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Introduction

L’histoire sociale du Togo est marquée par une longue tradition commerciale des femmes de la côte (Cordonnier, 1987 ; Sylvanus, 2006 ; Toulabor, 2012). Les Nana Benz, revendeuses de pagnes du Grand-Marché de Lomé rendues célèbres par les Mercedes qu’elles possédaient en signe de richesse, sont décrites comme ayant participé à faire du travail féminin une valeur sociale reconnue au Togo (Adjamagbo et al., 2006 ; Beguy, 2007).[1] Le taux d’activité des femmes atteste de leur dynamisme économique, s’élevant à 75 % pour le pays (INSEED, 2015). À Lomé précisément, il atteint les 90 % contre 60 % à Dakar (Adjamagbo et al., 2006). Cependant la part de l’économie informelle représente entre 20 et 30 % du PIB (Nubukpo et Deh, 2016) et concerne surtout les femmes. La plupart des femmes du milieu rural travaillent dans le secteur agricole (46 %) et dans le secteur de ventes et service (42 %) alors qu’en milieu urbain, elles sont majoritaires dans les ventes et services (74 %). En milieu urbain particulièrement, les femmes ont peu accès aux emplois salariés dans les entreprises privées ou publiques (Charmes, 2005 ; Adjamagbo et al., 2006 ; International Labour Office, 2012 ; Locoh, 2013 ; Gnélé et al., 2013) et encore moins aux postes de responsabilité. De ce panorama rapide du marché du travail au Togo, on constate que la norme sociale dominante n’est pas celle de la femme au foyer attendant l’argent d’un époux qui jouerait seul le rôle de « breadwinner » (Crompton, 1999). Au contraire, le modèle de division sexuelle du travail (DST) en présence repose sur deux pourvoyeurs de revenus pour le ménage, avec dans l’idéal un homme qui gagne plus et une femme pourvoyeuse additionnelle, et seule à dispenser du care[2] (female care giver). Les femmes peuvent participer aux dépenses du ménage[3] mais ne sont pas obligées de le faire en principe. Dans les faits, nombreuses y sont forcées pour pallier les difficultés financières du foyer (Adjamagbo et al., 2004 ; Attané, 2009) dans le cadre d’une féminisation des responsabilités et des obligations (Chant, 2011).

La faible part de femmes ayant accès à l’économie formelle et à l’emploi[4] rend atypiques les cheffes d’entreprise qui sont placées au centre de cette enquête. Il s’agit en effet de Togolaises ayant fait des études supérieures à l’étranger (dont dans d’autres pays africains), ou à Lomé. Elles ont créé des entreprises de type petites et moyennes entreprises[5] comptant de 2 à 60 employé·e·s dans des secteurs tels que le pagne, l’entrepreneuriat vert (jus biologiques, produits capillaires naturels, accessoires en matière recyclée), le design, l’assurance, la mode, l’agro-alimentaire (boulangerie, concentré de tomates), le bâtiment et les travaux publics et d’autres activités de service comme des cabinets de consulting, de notariat, de gardiennage, d’événementiel. À Lomé, ces femmes ont une vie professionnelle particulière : la pérennisation de l’entreprise est un défi de chaque jour dans un secteur privé émergent qui fonctionne parfois au ralenti et qui est fortement dominé par les hommes. De plus, elles exercent une profession qui exige une grande disponibilité.

Le statut de cheffe d’entreprise de ces femmes dans ces secteurs d’activité de l’économie formelle en particulier les positionne dans la transgression par rapport à la norme d’autorité attribuée au sexe masculin qui prévaut aussi bien dans les rapports professionnels que familiaux. C’est l’obligation sociale de subvenir aux besoins du ménage prioritairement associée à l’homme qui confère cette autorité à ce dernier (Attané, 2009) alors même que l’on pense la sphère domestique comme celle où s’exprime l’autorité des femmes. Leur réussite économique couplée à leur engagement public dans des associations d’entrepreneures telles que l’Association des Femmes Chefs d’Entreprises du Togo (AFCET) leur offrent une notoriété sociale qui n’est pas toujours au goût des maris, des petits-amis, des familles et des belles-familles. L’étude des itinéraires de réussite économique de ces entrepreneures est donc intéressante au regard des transformations contemporaines des rapports de genre que peut générer l’implication des femmes dans le haut de la hiérarchie des responsabilités professionnelles.

Du fait de leur fonction d’employeuses dans le formel, de l’importance qu’elles accordent à faire carrière et de leur indépendance économique, elles représentent à priori une figure de l’émancipation et de l’empowerment des femmes par le travail. Cette représentation mérite d’être questionnée au regard des définitions dites « radicales » de l’émancipation et de l’empowerment. L’émancipation féminine désigne la prise de distance par rapport à certaines contraintes familiales, matrimoniales ou statutaires réservées aux femmes tandis que l’empowerment renvoie au processus socio-politique de nature multidimensionnelle venant des femmes elles-mêmes conscientes individuellement et collectivement des rapports de domination qu’elles cherchent à transformer (Batliwala, 1993 ; Kabeer, 1994 ; Calvès, 2009 ; Adjamagbo, Calvès, 2012 ; Bacque, Biewener, 2013).

On peut faire l’hypothèse que ces femmes qui ont des postes à responsabilité, qui ont pu connaître d’autres façons de faire couple à l’étranger et dont l’articulation des différents temps et rôles sociaux est très complexe, remettent en question la répartition traditionnelle du travail. Le premier objectif de cet article est de discuter cette idée. Ces cheffes d’entreprise remettent-elles en question le rôle de pourvoyeuse de soin attribué aux femmes en proposant une redéfinition du rôle d’épouse et de mari au nom d’une émancipation des femmes ? Portent-elles « seules » le poids de leur double journée de travail ? Le second objectif de cette contribution est d’alimenter la littérature peu développée sur la conciliation des temps sociaux en Afrique (Adjamagbo etal., 2016) qui se structure principalement autour du récent programme de recherche « Familles, genre et activités en Afrique subsaharienne » initié en 2010.[6] Cette enquête sociologique portant sur les expériences vécues et les arrangements effectués pour concilier travail professionnel et travail domestique n’accorde toutefois pas de place particulière aux femmes se trouvant dans cette position professionnelle atypique. Après la description de la population d’enquête et de la méthodologie, nous définirons le cadre conceptuel au regard des débats déjà menés dans la littérature sur le sujet en justifiant la nécessité de développer les réflexions sur « la conciliation travail-famille » dans le cadre de l’étude de la « division sexuelle du travail ». Nous présenterons ensuite les contraintes auxquelles font face les cheffes d’entreprise en montrant que la conciliation est perçue comme un devoir de femme mariée. Nous rentrerons enfin dans le détail des arrangements des cheffes d’entreprise pour concilier leurs différents rôles sociaux.

Description de la population d’enquête et de la méthodologie

Une population d’enquête aussi homogène qu’hétérogène

L’enquête porte sur les itinéraires de réussite de 35 femmes ayant ouvert leurs entreprises entre 1980 pour les premières (le premier cabinet notarial de Lomé tenu par une femme et une imprimerie) et 2016. Certaines femmes dirigent plusieurs entreprises à la fois. Par exemple, Valérie[7] tient une boutique de pagnes et gère une chaîne industrielle de boulangeries. Sa fille possède une boutique de pagnes, une agence d’événementiel et une boutique de revente de produits de puériculture. Il faut alors considérer que « le travail professionnel » de la double journée correspond parfois à la gestion de plusieurs entreprises.

Le premier point commun de ces femmes, en plus de leur genre et d’avoir des entreprises dites formelles, est leur participation aux associations d’entrepreneures. Ces associations sont les partenaires des organisations internationales de développement dans le domaine du genre et de l’entrepreneuriat. Ainsi, 20 femmes de 35 à 62 ans font partie de l’Association des Femmes Chefs d’Entreprises du Togo (AFCET) tandis que 15, âgées de 26 à 45 ans, sont membres d’un regroupement mixte de jeunes entrepreneur·e·s et/ou du programme African Women’s Entrepreneurship Program (AWEP) porté par l’ambassade américaine. Ces dernières se définissent davantage comme des « jeunes entrepreneures » que comme des « cheffes d’entreprise », c’est pourquoi je reprends leur catégorie qui est à la fois déterminée par leur âge et par la nature récente de leurs entreprises. Les critères officiels d’entrée dans l’AFCET sont d’être une femme et d’avoir une entreprise dans le formel. En pratique, toutefois, elle exclue certains types de femmes. Les membres de l’AFCET revendiquent d’être « des intellectuelles » ou des femmes « évoluées » particulièrement en opposition aux commerçantes qui vendent sur les marchés. Les femmes qui ont créé l’association en 2001 disaient d’ailleurs vouloir rassembler « les femmes influentes de la place ».

Sur le plan des parcours scolaires, toutes les femmes de l’enquête ont fait des études supérieures : 28 ont étudié à l’étranger en France, aux États-Unis, en Belgique, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, principalement dans des filières de gestion ou d’économie, et sept ont réalisé leur cursus universitaire à Lomé. Aucune femme de l’enquête n’a donc eu accès au formel dans ces branches de l’économie sans avoir fait d’études supérieures. Celles qui ont étudié à Lomé viennent de milieu modeste alors que les autres sont issues de familles Mina-Guin installées de longue date sur la côte (sud du pays) et caractérisées par la double appartenance au monde urbain et à la réussite économique (Lange, 1998). Une des femmes qui a étudié à Lomé a financé son entreprise grâce à une tontine[8] de femmes et trois autres ont bénéficié d’un appui de l’État par l’intermédiaire du Fonds d’Appui à l’Initiative et l’Entrepreneuriat des Jeunes. Le capital de départ de celles qui ont « fait l’étranger », pour reprendre l’expression courante, vient essentiellement de leurs économies amassées d’un ou de plusieurs emploi·s salarié·s. Une femme seulement a été aidée par son mari sur le plan financier pour lancer son affaire, une a reçue l’aide financière de sa mère et une dernière a récupéré une des entreprises de son époux. Dans le secteur du pagne en revanche, les commerçantes ont hérité de leur mère ou de leur grand-mère.

Concernant l’état matrimonial des cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures, une est dans une union polygame sachant qu’au Togo la polygamie est de 45 % chez les femmes sans instruction, de 27 % chez celles ayant le niveau primaire et de 17 % chez celles ayant atteint le niveau secondaire ou plus (INSEED, 2015, p. 53). De plus, 24 sont mariées civilement en union monogame, une est veuve, huit sont divorcées civilement , une est en union libre et deux sont célibataires sans avoir connu de premier mariage. A l’échelle nationale, les femmes en rupture d’union (divorcées, séparées ou veuves) représentent 7 % des femmes (3 % des hommes, EDS 2013-2014, p. 33).

Sur les 35 cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures, deux dirigent avec leurs époux et une dirigeait l’entreprise avec ce dernier avant qu’il ne décède. Les autres maris occupent des postes d’ingénieurs, de médecin, d’agent d’assurance, de fonctionnaire international, de mécanicien... Sauf exception, ce sont des Togolais qui ont aussi fait des études supérieures. Celles qui ont voyagé pour leurs études les ont rencontrés à l’étranger. Huit maris sont travailleurs indépendants (domaines de l’énergie, de l’hôtellerie ou du bâtiment). En revanche, aucune femme n’est mariée avec un fonctionnaire en activité qui aurait par définition des horaires stricts de bureau.

Une seule cheffe d’entreprise de l’enquête n’a pas d’enfant après l’âge de 50 ans. Les autres ont entre un et quatre enfants, ce qui est plutôt faible par rapport à la moyenne du nombre d’enfants par femme au Togo qui est de 4,8 (EDS 2013-2014, p. 65).

Méthodologie

L’essentiel des données empiriques mobilisées se compose d’entretiens semi-directifs menés à plusieurs reprises entre 2015 et 2018 lors de terrains d’une durée totale d’un an avec les cheffes d’entreprise. L’enquête comprend également des entretiens réalisés avec plusieurs maris, avec des chefs d’entreprise ainsi qu’avec des employé·e·s des entreprises de ces femmes. L’objectif des entrevues avec les maris était de recueillir leur avis sur la réussite économique de leurs femmes et de voir comment ils concevaient la répartition des tâches et des pouvoirs dans le foyer. Les échanges avec les employé·e·s visaient quant à eux l’analyse de leur positionnement sur le fait d’être dirigé·e·s par une femme. Les entretiens menés avec des chefs d’entreprise permettaient essentiellement de pouvoir comparer leurs discours avec ceux portés par leurs homologues féminins quant à leurs difficultés au quotidien.

Des observations participantes ont été mises en place dans toutes les entreprises afin de voir quelle place les cheffes d’entreprise accordaient aux femmes dans leurs structures. Des observations plus précises et plus systématiques ont été faites dans trois entreprises témoins : de consulting, de service traiteur et dans un salon de beauté. Les observations poursuivies au domicile de trois entrepreneures chez qui j’ai été hébergée lors de mes terrains ont permis également la description fine des journées types des femmes. Le fait d’avoir habité chez plusieurs d’entre elles a été précieux pour aborder des sujets délicats tels que la polygamie, le célibat, le divorce ou la politique. Les trajets en voiture par exemple ou les soirées dans le salon étaient des moments d’enquête informels privilégiés. Afin de voir comment elles donnaient à voir ou non leur réussite, j’ai également procédé à des descriptions de leur culturelle matérielle (intérieur des maisons, apparence physique…)

La méthodologie d’enquête s’inscrit dans une approche « relationnelle des itinéraires féminins » (Attané, 2014), c’est pourquoi des entretiens ont été ainsi faits avec une multiplicité d’acteurs et des observations menées dans les entreprises, au domicile, dans des soirées informelles réunissant les entrepreneures mais aussi lors des activités des associations de femmes et enfin dans les clubs services de type Rotary où 20 des 35 femmes constituent leur réseau professionnel. Il s’agit « d’institutions de sociabilité élitiste » (Cousin et Chauvin, 2010) qui mettent en place officiellement des actions de charité pour les démuni·e·s mais qui permettent à leurs membres occupant des professions libérales de renforcer leur capital social et leurs réseaux professionnels (Gousset, 2004 ; Connan, 2016).

Enfin, afin d’avoir des informations précises sur la répartition des dépenses dans les foyers, un questionnaire sur la gestion de l’argent et des tâches a été rempli par les entrepreneures.

Négociation de la recherche et limites

Comme l’Association des femmes chefs d’entreprises du Togo (AFCET) est mon entrée sur le terrain depuis plusieurs années, je connais les membres de l’association de longue date. C’est par l’intermédiaire d’une fille de Nana Benz, première présidente de cette association qui fut unique au Togo de 2001 à 2015 sur les problématiques de genre et d’entrepreneuriat que j’ai eu accès aux autres femmes. L’échantillon de femmes a été ensuite étendu aux jeunes entrepreneures qui interagissent avec les femmes de l’AFCET par l’intermédiaire d’un incubateur de jeunes porteuses de projets d’entreprise, lors de rassemblements sur l’entrepreneuriat des femmes, dans des foires de présentation des produits ou dans le cadre de l’African Women’s Entrepreneurship Program qui est un réseau parrainé et coordonné par des cheffes d’entreprise de l’AFCET.

Les observations dans les entreprises et les entretiens répétitifs ont été rendus possibles par cette relation de longue durée établie avec les femmes mais aussi par le rôle de confidente qui m’a été attribué par les plus jeunes. Mon identité de jeune femme occidentale non mariée a été un avantage lors de mes enquêtes de terrain auprès de femmes qui disaient ne jamais avoir l’occasion de parler de leurs problèmes, en particulier de la pression au mariage, du célibat ou de leurs journées difficiles. J’ai également participé aux activités des entreprises en tant que consultante ponctuelle par exemple dans le cabinet de consulting ou en préparant les repas en cuisine puis en les livrant dans l’entreprise de service-traiteur. Enfin, j’ai aussi joué le jeu de la monétarisation des liens sociaux en étant moi-même cliente de leurs boutiques ou restaurants, en faisant la promotion de leurs entreprises auprès d’amies devenues clientes, en relayant leur publicité sur les réseaux sociaux et en rapportant souvent de France des choses utiles aux femmes (produits au salon de beauté, produits alimentaires pour la cheffe de cuisine, livres…) En somme, ma présence dans l’entreprise en tant qu’enquêtrice a été en grande partie négociée par mon intégration dans la logique de profit : économique et symbolique (soutien psychologique, prestige d’être concernée par l’enquête).

S’il fut possible d’avoir accès à l’intimité des femmes après plusieurs terrains d’enquête, ma principale difficulté fut de recueillir la parole des maris sur les parcours de leurs épouses. Sur le plan théorique, il me semblait nécessaire d’entendre les maris sur la division sexuelle du travail et d’étudier leur conception de la réussite. En pratique toutefois, comment demander à une femme de me présenter l’homme avec qui elle est en conflit permanent du fait de son travail pour parler justement du sujet « qui fâche » ? Ma difficulté pour atteindre les maris s’explique par le fait que mes questions sont directement aux sources de conflits quotidiens dans le couple. Ainsi, les femmes ne souhaitaient pas toujours que leurs époux puissent verbaliser ce qu’ils considèrent comme des problèmes. De plus, j’étais gênée également des conséquences possibles de mon échange avec les maris pour mes informatrices. Mon hébergement chez plusieurs de ces entrepreneures fut précieux dans ce sens pour échanger de manière informelle avec les maris et pour obtenir des informations sur leurs visions de la DST en observant leurs pratiques quotidiennes. Une autre limite du recueil des données concerne l’accès manqué aux belles-familles. La connaissance de leurs positionnements sur la réussite de leur belle-fille vient en effet du seul point de vue des cheffes d’entreprise elles-mêmes ou de leurs maris que j’ai pu interroger.

Cadre conceptuel : la « division sexuelle du travail » au secours de la « maudite conciliation »

La conciliation travail-famille est devenue un axe central des politiques publiques depuis la fin des années 1980 d’abord aux États-Unis (Fusulier, 2010) puis dans l’Union Européenne (Dauphin et Marc, 2008 ; Nicole-Drancourt, 2009). Au Togo, la mise à l'agenda politique de la problématique est très récente et fait suite à l’adoption du thème 2017 de la Journée internationale des droits des Femmes : « Les femmes dans un monde du travail en mutation, Planète 50/50 d’ici 2030. » Bien qu’opportune pour rendre visible les mécanismes de division sexuelle du travail qui conduisent à la reproduction de statuts de subordination des femmes, cette « conciliation travail-famille » a fait l’objet d’une critique d’ordre conceptuel depuis les années 1990 (Dauphin et Marc, 2008). La notion est décriée pour son apparence neutre,[9] voire positive cachant des asymétries de pouvoir entre les hommes et les femmes dissimulées derrière le fait de « faire coïncider », « de s’organiser », « de trouver l’équilibre » (Pailhé et Solaz, 2010). La traduction en anglais de la conciliation par l’expression « work-family balance » vient d’ailleurs renforcer cette impression. La notion de conciliation laisse également supposer le libre choix des femmes de faire au mieux pour articuler leurs rôles sans toutefois mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur elles (Junter-Loiseau, 1999). La conciliation travail-famille est ainsi dite « maudite » (Perivier et Silvera, 2010) car à jamais perçue comme le domaine des femmes qui doivent allier leurs rôles de mère et de travailleuse alors que les hommes, qui sont aussi des pères, ne sont jamais concernés par ce type de questionnement.

Le débat mené se focalise sur la notion de conciliation, mais le complément « travail-famille » qui la suit pose aussi problème. La binarité travail-famille donne à penser que le travail se limite à l’activité professionnelle et que la gestion de la famille est exclue de la catégorie travail. Ainsi, le travail de care et sa pénibilité dévolu aux femmes est recouvert par l’institution sociale « famille » qui dissimule de nouveau les contraintes qu’elles rencontrent. Cela perpétue également la dévalorisation du travail domestique non reconnu comme une forme de travail. Pourtant, le care est bien un rapport social (de travail, de sexe, de « race »...) (Delphy, 1998 ; Hirata et Molinier, 2012). En conséquence, nous parlons de « conciliation travail professionnel-travail domestique » afin que le travail, dans ses deux dimensions, soit remis, comme base matérielle des rapports de pouvoir et des relations de genre (Kergoat, 2004 ; Maruani, 2013 ; Maruani, 2018). En réaction aux critiques faites à la notion de conciliation et pour dépasser la dichotomie travail-famille, il paraît nécessaire en outre lorsque l’on aborde le sujet de le rattacher au concept de division sexuelle du travail. La DST a été formulée par des chercheuses féministes opposées à l’utilisation du terme de « répartition des tâches » pour montrer que l’organisation du travail ne traduit pas une complémentarité des rôles, mais bien une relation de pouvoir des hommes sur les femmes. L’usage de l’expression « conciliation » est alors pertinent à condition que l’idée essentielle suivante soit rappelée : les relations familiales sont traversées par des rapports de pouvoir (Collier et Yanagisako, 1987 ; Feldman, 2011) qui s’établissent sur les deux principes de séparation des travaux masculins et féminins et de hiérarchie au profit des travaux masculins (Mathieu, 1991 ; Tabet, 1998 ; Kergoat, 2004 ; Feldman, 2011).

Il ne s’agit donc pas de rejeter en bloc la notion de conciliation, car les travaux qui la mobilisent ont permis de montrer que celle-ci était un fort révélateur des inégalités dans les rapports sociaux de sexe, qu’elle pouvait être utilisée pour décrire les difficultés à mener de front vie familiale et vie professionnelle (Pailhé et Solaz, 2010) ou qu’elle pouvait générer une réflexion sur la « renégociation des temps sociaux » dans une dynamique émancipatrice pour les femmes (Nicole-Drancourt, 2009). Toutefois, il convient de situer la conciliation dont on parle dans une division sexuelle du travail spécifique au contexte en rappelant que cette dernière est partie prenante d’un « système de genre » (Locoh, 2007) plus général qui organise, guide, réglemente les comportements et les rôles en fonction du sexe. Ces considérations nous conduisent à définir plus en détail les contraintes pesant sur les cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures togolaises.

Les enjeux de l’adhésion de la division sexuelle du travail par les cheffes d’entreprise : une conciliation vécue comme un devoir de femme mariée

Les cheffes d’entreprise se donnent pour défi d’être des superwomen, c’est-à-dire des femmes qui parviennent à s’organiser de manière à être conformes aux rôles conférés aux femmes. Dans le discours, la division entre un temps de travail d’un côté et un autre temps hors-travail est opérationnelle pour les hommes (Galerand et Kergoat, 2008). Au contraire pour les femmes, le travail rémunéré, non-rémunéré, professionnel, domestique forme un tout. Les entrepreneures valorisent la capacité d’organisation des femmes en minimisant l’aide de la main d’œuvre domestique pourtant existante dans la plupart des cas.

Les propos de Christine, entrepreneure âgée de 33 ans, à la tête d'un restaurant et d'une entreprise de formation du personnel de maison, mère de deux enfants de 6 et 8 ans, révèlent sa perception de « la mère et épouse parfaite ». Cette dernière met l’accent sur la densité de ses journées et se fixe comme objectif de parvenir à tout gérer de front. On repère dans ces propos une dualité entre échec et réussite qui dépend de la réalisation des statuts de bonnes mère et épouse. Le choix de l’expression « il me faut être la superwoman » montre qu’elle n’accepte pas de se montrer défaillante. La superposition des devoirs des femmes est intériorisée par cette dernière au point de penser que sa seule responsabilité devrait être engagée en cas de mauvais fonctionnement dans le ménage :

Généralement je commence à partir de 10h au bureau le temps de déposer les enfants à l'école, de préparer ma journée. Jusqu'à 11h30 je reste au bureau et je retourne les chercher. Si j'ai un rendez-vous on se retrouve à la maison autour de 12h30 ou 13h donc je fais tout pour leur consacrer la matinée. L'après-midi je reviens au travail et je retourne à la maison à 18h30 pour les faire manger, les laver et les coucher. C'est comme ça que je m'organise. Moi ma plus grande peur c'est l'échec dans tous les domaines et mon souci c'est d'être une mère parfaite et une bonne épouse du genre il faut être là à midi, faire à manger, il faut faire le marché et tout. Quand son mari est là il faut remplir ses devoirs conjugaux. Moi j'ai commencé par être comme ça au début de mon mariage mais après quand j'ai commencé à travailler c'était moins le cas. Or il me faut, je n’aime pas le dire, mais être la superwoman

Nombreuses sont celles qui évitent de rapporter du travail à la maison, de rentrer tard ou de voyager sur une période trop longue. Christine limite volontairement ses voyages d'affaires afin, dit-elle, « de pousser la carrière de son mari vers le haut » en étant présente pour lui. Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre la vie de couple et l'occupation professionnelle lorsque les femmes acceptent de faire ce qu'il est socialement admis de faire et qu’elles adhèrent en pratique à l'idée d'une activité féminine secondaire donc à une forme de hiérarchisation des carrières des deux membres du couple au profit de celle de l'homme. Les entretiens menés avec les époux montrent qu’ils encouragent l’activité de leurs femmes à condition qu’elles ne « négligent pas leurs devoirs à la maison. » C’est ainsi qu’Hervé, électro-technicien et époux d’une entrepreneure l’exprimait : « Je peux l’aider à la maison mais il ne faut pas que la femme trouve une échappatoire parce que le mari l’aide. »

Les tâches qui incombent uniquement aux femmes sont de faire le marché[10], de faire le ménage à la maison (ou de s’assurer qu’il a bien été fait par le personnel de maison), d’amener les enfants à l’école, de les récupérer, de les doucher et de les coucher. La préparation des repas est particulièrement une tâche structurante de la DST à prendre en compte puisque même quand un ou une employé·e de maison se charge de la préparation du repas pour les enfants, il revient aux femmes de cuisiner elles-mêmes pour leurs maris. Une anecdote de terrain confirme l’idée que la préparation du repas est la tâche féminine par excellence : une des cheffes d’entreprise chez qui je vivais s’est rendue en Algérie pour une conférence internationale pendant une semaine et m’a reproché lors de son retour « qu’en tant que femme » je n’avais pas préparé de quoi manger à son mari alors même qu’elle ne m’avait pas laissé la consigne de le faire. Malgré sa fatigue du voyage et la chaleur écrasante du mois de mai, elle s’est alors mise aux fourneaux pendant plusieurs heures pour préparer des repas à son mari pour le début de semaine suivante sachant qu’elle serait de nouveau absente pour aller à une conférence internationale sur l’entrepreneuriat. Les mots de Nadine, une autre cheffe d’entreprise âgée de 34 ans mariée et mère de deux enfants illustrent également le constat. :

Normalement on ouvre à 8h mais je viens à 9h c'est-à-dire le temps que les enfants partent à l'école. C'est le chauffeur qui les amène mais je fais tout pour aller les chercher à 17h et il faut faire faire les devoirs même si tu es fatiguée. Des fois tu n'as pas envie de parler, ça n'a pas marché au travail ou tu as un échéancier à la banque à tenir et tu es stressée. Puis il faut préparer à son mari en rentrant, c'est comme ça. Donc le matin je fais un menu, en partant je dis ce qu’on prépare ce soir à la bonne et elle me laisse des trucs découpés et quand je viens je prépare.

- Donc lui il ne s'occupe pas du tout de ce qui concerne la maison ?

- Non non, c'est un homme africain !

- Et c'est une bonne chose ?

- Oh non, moi ayant vécu en Europe, ça me plaît pas trop cette vision du couple mais tu fais avec, est-ce que j’ai le choix ?

On retient des propos ci-dessus la forte pression intériorisée par les femmes pour se conformer à l’image de la mère et épouse dévouée tant bien même la division sexuelle du travail ne leur convient pas toujours. La référence à l’expérience à l’étranger montre que l’adhésion à la DST ne se fait pas toujours sur la base de convictions profondes issues de modèles auxquels on voudrait s’identifier mais bien d’obligations sociales. L’effet de la mobilité à l’étranger sur les représentations du couple et de la DST est peu perceptible dans l’organisation concrète des femmes pour concilier leurs différents rôles. Il l’est davantage dans leur discours que dans leurs pratiques. De plus, les jeunes femmes qui critiquent le plus la répartition sexuelle des tâches n’ont pas étudié à l’étranger.

Certaines femmes sont résignées par la division du travail mais elles la respectent afin de s’assurer la pérennisation de leur union. Le mariage au Togo qu’il soit coutumier ou civil demeure une institution centrale qui confère un statut social à l’époux et l’épouse. L’âge d’entrée en première union est de 20 ans chez les femmes de 25 à 49 ans (EDS 2013-2014) et il est interdit pour des jeunes gens en couple de vivre ensemble avant le mariage en principe. Locoh et Thiriat (1995) notent qu’en Afrique de l’Ouest le statut quasi obligatoire d’une femme adulte est d’être en union. Marcoux et Antoine (2014) font état quant à eux du recul de l’âge au mariage en milieu urbain mais rappellent l’importance de l’entrée en union à Dakar et à Lomé. Il faut donc bien voir que les aspirations des femmes et des hommes au mariage restent bien présentes et que le mariage est une dimension de la réussite sociale, y compris pour ces femmes scolarisées. Le stigmate social du célibat qui se traduit en honte pour la famille de la femme explique pourquoi les cheffes d’entreprise adhèrent dans les faits à la division sexuelle du travail. La pression au mariage qui pèse sur les cheffes d’entreprise étant célibataires autour de l’âge de 30 ans est forte en particulier lorsque ce sont les aînées des fratries censées montrer l’exemple en ayant des enfants.

L’importance donnée au mariage mais surtout au fait d’avoir des enfants a un impact sur leurs stratégies matrimoniales. Les cheffes d'entreprise mariées font des choix de manière à ce que leur position ne nuise pas à l'équilibre du ménage basé sur une hiérarchie des carrières. Certaines optent consciemment pour un mari qui gagne plus. C'est le cas de Désirée, une revendeuse de pagnes de 32 ans, mère d'un enfant de 2 ans, qui a fait ce choix parce que « sinon ça va créer des problèmes à moins que ce soit vraiment quelqu’un qui ait la tête sur les épaules. L’homme en société est supposé être le chef du foyer donc quand tu sors, on te voit en position de force et ça va créer des frustrations. » Les femmes mettent parfois en place des stratégies de dissimulation de leur gain réel. D’un côté elles ont le défi de faire reconnaître leur réussite et d’un autre, elles gagnent à limiter l’exposition de celle-ci :

Si tu gagnes un million [de francs CFA] aujourd'hui, tu vas pas aller le dire à ton mari, ça se fait pas. Si tu gagnes plus que ton mari, c'est vexant pour lui. C'est ça le couple en Afrique, il faut que le mari gagne plus. Tu vas pas lui dire mais il voit des signes extérieurs de [richesse] et c'est tout. Je me laisse offrir des robes ou des bijoux pour donner l'impression que je peux pas me les payer, c'est comme ça ! (Eugénie, 62 ans, revendeuse de pagnes depuis 1990, mariée à un médecin depuis 30 ans)

Elles ont intériorisé le statut de bonne épouse puis de bonne mère désignant celle, dans le cas des cheffes d’entreprise, qui réussira à transmettre une pleine attention, un capital scolaire et un patrimoine matériel à ses enfants. La naissance d’un enfant dans les années qui suivent le mariage est perçu comme le résultat logique de l’union. Si un enfant tarde à arriver, une forte pression pèse alors sur l’épouse. La valeur des femmes repose en grande partie sur leur rôle de reproductrices, idée non remise en cause par les cheffes d’entreprise de l’enquête.

Aucune des femmes n’a eu recours à un mode de garde formel. L’offre de crèches est faible et ce sont des infrastructures surchargées qui ne conviennent pas à ces cheffes d’entreprise qui craignent qu’on ne s’occupe pas convenablement de leurs enfants. En outre, il n'est pas très bien vu socialement qu’une mère se sépare de son enfant en bas âge pour aller travailler. Les femmes qui le font s’exposent à des critiques les stigmatisant comme étant « de mauvaises mères » en particulier du fait de la forte valorisation de l’allaitement. Cette appréciation négative aura un effet sur la reconnaissance de la réussite de la femme sur le plan économique. En d’autres termes, une femme qui a une entreprise qui fonctionne bien sera reconnue dans le monde des affaires que si elle est vue en outre comme une bonne mère et une bonne épouse. Ainsi, l’adhésion des femmes à la DST est une adhésion dans les faits puisqu’elles s’y plient mais qui peut être lue également comme une stratégie de s’assurer la reconnaissance d’une réussite professionnelle aux yeux des autres.

Toutefois, certaines sont prêtes à « payer le prix fort d’occuper les positions monopolisées par les hommes » (Battagliola, 2001) en divorçant pour privilégier leur carrière sur une vie de couple marquée par les conflits dû au travail des femmes. Dans la plupart des cas, elles y sont forcées et disposent de la garde totale des enfants. C’est le cas d’Essié pour qui la belle-famille a joué un rôle déterminant dans la rupture :

La famille fait du lavage de cerveau à l'homme, comme quoi ta femme réussit et toi tu es là. C'était mal interprété que j'évolue. Tout le monde disait que c'était pas normal. Il a fallu qu'après le divorce ma belle-famille se rende compte qu'elle s'était trompée. En Afrique c'est comme ça, la femme ne doit pas avoir un statut supérieur à l'homme. L'homme accepte parfois mais c'est son entourage qui l'en empêche. On lui dit : 'tu dois pas accepter, c'est toi l'homme !' Comme si mon entreprise c'était contre sa virilité ! J'ai eu quelques soucis familiaux mais j'ai su gérer parce qu'il faut connaître ses priorités dans la vie. Ma priorité moi c'est ma réussite professionnelle et mes enfants. 

C’est au regard de la valeur des femmes qui repose avant tout sur leur rôle reproducteur, du poids du mariage dans la réussite sociale et des enjeux de reconnaissance sociale et économique que l’on comprend pourquoi les femmes adhèrent au moins dans les faits à la division sexuelle du travail qui entraîne pourtant de nombreuses contraintes. C’est sur la base de ces considérations que l’on étudie le transfert d’une partie du travail domestique des cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures sur d’autres femmes au détriment d’une redéfinition des rôles des maris.

Les soutiens féminins à la maison et dans l’entreprise : une ressource inégale entre les femmes

L’ajustement des horaires de travail du mari par rapport aux enfants est une pratique très rarement observée pour l’ensemble des femmes. Toutefois, il arrive que les maris qui codirigent l’entreprise avec leurs épouses aillent chercher ponctuellement les enfants à l’école pour « aider » leurs femmes prises par un impératif mais cette tâche n’est pas intégrée dans leur emploi du temps régulier. La profession des maris ou partenaires ne joue pas sur leur conception de la division des tâches dans le couple en revanche il apparaît que la conciliation entre travail professionnel et domestique est facilitée pour celles qui ont un mari entrepreneur. Ces derniers acceptent davantage que leurs femmes rentrent tard le soir du travail, que les repas soient préparés par le personnel de maison et ils sont plus favorables à s’acheter de la nourriture à emporter avant de rentrer à la maison. En somme, les cheffes d’entreprise ayant un mari entrepreneur « bénéficient » d’une flexibilité par rapport à la préparation des repas qui n’est pas négligeable.[11] Les codirecteurs sont moins réfractaires à ce que leur femme apporte du travail au domicile le soir par exemple, néanmoins il est impossible qu’elles rentrent à la maison après leur époux : soit les deux rentrent tard, soit la femme rentre plus tôt. Cela montre bien que les maris acceptent que leurs épouses tardent à quitter l’entreprise à la condition de maîtriser l’emploi du temps de ces dernières et donc de garder un contrôle sur elles.

Les jeunes entrepreneures qui n’ont ni un mari entrepreneur ni du personnel de maison du fait de moyens financiers encore limités comptent particulièrement au domicile sur l’aide de leurs mères, belles-mères, belles-sœurs ou de leurs sœurs pour garder les enfants. Les femmes qui sont présentes au domicile représentent un relais essentiel dans la conciliation mais cette aide est à double tranchant. En effet, elle augmente le nombre de dépendant·e·s en demande de soin dans la maison mais elle donne aussi l’occasion à d’autres femmes de porter un regard sur leurs façons de vivre et d’éduquer leurs enfants. La situation de Carole montre l’ambiguïté du soutien maternel : divorcée depuis trois ans, elle a la garde complète de trois enfants. Elle possède une agence de voyages dont l’activité demande d’être disponible à toute heure du jour et de la nuit pour répondre aux client·e·s et pour trouver des vols les moins chers possibles. Sa mère, dont le mari est parti depuis des années au Sénégal, vit chez elle de façon permanente. C’est elle qui garde les enfants quand ils ne sont pas à l’école. Carole dit souffrir des remarques faites par cette dernière au sujet de ses absences qui « nuiraient à l’éducation des enfants. »

Ghislaine, quant à elle, laisse sa fille de quatre ans à sa belle-mère lorsqu’elle n’est pas à l’école. Elle peut la solliciter « facilement » car depuis son mariage elle habite chez ses beaux-parents conformément à la règle de patrifocalité résidentielle qui est surtout respectée en milieu urbain par les couples qui viennent de familles modestes. En contrepartie, son statut de belle-fille lui confère des obligations de care supplémentaires.

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L’affirmation suivante s’applique tout à fait aux hommes mariés à des femmes qui embauchent du personnel de maison : « hier ils avaient une épouse-femme de ménage, aujourd’hui leur épouse a une femme de ménage » (Hirata et Molinier, 2012). Les femmes « ont » littéralement puisque ce sont elles qui payent et gèrent le personnel de maison dans la mesure où l’entretien de la maison est perçu comme étant leur domaine réservé. Le recours à du personnel de maison les soulage d’une partie de leur charge domestique mais elles supportent la charge mentale de l’organisation.

Cet appui féminin à la maison est déterminant dans la conciliation des tâches comme le prouve le cas de Mireille, mère de deux garçons de 6 et 8 ans qui dirige son entreprise de bâtiment avec son mari. Elle paye une nourrice[12] qui s’occupe des enfants jusqu’à ce qu’elle ne rentre de l’entreprise et qui part également en vacances avec la famille. Lorsqu’elle rentre de sa journée de travail professionnel, les enfants ont dîné et sont prêts à être couchés. Certaines femmes ne se chargent presque d’aucune tâche ménagère qu’elles confient à d’autres femmes rémunérées mais elles insistent sur leur rôle difficile de gestionnaire de la maison.

Celles qui ont accès au personnel domestique ne sont pas toujours celles qui en ont le plus besoin. La conciliation des rôles est en effet plus compliquée après la naissance d'un enfant (Pailhe, Solaz, 2010) et ce moment correspond aussi à la période où l’entreprise est la plus fragile. En plus de l'accès à du personnel domestique, il faut noter l'importance considérable pour les entrepreneures d'être équipées en appareils ménagers qui réduisent le temps de la préparation des repas. Le réfrigérateur et le four micro-ondes sont déterminants pour éviter aux femmes de cuisiner tous les jours. La plupart des femmes de l'enquête possède également un lave-linge leur évitant la lessive à la main longue et fatigante.[13]

Certaines femmes déplorent ne pas parvenir à se consacrer à leur carrière. Ainsi, elles manifestent dans les entretiens leur souhait que leurs maris prennent une co-épouse. Elle voit l’entrée en union polygame comme un moyen de déléguer à une femme plus jeune des tâches du quotidien. L’option polygamique qu’elles imaginent n’inclue pas la co-résidence entre épouses mais elle implique que le mari puisse aller vivre chez une autre par intermittence. Trois jeunes entrepreneures qui ne parviennent pas à trouver de partenaire parce que « faisant peur aux hommes », d’après leurs mots, se projettent aussi dans une union polygame mais en position de seconde épouse afin de pouvoir bénéficier du statut de femme mariée tout en vivant seule plus librement. Le fait que cet arrangement soit envisagé témoigne de nouveau que la variable d’ajustement pour les femmes est le transfert du travail domestique sur d’autres femmes y compris dans le cadre du mariage.

Au sein de l’entreprise, les arrangements du quotidien font aussi intervenir des femmes. Les patronnes exigent parfois des jeunes femmes secrétaires ou stagiaires employées dans leurs structures de réaliser des tâches extra-professionnelles qui dépassent le cadre de leur mission.[14] Les cas d’une secrétaire à qui l'on demandait de partir du bureau pour attendre le plombier au domicile de son employeuse ou d’aller acheter une carte de vœux pour un ami ont par exemple été rencontrés. En outre, les femmes qui n’avaient pas de membres féminins issues la parenté à la maison à qui laisser leurs nourrissons amènent leurs enfants dans l’entreprise plutôt que de les confier à des personnes extérieures à la famille. Une cheffe d’entreprise confirme avoir demandé à des employées de s’occuper de son enfant dans l’entreprise lorsqu’elle était trop occupée :

Laisser quatre mois mon entreprise pour un congé maternité ? Ah non ! Deux semaines après l'accouchement, je suis venue travailler. C'est ici que je mettais le couffin, je tirais le lait. J'avais une nouvelle qui gardait un œil dessus.

La sollicitation de femmes au sein de l’entreprise quand il s’agit de tâches pour lesquelles elles ne sont pas payées ne valorise pas le travail de ces femmes subordonnées ni ne questionne la répartition inégalitaire des tâches entre hommes et femmes. Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que les cheffes d'entreprise favorisent l’embauche d’autres femmes qui ont des défis similaires pour concilier leurs rôles, on remarque au contraire que leur premier collaborateur est systématiquement un homme. Une des cheffes d’entreprise le justifie en disant qu’elle ne peut pas être disponible tout le temps donc qu'elle doit pouvoir compter sur un employé à tout moment. En somme, elle exprime son impossibilité à porter le les contraintes de son personnel féminin en plus des siennes.

Conclusion

L’objectif principal de cet article était de voir si les cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures au profil atypique au Togo remettaient en cause la division sexuelle du travail en vigueur qui confère aux femmes le monopole du travail de care. Il s’inscrit plus généralement dans une réflexion sur la redéfinition des rôles de genre qui découlent du travail des femmes. La focalisation particulière sur la division sexuelle du travail se justifie par l’importance occupée par cette dernière dans la structuration des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes.

Il apparaît que le travail professionnel des cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures aboutit à une « paradoxale émancipation » des femmes (Battagliola, 2001) au sens où d’une part elles gardent le monopole du travail de care dans les couples et également du fait de leurs arrangements reposant sur d’autres femmes.

Loin de remettre en question la division sociale des tâches, les cheffes d’entreprise supportent le poids de la double journée de travail professionnel et domestique qui se décline en de multitudes activités (travail professionnel dans une ou plusieurs entreprises, réseautage dans les clubs-services, travail domestique et gestion du personnel de maison…) Ces dernières sont prises en tension entre les deux pendants de leur définition de la réussite passant à la fois par l'épanouissement par le travail et la consolidation d'une famille ; ce qui les amène à développer des stratégies qui déstabilisent le moins possible l’ordre social. Les arrangements des cheffes d’entreprise et jeunes entrepreneures que sont le transfert du travail domestique sur d’autres femmes, la dissimulation des gains financiers dans le couple ou le choix délibéré de se marier avec un homme qui gagne plus d’argent témoignent d’une façon d’accompagner les changements dans les rapports de genre provoqués par leur position professionnelle. Leur apparente adhésion à la division sexuelle du travail est un moyen de faire reconnaître leur réussite économique aux yeux des autres et particulièrement des hommes au sein du monde des affaires. Le respect de la division sexuelle du travail fait donc partie du processus de légitimation de leur position sociale en tant que cheffes d’entreprise. La négociation sociale de cette position se fait alors dans la transgression des normes de genre mais surtout dans la perpétuation d’un ordre inégalitaire de genre qui accompagne paradoxalement les changements.

Du maintien de la division sexuelle du travail, on constate la reproduction d’un des mécanismes qui régit la subordination des femmes. Toutefois, cette reproduction n’exclut pas des opportunités de changement social directement liées à l’indépendance économique. Il est intéressant de constater l’accroissement de leur contribution financière dans le foyer entraînant le renforcement de leur pouvoir de décision notamment en matière d’éducation des enfants, ou leur accès à la propriété. Sur le plan politique et associatif, on voit à travers les associations d’entrepreneures qu’une conscience critique existe et que les femmes portent une parole publique au nom d’une cause commune. Une piste d’approfondissement qui s’ouvre concerne les revendications de certaines jeunes entrepreneures célibataires vers un partage plus égalitaire des tâches et des devoirs. Leurs volontés d’assurer la moitié des dépenses du ménage, que le mari aide à préparer les repas ou que le statut de cheffe de famille soit partagé, témoignent d’aspirations nouvelles concernant les rapports de genre. Ces revendications viennent de femmes qui refusent d’être des superwomen si cela revient à assumer seules de lourdes responsabilités.