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Introduction

La notion de l’aide transnationale (Baldassar, Baldock et Wilding, 2007) et l’analyse de la façon dont les frontières nationales influencent les pratiques et les idées relatives aux services échangés à travers des distances géographiques s’inspirent, tout en les poussant plus loin, des résultats de recherche sur la famille et en gérontologie et d’études portant sur la migration, la globalisation et les technologies nouvelles. L’argument selon lequel l’aide réciproque est possible et s’opère avec succès entre les immigrés et leurs familles et amis « restés au pays » est en contradiction avec les préoccupations et hypothèses exprimées dans les publications en gérontologie, voulant que l’aide ne soit possible qu’en situation de face-à-face (Baldock, 2000, 2003). L’accès, à moindres coûts, aux nouvelles technologies des communications et des voyages a permis non seulement de maintenir des contacts réguliers et fréquents à travers les distances, mais a également accru la volonté et le besoin de maintenir de tels contacts (Wilding, 2006; Baldassar, 2007a, 2007b).

D’une manière générale, les travaux de recherche sur la famille mettent en évidence l’importance accordée à la proximité géographique, laquelle tient surtout à la réification de la famille, perçue comme domaine géographique privé et représentée par un ménage situé à un endroit. Cette conception de la famille est fidèle à la plupart des théories selon lesquelles, jusqu’à récemment, les nations et les communautés étaient considérées comme intrinsèquement rattachées à un espace géographique (Basch, Glick Schiller et Szanton Blanc, 1994). Tout comme les identités et les relations ethniques, nationales et diasporiques, les identités familiales et les liens parentaux peuvent se maintenir à travers le temps et les distances et ne sont pas déterminés en fonction des localités ou de frontières étatiques spécifiques (Bryceson et Vuorela, 2002:10). Les études de Baldassar, Baldock et Wilding (2007) fournissent de nombreux exemples de familles qui s’aident entre elles, et ce malgré les distances et le temps qui les séparent.

En dépit de cette apparente ‘déterritorialisation’, tous les immigrés et les membres de leur famille transnationale se trouvent à des endroits précis à des moments précis, et les moyens auxquels ils ont recours pour fournir l’aide sont affectés différemment par cette ‘territorialisation’ (Baldassar, Wilding et Baldock, 2007; Baldassar, sous presse). Lorsqu’il s’agit d’aide transnationale, les barrières politiques, culturelles et linguistiques que les gens doivent franchir sont particulièrement importantes. Il est donc utile de faire une distinction entre les pourvoyeurs d’aide locaux, translocaux et transnationaux. Les pourvoyeurs d’aide locaux n’ont généralement pas besoin de traverser des frontières géographiques ou politiques. Ils vivent dans le voisinage, partagent le même espace et peuvent avoir des interactions régulières, face à face. Les pourvoyeurs translocaux vivent à l’intérieur du même pays, mais à de longues distances les uns des autres, et peuvent de ce fait être soumis à des lois étatiques, territoriales ou régionales différentes, par exemple en ce qui a trait à l’admission à certains emplois ou à certains avantages sociaux. Les pourvoyeurs transnationaux fournissent une aide à travers des frontières nationales et sont par conséquent soumis au nombre considérable de politiques et de lois qui régissent chaque pays, notamment aux règlements sur la citoyenneté, l’immigration et les visas.

Bien qu’un nombre croissant de travaux de recherche portent sur les expériences vécues des familles transnationales, peu d’études examinent en détail le phénomène de l’aide à distance (voir, à titre d’exemple, Olwig-Fog, 1993; Ho, 1999; Mahler, 1999; Plaza, 2000; Burman, 2002; Sana et Douglas, 2005; Reynolds, 2006; Simmons et Plaze, 2006). Les études sur les relations d’aide transnationale intergénérationnelle ont surtout porté sur la prise en nourrice transnationale et la garde des enfants (par exemple, Hochschild, ajouter références). Dans ces publications, on s’intéressait davantage à la féminisation croissante de la migration de la main d’oeuvre des pays en développement vers les pays développés et aux conséquences de cette migration sur la vie des femmes et de leur famille, en particulier de leurs enfants, souvent obligés de rester au pays avec la parenté. Dans le présent article, en revanche, nous présentons les conclusions de travaux qui portent essentiellement sur un phénomène moins souvent étudié : les relations entre les parents vieillissants et leurs enfants adultes vivant au loin (Baldassar et al., 2007). Ces pratiques d’aide transnationale, qui passent généralement inaperçues (Climo, 1992:11), sont pourtant de plus en plus courantes et répandues (voir néanmoins l’étude japonaise). En outre, ce sont là des préoccupations communes à tous les immigrés, peu importe leur classe sociale, ouvrière ou professionnelle, ou le type de migration, humanitaire ou volontaire.

Les conclusions présentées dans le présent article sont en majeure partie les résultats d’une étude collective plus importante menée par Baldassar, Baldock et Wilding (2007) dont la cueillette des données s’est faite, entre 2000 et 2005, à partir de quelque 200 entrevues portant sur le vécu des participants et de rencontres d’observation. Les participants étaient des immigrés et des réfugiés établis à Perth, capitale de l’Australie-Occidentale, ainsi que leurs parents et les autres membres de leur famille vivant en Italie, aux Pays-Bas, en Irlande, à Singapour, en Nouvelle-Zélande et en Iran, ce dernier étant un pays de transit. On y examine la dynamique des relations familiales à distance et, en particulier, la façon dont les immigrés arrivent à s’occuper (ou se préoccupent) de leurs parents vieillissants, en dépit de l’éloignement. L’étude souligne aussi l’aide transnationale en tant que phénomène important de l’immigration (voir aussi Baldassar, Wilding et Baldock, 2007; Baldock, 1999, 2000). L’information contenue dans le présent article provient aussi de mes recherches ethnographiques précédentes et en cours, y compris une cinquantaine d’entrevues avec des familles en Italie et en Australie (Baldassar, 2001, 2007a, 2007b). Elle découle également des travaux effectués par Lange, Kamalkhani et Baldassar (2007) sur des réfugiés Hazara d’Afghanistan qui ont émigré à Albany, ville rurale de l’Australie-Occidentale.

La méthode utilisée pour le projet sur l’aide transnationale consistait à trouver de jeunes émigrés adultes vivant à Perth et, avec leur permission, à entrer en contact avec leurs parents à l’étranger, pour les inviter à participer tous ensemble à l’étude. Les participants ont pris part à des entrevues ethnographiques non directives d’environ deux heures, menées dans la langue de leur choix à leur domicile, en Australie et à l’étranger. Un certain nombre de questions étaient abordées, y compris leurs histoires et expériences de migration, leur attitude face à l’immigration, le type et la fréquence de l’aide échangée, les facteurs qui entravent ou favorisent l’aide transnationale ainsi que les notions d’identité et d’appartenance. Quand cela était possible, on observait les participants lors d’évènements sociaux auxquels ils prenaient part avec leur famille et leurs amis. Ce travail sur plusieurs terrains était nécessaire pour connaître à la fois le point de vue des immigrés et celui des familles restées au pays. Trop souvent, les études transnationales portent principalement sur les expériences de l’immigrant, sans tenir compte des communautés dans le pays d’origine, lesquelles par définition font partie intégrante des relations transnationales. Les six groupes de pays ont été choisis afin de présenter les différents types et les différentes trajectoires de migration, ainsi que les différentes distances entre le pays de départ et le pays d’accueil.

Un modèle d’aide familiale transnationale

L’aide transnationale a lieu dans le contexte de la migration, des déplacements transfrontaliers, de l’éloignement géographique et des relations familiales actives. Elle a lieu également dans un contexte temporel et s’effectue à l’intérieur d’un cycle de la vie personnelle, de la vie familiale ou de la migration, ou pendant la vie entière. Après Finch (1989), Baldassar, Baldock et Wilding (2007) identifient cinq principaux « types » d’aide qui comprennent le soutien moral et émotionnel, le soutien financier et le soutien pratique, qui peuvent être fournis transnationalement grâce aux diverses technologies de communication dont le téléphone, le télécopieur, le courrier électronique et la messagerie texte, de même que les soins personnels et l’hébergement, lesquels nécessitent une coprésence et ne sont possibles que lors des visites. Ces échanges de soins s’inscrivent dans une dialectique qui tient compte de la capacité de chacun des membres à fournir l’aide, de leur conception culturelle de l’obligation de subvenir aux besoins, de même que des caractéristiques particulières des relations familiales et des engagements familiaux négociés communs aux personnes unies par des liens familiaux spécifiques (Baldassar, Baldock et Wilding, 2007). Ce modèle illustre le mélange complexe des motivations qui sont à la base des pratiques d’échange de l’aide internationale qui circule dans les deux sens – du migrant à la famille restée au pays et vice versa.

Pour les besoins du présent article, j’appliquerai ce modèle d’échange d’aide transnationale à deux groupes de familles d’immigrés arrivées en Australie depuis 1980 : des immigrants italiens qualifiés et des réfugiés afghans dont beaucoup sont aussi des cols blancs. Je commencerai par un aperçu des différences entre ces deux flux migratoires, suivi d’une brève étude de cas pour chaque groupe et, pour finir, d’une comparaison des pratiques d’échange d’aide transnationale propres à chacun d’eux. Bien que le moment de l’arrivée et la classe sociale aient un impact sur les pratiques d’échange d’aide transnationale, les familles des nouveaux immigrés dotés d’une formation spécialisée peuvent avoir des capacités, des obligations et des engagements très différents les uns des autres lorsqu’il s’agit de pourvoir de l’aide à distance. Ces différences résultent des conditions économiques diverses des familles dans les pays d’origine, des trajectoires d’établissement et d’intégration dans le pays d’accueil, de même que de la disponibilité des services sociaux et des infrastructures de communications.

Depuis 1980, l’Australie accueille des immigrants afghans pour des raisons humanitaires, et leur nombre croît d’environ 500 personnes chaque année (Jupp, 2001, p. 164). Déjà en 1996, le pays comptait 5 824 résidents australiens d’origine afghane, pour la plupart des réfugiés. D’après le recensement de 2001, xxx résidents australiens d’origine afghane vivaient en Australie, dont xxx à Perth. Ceux qui étaient arrivés avant 1979 vivaient en Australie à titre d’étudiants ou de conjoints de personnes de citoyenneté australienne. Les migrations depuis l’Afghanistan survenues après cette période ont été déclenchées par des grands bouleversements politiques et des guerres civiles qui ont forcé les populations à fuir leur pays. Contrairement aux groupes d’immigrés tout récents, composés en partie d’Hazara d’origine rurale et paysanne, la première vague de migration forcée comprenait des fonctionnaires, des professionnels et des intellectuels de la classe moyenne et de la classe supérieure venus des grandes villes de Kabul et de Herat (Baldassar, dans Grillo, Lange et al., 2007). Environ dix de ces familles font partie de l’étude, et toutes ont de la parenté en transit en Iran [vérifier le chiffre].[2]

L’exode de ces professionnels était surtout dû à l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques à la fin des années 1970, invasion qui avait provoqué la fuite de la plupart d’entre eux vers les pays de transit voisins dont l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Bon nombre ont passé des années dans des pays de transit en attendant que le calme revienne dans leur pays d’origine avant d’y retourner. Ce moment tant attendu de sécurité relative n’arrivant toujours pas, il n’est pas surprenant de voir des réfugiés afghans qui ont vécu en transit pendant plus d’une décennie. Même si certains ont dû y faire des séjours prolongés, la vocation des pays de transit est de servir de terre d’asile temporaire pour les réfugiés qui attendent d’être relocalisés de manière plus permanente ou rapatriés. La plupart des pays de transit ne permettent pas aux réfugiés de s’intégrer dans la vie sociale. Par exemple, les réfugiés n’ont pas droit à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé subventionnés par l’État, aux prestations d’éducation et de sécurité sociale; aussi, les visas sont souvent attribués pour de courtes périodes seulement, ce qui oblige les réfugiés à procéder à des renouvellements fréquents et coûteux (Kamalkhani dans Wilding et Tilbury).

Puisque la plupart des réfugiés ne considèrent pas le retour en Afghanistan comme une option sûre, bon nombre d’entre eux décident de quitter les pays de transit et demandent asile à des pays d’immigration comme le Canada, l’Allemagne et l’Australie. La première vague de réfugiés afghans est arrivée en Australie au cours des années 1980 sous les auspices du Programme d’aide humanitaire des Nations Unies. En dépit de tout le temps écoulé depuis et pour des raisons incluant les difficultés linguistiques, la non reconnaissance des diplômes, l’impossibilité de s’offrir une nouvelle formation professionnelle et la discrimination, la plupart n’ont pas été en mesure de trouver un emploi qui correspondait à leur niveau d’expertise et d’éducation. Malgré ces difficultés et contrairement à la plupart des plus récents demandeurs d’asile, qui ne sont pas admissibles aux programmes de réunification des familles, certains des réfugiés qui sont arrivés plus tôt ont été autorisés à entrer en Australie en tant que membres de la famille élargie, ceci comprenant les frères et soeurs avec leurs époux et leurs enfants mariés.

À la différence de l’histoire des Afghans, les premières et les plus importantes vagues de migration italienne en Australie étaient constituées de travailleurs agricoles. Ce n’est que vers les années 1980 que commencent à arriver les immigrants dotés d’une formation professionnelle, et en bien plus petits nombres. Alors que les chaînes de migration remontent au début des années 1920, le flux migratoire le plus important a eu lieu à la période qui a suivi immédiatement la Deuxième guerre mondiale (Baldassar, 2004). Pendant les années 1950, où se situe le point culminant de l’immigration, en moyenne 18 000 Italiens par année sont arrivés en Australie, dont environ 14 % se sont installés en Australie-Occidentale. Depuis les années 1960, la plupart des Italiens se sont installés dans les centres urbains, et 90 % des Italiens vivant en Australie-Occidentale résident actuellement à Perth. La plupart des immigrés arrivés au cours des années 1970 et 1980 étaient des ouvriers qualifiés ou semi-qualifiés. Même s’ils ne font pas partie des chaînes d’immigrants originaires de villages et arrivés dans la période de l’après guerre, ils sont employés dans le domaine des services à l’intérieur de leur communauté, par exemple comme enseignants de langue ou travailleurs sociaux. À l’instar du modèle démographique national, la population de l’Australie-Occidentale d’origine italienne a atteint son plus haut niveau au début des années 1970 (30 541 en 1971) et décroit progressivement depuis ce temps. La vaste majorité (91 %) des 23 000 personnes d’origine italienne qui vivent actuellement dans l’État sont arrivées avant 1986 et représentent 10 % de l’ensemble de la tranche italienne de la population australienne. Il ressort du recensement de 2001 que l’Australie-Occidentale est le lieu de résidence d’environ 23 062 personnes nées en Italie (1,3 % de l’ensemble de la population de l’Australie-Occidentale), de 68 000 personnes dont les parents ou grands parents sont nés en Italie et d’environ 100 000 personnes qui se réclament de souche italienne.

La cohorte la plus récente et sensiblement la plus petite comprend les personnes qui sont arrivées depuis les années 1980 à titre de migrants professionnels, et qui ont tendance à ne pas s’assimiler aux membres de la communauté ethnique italienne. Dix familles de cette catégorie ont participé à l’étude sur l’aide transnationale. Alors qu’auparavant les immigrants italiens étaient en quelque sorte des ouvriers immigrés forcés, en raison de l’absence de meilleurs débouchés économiques dans leur pays natal, les immigrés récents ayant une formation professionnelle sont de toute évidence des immigrés volontaires, attirés par un mode de vie différent, notamment un rythme de vie plus modéré et un meilleur climat. Bon nombre d’entre eux immigrent parce qu’ils sont tombés amoureux d’une personne de citoyenneté australienne qu’ils ont décidé d’épouser.

Ces trois vagues d’immigrants reflètent l’évolution de la politique d’immigration australienne qui, au départ, était favorable à la main d’oeuvre non qualifiée et au regroupement familial, mais qui privilégie actuellement l’immigration des professionnels et des investisseurs. L’abolition, dans les années 1970, de la Loi sur la Restriction de l’immigration de 1901 (mieux connue sous l’appellation de Politique de l’Australie « blanche ») a entraîné la rescision dans le programme d’immigration de tout critère officiel fondé sur des notions de race ou de couleur. En revanche, elle a coïncidé avec un accroissement des restrictions migratoires, avec une plus grande importance accordée aux immigrants dotés d’une formation et aux investisseurs, et avec une réduction du nombre total d’immigrants. Ces changements de politique ainsi que l’évolution économique de l’Italie depuis les années 1970 ont eu pour effet un déclin important de la migration italienne. Les immigrés récents dont il est question dans le présent article figurent parmi les rares personnes venues d’Italie au cours des deux dernières décennies.

Le cas d’Enrico : « Mais pourquoi diable aller en Australie? »

Comme beaucoup d’immigrés italiens récents, Enrico tient à souligner qu’il n’est pas représentatif de « l’immigré italien typique » et nous indique dès le départ que cela ne fait probablement pas de lui le candidat idéal pour ce genre d’entrevue. Enrico dit avoir immigré pour des raisons « existentielles » plutôt qu’économiques. Il insiste pour nous démontrer en quoi il diffère des immigrés italiens de l’après-guerre qui, selon lui, ont été « forcés de s’expatrier ». Lui, au contraire, a agi par choix, comme l’ont fait d’autres Italiens récemment arrivés, qui ont immigré, toujours selon Enrico, « afin d’élargir leurs connaissances et de vivre de nouvelles aventures, de nouvelles expériences ».

Bien qu’il ait immigré par choix, en 1991, Enrico est très conscient du besoin de concilier ce qu’il décrit comme les valeurs « traditionnelles » de l’Italie du sud, qui sont celles de sa famille, et ses propres valeurs, plus « modernes » et « cosmopolites ». Comme la plupart des Italiens arrivés récemment, Enrico a immigré afin d’épouser une Australienne. Il a rencontré sa femme en Italie, où elle était en voyage. Il est d’abord venu en Australie pour assister au mariage de sa future belle-soeur et y a séjourné plusieurs mois. Enrico a tellement aimé l’endroit qu’il a décidé de demander un visa de conjoint de fait. Quelque dix mois plus tard, il retournait en Italie avec sa conjointe, pour assister au mariage de sa propre soeur.

Enrico était peut-être attiré par le climat et le style de vie australiens, mais sa famille n’approuvait pas du tout sa décision d’émigrer. Il décrit leur réaction comme « très négative… un désastre. Il y a eu des moments vraiment terribles. Je crois que ma soeur ne m’a toujours pas pardonné ». Enrico croit que sa famille a le sentiment qu’il a récusé ses obligations envers eux, d’autant plus qu’il est leur seul fils :

Cela est particulièrement vrai dans le sud de l’Italie, où les familles sont très unies et très fortes. Ce que je veux dire, c’est que ma situation en tant qu’immigré n’a pas seulement eu des répercussions sur ma famille immédiate, mais aussi sur mes cousins, cousines, oncles et tantes; c’était la même chose avec tout le monde. Même les cousins sont considérés comme des frères ; les oncles et les tantes, comme des parents… Du côté de mon père, dont les membres de la famille sont répandus un peu partout en Italie, ma décision n’a pas eu le même effet parce qu’ils sont plus habitués à l’émigration… ils sont dispersés un peu partout. Mais du côté de ma mère, ce n’est pas la même chose; à ma connaissance, personne de la famille n’a émigré… Et puis il y a ma grand-mère. C’est que je suis l’aîné de ses petits-fils, et il y a une certaine hiérarchie…

La mère d’Enrico, sa soeur et sa cousine sont venues lui rendre visite en Australie. Au cours des ses quelques années en Australie, Enrico est retourné chaque année passer environ un mois en Italie. Il croit que toutes ces visites ont aidé sa famille à commencer à accepter sa décision de s’établir ici :

« En fait, je vais en Italie tous les ans, aussi lorsqu’une urgence ou un problème se présente… Je crois bien que mes visites fréquentes les rassurent ; parce que les gens ont tendance à croire que ceux qui s’expatrient oublient leur famille, leur pays… Il y en a qui sont restés 20 ans sans retourner là-bas, ou qui n’y sont jamais retournés. C’est pour cela que les gens pensent ainsi… »

En plus de pouvoir s’offrir des visites fréquentes, Enrico se compte chanceux d’occuper un emploi qui l’oblige à être au fait des développements en Italie. Il dit de ses visites qu’elles sont « à 50 % pour des raisons personnelles, à 50 % pour le travail. Je reste en contact en permanence ».

Comme c’est le cas pour la plupart des immigrés italiens récents, Enrico et sa famille sont relativement fortunés et, de ce fait, n’ont pas eu besoin de s’entraider financièrement. Enrico et sa soeur, qui reste en Italie, occupent des emplois dans des domaines connexes et échangent constamment des conseils pratiques. Ses soeurs s’occupent pour lui de ses opérations financières en Italie et veillent sur ses affaires en général. Malgré sa grande réussite professionnelle en Australie, sa famille souhaiterait le voir revenir. « Ils veulent toujours que je retourne vivre là-bas… Ils n’arrêtent pas de me faire la vie dure parce que je suis parti ». Pour atténuer leur sentiment de perte et sa propre culpabilité, il entretient des contacts réguliers par téléphone, et lui, autant que sa mère, sent que cela leur procure un soutien émotionnel. « Je suis nul pour écrire, je n’écris pratiquement jamais, mais je téléphone toutes les semaines. Si je laisse passer une semaine, ce sont eux qui m’appellent ». De façon générale, Enrico se dit satisfait de ses contacts avec sa famille en Italie, mais comme sa mère prend de l’âge, il souhaiterait passer plus de temps avec elle :

Il faut que j’arrive, une année, à me trouver beaucoup de temps pour être avec elle… Je me sens un peu coupable… pas beaucoup, mais quand même je commence à me sentir un peu coupable de ne pas pouvoir la voir plus longtemps. Elle serait vraiment ravie si j’arrivais à passer, disons, trois mois là-bas. Alors je réfléchis aux moyens à prendre pour y arriver.

Ce qui réconforte Enrico, c’est que ses soeurs habitent près de leur mère et seront en mesure de s’occuper d’elle dans ses vieux jours : « parce qu’en Italie, ce sont les enfants qui doivent s’occuper de leurs parents. Elle a tout fait pour nous quand nous étions petits, et encore aujourd’hui ».

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les Italiens qui ont immigré en Australie récemment, comme Enrico, sont différents à presque tous les égards de leurs prédécesseurs de l’après-guerre. En plus d’être le groupe le plus nombreux en Australie dont l’anglais n’est pas la langue maternelle (Jupp, 2001), les Italiens de l’après-guerre ont le pseudo-honneur d’avoir été les premiers, parmi les autres immigrés non britanniques et non nord-européens « moins populaires », à être officiellement acceptés au pays. De tels contextes politiques externes, ajoutés aux particularités de l’histoire migratoire italienne, caractérisée par l’esprit de village qui a créé des liens entre les générations et les groupes de migrants, ont contribué à l’évolution d’une identité communautaire et d’un modèle d’établissement ethniques.

Ceci a eu pour résultat la ségrégation résidentielle et professionnelle des immigrés de l’après-guerre, qui se sont regroupés dans les industries du bâtiment, de la pêche et de l’alimentation et font maintenant partie d’une communauté bien établie à l’intérieur d’une enclave ethnique. L’important repli social associé à cette démarcation systématique a créé une certaine hostilité et un mouvement de rejet de la part de certains groupes australiens, plus particulièrement ceux qui se sentaient en compétition économique.

Bien que la majorité des immigrés de l’après-guerre n’aient plus aujourd’hui de parenté en Italie, ils sont restés très attachés à leur terre natale malgré la distance, étant donné que, pour beaucoup d’entre eux, la migration (initialement du moins) constituait un moyen de retourner s’établir en Italie. La migration était souvent une décision familiale, motivée par des facteurs économiques et qui visait non seulement à subvenir aux besoins de l’immigré et sa future famille, mais également à ceux des membres de la famille qu’il laissait derrière lui. C’est dans ce contexte que le groupe vit son expérience d’aide transnationale (Baldassar, 2007a). La migration ne diminue pas le sentiment de responsabilité à l’égard des parents vieillissants, ni le souci que se font les immigrés pour les leurs. Ces immigrés ont maintenu une tradition d’aide financière à leurs parents en Italie, qui remonte au moins jusqu’à leur arrivée. Ils trouvent également appui et aide auprès des communautés italiennes de Perth et se considèrent généralement comme des immigrés italiens ou des Italo-australiens.

En revanche, les professionnels qui ont migré plus récemment ne sont pas liés entre eux ou avec d’autres Italo-australiens par des attaches qui remontent aux villages d’origine. À l’instar des cols-blancs australiens et des autres professionnels récemment immigrés par choix, ils sont plutôt enclins à fréquenter leurs collègues de travail, et leur identité est principalement liée à leur rôle professionnel (Peisker). À bien des égards, les professionnels italiens nouvellement immigrés peuvent être considérés plus individualistes que leurs compatriotes plus âgés et plus orientés vers la famille et la communauté. Fait intéressant, les réfugiés afghans professionnels qui ont participé à cette étude avaient tendance à être plus orientés vers leur famille et leur communauté que leurs homologues italiens, et ce malgré leurs qualifications professionnelles (Baldassar, sous presse).

Étude de cas sur des réfugiés afghans – « Nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait en Australie »

Omar et Flora, un couple de réfugiés afghans, vivent en Australie depuis 2001. Ils ont fui l’Afghanistan à cause de l’instabilité politique et se sont rendus en Inde, où ils ont vécu dix ans. Quand la situation des réfugiés s’est détériorée en Inde, ils ont demandé le statut de réfugiés à l’Australie, qu’ils ont enfin reçu après avoir essuyé huit refus.

Omar a fait des études universitaires, mais son diplôme n’est pas reconnu en Australie. C’est pourquoi, comme beaucoup d’Afghans récemment immigrés, il travaille comme chauffeur de taxi :

Je ne pouvais pas pratiquer ma profession ici. Il m’aurait fallu retourner aux études, et cela m’était impossible. Je dois subvenir aux besoins de certains membres de ma famille et de la famille de ma femme. J’ai besoin d’argent non seulement pour moi, mais pour eux aussi. J’ai de la famille en Iran, en Afghanistan et au Pakistan. Ils s’attendent à ce que je les aide financièrement. Ils croient que ceux qui vivent en Australie, comme nous, gagnent beaucoup d’argent ; ils ignorent combien la vie est dure ici pour nous… Un jour, nous n’avions plus d’argent et ma femme a fait cuire du riz, c’est tout ce que nous avions à manger.

Malgré sa modeste existence, le couple est parvenu à économiser suffisamment d’argent pour que Flora puisse aller voir sa mère en Afghanistan :

C’était très inquiétant. Je courais des risques, mais je ne pouvais plus attendre. Je suis allée voir ma famille et celle de mon mari, au Pakistan. J’ai décidé de me rendre à Kabul en passant par le Pakistan. J’y suis allée avec mon beau-frère. Nous avons traversé la frontière et nous nous sommes rendus jusqu’à Kabul en voiture… Nous sommes arrivés à la maison de mon beau-frère. Ils ne nous attendaient pas. Nous n’avions pas été en contact par téléphone ou autrement avant notre départ. Ils ont eu tout un choc en me voyant à leur porte. Ils ont vite envoyé les enfants chez ma mère, qui habite non loin de là… Elle était tellement émue… Elle est venue aussitôt et dès qu’elle m’a aperçue, elle s’est mise à pleurer. Et puis j’ai pleuré. Et les enfants ont pleuré. Je suis restée chez ma mère quelques semaines.

Omar et Flora ont très peu de contacts avec leur famille à l’étranger : « Nous n’avons pas de contact téléphonique. Téléphoner coûte trop cher, donc nous les avions prévenus que nous n’appellerions pas. Je leur ai dit que l’argent économisé sur les appels pourrait ainsi leur être envoyé ».

L’histoire de la migration afghane en Australie remonte certainement aussi loin dans le temps que la migration italo-australienne. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les chameliers afghans ont joué un rôle clé en Australie, permettant l’accès aux régions désertiques éloignées du centre et du nord et, par conséquent, leur exploitation commerciale (Jupp, 2001, p. 164). Toutefois, à cause de la politique de l’Australie « blanche », le nombre d’Afghans qui ont immigré en Australie a été négligeable depuis le début du vingtième siècle, et cela jusqu’à tout récemment. Contrairement à Omar et Flora, beaucoup d’Afghans sont venus par bateau chercher asile en Australie, avec l’aide de passeurs (Lange et al., 2007). Le ministère australien de l’Immigration et des Affaires culturelles les considère comme des arrivants « non autorisés » du fait que le Haut Commissaire des Nations-Unies pour les réfugiés n’a pas déterminé leur statut dans leur pays de premier asile. Ainsi, Omar et Flora ont évité le sort des arrivants « non autorisés » qui sont actuellement envoyés dans des centres de détention, où on les garde de trois à six mois pendant qu’on évalue leur demande de statut de réfugiés. Ceux dont la demande est acceptée sont remis en liberté avec un visa de protection temporaire de trois ans. En tant que réfugiés « légitimes », Omar et Flora ont pu obtenir le statut de résidents en Australie et bénéficier, entre autres, du droit de voyager hors pays. Les personnes munies d’un visa de protection temporaire qui retournent dans leur pays natal risquent d’être déchues de leur visa et de leur statut de réfugiés et, si elles sont repérées, n’ont plus le droit de revenir. En outre, Omar et Flora ont pu bénéficier de certains services de santé publique en plus d’avoir droit à des prestations d’emploi et des cours d’anglais, avantages généralement refusés aux détenteurs d’un visa de protection temporaire. Ainsi, la grande majorité du soutien social et juridique offert aux réfugiés afghans « non autorisés » provient d’organisations non gouvernementales et d’organismes bénévoles.

Caractéristiques de l’aide transnationale : soutien financier

Comme Enrico, la plupart des nouveaux immigrés italiens sont plus souvent ceux qui reçoivent de l’aide des parents en Italie au lieu d’être ceux qui fournissent une aide. L’aisance relative de leur famille signifie que le soutien financier va souvent de parent à immigrant plutôt que l’inverse. Ainsi, les envois d’argent à la maison, qui sont une caractéristique majeure des immigrants économiques, ne fait pas du tout partie de l’entraide telle que pratiquée par ce groupe. En effet, comme les nouveaux immigrés italiens en sont au début de leur cycle familial (la plupart viennent tout juste de se marier) et de leur cycle migratoire (ils viennent de s’établir), il n’est pas rare qu’ils reçoivent un appui financier de leurs parents afin de leur permettre des achats importants (maison, voiture) ou pour couvrir leurs frais de voyage lorsqu’ils retournent en visite dans leur pays. De plus, la plupart des immigrés italiens récents sont des professionnels qui occupent des postes équivalant à ceux qu’ils avaient dans leur pays d’origine. Plusieurs immigrent en Australie grâce au plan d’immigration à l’intention des ouvriers qualifiés ou grâce à un visa de conjoint et, par conséquent, jouissent d’un bon revenu en plus du soutien de leur partenaire australien. Ces ressources leur permettent de maintenir des contacts réguliers avec leurs parents dans leur pays d’origine et d’aller leur rendre visite. Alors qu’Enrico s’est principalement servi du téléphone pour garder le contact avec sa famille, la plupart des nouveaux immigrés volontaires utilisent le courrier électronique, la messagerie texte et parfois même la caméra vidéo. On retrouve également un autre type d’échanges financiers : les cadeaux (souvent coûteux) envoyés principalement par la famille en Italie aux petits-enfants qui vivent en Australie.

À l’autre extrême, les nouveaux réfugiés afghans se démènent pour joindre les deux bouts. Tout comme leurs compatriotes de la classe ouvrière, plus nombreux ceux-ci, les quelques Afghans qui ont des qualifications professionnelles ont de la difficulté à se trouver un emploi, encore plus un emploi d’un niveau comparable à celui qu’ils occupaient chez eux. Comme Omar et Flora, ces immigrés se sentent souvent obligés d’aider financièrement leur famille en Afghanistan, si bien qu’ils partagent tout l’argent qu’ils arrivent à gagner entre la famille locale et la famille transnationale. Les présents constituent également un élément important des échanges financiers entre ces réfugiés et les membres de leur famille restés au pays, ces derniers y trouvant un moyen de leur rendre la pareille en envoyant des petits cadeaux, le plus souvent des bijoux et des tissus.

Étant donné les pressions considérables que l’on fait subir aux réfugiés pour qu’ils aident financièrement la famille en Afghanistan, et compte tenu du grand besoin d’une telle aide, plusieurs couples de réfugiés ont mentionné vivre des tensions à cause de cette responsabilité. Parmi ces réfugiés, beaucoup d’hommes estimaient que leur culture les obligeait de faire passer les besoins de leur famille avant ceux de leur épouse et, bien que la plupart des femmes trouvaient ce comportement culturellement acceptable, cela donnait parfois lieu à des disputes. Ceci est un élément qui touche à la capacité de toutes les familles d’immigrés, mêmes volontaires, à aider leur famille à l’étranger. Le manque d’appui de la part du conjoint ou des enfants peut entraver sérieusement les efforts d’une personne qui souhaite faire ce genre d’échange transnational. Nous avons relevé plusieurs récits où les femmes (principalement les non-immigrantes) ne voulaient pas que leur mari parle trop longtemps au téléphone en raison des coûts. Mais, étant donné leur aisance relative et la baisse significative du coût des interurbains entre l’Australie et l’Italie, les familles d’immigrés italiens récents de la classe professionnelle n’avaient pas ce genre de problème.

Le soutien pratique

La communication avec leur famille transnationale étant facile, régulière et fréquente, les immigrés italiens récents sont en mesure d’échanger de l’aide pratique avec les leurs de bien des façons. Beaucoup, comme Enrico, comptaient sur la fratrie pour veiller à leurs affaires commerciales en Italie pendant leur absence. D’autres exemples courants de soutien pratique au sein de ce groupe incluent l’échange de conseils sur une variété de sujets allant de la cuisine au soin des enfants, aux questions financières ou immobilières. En raison de leurs visites régulières, certaines formes habituelles de soutien (que l’on retrouve en situation d’entraide locale) pouvaient être maintenues. Par exemple, les parents se chargeaient sans frais du gardiennage des enfants tandis que les immigrés aidaient à l’entretien du domicile. Grâce à l’usage combiné de diverses technologies des communications, les immigrés et leur famille se tenaient au courant des affaires de chacun. Souvent, on se téléphonait une fois par semaine pour bavarder de choses et d’autres, tandis que les courriels et les messages textes étaient utilisés presque quotidiennement pour partager les menus détails de la vie courante (Wilding, 2006). Ces contacts permanents permettaient aux membres des familles de participer pleinement aux affaires quotidiennes de chacun.

En revanche, et principalement à cause de leur incapacité relative à entretenir des contacts transnationaux, les réfugiés afghans et leurs familles à l’étranger étaient limités dans leurs moyens de s’entraider de manière pratique. Les obstacles à la communication n’étaient pas seulement le manque d’argent, mais aussi l’absence de services de télécommunication fiables et accessibles. Ainsi, même lorsque les réfugiés avaient les moyens de se payer des ordinateurs et l’accès au service de courrier électronique, peu de familles dans leur pays d’origine avaient cette possibilité. En 2001, alors que l’on comptait 54,1 lignes téléphoniques pour cent habitants en Australie et 47,1 en Italie, ce nombre était de 16,9 pour l’Iran, il était certainement inférieur pour les réfugiés afghans en Iran, tandis qu’il était aussi bas que 0,1 pour cent habitants en Afghanistan.[3] De plus, le coût d’un appel en Afghanistan ou en Iran depuis l’Australie est beaucoup plus élevé, soit 1,95 $ et 1,35 $ la minute respectivement, comparativement à celui d’un appel en Italie, qui coûte 0,40 $ la minute.[4] En 2002, on estimait le nombre d’utilisateurs d’Internet à 43 % en Australie, à 30 % en Italie et à 1,5 % en Iran (données non disponibles pour l’Afghanistan).[5]

À l’instar des immigrés italiens de l’après-guerre, beaucoup de réfugiés afghans ont recours aux services postaux pour se tenir en contact. Toutefois, comme les services postaux en Afghanistan et dans les pays de transit ne sont pas fiables, la plupart des réfugiés (encore une fois à l’instar des immigrés italiens de l’après-guerre) préfèrent envoyer des cadeaux, y compris de l’argent, par l’entremise de leurs amis et des membres de leur famille qui voyagent et à qui ils peuvent faire confiance. En dépit de ces difficultés, il existait une forme d’entraide, que l’on pourrait qualifier de soutien pratique, qui consistait, pour les réfugiés en Australie, à parrainer les membres de leur famille par le biais des programmes de réunification des familles. Par ailleurs, nous avons relevé plusieurs exemples de négociations transnationales de mariages, ce qui prouve que la distance et les frontières qui séparaient les familles ne faisaient pas toujours obstacle aux mariages traditionnels. Cette participation à la recherche d’un partenaire convenable était parfois liée à la migration de réunification familiale, et elle constitue un moyen d’assurer aux réfugiés un soutien familial et communautaire important, malgré leur manque relatif de ressources.

Le soutien émotionnel et moral

Le fondement de toute aide, qu’elle soit locale, translocale ou transnationale, est l’apport de soutien émotionnel et moral. Même dans les situations extrêmes, comme celles où se trouvaient tant de réfugiés, les gens n’ont jamais cessé de se soucier de leur famille au loin, même s’ils n’avaient pas la possibilité de leur faire part de leurs inquiétudes. Le seul fait que la possibilité (même latente) d’échanger de l’aide ait été maintenue peut être considéré comme une forme de soutien émotionnel. Pour les membres d’une famille (qu’ils soient immigrés ou réfugiés), le simple fait de savoir qu’ils peuvent appeler un proche en cas d’urgence peut être, en soi, une importante source de réconfort. En réalité, les distinctions faites entre les types de soutien sont quelque peu arbitraires puisque ceux-ci (qu’ils soient d’ordre financier, pratique, personnel, ou se rapportent à l’hébergement) peuvent être l’expression d’un soutien émotionnel et moral. Les réfugiés et leurs parents transnationaux expriment leur soutien émotionnel par l’envoi d’argent et de cadeaux pour lesquels ils ont travaillé dur, alors que les familles des nouveaux immigrés italiens le font par le biais de visites et de contacts réguliers. Di Leonardo (1987) a inventé l’expression « kin work » (effort familial) pour désigner les efforts nécessaires au maintien des réseaux familiaux. Plusieurs nouveaux immigrés italiens se réservaient des moments précis dans la semaine pour appeler chez eux. Le fait de trouver le temps et l’énergie pour « garder le contact » peut déjà être considéré comme l’expression de leur sollicitude.

Les soins personnels

Un certain nombre d’études ont fait valoir que les parents continuent d’aider leurs enfants adultes tout au long de leur vie, et que les enfants commencent à rendre la pareille quand les parents vieillissent (Finch et Mason, 1993; Bengtson, Rosenthal et Burton, 1995; Batrouney et Stone, 1998). Les parents de la plupart des nouveaux immigrés italiens sont encore relativement en bonne santé et autonomes, et continuent en effet d’offrir à leurs enfants immigrés diverses formes de soutien. En revanche, même les parents relativement jeunes qui vivent en pays de transit ou en Afghanistan sont incapables de fournir beaucoup d’aide tangible à leurs enfants réfugiés. Les immigrés italiens et les réfugiés afghans se sont tous dits très inquiets des conséquences du vieillissement de leurs parents dans un autre pays, loin d’eux. Comme Enrico et Flora, beaucoup font des visites prolongées, rien que pour « être avec » leurs parents qui avancent en âge.

Le besoin de fournir une aide transnationale aux parents âgés est encore plus prononcé du fait qu’il existe très peu d’infrastructures de soutien pour personnes âgées en Italie, où l’on considère que la prise en charge des aînés ne constitue un problème que pour les personnes sans famille pour les aider (Trifiletti, 1998:182). Par ailleurs, les construits culturels qui entretiennent l’idée que les « bons » enfants doivent s’occuper de leurs parents contribuent au sentiment de culpabilité des immigrés absents (Baldassar, Wilding et Baldock, 2007). Aussi, chez les Italiens, la conception de la santé et du bien-être, principalement en ce qui a trait aux veuves âgées, est étroitement liée à la « distance » qui les sépare de leurs enfants, à un point tel que certains parents italiens âgés ont laissé entendre qu’ils ne se sentaient vraiment bien que lorsque leurs enfants étaient avec eux ou à proximité (Mackinnon). Les immigrés italiens dont les parents sont âgés ont l’habitude de faire des visites prolongées afin de prendre soin personnellement de leurs parents et de donner un peu de répit à leurs frères et soeurs qui s’occupent de ces soins à long terme (Baldassar, 2007a). Étant moins avancés dans le cycle de la vie de famille, les nouveau immigrés italiens bénéficient plus souvent de l’aide de leurs parents, qui leur rendent visite afin de s’occuper des petits-enfants, surtout des nouveau-nés.

Il semblerait que le besoin d’aider les parents est encore plus ressenti chez les familles des réfugiés. Cela tient à la fois de l’absence relative de ressources en Afghanistan et dans les pays de transit de même que du sentiment de « culpabilité du survivant » que génère le fait de quitter ses proches, contribuant ainsi, bien que sans le vouloir, à leur misère. Toutefois, contrairement aux parents italiens, les parents des réfugiés sont souvent extrêmement heureux que leurs enfants aient pu s’établir en Australie, car ils espèrent qu’ils pourront ainsi jouir d’une vie sans danger et meilleure que celle qu’ils avaient dans leur pays d’origine. De plus, le fait de vivre en Australie accroît les possibilités d’envois d’argent et de parrainage en vue de migrations futures, deux facteurs qui peuvent faciliter considérablement les vieux jours des parents. Il semblerait que le désir d’accroître la sécurité et le bien-être des immigrants et, par conséquent, leur capacité à soutenir financièrement leur famille en Afghanistan, constitue une excuse valable pour déroger au devoir culturel de prendre soin personnellement de ses parents vieillissants. La migration, dans ces conditions, pourrait être le meilleur moyen pour des enfants de prendre soin de leurs parents, et vice versa.

Comme toute forme d’aide, qu’elle soit locale, translocale ou transnationale, le sentiment de devoir prendre soin de ses parents âgés est influencé par divers facteurs. Ces derniers incluent, comme mentionné précédemment, la disponibilité des services, mais également le nombre de frères et soeurs aptes à prodiguer des soins, ainsi que les construits sociaux sur l’obligation d’aider, ces derniers découlant des notions rattachées aux rôles de genre, au rang de naissance et au sens du devoir. La décision à savoir qui prendra soin des parents, quand et comment résulte donc en partie d’ententes négociées entre les membres de la famille. Ces négociations, quant à la capacité ou l’obligation d’aider, peuvent changer avec le temps, tout comme le besoin de donner et de recevoir de l’aide. Ainsi, le niveau de l’aide transnationale fluctue tout au long de la vie.

L’hébergement

Dans son étude magistrale, Finch (1989) a employé le terme hébergement pour parler du type d’aide qui consiste à offrir un toit aux membres de sa famille. En général, cette forme d’hébergement « local » se rapporte aux enfants d’âge adulte qui retournent chez leurs parents pour un certain temps, par exemple après un divorce ou pendant une période de chômage. Il peut aussi s’agir de parents qui emménagent chez leurs enfants quand ils deviennent incapables de vivre seuls. L’hébergement est, selon Finch (1989 :22), une forme d’aide intergénérationnelle que les membres des familles sont plus ou moins intéressés à fournir. Dans le contexte des échanges transnationaux, l’aide « hébergement » prend la forme de visites et elle est généralement considérée comme une occasion agréable et longuement attendue (Baldassar, 2001). Dans la plupart des cas, les immigrés et les réfugiés demeuraient chez leurs parents, et vice versa.

Urry (2002) a soulevé la question de l’importance des périodes de coprésence dans le maintien des relations transnationales. L’importance des visites dans les pratiques transnationales est indéniable (Baldassar, 2007b). Les réfugiés, comme Flora, sont souvent prêts à courir de grands risques afin de voir leurs proches. Les visites peuvent être thérapeutiques et aider les membres des familles à accepter la migration, surtout dans les situations où les immigrants sont partis sans le consentement de leur famille. Comme l’a constaté Enrico, sa mère et sa soeur ont accepté plus facilement sa décision de migrer après lui avoir rendu visite chez-lui, où elles avaient pu constater qu’il vivait bien et qu’il était heureux. De même, Flora a retiré une grande satisfaction d’avoir pu rendre visite à sa mère, demeurée à Kabul.

Conclusion

Le stade du cycle migratoire des immigrés qualifiés est une période importante dans leur vie et celle de leur famille restée au pays, puisque les premières années suivant leur arrivée dans un nouveau pays sont souvent difficiles pour toutes les familles. Dans le cas des immigrés italiens récemment établis en Australie, c’était habituellement l’étape où ils recevaient une aide accrue de la part de leurs parents et famille en Italie. Ces immigrés recevaient souvent un soutien financier au moment de s’établir, dont l’aide pour l’achat d’une maison. Le soutien pratique, relatif aux préoccupations de tous les jours, s’opérait souvent dans les deux sens, des parents aux immigrés et vice versa. Dans le même ordre d’idées, le soutien émotionnel et moral était réciproque et continu, grâce à de fréquentes communications, même dans les cas (assez courants) où les parents et la famille dans le pays d’origine désapprouvaient la migration. Habituellement, les parents étaient ceux qui dispensaient les soins personnels, sous forme d’aide aux soins des nouveau-nés, alors que les immigrés restaient conscients de leurs futures obligations envers leurs parents vieillissants. Les membres des familles se rendaient souvent visite et considéraient cette pratique essentielle au maintien de relations familiales étroites.

À l’opposé, le stade du cycle de la vie n’est pas un facteur déterminant dans le parcours migratoire des familles de réfugiés afghans récemment arrivées, puisque ceux-ci ont souvent quitté leur pays natal à la hâte et sont restés dans des pays de transit pendant de longues périodes. Ces familles travaillaient dur afin de pouvoir envoyer de l’argent aux leurs à l’étranger, souvent au prix de sacrifices personnels. En retour, ils recevaient fréquemment des cadeaux, principal moyen pour la famille restée au pays d’exprimer son soutien moral et émotionnel. La plupart des réfugiés utilisaient le téléphone de façon irrégulière, principalement dans les situations d’urgence, et, dans le meilleur des cas, les contacts par courriel étaient sporadiques en raison de l’accès limité aux technologies des communications et des coûts qui y sont associés. Par ailleurs, contrairement aux Italiens, ils étaient plus enclins à s’écrire et avaient tendance à compter sur leurs amis et les membres de leur famille pour livrer des messages et des cadeaux. Malgré leurs contacts limités, les réfugiés continuaient d’échanger du soutien pratique par le biais du parrainage et des négociations de mariages. À plusieurs égards, leur vie était déterminée par le désir d’être réunis avec leur famille, surtout avec leurs parents vieillissants, et faute de pouvoir leur rendre visite, ils entretenaient le mythe du retour définitif dans leur pays.

Bien que les données contenues dans cette étude comportent peu d’exemples de familles ayant opposé une résistance ou un refus aux demandes d’aide transnationale, il est quand même nécessaire d’en faire mention. Quelques nouveaux immigrés italiens ont quitté l’Italie avec l’intention avouée de s’éloigner de leur famille, qualifiée parfois de « surprotectrice », de « trop traditionnelle » ou de « suffocante ». La distance leur procure en quelque sorte une excuse valable pour de ne pas s’occuper des leurs comme le fait la famille « locale ». De même, dans l’échantillon des réfugiés, on retrouve quelques cas de familles tellement dépassées par les demandes pressantes de soutien de la part de leur famille restée au pays, qu’elles ont cessé tout contact afin de pouvoir subvenir convenablement à leurs propres besoins (Baldassar, sous presse). À la différence de l’échantillon italien, dans lequel les parents restés en Italie avaient tendance à désapprouver la migration de leurs enfants, qu’ils jugeaient inutile et constituant une baisse de leur qualité de vie, les parents afghans accordaient plus d’importante à l’amélioration du niveau de vie et à la sécurité de leurs enfants qu’à leur propre condition, plutôt extrême, et ce même si l’absence de leurs enfants portait atteinte à leur santé et à leur bien-être déjà précaires.

Malgré leurs différences, la capacité à aider, tant chez les nouveaux immigrés italiens que chez les réfugiés afghans et leurs familles, se définissait en fonction des moyens financiers et de l’accès aux technologies et aux ressources (y compris le temps et la capacité d’utiliser les technologies disponibles). D’une certaine façon, la capacité accrue à garder le contact a renforcé, chez les immigrés italiens récents, le sens de l’obligation de maintenir une communication constante et régulière. L’obligation d’aider était définie par des construits culturels de devoir de même que par la qualité et le type de services pertinents accessibles dans les pays d’origine, d’accueil ou de transit. À cet égard, les circonstances extrêmes des familles de réfugiés en Afghanistan et dans les pays de transit accentuaient le sens d’obligation morale des réfugiés, en dépit des moyens limités dont ils disposaient pour s’acquitter de telles obligations. Quand à déterminer exactement qui prendrait soin des parents, quand et comment, ces décisions étaient l’objet d’ententes négociées avec le temps et à distance entre les membres des familles des deux groupes.