ou moins, une proximité dans un espace restreint, se retrouvant au cœur d’interactions souhaitées ou subies. Abraham Moles et Elisabeth Rohmer (1976), par l'étude des distances sociales ou proxémie, ont montré que c’est en centre-ville que les relations humaines sont les plus intenses. Ulf Hannerz (1980), quant à lui, classe en cinq domaines les rôles dans lesquels les citadins s’inscrivent : le foyer et la parentalité, l’approvisionnement, les loisirs, le voisinage et le trafic. Il précise, toutefois, que les relations sociales typiquement urbaines se retrouvent principalement dans les domaines du trafic et de l’approvisionnement et sont plus marginales dans les domaines du foyer et des loisirs. Le domaine du trafic nous intéresse plus particulièrement car il met en jeu des usages de l’espace urbain en interaction directe avec l’espace social. Ce dernier résulte d’une suite et d’un ensemble d’opérations permettant, suggérant ou interdisant des actions (Lefebvre, 1974). La ville reste un espace façonné et modelé occupé par des activités sociales contenant des réseaux et des filières à la base de relations. Les formes sociales nouvelles ne sont pas préinscrites dans l’espace existant, mais sont produites à partir des relations spatiales engendrées par l’espace. C’est ainsi qu’émerge une nouvelle représentation de l’espace et que son caractère social devient visible et prépondérant. Il n’est pourtant pas forcément lisible et peut même devenir paradoxal. Les espaces sont produits à partir de la nature impliquant l’économie, la technique, les produits politiques et l’espace stratégique. Ils sont donc intimement liés aux rapports de propriété, mais aussi aux forces productives. L’espace social est donc à la fois formel et matériel. Aujourd’hui, les recherches menées (Garnier, 2015) parlent beaucoup de réappropriation de l’espace, surtout dans les villes en expansion, où le détournement est à même d’être pratiqué. Cette production d’espaces nouveaux reste importante, car elle témoigne de nouveaux besoins d’espaces, différents, mieux adaptés. Ceci dénonce donc, de façon criante, l’inadaptation des espaces existants et permet de mettre en avant la créativité de certains groupes sociaux qui se servent du détournement pour créer des espaces sociaux innovants. Cette tension entre la modélisation de l’espace notamment par les professionnels de l’aménagement (planificateurs, architectes, urbanistes) et l’expérience vécue de l’usager a été amplement examinée par Abraham Moles et Élisabeth Rohmer (1976).

Les espaces publics sont si divers qu’il est difficile d’en donner une catégorie ou une définition uniques. La conception des formes urbaines permet de penser qu’un espace est public lorsqu’il est ouvert à tous. À l’opposé, il devient privé quand son accès est contrôlé et réservé à certaines populations. Le cadre bâti devrait servir de délimitation entre le public et le privé. Pourtant, ceci est loin d’être aussi évident, car si cette réflexion s’applique à l’espace, il faut considérer le degré d’accessibilité reposant sur la libre circulation du corps, qui rend l’espace public. L’accessibilité sonore (Chelkoff et al., 1988), par exemple, remet en cause les limites strictes du public et du privé, ce qui n’est pas sans poser problème lorsque certains groupes stationnent dans l’espace public, mais dont les échanges sonores entrent dans l’espace privé. L’accès physique corporel et direct ne peut faire oublier l’accès à distance et donc indirect. Force est de constater dans ce cas qu’il ne peut exister une imperméabilité totale entre le public et le privé. Du point de vue sociologique, l’espace public est un espace de sociabilité problématique où doit coexister un monde d’étrangers (Lofland, 1973). Le caractère problématique, ici, vient du fait que l’espace public n’est jamais prédéfini, mais fait l’objet d’une construction sociale. Pourtant, il est intéressant de noter que l’environnement construit interfère avec l’activité des citadins, que le cadre matériel produit des phénomènes de visibilité réduite. L’interaction sociale peut alors prendre lien avec le cadre physique et ce sont les relations mutuelles de l’acteur et du cadre, qui font la scène publique (Les Annales de la recherche urbaine, 1992-1993). Ainsi, les composantes visuelles jouent un rôle important dans l’espace public. Elles permettent d’introduire la notion de « mise en vue », c’est-à-dire la façon dont les objets et les individus sont donnés à voir dans le cadre construit. Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud (1993) mettent en avant trois formes d’accessibilité visuelle : la surexposition, le cadrage et le filtrage. Ces trois configurations permettent de mettre en place une méthode de lecture de l’espace public urbain, articulant les formes spatiales aux formes sociales. Elles permettent aussi d’intégrer la mobilité du citadin, aussi bien physique que visuelle.

La ville moderne induit la construction de notre identité politique. La rue est le lieu de confrontation des classes sociales. Son atmosphère est le reflet de la société. C’est dans la rue que les minorités deviennent visibles, mais c’est là aussi que s’affirment les majorités et leur pouvoir. La rue est donc un forum où les individus peuvent être vus et où se jouent les conflits. Elle possède une histoire, un nom, ce qui nous permet d’y inscrire nos différences et nos étrangetés. Notre démocratie reste donc entièrement liée à la ville moderne, autant que nos institutions. Pourtant, l’urbanisme moderne a créé des zones urbaines désolées, remplaçant les boulevards par des rocades, facilitant l’installation d’une ville globale bénéficiant d’un ensemble de services standardisés et d’un cadre de vie fonctionnel. Dès les années 1960, Paul-Henry Chombart de Lauwe (1963) a traité des problèmes que posent l’expansion urbaine et les villes nouvelles. Récemment, Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie (2013) ont étudié, dans la continuité de leurs travaux de recherche respectifs, les transformations des espaces urbains et des pratiques sociales qui s’y déploient dans ce qu’ils désignent « les cités de banlieues ». Ils montrent notamment comment les modes d’appropriation spatiale des habitants se trouvent affectés par l’exclusion politique qui touche ces espaces. La mise à l’écart des catégories populaires, ne pouvant se déplacer aussi facilement que les catégories supérieures, a contribué à créer de l’exclusion. La voie rapide en se substituant à la rue, a coupé les quartiers, les isolant de la ville, maintenant dans l’immobilité toute une population périphérique. Et si, au XIXe siècle, la ville industrielle a introduit une certaine distance entre les classes sociales, aujourd’hui, les zones urbaines coincées entre l’autoroute et les terrains vagues sont occupées par les classes populaires, les ouvriers et les immigrés. C’est toute une population, tout un groupe social qui se trouve isolé, mis à distance comme éloigné. Car si la nouvelle organisation de l’espace devait aider à en finir avec l’anarchie d’un habitat traditionnel, donnant à chaque lieu son activité, elle a surtout permis de créer un cadre de vie à des classes aisées, mettant à l’écart le social et les « classes dangereuses » (Chevalier, 1958). Le centre-ville est devenu un non-lieu fonctionnel, de spectacles ou de musées ôtant à la zone périphérique la possibilité d’un enracinement dans des identités ou des appartenances. Les civilités et les expériences de la modernité ne sont plus, et les projets qui devaient aider les catégories populaires à sortir de la misère et de la promiscuité n’existent plus, même s’il est de bon ton pour chaque gouvernement qui se succède de créer un nouveau « plan banlieue » (Body-Gendrot et Wihtol de Wenden, 2007). La liberté est devenue synonyme d’isolement, et l’urbanisme moderne à l’origine d’un certain déracinement. En supprimant la rue, se trouvent aussi, en quelque sorte, supprimées les catégories populaires et c’est donc tout l’espace politique de la ville qui se voit supprimer. L’urbanisme moderne a transformé les conflits de classe en ségrégation urbaine.

L’autre problème majeur, rencontré par l’individu dans la ville contemporaine, est la difficulté d’entrer dans une relation. Ne pouvant s’insérer dans une mémoire collective, l’individu se retrouve isolé. Il se renferme sur lui-même dans une sorte de fantasme d’une identité entièrement autosuffisante (Goffman, 1974). Il plonge dans le monde de l’apparence et se dépersonnalise très vite. L’individu de la ville moderne est donc un nomade solitaire qui perçoit la présence de l’autre comme une menace. Dans le cadre de ses recherches sur la proxémie, Edward T. Hall (1966) a montré que la manière dont l’individu utilise l’espace, celui qu’il construit autour de lui, celui qu’il maintient entre lui et les autres, fait partie des dimensions inconscientes « cachées » de l’expérience dont la valeur est éminemment culturelle. Pour les catégories populaires, l’assignation à l’espace engendre un repli des identités fondées sur l’exclusion de l’autre. Il ressort ainsi que la question de la ville développe un enjeu plus grand que les « simples » questions de tensions urbaines. Elle touche les formes de subjectivité personnelle et politique, mais aussi les capacités de communications et de conflits entre les groupes et les individus. Il semble donc important de s’intéresser aux pratiques et au travail des individus singuliers et collectifs, pour créer des relations et s’engager dans des conflits afin d’échapper à la fragmentation. Il paraît primordial de comprendre comment l’individu arrive à inventer de nouvelles pratiques, mettre en place de nouvelles représentations, afin de renforcer la capacité des acteurs à inscrire leur passé dans la ville et donc à se l’approprier sous la forme d’une mémoire, transformée finalement en culture commune.

Concernant plus précisément les jeunes dans l’espace public, le développement de la politique de la ville en France, dans les années 1980, suite à la prise de conscience du malaise de certains groupes sociaux et l’expression, dans l’espace public, du malaise des jeunes des quartiers, appelés par la classe politique « sensibles », puis plus récemment « populaires », ramène la prise en charge de la jeunesse au niveau du local. Fleurissent alors, au sein des municipalités, des politiques en direction de la jeunesse, plus ou moins pensées et soutenues par le pouvoir municipal. Quel que soit l’accompagnement que les services développent, il est, le plus souvent, sous-tendu par un besoin de « paix sociale ». Pour comprendre la peur que provoque l’installation des jeunes dans l’espace public, il faut prendre conscience de la construction, depuis ces années-là, d’une représentation de la jeunesse comme une menace potentielle, difficile à évaluer et à cerner. En fait, depuis le début de la crise économique dans les années 1970, la France a du mal à donner une place à sa jeunesse, même si elle déplore, par ailleurs, que la jeunesse ne s’engage plus (Bordes et Vulbeau, 2004). Ces représentations d’un danger juvénile potentiel relayé par les médias et les discours politiques qui en profitent pour promouvoir des formes de répression, oubliant jusqu’à l’essence de l’ordonnance de 1945 qui montrait l’espoir que le pays mettait dans sa jeunesse, entrainent sur le terrain des inquiétudes. C’est ainsi que lorsqu’est évoqué l’espace public avec le pouvoir politique, le « problème » de la jeunesse surgit aussitôt. Ce groupe social inquiète surtout quand il devient trop visible, c’est pourquoi les municipalités tentent d’organiser des lieux dans lesquels les jeunes pourraient être repérés et encadrés, dans tous les sens du terme.

Lorsque des chercheurs souhaitent observer les relations entre les jeunes et une municipalité (Bordes, 2007b), le travail de terrain nous porte vers les espaces organisés « pour » les jeunes et les espaces publics utilisés « par » les jeunes. En matière de prise en charge de la jeunesse, le plus souvent les chercheurs observent des professionnels considérés comme des experts de la jeunesse développant des projets et des activités pour des jeunes. Dans la ville, sont alors ouverts des lieux pour la jeunesse. Bien souvent, lorsque les chercheurs rencontrent ces professionnels responsables de ces espaces institutionnels, ces derniers constatent une désaffection des lieux au profit d’espaces de stationnement dans les espaces publics. La question récurrente du pouvoir politique se pose en matière de sécurité : sécurité des citoyens, sécurité des jeunes s’ils décident de pratiquer un sport de rue dans l’espace public.

Nos différentes observations antérieures nous ont permis de proposer des pistes d’explication en matière d’usage des espaces publics par les jeunes (Bordes, 2007a). Plusieurs pistes sont à envisager. Tout d’abord, les espaces publics, qui sont libres d’accès, peuvent être des lieux de rencontre. Ce point-là est vrai quel que soit le groupe social auquel l’individu appartient. Dans le cas des jeunes, l’espace public devient un lieu de socialisation entre pairs, permettant de construire son identité au travers d’expérimentations et de mise en jeu des règles que la société leur impose. L’idée que développe Jürgen Habermas (1986) autour de l’usage de l’espace public est donc mobilisée par la jeunesse qui interroge les fonctionnements de leur société. L’espace public peut aussi être un lieu de dégagement d’une résidence trop étroite. Vécu comme un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors, la famille et les amis, la contrainte et la liberté, l’espace public trouve un usage de lien, à l’image de la rue-lien.

Pourtant, si les processus de socialisation commencent à être connus, en général la méfiance subsiste, soit les jeunes s’installent dans des lieux prévus pour la circulation, soit ils donnent l’impression d’envahir l’espace public par leur nombre et par leurs échanges bruyants, soit enfin ils réinventent l’usage de l’espace public. Finalement, ce qui pose problème avec les jeunes est le fait qu’ils ne font pas un usage de la ville et des espaces publics comme ils ont été pensés au départ. L’observation d’une ville montre aussi comment les jeunes investissent l’espace public de façon stratégique se rendant visibles ou disparaissant stratégiquement (Bordes, 2015). La rue peut devenir un lieu de surexposition quand les jeunes ont une demande bien précise. Jouant sur la commande implicite de toute municipalité de maintenir une certaine paix sociale, c’est-à-dire de ne pas avoir des groupes de jeunes trop voyants dans l’espace public, ils développent un jeu de mise en scène fait d’apparitions massives et de disparitions discrètes. Ils se servent donc de la fonction de cadrage et de filtrage à leur avantage. Les jeunes comprennent donc les usages de l’espace public bien au-delà du conformisme des adultes. Ils s’inscrivent dans une pratique citoyenne de la ville en utilisant l’espace public comme un espace de socialisation, de revendication et d’expression. Finalement, ce que les adultes ont perdu en s’inscrivant dans des fonctionnements individualistes est réinvesti par la jeunesse.

Méthodologie et déroulement de l’étude

Lors de sa réflexion sur la jeunesse, la mairie de Toulouse a souhaité engager un travail exploratoire sur la place des jeunes dans les espaces publics urbains. Ces derniers recouvrent une réalité complexe. Il est en effet possible d’approcher le concept d’espace public de différentes façons : espace public comme espace politique, espace public des usages, des pratiques sociales et des comportements (Lussault, 2007 ; 2009 ; Paquot, 2009). Dans le cadre de cette étude, il est entendu que les espaces publics explorés peuvent se concevoir comme :

- des lieux de rassemblement ou de passage, à l’usage de tous, des espaces de vie collective de ses riverains,

- des lieux qui n’appartiennent à personne (en droit),

- des lieux anonymes, collectifs, communs, partagés et mutuels.

Le dessein de cette étude fut de mieux comprendre les usages, les représentations et les modes d’appropriation de cet espace par les jeunes afin de cibler d’une manière la plus opportune possible les politiques, les actions ainsi que les projets urbains et sociaux à venir tout en tenant compte du fait que la tranche d’âge 11-28 ans ; tranche d’âge retenue par le commanditaire de l’étude et ne dérivant pas d’une convention statistique, rassemble des catégories très diverses : pré-adolescents, adolescents et jeunes adultes.

Tout comme les espaces publics urbains, la jeunesse recouvre une réalité complexe. En tant que catégorie sociale, la notion de jeunesse commence à faire son apparition en France dans les années 1950 pour se construire progressivement. Cette reconnaissance de la catégorie jeunesse a donné lieu à de nombreux travaux de recherche en sciences humaines et sociales riches de réflexions quant à sa définition et sa pertinence comme objet d’études (Chamboredon, 2015 ; Mauger, 2015, Galland, 2009 ; 2011). Au fil du temps, plusieurs représentations de la jeunesse ont émergé dans les sociétés contemporaines. Chantal Guérin-Plantin (1999) les synthétise en quatre modèles de référence : la jeunesse citoyenne source de vitalité et à mobiliser, la jeunesse dangereuse et en danger constituant une menace pour l’ordre social, la jeunesse fragile qui a besoin d’être protégée par divers mécanismes et la jeunesse messianique perçue comme vecteur de changement social. En parallèle de ces quatre représentations qui coexistent, diverses délimitations de la jeunesse sont présentes. La jeunesse peut par exemple être pensée comme un temps de la vie marqué par des modifications physiologiques importantes. Elle peut également être définie comme une classe d'âge. Ainsi, pour l’INSEE, les jeunes regroupent les individus âgés de 15 à 29 ans. L’Organisation des Nations Unies, quant à elle, retient la tranche 15-24 ans comme bornes d’âge pour délimiter la jeunesse. Par ailleurs, elle est considérée sociologiquement comme une période de transition de la vie humaine entre l’enfance et l’âge adulte au cours de laquelle le jeune se construit comme sujet autonome. Définir la jeunesse est de ce fait un exercice périlleux tant elle revêt des contours mouvants. Elle ne constitue pas un bloc monolithique. Dans un entretien accordé à Anne-Marie Métailié, Pierre Bourdieu affirmait en 1978 que « la jeunesse n’est qu’un mot » (Métailié et Thiveaud, 1978). Appréhender la jeunesse suppose donc de prendre en compte sa pluralité. Cette dernière est à même d’être déclinée sur de nombreux registres. L’âge, le sexe, l’origine sociale, le statut face à l’emploi et la formation, le lieu d’habitation, les revenus, le diplôme, la nationalité, la situation familiale sont, pour ne citer que quelques exemples, autant de facteurs de disparité interne à la jeunesse.

Objet et périmètre de l’étude

La rue, le quai, la place, un centre commercial, un hall d’immeuble, les abribus, le porche de l’église, d’un monument historique, la gare, la station de métro, le parc, le city stade, le square : ces lieux sont à la fois des espaces de communication et des espaces de circulation. De fait, ce sont des lieux de socialisation, d’interactions sociales où se jouent des échanges mais aussi des exclusions entre des groupes divers. Ils sont parfois des espaces citoyens, mais peuvent aussi devenir des lieux de conflits, de violences, d’incivilités.

Au sein de ces divers lieux, il convient de mentionner que les regroupements de jeunes ne sont pas toujours synonymes de nuisances sonores, de dégradations. Ils peuvent aussi être conviviaux, citoyens et tout à fait respectueux de l’environnement social. En tout état de cause, qu’ils dérangent ou qu’ils ne dérangent pas, ces regroupements répondent au besoin des jeunes de se retrouver en groupe et de partager des moments de convivialité. Ils ont existé de tout temps. Dans une ville en mouvement où plus d’un tiers de la population a entre 11 et 28 ans, les questions d’occupation, d’appropriation, de partage, de création des espaces publics urbains sont au cœur des politiques urbaines et sociales.

Mieux comprendre comment les « 11-28 ans » occupent les espaces publics urbains, pour quelles activités, dans quelles dynamiques, dans quelles temporalités et pour quelles tranches d’âge fut l’un des enjeux de cette étude qui est venue tout à la fois éclairer :

- les usages différenciés de l’espace public / des espaces publics urbains par les 11-18 ans par typologie d’espace et par approche territoriale ;

- les perceptions et les représentations par les jeunes de ces usages ;

- les attentes des 11-28 ans quant à l’accès et aux usages souhaités des espaces publics urbains.

Mise en place du dispositif de l’étude et collecte des données

L’étude, qui s’est déroulée de décembre 2012 à juin 2013, a mobilisé trois enseignants-chercheurs et une étudiante en Master Politiques, Enfance, Jeunesse de l'Université de Toulouse Jean Jaurès. Sa réalisation s’est faite en deux temps. Dans un premier temps, une cartographie de la ville de Toulouse a été effectuée durant les mois de décembre et de janvier afin de donner une idée de la répartition de la jeunesse dans les espaces publics urbains. Elle a pris appui sur :

- un travail avec les professionnels de la ville qui ont une connaissance des espaces et de leur investissement par les jeunes ;

- l’exploitation de divers documents qui a permis de repérer les groupes scolaires, les installations sportives en accès libres et en accès réglementés, les maisons des jeunes et les accueils jeunes ;

- la connaissance de l’équipe de chercheurs de l’occupation des espaces par les jeunes ;

- un travail d’observations ethnographiques.

L’élaboration de la cartographie a permis de dégager une typologie des espaces de la ville de Toulouse quant à leur fréquentation par la population ciblée : structures scolaires, sportives, lieux d’accueil et un indicateur « autres jeunes », remarquant leur présence dans des lieux qui ne leur sont pas forcément réservés.

Dans un second temps, des espaces ont été retenus pour être explorés de façon ethnographique dans le dessein de dresser un portrait de l’usage qui en est fait par les jeunes. Ils sont à même d’être visibles dans toutes les villes, donnant ainsi une portée plus grande à l’étude, de par une potentielle transférabilité des résultats. Dans ces espaces ont été développées des observations, participantes ou non, qui ont permis de voir, d’entendre, mais aussi, quand l’espace s’y prêtait, d’échanger sous forme d’entretiens informels avec les personnes croisées. Les observations se sont étendues entre le mois de février et le mois de juin et ont été réalisées lors de passages réguliers à différents moments de la semaine et de la journée (matin / midi / après-midi / soir). Sur chaque espace retenu, un enquêteur a été présent durant 160 heures environ. Les observations ont donné lieu à l'écriture de monographies racontant l’histoire de l’espace observé comme un instantané qui n’en fait pas une vérité immuable, mais bien une photographie à un temps précis de la vie de cet espace. L’ensemble de ces monographies a été constitué à partir des notes consignées dans le carnet de bord de chaque enquêteur avec la même finalité : comprendre ce que font les jeunes dans et de l’espace public urbain. Permettant de saisir d’un simple regard les aspects principaux d’un lieu, des photos et croquis réalisés par les enquêteurs lors du travail d’observation ont été insérés dans la partie qui suit en vue de faciliter la compréhension du contexte dans lequel l'étude a été menée.

Le rapport des jeunes à la ville de Toulouse et à ses territoires : modes d’appropriation, usages et fonctions

Le travail de cartographie permet de révéler que l’ensemble du territoire de la ville est couvert par une présence jeune, et de conclure que, finalement, les jeunes dispersés dans les espaces publics urbains sont partout. Connaître les modes d’investissement des lieux par des jeunes, la façon dont ils se mettent en scène (Goffman, 1973), au sein d’une ville désireuse de réfléchir à la place de sa jeunesse au sein de l’action publique a de ce fait tout son sens.

Du point de vue sociologique, l’espace public est un espace de sociabilité problématique où doit coexister un monde d’étrangers (Lofland, 1973). Le caractère problématique, ici, vient du fait que l’espace public n’est jamais prédéfini, mais fait l’objet d’une construction sociale à laquelle les jeunes prennent part. Comme le dévoilent les observations ethnographiques, il demeure, pour la jeunesse, un riche terrain d’expérimentations, expérimentations qui diffèrent selon qu’il s’agit notamment d’un espace de services éducatifs et de formation, d’un espace de transports en commun, d’un espace sportif ouvert, d’un espace des cités populaires, d’un espace situé en centre-ville ou d’un espace résidentiel des classes moyennes.

Des mobilités et des stationnements dépendant des temps contraints au sein d’un espace de services éducatifs et de formation

En période scolaire, une concentration de jeunes, au niveau des abords des établissements scolaires et de formation qui se composent d’un collège, de 3 lycées et de 3 écoles de formation est visible sur le secteur observé. Cette concentration est d’autant plus importante avant le début des premiers cours, lors des pauses intercours et lors de la pause méridienne ; ces périodicités constituant les principaux flux d’entrée et de sortie des élèves.

Du point de vue des usages, le lieu est à la fois pratiqué par les jeunes comme espace de circulation et comme espace de stationnement sur des temps bien délimités faisant ainsi prendre à l’espace public urbain une fonction de regroupement ou de traversée.

Lorsque le lieu est espace de stationnement, les jeunes y prennent place en petits groupes qui se succèdent les uns à côté des autres. Riches d’interactions sociales où se jouent des échanges mais aussi des exclusions entre différents groupes de jeunes, ces regroupements leur permettent de se retrouver entre eux. En attendant le début ou la reprise des cours, ils sont heureux de discuter tout en fumant pour certains leur cigarette. Lors de la pause méridienne, ils consomment leur repas ou une collation sur le pouce dans une ambiance conviviale. Soit debout s’adossant parfois aux murs, soit assis par terre à même la piste cyclable (figure 1), le trottoir, le bitume ou sur les garde-corps urbains (figure 2) mais également sur les rebords et les marches des halls d’entrée des résidences aux alentours (figure 3), ils ne tergiversent pas à s’installer dans des lieux prévus pour la circulation, détournant ainsi de sa fonction initiale l’espace par leurs pratiques sociales (Figures 1, 2 et 3). Il est à noter que ce détournement de l’espace public urbain de son usage premier par les jeunes est à même de rendre compte de certains de leurs besoins et demandes et se doit d’être pris en compte par tout pouvoir municipal désireux de mener une réflexion sur sa politique jeunesse. De plus, par de tels usages de l’espace public urbain, chaque jeune peut donner à voir sa volonté de le faire sien et de participer à la mise en scène de la ville, et ce en dépit d’une potentielle génération de tensions avec les autres usagers. Ces usages seconds qui transgressent les normes d’usages des voies de circulation et des lieux de stationnement sont en effet à même d’engendrer des conflits d’usages au sein desquels peuvent se jouer des rapports de pouvoirs et ainsi nuire à l’ordre établi dans l’espace public urbain. Plusieurs études de cas axées sur d’autres villes notamment françaises illustrent cet aspect (Hossard et Jarvin, 2005).

Fig. 1

Figure 1 : Les abords immédiats d’un des établissements scolaires

Figure 1 : Les abords immédiats d’un des établissements scolaires
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Fig. 2

Figure 2 : L’entrée d’un des établissements scolaires

Figure 2 : L’entrée d’un des établissements scolaires
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Fig. 3

Figure 3 : Hall d’entrée d’une des résidences aux alentours d’un établissement scolaire

Figure 3 : Hall d’entrée d’une des résidences aux alentours d’un établissement scolaire
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Lorsque le lieu est espace de traversée, les jeunes l’investissent pour accomplir presque quotidiennement les trajets domicile/école sans être accompagnés par un adulte, mais également pour se rendre au centre commercial situé au cœur du secteur observé. L’espace public urbain devient dans ce cas un instrument fonctionnel pour atteindre la destination fixée. Par ailleurs, dans la continuité des travaux de Julian Devaux et de Nicolas Oppenchaim (2012) mais aussi ceux d’Elsa Ramos et de François De Singly (2016), ces pratiques de mobilité quotidienne participent au déploiement de sociabilités entre pairs hors du contrôle parental. Elles illustrent la dimension socialisatrice des espaces publics urbains dans la mesure où l’aptitude à la mobilité autonome, « l’auto-mobilité » comme la désignent Marie-Hélène Massot et Jöel Zaffran (2007), constitue un vecteur important de l’expérience urbaine des jeunes. Lors de leurs déplacements propices à un sentiment de liberté et d’intimité de l’entre-soi, les jeunes peuvent soumettre à l’expérience les normes véhiculées par leurs groupes de pairs. Ils sont également à même, qu’ils soient seuls ou entre pairs, de se familiariser avec les normes du domaine public. Comme le soulignent François Ménard et Elisabeth Zucker (2007), l’expérience du dehors est celle d’une « possible socialisation nouvelle ».

Il ressort également de ces observations une distinction entre des temps forts et des temps faibles associée aux temporalités sociales dans lesquelles s’inscrivent ces jeunes scolarisés. Leurs obligations scolaires conditionnent leur présence dans cet espace public urbain. Ce n’est pas un endroit que les jeunes investissent volontairement sur leur temps non scolaire. En période de vacances scolaires et le week-end, le lieu semble délaissé. Ce n’est qu’un lieu de passage d’un public davantage adulte et familial. Par conséquent, une opposition entre temps contraint et temps non contraint, pour reprendre la catégorisation du sociologue Joël Zaffran (2010), est à constater. Par ailleurs, l'importance d'un « temps de rien » défini par le jeune, temps enchâssé dans les temps contraints qu’il s’octroie pour lui-même se doit d’être mentionné. Il est aisé de croire que ce temps d'apparente inactivité est un temps gaspillé et que les activités de temps libre pratiquées sans la médiation d'un adulte sont un temps désocialisé. Or, il a été montré que l’espace public est pour la jeunesse un riche terrain d’expérimentations s’inscrivant dans le processus de socialisation secondaire (Ménard et Zucker, 2007). Ce temps est à accompagner plus qu’à encadrer.

Ainsi, plus qu’une fonction de cour de récréation qu’il est tentant de donner à ce territoire, cet espace donne la possibilité aux jeunes de se situer sur la scène publique et d’y expérimenter le caractère public de la vie sociale. Ce travail d’inscription des jeunes qui leur permet de rendre public ce qu’ils sont dans l’espace public urbain peut de ce fait être pensé dans une dimension proprement physique tout autant que symbolique. Il n’est pas sans faire écho à des études empiriques pour la plupart ethnographiques qui traitent de l’engagement des adolescents dans l’espace public en France et dans différents pays méditerranéens (Breviglieri et Cicchelli, 2007) et qui l’analysent en lien avec trois processus que sont l’exposition, l’affirmation et la projection.

Toutefois, la territorialité quotidienne des jeunes ne peut se réduire à l’espace purement scolaire et ses abords. Elle est structurée par d’autres espaces publics urbains, au rang desquels figurent notamment les espaces de connexion bus-métro. Lieux devenus incontournables dans les grandes villes et qui demeurent pour nombre d’usagers des espaces d’attente où les individus perdent leur temps, ils constituent, à contrario, des espaces propices à la rencontre et l’échange pour les jeunes.

Autour d'un nœud de transports en commun : se retrouver et partager un moment entre pairs

L'enquête autour d'un espace associant station de métro et arrêt de bus (figure 4) montre l'utilisation au-delà de l'utilitaire de ces moyens de transport par des jeunes, hommes et femmes, pour la plupart d'âge lycéen. Elle montre aussi que, pour cette catégorie d’usagers, comme pourraient dire les agents des services de transport eux-mêmes, l’espace environnant la station est tout aussi important que le couloir de circulation lui-même. En effet, les jeunes n'empruntent pas seulement le métro ou le bus pour aller de chez soi au lycée, ils vont aussi retrouver, en d'autres lieux de la ville des ami-e-s du même âge qui habitent dans d'autres quartiers et qui fréquentent d'autres établissements que le sien. C’est d’autant plus vrai pour l’âge lycée où de premières amitiés ont pu naître dans les classes du collège, puis l’orientation a dispersé les ami-e-s dans plusieurs lycées qui, dans le cadre d’une grande métropole comme Toulouse, restent accessibles des uns aux autres par le réseau de transports en commun. Le site de connexion métro-bus a beau être sans aménité (en donnant à aménité le sens d'aménagement spatial permettant de pratiquer gratuitement certaines activités, telles des activités sportives), à part les bancs et un auvent protégeant contre la pluie, sont visibles dans les fins d'après-midi de semaine des groupes de deux à cinq jeunes assis sur des bancs ou stationnant autour des bancs, avec des durées de stationnement sensiblement plus longues que celle des autres personnes présentes qui semblent surtout attendre le départ du bus suivant.

Fig. 4

Figure 4 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique

Figure 4 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Le chercheur pourrait se demander s’il n’est pas dans un cas de non-lieu, au sens où l’a proposé Marc Augé (1992), par opposition à ce que Michel Lussault (2017) appelle, quant à lui, les hyper-lieux. Le chercheur se trouve-t-il dans un espace créé par la « surmodernité » et qui ne serait plus « un lieu anthropologique » (Lussault, 2017 : 97) ? Qu’en est-il alors de la simple fonction de station ? À ce mot, désormais associé à des lieux, eux-mêmes associés à des lignes de transport public, s’attachent des usages qui marquent et ont marqué les cultures. À commencer par les stations du Chemin de croix inscrites dans la déambulation de certaines églises, voire de paysages ruraux ouverts et en allant donc jusqu’à ce que les jeunes, à la recherche d’un espace à la fois intime et partagé et donc pour lesquels la chambre ne suffit plus, expérimentent près des exutoires du métro et des haltes des bus.

Bien sûr, il en résulte une présence importante des jeunes dans ce type de paysage urbain avec toutes les formes d'émotion que peut générer l'apparence de « la bande de jeunes ». Cette dernière hypothèse est largement étayée par des travaux qui ont montré que la « bande de jeunes » jouait le rôle d’un objet médiatico-politique (Hille et al., 2013, reprenant eux-mêmes Lévy et al., 2006). Toutefois, peu de comportements déviants, comme poser ses semelles là où d'autres vont s'asseoir, ont été repérés. Il n'empêche qu'il peut arriver qu'un agent des transports en commun demande à un tel groupe de quitter le banc sur lequel il stationne alors que plusieurs bus sont passés entre-temps, montrant bien que les jeunes ne sont pas de purs usagers d’un service de transport. Dans le cas observé en enquête, il a été indiqué aux jeunes qu'il ne s'agissait pas d'un « site de rencontres ». Dans un autre cas, qui, lui, nous a été relaté, la présence d'une bouteille de bière bue au goulot a dû paraître inconvenante puisque le jeune consommateur a été invité à la jeter à la poubelle. Il est vrai que dans les rames du métro, une affichette indique qu’il est interdit de « consommer toutes boissons alcoolisées dans l’enceinte du métro » mais l’espace environnant la station n’est-il pas un espace public urbain non soumis à ces règles spécifiques ?

Dans tous les cas, il est intéressant de repérer qu'une fonction de police particulière émerge de ce type d’espace, qu'elle est en rapport avec le phénomène des regroupements de jeunes et qu’il peut arriver que ce soient les agents des transports (en tout cas certains d'entre eux) qui s'en chargent. Le fait nous a d’ailleurs été rapporté pour les parages d’une autre station de métro de Toulouse, réputée pour être, dans la période considérée, un point de vente-achat de produits illicites. Ce seraient les agents du métro qui, parfois, se donneraient le rôle de repousser les dealers ou supposés tels. Nous ne sommes plus dans le cas de la « police de voisinage » évoquée par Françoise Zonabend (1980) et qui s'exerçait entre gens de connaissance. Il s'agit d'une police dérivée d'une fonction professionnelle et se manifestant particulièrement vis-à-vis d'une classe d'âge, celle des jeunes et même particulièrement ces 15-20 ans que sont la plupart des lycéens et qui correspondent bien aux figures composant la « bande de jeunes » associée, en tant qu’objet médiatico-politique, à « violence, banlieue, délinquance, incivilité, drogue, danger, peur » (analyse de similitude, Hille et al., 2013). Il est vrai que cette classe d'âge utilise la fonction d'interconnexion des transports pour des formes d'interconnexion amicales qui les rendent particulièrement visibles dans ces espaces publics urbains, sous la forme de ces petits groupes que, dans le cas des jeunes, le sens commun a tendance à appeler des « bandes » (Mauger, 2006) et qui inquiètent, d’autant plus que les lignes de métro vont jusqu’à la banlieue et permettent d’en venir aisément et que certains jeunes paraissent mêlés à des trafics illicites ou bien jouent à affecter des pratiques clandestines, à la recherche qu’ils sont d’un espace à la fois intime et partagé avec leurs pairs.

Notes de terrain jeudi 28 mars 2013, 16h05, temps froid et humide, sans pluie au début

Notes de terrain jeudi 28 mars 2013, 16h05, temps froid et humide, sans pluie au début

-> See the list of tables

Un autre espace public urbain qui constitue un terrain d’expérimentations pour les jeunes est le terrain de pratiques sportives. Depuis le milieu du 20e siècle, les espaces destinés aux différentes pratiques sportives se sont progressivement imposés d’un point de vue architectural dans l’environnement urbain français. Ils constituent des espaces socialement partagés visibles dans de nombreuses villes et au sein desquels peuvent s’établir des coprésences entre des individus qui ne se connaissent pas. Pour les jeunes que nous avons pu observer, ils offrent à ces derniers des opportunités de loisirs sportifs susceptibles d’être en adéquation avec leurs envies et demeurent des lieux privilégiés d’interactions sociales entre pairs tout autant que des lieux pour être vus ou non.

Des mises en visibilité et invisibilité sur les terrains de pratiques sportives

Un autre terrain d’enquête a exploré la marge d’un espace emblématique de la ville, celui du stade municipal, haut lieu des rencontres de championnat de football et, ponctuellement, de rencontres internationales de football et de rugby. Il se trouve que tout l’espace qui environne l’enceinte proprement dite est compartimenté en terrains sportifs divers, libres d’accès, en apparence au moins (figure 5).

Fig. 5

Figure 5 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique

Figure 5 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

S’intéressant à un espace géographiquement complexe (un pont, une île avec ses berges et les berges de la ville de chaque côté), mais où les pratiques sportives sont à ce point présentes, il était difficile de ne pas se référer à l’ouvrage de Norbet Elias et Eric Dunning (1986), Sport et civilisation. S’agissant de pratiques impliquant des jeunes, dont il a été rappelé la potentialité à incarner la violence en bande, il est intéressant d’aller jusqu’au bout du titre : la violence maîtrisée.

Avant d’aller plus loin, une confirmation est à faire : dans un espace dédié à des pratiques sportives diverses, les jeunes, pris dans la vaste tranche de 11-28 ans, sont particulièrement présents et pratiquent des activités aussi diverses que le tennis, le volley-ball, le football, le basket-ball, l'escalade en voie aménagée sur une digue fluviale, et même la pêche à la ligne. Il convient également de dire que, dans un tel espace, la pratique sportive se fait la plupart du temps sans encadrement, l’exception étant des plages de temps scolaire où viennent collégiens ou lycéens encadrés par des professeur-e-s d'éducation physique et sportive. Ce constat peut être mis en rapport avec l'affirmation de Joël Zaffran (2010) selon laquelle les adolescents déserteraient les structures et lieux de loisirs organisés. Dans le cas présent, l’absence d’encadrement incarné, hors pratiques scolaires, contribue-t-elle à l’affluence observée ? Un regard extérieur pourrait tout de même considérer que la nature même des équipements, suggérant une utilisation spécifique selon des pratiques sportives codifiées, impose une certaine organisation du loisir.

Pour revenir à l’approche du sport par Elias et Dunning (1986), nous pouvons aussi, en tant que chercheurs, nous demander quelle place les pratiques observées dans ces espaces prennent à l’intérieur de la classification des temps de la vie et quelle est la part à associer à des temps sociaux et la part à associer à des temps accordés au corps proprement dit. Mais cela supposerait une autre enquête, tentant d’accéder au sens des pratiques en passant certainement par des discours recueillis, au risque d’interrompre l’activité physique qui paraît être, en elle-même ou par le partage qu’elle permet, la raison essentielle pour que tant de jeunes soient ici.

En attendant, la façon dont cet espace a été repéré et observé -la traversée d'un pont surplombant les différents terrains situés sur une île au milieu du fleuve, les bras d'eau favorables à la pêche à la ligne jusqu'à la digue d'escalade- a suggéré, là encore, un rapprochement avec ce que décrit Marc Augé (1992) comme des non-lieux, mais qui finissent par être de vrais espaces en rapport avec les pratiques qui s'y inscrivent. Dans le cadre de ces pratiques, il apparaît notamment que le degré de mixité n'est pas le même d'une pratique à l'autre. Or, la socialisation sportive ou artistique au groupe des pairs de l'autre sexe jouerait un rôle central d’après les travaux d’Henri Eckert et de Sylvia Faure (2007). Dans le cas d'un tel assortiment de lieux de pratique sportive, il arrive que jeunes hommes et jeunes femmes pratiquent ensemble surtout le volley-ball, l'escalade, voire le basket-ball. Mais il se trouve que ces groupes de sexes mélangés, que nous avons pu voir escalader ou jouer au volley, sont plutôt composés des moins jeunes, de ceux dont nous pouvons donc penser que la socialisation est bien avancée. Il est de plus à remarquer que ces pratiques sont celles qui n’impliquent pas de contact entre les corps. Sous un autre angle d'approche, celui d'une socialisation qui met en rapport des individus appartenant à des catégories d’âge différentes, c'est surtout la pêche, possible à partir des berges de l’île que le pont enjambe et sur laquelle se trouvent le stade et la plupart des terrains évoqués ici, qui montre le cas d'une pratique partagée entre moins de quinze ans et plus de vingt-cinq, faisant penser à une forme d'initiation possible. Ne serait la taille des configurations, nous pourrions y voir écho avec des organisations se transmettant par tradition, à l’instar des sociétés de jeunesse rurales suisses auxquelles s’est intéressé Alexandre Daflon (2014). Mais il parle d’effectifs donnant vraiment lieu à l’appellation de groupes alors que ce qui a été observé au bord du fleuve Garonne réunissait plutôt des hommes deux par deux, avec écart d’âge entre eux.

Pour ce qui est de l’escalade, nous pourrions noter un étrange contraste entre les représentations que le sens commun peut avoir d’une pratique à risque, exposant à l’imprévu du relief peu à peu découvert et des éléments qui s’y présentent sous leur jour le plus impitoyable. Or, la digue abrupte où sont accrochées les cordes est, hormis les lieux de pêche, l’endroit le plus silencieux, en apparence au moins, le plus paisible. En cela, l’escalade qui y est pratiquée s’opposerait à ces expressions de la « passion du risque » mises au jour par David Le Breton (2000) où « le risque pour le risque est illustré par les nouvelles pratiques de la montagne » (p.80).

Enfin, nous pouvons nous demander si l'invisibilité n'est pas quelquefois recherchée. Il y a en effet d’autres terrains de basket-ball que ceux qui sont à proximité des terrains de football, de tennis et de volley-ball. Plusieurs terrains ont été aménagés sous le pont. Ils sont donc invisibles du pont pour qui y passe en voiture par exemple tandis que, à pied ou à bicyclette, le bruit des rebonds du ballon et les cris associés peuvent alerter. Lesdits terrains ont beau être transformés en parking au cœur de la journée, être inaccessibles à des moments de match officiel au stadium municipal dont ils occupent une partie de l'enceinte, ils semblent être particulièrement prisés. Aucune mixité, ni de genre ni sociale n'est repérable là, les cris qui accompagnent la pratique dégagent quelque chose de jouissif et de violent à la fois, rien de comparable avec ce qui se dégage des terrains visibles. Nous pourrions croire, mais il faut bien sûr se méfier des apparences, que les jeunes hommes des cités se regroupent là entre eux. Nous pourrions même trouver, dans la comparaison entre les terrains à découvert et ces terrains d’underground, un écho à Christian Bromberger (1998 : 21) : « le jeu des distinctions sociales s’exprime à travers le style plutôt qu’à travers la nature des pratiques » (des deux côtés, les individus jouent au basket). Si nous allons dans ce sens, c’est aussi que des observateurs plus participants que nous-mêmes en l’occurrence nous ont dit avoir recherché ces terrains d’une émulation toute particulière, avec des codes particuliers – il faut toujours venir avec un ballon. Difficile en tout cas de ne pas considérer que la mise en invisibilité est ici recherchée et que le jeu -si nous pouvons parler de jeu- vaut surtout pour le creusement d'entre soi qu'il permet, pas forcément la rencontre.

Notes de terrain. Jeudi 18 avril 2013, 17h55, temps gris mi-lourd mi-frais

Notes de terrain. Jeudi 18 avril 2013, 17h55, temps gris mi-lourd mi-frais

-> See the list of tables

Dans la vie urbaine des jeunes, les espaces publics agencés autour de l’habitat principal occupent eux aussi une place importante. Depuis les années 1980, des recherches assez fécondes se sont focalisées sur les mobilités et les manières d’habiter des jeunes des quartiers populaires (Guénolé, 2016 ; Boissonade, 2006 ; Kokoreff, 1994), quartiers emblématiques de la politique de la ville et qui reflètent l’évolution des villes au fil des décennies. Les recherches ont notamment mis en avant le fait que ce sont les garçons qui occupent l’espace public du quartier (Kebabza, 2007). Le travail d’observation mené avalise ce constat.

Jeunes filles et garçons d’un espace repéré "populaire" : postures de stationnement et de circulation sexuées

L’espace observé se situe dans un quartier dit "populaire" construit de grands ensembles, mais aussi de logements individuels. Fortement occupé par des personnes de tout âge, mais de façons différentes selon le sexe, l’âge, l’heure, il rend visible des postures de stationnement et de circulation sexuées. Le rapport aux espaces publics n’est donc pas le même si le jeune est un homme ou une femme.

Pour les jeunes hommes, ils sont des lieux de stationnement, de rencontre, d’échange en tout genre (sociabilité ou mise en œuvre de différentes transactions) et de surveillance. Pourtant, tous les garçons ne sont pas dans l’espace public urbain. Dans les faits, certains sont définitivement en stationnement en attendant que les jours passent, développant ou pas des petits trafics pour survivre. Ils investissent des lieux stratégiques comme les terrasses des cafés ou la sortie du métro. Ils s’y installent en groupe du matin jusqu’au soir, regardant la vie du quartier se dérouler sous leurs yeux (figure 6). Cette présence permet une forme de surveillance des habitants, mais aussi des personnes extérieures qui traversent le quartier. Rares sont ceux qui osent s’installer à ces terrasses. Si vous entrez boire un thé, les garçons vous regardent. Les hommes sont jaugés sur leur capacité à apporter des problèmes. Les femmes extérieures au quartier sont scrutées, chacun se demandant ce qu’elles font là. Lorsque vous passez commande, la discussion s’engage immanquablement sur la raison de votre présence. D’autres jeunes hommes ont envie de s’en sortir, pourtant ils restent là, ne sachant pas quoi faire. Les jeunes que les chercheurs ont rencontrés stationnant dans les espaces observés sont souvent sans solution scolaire ou professionnelle. Les pieds d’immeubles, bars et autres espaces fréquentés deviennent alors soit un dégagement permettant de « passer le temps », soit un lieu qui donne un but à la journée, soit un espace qui permet les rencontres qui auront différentes fonctions. L’occupation de ces espaces permet, ici, de maintenir un lien social. Mais d’autres ne sont pas visibles dans le quartier, soit qu’ils aient trouvé une solution (travail, formation) soit qu’ils restent chez eux, évitant la surexposition, signe d’immobilisme.

Fig. 6

Figure 6 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique

Figure 6 : Croquis de l’espace observé réalisé lors de l’enquête ethnographique
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Pour les jeunes filles, l’espace public urbain est un lieu de passage dans lequel il faut circuler vite avant de disparaître dans le quartier, échappant à la surveillance informelle développée par les garçons. Les jeunes mères avec des enfants passent, mais peuvent aussi stationner pour discuter. Il est important, aussi, de montrer son statut personnel qui déterminera l’usage du quartier. Dans la continuité des études menées par Horia Kebabza (2004) et Isabelle Danic (2010 ; 2016) dans les quartiers populaires, ces différentes observations confirment le fait que l'accession à l’espace urbain, aux lieux publics dans ces quartiers se structure selon une division sexuée et dénote la problématique de l’in-visibilité des filles et des garçons et de leur insertion dans l’espace public de ces quartiers.

Dans ce quartier, et plus généralement dans les quartiers dits "populaires", plus le travail de proximité est entretenu par les associations et les différents services responsables de la jeunesse et plus la chance est grande de conserver un lien entre habitants (jeunes ou moins jeunes) et institutions. Ce constat est très important et doit être pris en considération par les décideurs politiques face au désespoir grandissant de la jeunesse populaire. Ce travail de proximité ne vide pas pour autant l’espace public urbain des jeunes hommes, puisqu’il reste, au travers des interactions qui s’y déploient, un lieu de construction de lien social. Mais il pourrait impulser un travail utile autour de la place de la femme dans ces espaces.

Par ailleurs, nos résultats de recherche ne doivent pas laisser penser que les jeunes et notamment ceux vivant dans les quartiers populaires n’investissement pas des espaces publics urbains éloignés de leur espace de vie. Le centre-ville, noyau central d’une ville habituellement assimilé au cœur historique, constitue un environnement urbain qui n’est pas délaissé par cette jeunesse.

L’espace du centre-ville : stratégies de mise en vue et logique de consommation

Un travail d’observation mené au sein d’une esplanade située en plein centre-ville fait apparaître la présence régulière de groupes – très majoritairement masculins et de minorités visibles – qui investissent des équipements urbains spécifiques : les kiosques (figure 7). Ce type d’occupation statique contraste avec les flux de passage incessants aux alentours. Lieux de stationnement parfois prolongé, les kiosques permettent à ceux qui y stationnent d’être vus tout en observant. Points de repère à l’instar d’une balise, ce sont également des lieux qui rendent possible l’établissement de rencontres et de rassemblements où des règles de comportements se dessinent. L’exemple du salut est sur ce point éloquent. L’observation de ces rencontres entre pairs au niveau des kiosques, génératrices d’interactions, amène à confirmer l’importance des composantes visuelles et le rôle de l’espace dans les relations sociales. D’une part, la polarisation de l’espace géographique par les kiosques donne à voir ces lieux repères de regroupements de jeunes. D’autre part, le kiosque se présente comme un lieu d’observation stratégique privilégié par sa position spatiale. Ce qui le fait s’intégrer dans les stratégies de mise en vue, que les jeunes semblent maîtriser pour s’inscrire dans le paysage urbain. Il est possible également d’y voir une dimension sociopolitique dans la mesure où ces formes de rassemblement semblent revendiquer une inscription dans cet espace public urbain, vitrine de la métropole, où ces jeunes ne sont pas forcément les bienvenus. Aussi, au sein de l’espace du centre-ville, sont discernables des enjeux d’intégration sociale. Toutefois, les configurations de ces regroupements font penser que ces jeunes occupants ne font finalement que reproduire les modes d’investissement de l’espace public des quartiers de banlieue. Les comportements observés témoignent d’un réel temps d’apprentissage, dont une compétence principale pourrait se définir en ces termes : savoir évoluer dans l’espace public en groupe et affirmer sa posture de sujet. Cet univers d’observabilité réciproque qu’offre cet espace permet aux jeunes de se familiariser avec le caractère public de la vie sociale.

Fig. 7

Figure 7 : Photographie d’un kiosque

Figure 7 : Photographie d’un kiosque
Crédit : Ruel, Bordes, Sahuc, Boutineau (2013)

-> See the list of figures

Par ailleurs, le travail d’observation a mis en avant le fait que la grande majorité des déplacements des jeunes observés demeure essentiellement régie par une logique de consommation. D’autres déplacements dans l’espace public urbain, quant à eux, sont pensés dans une logique de circuit déterminé à l’avance intégrant le trajet maison/collège – centre-ville. Ils s’inscrivent dans un parcours de type initiatique et sont le fait des plus jeunes. En effet, l’accès au centre-ville pour les plus jeunes a une signification particulière puisqu’il marque le début d’une émancipation. Il constitue une étape importante qui s’inscrit dans un processus d’autonomisation marqué par différentes étapes nivelant le degré d’autonomie du jeune et révélant les enjeux de socialisation qui s’y rattachent. En parallèle, certains parcours de mobilité paraissent soumis au hasard des rencontres. Ils peuvent être associés aux formes de mobilités dites aléatoires qu’évoque Michel Kokoreff (1993), dans la mesure où il n’est pas question de sortir pour rejoindre un lieu particulier, mais plutôt pour trouver de temps en temps des « arrêts » permettant des rencontres fortuites. Ces déambulations sans but précis semblent motivées par la rencontre sociale. En effet, les participants s’orientent les uns par rapport aux autres vers une même finalité, se rencontrer. Ces mobilités apparaissent également comme formes de désenclavement – au sens donné par Michel Kokoreff (1993) – pour les jeunes résidant dans des quartiers qui s’échappent vers le centre-ville, synonyme de croisements et de rencontres. Il semble que ces « excentrés », pour reprendre la terminologie de Joël Zaffran (2010), témoignent d’un refus de l’enfermement et de l’inscription territoriale contrainte. En définitive, se retrouvent dans ces situations les notions de disponibilité et d’accessibilité : disponibilité en constatant que les espaces publics urbains sont propices aux différents types d’activités et de circulation du citadin ; et accessibilité, à en juger par la capacité du lieu à faire cohabiter une population socialement hétérogène. Il faut toutefois émettre une réserve quant à l’égalité d’accès du fait de la dépendance aux transports publics pour les jeunes éloignés du centre-ville. Aussi, ces observations interrogent les conditions de cette accessibilité : quelles possibilités de rencontres entre jeunes eux-mêmes ou entre générations ? Car si les espaces publics sont effectivement des espaces de rencontres, force est de constater au regard de ces résultats qu’ils sont surtout l’occasion de se retrouver entre groupes de jeunes déjà en relation ne cherchant pas vraiment à agrandir leur réseau social.

Enfin, les observations menées amènent à reconsidérer l’usage du baladeur. En effet, celui-ci, loin d’être anecdotique, modifie l’expérience du public et déstabilise les situations sociales de par l’instauration d’un équilibre précaire et d’une oscillation constante entre l'intime et le social, la présence et l'absence (Thibaud, 1994). Il se présente comme un indicateur de sociabilité dans la mesure où il est un élément intégré dans la conduite du jeune et renseigne ses dispositions à la communication. Comme le souligne Jean-Paul Thibaud (1994 : 78), « ni complètement pris dans le jeu du théâtre social, ni jamais totalement en dehors du groupe, l'usager du walkman se place plutôt à la lisière de la société et se ménage un univers de réserve qui le positionne à la marge de la vie sociale sans pour autant l'exclure totalement. »

Comme nous venons de le voir, la territorialité quotidienne des jeunes est structurée par plusieurs espaces publics urbains. Mais qu’en est-il au sein d’un espace résidentiel nouvellement construit, espace qui fleurit dans toutes les villes afin d’accueillir de nouveaux habitants ?

Jeunesses présentes, jeunesses absentes… : un espace résidentiel nouvellement construit en quête de fréquentation et d’investissement ?

Dans un quartier nouvellement construit de maisons individuelles et de petits immeubles (deux à trois étages) constitués d’habitats sociaux et de propriétés et dans lequel la mixité sociale tente d’être développée, l’espace public urbain est peu investi, le seul espace fréquemment utilisé étant l’école. Les lots d’habitation sont fermés par des grilles et une place centrale propose des commerces et un supermarché en cours d’ouverture. Le city stade est une installation qui semble désespérément vide, quel que soit le jour ou l’heure. Un panneau indique qu’il est réservé prioritairement à l’usage de l’école. Les différentes observations montrent que cet espace prévu « pour les jeunes » est finalement investi à l’heure de la sortie de l’école par les familles. Ces dernières expliquent que dans le quartier, il n’y a aucun espace de jeu pour les enfants. Finalement, ce city stade permet aux petits de faire du vélo en sécurité, les parents pouvant discuter installés debout au milieu du terrain de sport. Deux jeunes dans un coin jouent au basket. Ils ne sont pas du quartier, mais en passant en deux roues, ils ont repéré cet espace. Le quartier est récent et les habitants commencent à s’y installer. Il semble donc que le quartier soit un lieu d’habitation et de circulation, qui finalement offre d’amples espaces de qualité, mais encore peu fréquenté ou peu investi par la population en général et par les jeunes en particulier.

L’aménagement des espaces et la planification de leurs usages ont des conséquences sur la présence ou non de jeunes. Décider de construire des espaces pour les jeunes, comme un city stade, ne garantit pas son usage par ceux-ci. L’organisation d’espaces publics urbains a priori, sans connaître la population qui y vivra, soulève des questionnements. Les dirigeants politiques doivent-ils décider de lieux repérés et assignés à une fonction : réunir les jeunes ? Ce fonctionnement ne date pas d’hier. Si nous revenons sur la prise en charge de la jeunesse en France, dès les années 1982, l’injonction est faite par l’État français d’encadrer la jeunesse, de savoir où elle est, ce qui devrait éviter qu’elle ne « traine » dans l’espace public, car vue comme potentiellement délinquante. Si, jusque dans les années 1970, la société envisage la jeunesse comme un temps d’expérimentation durant lequel la construction identitaire s’opère à partir de temps de déviance, aujourd’hui, la pression sociale pousse la société française à organiser le contrôle social de sa jeunesse. Cette évolution pousse les décideurs politiques à définir une place pour les jeunesses françaises qui ne peut plus être choisie, mais qui sera attribuée et contrôlée (Bordes, 2015).

Pourtant, l’occupation des espaces publics urbains par les jeunes ne peut être cadrée par un aménagement de celui-ci. Dans le cas d’un quartier nouvellement construit, sans passé, les espaces publics devraient pouvoir être appropriés par les jeunes et les moins jeunes en fonction de l’usage qu’ils pourront en faire. Se pose alors la question de la conception des nouveaux quartiers. La population doit-elle laisser des experts envisager la vie des futurs habitants, imposant des espaces publics urbains ? Ne serait-il pas plus judicieux de penser ces nouveaux quartiers avec les habitants ? Cette conception de l’organisation de l’espace public urbain nécessite de penser les constructions comme des processus pouvant évoluer, prendre forme, se transformer avec l’usage quotidien que pourront en faire les habitants, quel que soit leur âge.

Cet exemple montre que si les espaces publics urbains sont régulièrement organisés par des décideurs, l’usage qui en est fait ne peut jamais être déterminé à l’avance. La jeunesse va construire sa relation aux espaces publics urbains en fonction de ses trajets quotidiens et activités, de ses rencontres, réappropriant les lieux bien souvent autrement que prévu. Et c’est peut-être ce qui en fait l'intérêt pour les jeunes.

Conclusion

Au terme de cet article, l'examen des modes d’appropriation, des usages et fonctions des espaces publics toulousains de jeunes âgés de 11 à 28 ans a permis d’appréhender ce qu’ils font dans et de l’espace. Les résultats montrent que ces espaces, théoriquement accessibles à tous, sont utilisés de façons très diverses par les jeunes selon qu’il s’agit notamment, d’un espace de services éducatifs et de formation, d’un espace comme nœud de transports publics, d’un espace de concentration de loisirs-sports, d’un espace "populaire", d’un espace situé en centre-ville ou d’un espace résidentiel nouvellement construit. À ces caractéristiques des espaces viennent s’entremêler les usages de stationnements ou de circulations, portés par l’âge et le sexe. En effet, si l’organisation des rythmes de la journée va permettre d’observer des âges différents dans les espaces, force est de constater que les filles apparaissent ou disparaissent des espaces publics différemment selon la géographie de l’espace, sa situation sociale et la surveillance qui s’y installe de façon informelle. Pour les espaces de services éducatifs et de formation, les filles stationnent au même titre que les garçons. Elles ne sont plus des filles, mais des lycéennes ou des étudiantes. Dans les espaces de nœud de transports publics, elles y ont la place d’usager. Selon l’âge, elles s’y retrouvent entre filles ou elles y retrouvent des garçons, profitant de l’anonymat relatif de cet espace éloigné de leur lieu de vie. Dans les espaces de loisirs, elles sont aussi présentes en tant qu’actrices ou spectatrices. Dès que l’espace se situe près de leur lieu de vie, elles disparaissent rapidement de la vue des habitants. Aujourd’hui, les filles et les femmes dans l’espace public subissent encore le regard de la société. Elles n’y ont pas la même place que les garçons ou les hommes. Et même si elles se battent pour pouvoir accéder librement aux espaces, certaines, vivant ou pas dans les quartiers populaires, subissent encore le poids de la représentation négative d’une femme qui s’expose.

Les espaces publics sont conçus pour répondre à des besoins généraux, sans tenir compte de la spécificité du public qui les fréquente (Danic et al., 2010). Ils sont agencés pour gérer les circulations et les stationnements de la population. Pour exemple et comme nous avons pu l’observer au sein d’un espace de connexion bus-métro, les lieux de stationnement sont repérés par des aménagements qui permettent de s’asseoir, sans toutefois laisser la possibilité de stationner trop longtemps. La gestion de l’espace public est pensée pour ne pas être envahi. La peur de la jeunesse depuis les années 1982 a entrainé un travail d’invisibilisation de la jeunesse dans l’espace public. Pourtant, comme le démontre notre travail d’observation, les jeunes, en tant qu’acteurs sociaux, sont à même d’avoir prise sur les espaces publics urbains qui leur sont donnés à fréquenter. Ils vont par exemple utiliser les bancs pour s’y asseoir, mais pas toujours comme l’avaient prévu les adultes, échangeant souvent bruyamment. Pour contrer les stratégies d’aménagement des espaces publics urbains mises au point par les adultes, les jeunes développent des pratiques de réappropriation et de détournement de ces espaces. Les rues ne sont plus seulement des lieux de passage, elles deviennent des espaces de rencontre, d’échange, de stationnement. L’observation des abords d’établissements scolaires montre comment l’espace public urbain est détourné, comment les jeunes utilisent la rue qu’ils privatisent. Les observations révèlent aussi que les espaces publics urbains peuvent être utilisés comme des scènes pour développer des pratiques sociales. Au sein d’un espace de concentration de loisirs-sports, d’un espace repéré « populaire » et d’un espace situé en centre-ville, ce processus d’apparition et d’occupation de l’espace qui assure une fonction sociale est visible. Enfin, les espaces publics urbains peuvent être vus comme un dégagement pour les jeunes ; soit qu’ils vivent dans des espaces restreints, soit qu’ils aient envie d’être entre pairs et de se retrouver loin du regard de leur famille.

En observant la ville, les jeunes et leurs relations, force est de constater que si le pouvoir politique tente de maintenir un usage de circulation au sein des espaces publics urbains, les jeunes s’inscrivent dans les différentes définitions de la rue (Vulbeau et Barreyre, 1994). Ils utilisent la rue-lien qui mélange, sépare, rassemble et lie les acteurs, pour entrer en contact avec leurs pairs, mais aussi avec la municipalité par le biais des professionnels. La rue-sauvage, lieu de peur par excellence où se retrouvent toutes les émotions collectives du quotidien, leur permet de jouer avec les représentations de menace qui sont construites autour de la jeunesse et de devenir visibles dans l’espace public. Enfin, la rue-polis, qui est le reflet de la forme du lien social global, leur permet de s’approprier les codes et les règles de la société dans laquelle ils vivent pour pouvoir influencer les fonctionnements municipaux. Cet usage de l’espace public montre bien que la rue est toujours un lieu où s’exerce la rencontre et le débat, mais aussi le pouvoir. D’un côté, la municipalité veille à ce que ses espaces publics urbains ne soient pas surinvestis par certains, de l’autre, les jeunes se servent de la rue comme d’un espace qu’ils peuvent utiliser comme un forum où s’expriment leurs envies, leurs revendications, ou simplement leur quotidien. L’expérience de l’espace public permet donc de développer du lien social, de s’inscrire dans un processus de socialisation en explorant les fonctionnements de la société. Elle permet aux jeunes de comprendre quelle place la société leur donne et ainsi de pouvoir saisir la nécessité permanente d’un ajustement de comportements face aux attendus institutionnels.

Finalement, pouvoir politique et jeunesse peuvent se rencontrer dans les espaces publics urbains. Si le pouvoir public pense la rencontre par la gestion des espaces publics urbains, les jeunes la vivent comme la possibilité de faire passer leurs idées. Finalement, les espaces publics urbains permettent une socialisation qui ne s’arrête pas à la jeunesse, mais impliquent aussi le pouvoir municipal. Cette socialisation réciproque (Bordes, 2007b) faite de rencontres, d’échanges, de conflits et de négociations doit permettre de développer une politique de la jeunesse ajustée aux besoins locaux, sans cesse en équilibre et en évolution. Cet usage des espaces publics n’est pas toujours compris comme une rencontre constructive, pourtant, il permet aux jeunes de prendre place dans la cité (Bordes, 2015).