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Introduction

Préoccupation majeure de santé publique en France à partir des années 1990 (Fernandez et al., 2007 ; Saint-Pol, 2007 ; Charles, 2007 ; Poulain, 2009), la prévalence[1] du surpoids et de l’obésité infantile a encouragé le développement de programmes ou d’actions de santé publique dans le cadre de la lutte contre la sédentarité et l’inactivité physique. L’obésité – et de manière générale, la surcharge pondérale – se construisent progressivement comme un « problème public », au sens de Gusfield (2009 [1981]), notamment à partir des années 1980 lorsque des sociétés d’assurance nord-américaines mettent en exergue des liens statistiques entre la corpulence et l’espérance de vie, d’une part, et les dépenses de santé, d’autre part (Poulain, 2009). Les connaissances médicales sur la question du surpoids, la médiatisation de ses conséquences sur la santé et l’apparence corporelle, les normes esthétiques véhiculées par notre société au regard desquelles les obèses sont stigmatisés, la mobilisation d’acteurs – médecins, scientifiques, statisticiens, journalistes, élus politiques – sont autant de conditions pour que l’obésité – et progressivement le surpoids – deviennent un « problème public » et que se formalise et se mette en place un plan officiel visant le traitement du problème (Blumer, 1971).

Pour les enfants, la lutte contre l’obésité est présentée depuis les années 2000 comme l’un des défis majeurs de santé publique à l’échelle mondiale (OMS, 2010 ; 2016). « En novembre 2006, les ministres en charge de la santé de 48 pays ont été réunis par l’OMS [Organisation mondiale de la santé] à Istanbul pour débattre et réfléchir aux stratégies de prévention de l’obésité infantile » (Poulain, 2009 : 165). Selon l’OMS, « si la tendance actuelle se poursuit, le nombre de nourrissons et de jeunes enfants en surpoids atteindra 70 millions à l’horizon 2025 » (OMS, 2017).

En France, la prévalence du surpoids et de l’obésité chez les enfants a connu une augmentation depuis les années 1980. Le taux de surpoids des enfants âgés de 9-10 ans s’élevait à 4,7 % en 1980, 10,8 % en 1996 et 18,9 % en 2013, et celui des enfants obèses est passé de 0,4 % en 1980, à 1,9 % en 1996 et 4 % en 2013 (Rolland-Cachera, 2000 ; Praznoczy et al., 2017). À plusieurs reprises au cours de leur scolarité, des mesures de poids et de taille ont été relevées auprès des élèves afin d’établir ces données statistiques et de calculer leur indice de masse corporelle[2] (IMC), qui est ensuite comparé à des courbes de référence. Comme le rappelle Poulain (2009), la mesure de l’obésité infantile s’opère en situant une population donnée par rapport à une population de référence. Et c’est sa dérivation par rapport à la population de référence qui mesure la progression de l’obésité.

Selon ces études, la précocité de l’obésité est prédictive de potentiels problèmes de santé à l’âge adulte, notamment un risque accru et prématuré d’apparition de certaines pathologies (diabète, problèmes cardiovasculaires, hypertension artérielle, etc.) (Chiolero et al., 2007). Ainsi, un enfant obèse présente de 50 % à 70 % de risques de le rester à l’âge adulte si l’obésité est avérée après la puberté. Ce risque est un peu moins élevé si l’obésité est circonscrite à la période précédant la puberté (Whitaker et al., 1997). Mais on observe également de manière plus immédiate les conséquences de l’obésité dans le quotidien de ces enfants et adolescents parfois victimes de discrimination de la part de camarades de classe, par exemple, ou chez ceux considérés comme eux-mêmes responsables de leur propre surcharge pondérale (Cahnman, 1968). Ceux-ci s’avèrent souvent plus isolés que d’autres groupes discriminés (par exemple en raison de l’origine ethnique) et expriment de ce fait une plus grande souffrance. Cette stigmatisation est renforcée par l’existence d’un gradient social relatif à la prévalence de la surcharge pondérale chez les enfants résidant en quartier populaire (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2001 ; Praznoczy et al., 2017). Il en va ainsi au sein des populations les plus défavorisées, où l’on compte le plus grand nombre d’obèses : en France, 22 % d’entre eux en 2009 et 25 % en 2012 déclaraient vivre avec moins de 900 euros par mois (Enquête ObÉpi, 2012 ; Poulain, 2009).

Face à ce problème public, des programmes de lutte contre la surcharge pondérale et la sédentarité voient progressivement le jour en France comme dans d’autres pays européens. C’est à partir de 2001 qu’un Plan national nutrition santé (PNNS) est mis en œuvre à travers des campagnes de prévention pour « manger mieux » et « bouger plus » destinées à l’ensemble de la population française (Radel, 2012). Des mesures législatives[3] visant à limiter la consommation de boissons et produits sucrés chez les enfants émergent, comme l’interdiction des distributeurs automatiques dans les établissements scolaires. À une échelle plus locale, différentes villes françaises ont mis en place des dispositifs spécifiques de prise en charge. C’est le cas de Strasbourg, ville située dans une des régions françaises où les taux de surpoids et d’obésité infantiles sont supérieurs aux moyennes nationales. La prévalence varie selon le quartier de la ville et s’avère plus forte dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV[4]), avec un taux de surpoids et d’obésité chez les enfants scolarisés en sixième de 31 %, contre 26 % dans l’ensemble de la commune strasbourgeoise en 2014-2016 (Imbert, 2017).

Comme pour les pratiques scolaires ou de santé en général, les fractions populaires jugées les plus éloignées des normes légitimes – celles des classes dominantes – font l’objet de politiques d’encadrement spécifiques visant à inculquer les « bonnes » manières d’éduquer les enfants, de contrôler leur scolarité (Thin, 2005 ; Périer, 2005) ou de prendre soin d’eux (Thiaudière, 2005). La lutte contre la surcharge pondérale des enfants semble s’inscrire dans ces formes d’encadrement visant à accompagner les enfants et leur famille vers un style de vie annoncé comme « plus actif » en se basant sur les normes médicales de définition d’un corps « sain » et sur des recommandations tant du PNNS que de la Haute autorité de santé (HAS). Ces politiques invitent les parents à modifier leur propre rapport à l’alimentation et à l’activité physique, et surtout à inciter leurs enfants à adopter des comportements conformes aux recommandations.

Dans cet article, nous avons choisi de nous intéresser à la réception du dispositif par les familles populaires car, comme le souligne Muriel Darmon (1999 : 8), « tous les processus de retraduction, de négociation autour des contenus normatifs, d’adhésion ou de refus, de mise en pratique ou de contournement, sont rarement analysés ». Dans un premier temps, nous rappellerons les travaux menés autour de la question de la promotion de la santé par l’activité physique, et nous les mettrons en lien avec d’autres études concernant plus spécifiquement les comportements alimentaires. Nous soulignerons les dissonances culturelles qui s’observent parfois et créent un décalage entre les recommandations de santé publique et les pratiques concrètes de certaines familles d’origine populaire. Un sentiment de culpabilité, souvent ressenti par les mères, peut naître de ce décalage. Pour un certain nombre de familles, l’action publique ressemble ainsi à un « dispositif » au sens de Michel Foucault (1975), c’est-à-dire un ensemble d’opérations qui rendent légitime l’exercice d’une autorité. Pour illustrer et vérifier ces processus, nous avons recueilli des données empiriques auprès d’enfants et de parents de milieux populaires concernés par une prise en charge dans le cadre d’un dispositif municipal de prévention de l’obésité infantile. Après une présentation de la méthodologie d’enquête, nous livrerons les principaux résultats relatifs aux rapports contrastés des enfants et de leurs parents aux recommandations de santé publique et à leur prise en compte au quotidien.

Action publique, corps de l’enfant et socialisation sportive

La distribution des différentes corpulences enfantines dans l’espace social, loin d’être aléatoire ou uniquement héréditaire, est également liée aux conditions de vie des familles : les familles populaires ont toutes les chances d’avoir un corps plus éloigné du « corps légitime » défini par la norme médicale. D’après l’étude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition (ESTEBAN) (Équipe de surveillance et d’épidémiologie nutritionnelle [Esen], 2017), la prévalence du surpoids (obésité incluse) reste supérieure chez les enfants dont les personnes de référence du ménage sont les moins diplômées. L’écart entre le corps d’enfant qui « est » et le corps qui « devrait être » augmente également à mesure que l’on va dans les quartiers défavorisés et notamment les QPV.

Au-delà du fait sanitaire, le problème public de l’obésité mesurée à partir de l’Indice de masse corporelle (IMC)[5] renvoie à une définition sociale et morale du « bon poids » ou de la bonne apparence physique de l’enfant, laquelle se décline dans les différentes formes d’action de santé publique. Les programmes de lutte contre l’obésité infantile par l’activité physique sont souvent en réalité des dispositifs de contrôle du surpoids, considéré par l’OMS comme une accumulation « anormale » ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé[6].

Au travers des recommandations et du suivi des professionnels de santé et d’activités physiques, ces nouvelles normes corporelles basées sur l’IMC sont présentées aux familles comme un modèle à suivre pour les enfants. La prise de conscience de l’écart par rapport à la norme peut alors susciter un sentiment de culpabilité chez les mères de ces enfants. Selon Court (2017), les parents sont exposés de manière précoce et régulière à un ensemble de prescriptions édictées par les professionnels de la santé ou de la petite enfance, par exemple, qui définissent « les bonnes manières de s’occuper de leurs enfants ». Par la prescription de nouvelles habitudes de vie, ces derniers réorientent les manières légitimes de s’occuper de son enfant (Court, 2017 : 43-44). Cette volonté des politiques sociales et familiales, mais plus largement des politiques publiques – qu’elles concernent les modes de garde des jeunes enfants, l’école ou la prévention des maladies –, « d’encadrer-conseiller-soutenir les parents dans leurs pratiques parentales ne date pas d’hier » (Martin, 2014 : 11) et se formalisent dès le début du XXe siècle en France par des actions du type « l’école des parents » (Donzelot, 1977).

En visant à réduire le décalage entre le modèle corporel dominant véhiculé par les politiques de santé publique (Peretti-Watel et al., 2009) et la culture corporelle des familles, les programmes de lutte contre l’obésité infantile développent une prise en charge de l’enfant dans sa corporéité et orientent l’action familiale et éducative. Valorisant les « bonnes » compétences parentales, ils justifient ainsi des déplacements d’autorité et des remises en question des manières d’exercer le métier de parent. Les relations parent-enfant sont un élément important pour expliquer les origines de l’obésité infantile : « mauvais » comportement alimentaire des parents, mode de vie sédentaire, manque d’intérêt des parents pour l’activité physique de l’enfant... (Skouteris et al., 2012). Ainsi, l’analyse des stratégies de prévention ou d’intervention doit prendre en compte la relation parents-enfants dans sa dimension bidirectionnelle (des parents aux enfants, mais aussi des enfants aux parents) (Skouteris et al., 2012 ; O’Connor et al., 2009). Plusieurs études ont également démontré que la réussite de programmes de prévention et la transmission des « bons » comportements en matière d’activité physique sont fortement corrélées à la bonne connaissance des recommandations et à l’adhésion des parents auxdites recommandations. L’influence des parents dépend enfin de leur propre perception de l’activité physique et au soutien qu’ils apportent à leurs enfants pendant la pratique des activités (Trost et al., 2013 ; Cheng et al., 2014).

Au sein des familles de classes populaires, être en bonne santé revient à « ne pas être malade » (Grimminger-Seidensticker et al., 2018). Dans son étude sur le rapport des mères de classes populaires en surpoids, Martin-Criado (2015 : 77) définit la maladie comme « un état bien circonscrit caractérisé par des douleurs, un mal-être et / ou des incapacités physiques évidentes qui empêchent de réaliser les tâches quotidiennes. Sans ces symptômes, on est en bonne santé. » En ce sens, les mères concernées par les programmes de prévention ne vont pas toujours considérer le surpoids ou l’obésité de leur enfant comme un problème de santé car elles n’en observent pas de conséquences immédiates. On n’exerce un contrôle sur l’alimentation de l’enfant que lorsqu’il est malade (par exemple, on donne des aliments remèdes qui « donnent des forces »). De même, dans les milieux populaires, l’incitation à une activité physique « de santé » n’incombe pas traditionnellement à la mère. Confrontées au modèle corporel présenté par les programmes de prévention, ces mères – souvent issues de l’immigration – vivent une tension entre, d’une part, des schèmes familiaux d’exercice de leur rôle de « bonne mère » et, d’autre part, les recommandations de santé publique valorisant l’activité physique pour lutter contre la sédentarité.

En matière de santé, une telle tension est présente dès la naissance de l’enfant. Une division du travail familial s’instaure dans le couple et il revient souvent aux mères d’effectuer des arbitrages entre différentes informations ou conseils, parfois contradictoires, provenant tout à la fois des professionnels de santé, du milieu familial et de l’entourage amical, et visant à expliquer comment prendre soin des enfants (Gojard, 2010). Considérées comme responsables de la santé de leurs enfants (y compris en ce qui concerne leur alimentation), les mères seront plus ou moins sensibles aux recommandations de santé publique (PNNS, discours savant, médecins, famille, etc.) en fonction de leur origine sociale, des configurations familiales, de leur parcours scolaire et de leurs contraintes professionnelles (Maurice, 2015 ; Gojard, 2010). Ainsi, les mères résidant dans les quartiers populaires auront tendance à suivre principalement les conseils de la sphère familiale, tout en tenant compte de certaines recommandations « savantes » dans leurs pratiques (Gojard, 2010).

En matière d’alimentation, des clivages s’observent entre catégories sociales, notamment pour ce qui est de l’intégration des normes prescriptives en la matière. Ainsi, les membres des classes populaires expriment plutôt un « goût de liberté » et une distance par rapport aux préoccupations sanitaires. Par exemple, les rondeurs enfantines sont généralement tolérées car, pour ces groupes sociaux, elles expriment « par corps » la bonne santé, voire la réussite sociale des familles (Régnier et Masullo, 2009). Dans le sport également, des différenciations sociales ont été mises en évidence dans les usages des pratiques physiques et sportives enfantines (Mennesson et al., 2016). Cependant, ces recherches se sont essentiellement focalisées sur des familles dont les parents sont issus des classes moyennes et favorisées. Nous souhaitons donc enrichir ici les connaissances sur les rapports à l’activité physique d’enfants de milieu populaire dans le cadre d’un programme de lutte contre l’obésité infantile mis en place à Strasbourg il y a quelques années. Il s’agira d’interroger les manières dont ce type de dispositif d’intervention fait du corps de l’enfant un objet d’évaluation d’une politique de santé publique et oriente par là même l’action éducative des familles. Comprendre les raisons sociales et culturelles de la participation ou de la non-participation des enfants aux programmes de prévention de l’obésité par l’activité physique nécessite ainsi de saisir les configurations familiales et les contextes de socialisation à l’activité physique. Ces facteurs sociaux influencent à la fois les représentations et les pratiques, mais également le rapport aux programmes de prévention.

Méthodologie

L’enquête sociologique s’est déroulée dans le cadre d’un programme municipal de lutte contre l’obésité infantile. Constatant une prévalence du surpoids plus importante dans les quartiers les moins favorisés, la ville de Strasbourg a développé depuis 2014 un dispositif de prévention intitulé « Prise en charge coordonnée des enfants obèses et en surpoids de Strasbourg » (PRECCOSS), destiné aux enfants de trois à douze ans. Ce contexte a permis à l’enquêtrice de rencontrer les familles et les enfants scolarisés en école primaire.

Étude d’un dispositif municipal de lutte contre l’obésité infantile

Pensée à travers de grands plans nationaux, la lutte contre la sédentarité et la promotion de la santé par les activités physiques ont donné lieu à de nombreuses traductions locales (Honta et al., 2011 ; 2018). Ces expérimentations municipales sont parfois reprises et généralisées à l’ensemble du territoire. Ainsi en est-il des dispositifs communaux de « sport-santé sur ordonnance » mis en place par des villes pionnières telles que Strasbourg ou Biarritz (Gasparini et al., 2015 ; Marsault, 2017 ; Bauduer et al., 2018), qui ont précédé, en France, la mise en forme juridique de la prescription médicale d’activité physique aux patients atteints d’affections de longue durée dans la loi de modernisation du système de santé de 2016 (Loi du 26 janvier 2016).

Le dispositif PRECCOSS s’inscrit dans ce contexte d’actions de prévention et de promotion de la santé à l’échelle locale, en ciblant plus spécifiquement les enfants. Expérimenté dans un premier temps dans trois quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) de Strasbourg, le dispositif PRECCOSS a été progressivement étendu à l’ensemble des quartiers de la ville en septembre 2016 (Signorini et al., 2016). Au cours de ses deux premières années de fonctionnement, le dispositif a permis la prise en charge d’un peu plus de 250 enfants (Signorini et al., 2015) dont les deux tiers environ participent effectivement aux activités proposées dans ce cadre. PRECCOSS propose une prise en charge gratuite d’une durée de trois ans avec un suivi individuel et des ateliers collectifs d’activité physique et de nutrition. Les enfants scolarisés à Strasbourg dépistés par la médecine scolaire ou la médecine de ville pédiatrique et générale comme étant en surpoids ou obèses sont orientés vers PRECCOSS via une prescription médicale. Accompagné de ses parents et muni de son ordonnance, l’enfant est alors incité à prendre rendez-vous avec l’infirmière « référente » du dispositif, qui assurera son inclusion et son orientation vers les activités ou les professionnels dédiés à cette prise en charge. Dans le dispositif PRECCOSS étudié, un travail d’information et de prévention est mené auprès des parents visant à présenter les bienfaits de l’activité physique chez les enfants. Acquis à la cause du « sport-santé », les professionnels alertent les familles des risques liés au surpoids et mettent en acte les recommandations de « bonnes pratiques » diffusées dans les programmes nationaux.

Collecte de données auprès des familles

Le dispositif local de santé publique PRECCOSS nous a permis d’accéder aux enfants et aux familles. L’analyse sociologique repose sur une méthodologie qualitative de collecte de données conduisant à interroger des enfants participant ou non à ce programme. Nous avons ainsi retenu dans notre étude onze enfants dépistés comme étant en surpoids ou obèses et orientés vers le dispositif. Parmi les dix familles rencontrées, six ont un enfant (voire deux) participant aux activités du dispositif ; et quatre n’ont pas souhaité rejoindre ce dispositif. Pour la plupart des immigrés de première génération, les parents résident depuis plusieurs années dans un QPV de Strasbourg. De mars à juin 2017, des entretiens semi-directifs (Savoie-Zajc, 2003 ; Blanchet et al., 2007) ont été recueillis avec un enfant et au moins un de ses parents à son domicile. Parmi les familles rencontrées, à l’exception de trois d’entre elles, les mères sont sans emploi au moment de l’enquête. Les pères occupent des emplois d’ouvriers ou d’employés et deux des pères sont sans emploi. Les principales caractéristiques sociodémographiques des familles sont résumées dans le tableau 1.

Tableau 1 

caractéristiques des familles enquêtées

caractéristiques des familles enquêtées

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L’ensemble des données recueillies permet de mieux comprendre les pratiques physiques quotidiennes, le rapport aux activités physiques des enfants et de leurs parents, ainsi que leurs connaissances et représentations relatives aux recommandations de santé publique en matière de nutrition et d’activité physique. Pour susciter au mieux la parole des enfants, nous avons adapté nos outils de collecte de données pour les rendre plus appropriés aux enfants et favoriser l’expression de leurs points de vue (Armagnague et al., 2016 ; Christensen et al., 2017 ; Auger et al., 2017). Afin de les encourager à exprimer spontanément leur conception de la santé, nous leur avons soumis un ensemble d’affirmations sous la forme d’une « bulle de santé » (voir la figure 1). Chaque enfant était convié à placer des gommettes vertes sur les cinq affirmations les plus représentatives, selon lui, d’une « bonne santé ». Puis, à l’aide de gommettes rouges, il devait désigner les cinq affirmations qu’il associait à une « mauvaise santé ». Le parent présent lors de l’entretien était ensuite invité à donner son avis sur les réponses de son enfant.

Figure 1 

« bulle de santé »

« bulle de santé »

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Nous avons complété ce matériau empirique par d’autres données pour permettre l’établissement d’un faisceau d’informations pour chaque famille rencontrée. Un carnet de bord d’activités physiques a été mis au point et distribué à chaque enfant, l’incitant à reporter chaque jour les informations relatives aux activités physiques pratiquées. Dans un esprit ludique – rappelant celui de certains jeux enfantins –, on demandait à l’enfant d’indiquer le type d’activité réalisé et de préciser – en reliant les items par un trait – s’il s’y était adonné seul ou avec des membres de son entourage (parents, fratrie, groupes de pairs, etc.) (voir la figure 2). Dans la mesure du possible, l’enfant complétait ce carnet de bord sur une période de quinze jours comportant une semaine d’école et une semaine de vacances scolaires. La récupération de ces carnets auprès des enfants a été l’occasion d’un deuxième entretien, plus court, consistant à compléter ou préciser certains éléments. À cela s’est ajoutée l’observation de trois séances d’activité physique proposées dans le cadre de PRECCOSS.

Figure 2 

extrait d’une page du carnet de bord d’activités physiques

extrait d’une page du carnet de bord d’activités physiques

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Effets du dispositif de recherche

L’enquête de terrain a été conduite par une sociologue extérieure au programme municipal, permettant ainsi une neutralité de démarche. Les entretiens, réalisés au domicile des familles enquêtées, comprenaient des questions incitant les parents et les enfants à prendre position sur des thématiques en lien avec l’alimentation, la santé ou l’activité physique. Nous avons ainsi observé dans le discours de certaines mères de famille une forme de culpabilisation, probablement induite par l’entretien et la manière dont ces mères se représentent les formes potentielles d’appréciation et de jugement de la part de l’enquêtrice (Bourdieu, 1993). Ainsi, pour la mère de K. D. (garçon, neuf ans, PRECCOSS), le surpoids de son fils devait provenir de sa famille maternelle : « Mon mari est maigre mais de mon côté, on est tous un peu costaud. Oui. C’est difficile. Moi aussi, je fais attention à ce que je mange et tout ça, je fais le sport. Mais c’est difficile de perdre le poids. » Elle prétend essayer d’appliquer les recommandations en termes d’alimentation aussi bien que d’activité physique, mais sans succès. Pour ces mères « nourricières », il est difficile de dire non à un enfant. Lors de l’entretien, celle-ci autorisera d’ailleurs son fils à manger une sucrerie pour le goûter, tout en demandant à l’enquêtrice de ne pas rapporter les faits à la diététicienne du dispositif PRECCOSS. Dans ce cas, la mère a conscience qu’elle ne suit pas la recommandation et se culpabilise sans pour autant refuser de satisfaire son enfant. Comme le mentionne Martin-Criado dans son travail sur le contrôle du poids chez les mères de famille des classes populaires, chez ces mères, « maigrir suppose de combattre les goûts intégrés dans une bataille inégale entre des intentions inconstantes et une attraction constante pour une alimentation calorique » (Martin-Criado, 2015 : 83).

Si le dispositif de recherche peut inciter certains parents à rappeler leurs connaissances des normes légitimes de comportement alimentaire, par exemple, d’autres vont justifier la non-participation à PRECCOSS par une mauvaise compréhension du programme. Ainsi, celle-ci ne constitue pas tant un refus qu’un malentendu. La mère de C. M., fille unique âgée de huit ans, se dit très soucieuse pour sa fille :

J’ai la fille de mon cousin qui a onze ans, elle est très, très, très gros et j’ai peur parce qu’il est très, très gros. Je pense qu’il est à soixante-dix, quatre-vingts kilos à onze ans. C’est beaucoup. Aussi, C. M., elle a cinquante quelque chose kilos à huit ans. C’est pour ça que j’ai peur. On doit faire quelque chose parce que avec le manger elle veut pas arrêter. Je peux pas tout le temps rester dans la maison à dire non, non, ne touche pas ça. Et j’arrive pas tout le temps à dire non, touche pas ça.

Lors de l’entretien, cette mère pense que l’enquêtrice venait pour aider sa fille et la prendre en charge : « Et c’est le médecin traitant qui m’a appelée, elle m’a dit qu’elle a trouvé une personne qui doit faire quelque chose pour C. M. » Au fil de la conversation, l’enquêtrice en déduit que le fonctionnement du dispositif PRECCOSS n’a été compris ni par la mère ni par la fille. Cette dernière cherche aussi beaucoup ses mots et a parfois du mal à s’exprimer en français :

On a parlé mais on n’a pas accepté C. M. J’ai arrêté parce qu’elle m’a dit que c’est très difficile après l’école, tout de suite. Directement à faire PRECCOSS scolaire, à faire le sport et tout ça. Dans 15 h 45 elle sort de l’école, jusqu’à [18 h]. Elle m’a dit ça fait beaucoup. Et je la comprends parce qu’elle fait beaucoup l’école ici. 8 h 30-midi, 14 h-16 h et…

Ainsi, la mère a associé PRECCOSS à une activité proposée en périscolaire le soir après l’école, ce qui ne lui convient pas. Or les ateliers PRECCOSS n’ont pas lieu le soir mais le samedi matin ou le mercredi après-midi. Seuls les rendez-vous avec l’équipe en charge du dispositif occupent ces plages horaires. Après de plus amples explications, le fonctionnement du dispositif d’intervention semblerait convenir à cette mère, qui signifie par-là tant la fin d’un malentendu qu’une forme de conformation aux attentes attribuées à l’enquêtrice, voire plus généralement aux attentes institutionnelles.

Par le rapport social inégalitaire qu’il engendre – entre la ou les personnes interviewées et l’enquêtrice –, le dispositif de recherche encourage certaines des personnes interviewées à minimiser les pratiques qu’elles perçoivent comme non-conformes aux recommandations de santé publique. D’une certaine manière, on peut supposer que les discours énoncés dans cette relation sociale que constitue l’entretien (Demazière, 2012) cherchent également à valoriser les comportements perçus comme « bons » eu égard aux connaissances des recommandations. Le discours des personnes enquêtées doit toutefois être compris en lien avec ses conditions de production, notamment les instruments mobilisés au cours de l’enquête. En ce sens, le recours à différents outils de collecte (entretiens, observations, carnets de bord) et l’inscription de cette collecte dans la durée (moyennant plusieurs rencontres en face-à-face) (Belaid et al., 2016) favorisent une différenciation, aux yeux des enquêtés, entre le dispositif de recherche et le dispositif d’intervention, et limitent le biais de désirabilité sociale (Mercklé et Octobre, 2015). L’analyse des entretiens montre que des différences de représentation et de pratique entre les familles sont perceptibles, surtout en fonction de leur participation ou non à PRECCOSS.

Rapports des enfants et de leurs parents à l’activité physique : des recommandations et des pratiques

S’inspirant des recommandations formulées dans le cadre du PNNS, un des objectifs affichés du dispositif PRECCOSS est de « transmettre le goût de la pratique physique et sportive » aux enfants. Qu’en est-il des enfants participant au dispositif PRECCOSS ? Comment les parents eux-mêmes appréhendent-ils l’activité physique de leur enfant ?

Des familles qui créent des « habitudes » de vie active chez leurs enfants

Une première étude exploratoire effectuée par Mutzig (2017) auprès de dix-sept familles participant au dispositif PRECCOSS a mesuré les capacités des parents à imposer des limites à leurs enfants en matière d’alimentation ou d’activité physique. Cette étude montre que s’il est aisé pour les parents d’aménager un cadre autoritaire pour leurs enfants en matière de pratiques alimentaires, la pratique physique ou sportive ne fait pas l’objet de contraintes parentales. L’analyse des entretiens réalisés avec les enfants et leurs parents nous conduit pourtant à nuancer une telle affirmation, dans la mesure où les enfants participant au dispositif PRECCOSS pratiquent pour la plupart une activité physique ou sportive « encadrée » hors du dispositif.

Quatre des enfants participant aux activités du dispositif PRECCOSS pratiquent également une activité physique ou sportive dans un cadre associatif, au minimum une fois par semaine. Les parents insistent sur le fait qu’ils ont imposé cette pratique à leurs enfants. C’est le cas par exemple d’une mère dont le fils voulait mettre fin à sa pratique de basketball : « Je lui avais dit que je l’enlève pas du basket tant qu’il fera pas un autre sport » (mère de N. Y., PRECCOSS). Ces parents affirment laisser les enfants choisir librement l’activité qu’ils souhaitent pratiquer. Ils ne mentionnent pas d’activité interdite ou privilégiée, mais soulignent le caractère obligatoire de la pratique tout en tenant compte des préférences des enfants. Une mère explique par exemple, en parlant de sa fille, « que oui, il faut qu’elle aime aussi. Parce qu’elle était déjà là pour faire l’escalade, elle a fait une année scolaire mais elle aimait pas. Après j’ai laissé, hein. Elle aimait pas trop. Je n’ai pas voulu la réinscrire parce qu’elle aimait pas. Après, il faut qu’elle fasse du sport, par contre. C’est aussi important qu’elle fasse » (mère de M. D., PRECCOSS).

Pour ces familles, l’incitation à la pratique d’une activité physique ou sportive préexistait à la participation effective à PRECCOSS. Les enfants augmentent alors leur temps de pratique – en prenant part chaque semaine aux ateliers collectifs d’activités physiques – et découvrent de nouvelles pratiques plus confidentielles, comme l’uni-hockey[7] ou le tchoukball[8]. Régulièrement renouvelées, les propositions d’activités physiques ou sportives adaptées cherchent à maintenir une forme d’attrait pour les enfants qui pourraient se lasser d’une pratique plus routinière. Parfois, ce sont les éducateurs sportifs eux-mêmes qui suggèrent l’une ou l’autre activité susceptible de plaire à l’enfant. Ainsi, la mère d’un des enfants interrogés (N. Y., PRECCOSS) a inscrit son fils à la boxe avec succès, alors même qu’il avait déjà essayé de nombreuses activités sportives « encadrées » sans en trouver une qui lui convienne.

Les enfants ne participant pas à PRECCOSS mais dont le surpoids ou l’obésité ont été diagnostiqués déclarent ne pratiquer aucune activité physique ou sportive dans un cadre associatif. Si certains parents affirment avoir incité leur enfant à « tester » une activité sportive, ils ne l’imposent généralement pas en cas de refus. C’est le cas d’une mère dont le fils (S. M., garçon, neuf ans, hors PRECCOSS) apprécie particulièrement la pratique du football. Pourtant, elle estime qu’il n’est pas opportun de l’inscrire dans un club car, au-delà de la pratique elle-même, il recherche surtout la fréquentation des amis de son quartier d’habitation : « Si je l’inscris, il va aller deux fois, c’est tout. C’est parce que là-bas, il ne connaît personne. Il préfère rester dans le quartier parce qu’il y a un copain qui le connaît ». La sociabilité spécifique proposée dans le cadre institutionnel du club de football – même si elle s’appuie sur une forte appétence pour une activité commune – concurrence celle développée dans le cadre des relations de proximité – sociale et culturelle – du lieu d’habitation. La mère de S. M., non pratiquante elle-même pendant son enfance, considère qu’il est inutile d’inscrire son fils, contre son gré, à une activité sportive organisée. Le choix de pratiquer un sport ou de ne pas le faire (et selon quelles modalités) est laissé en dernier ressort à l’enfant.

L’incitation à « bouger plus » que cherchent à transmettre les professionnels du dispositif PRECCOSS semble trouver un écho particulier au sein de familles où la pratique d’une activité physique ou sportive par les enfants est déjà effective et fortement encouragée, voire imposée. La participation à PRECCOSS permet à ces enfants de diversifier leurs pratiques. Plus que le dispositif en lui-même, ce sont surtout les mères qui semblent recommander à leurs enfants la pratique d’activités physiques. Les mères dont les enfants participent à PRECCOSS contraignent même leurs enfants à de telles pratiques. En ce sens, le dispositif renforce des comportements déjà présents au sein des familles. Ce constat doit sans doute être mis en relation avec les connaissances et les représentations qu’ont les enfants et leurs parents des recommandations de santé publique.

Une appréhension contrastée des recommandations de santé publique

Pour mieux comprendre l’incidence que peuvent avoir les actions de santé publique sur les enfants en surpoids ou obèses et sur leurs parents, nous avons cherché à identifier leurs connaissances et leurs représentations des recommandations de santé en matière d’alimentation et d’activité physique. Par l’intermédiaire de la « bulle de santé » (voir la figure 1), les enfants comme les parents étaient incités à se prononcer sur des affirmations considérées comme favorables ou non à la santé. Nous avons également essayé de savoir si le surpoids ou l’obésité correspondaient pour eux à un problème de santé. Les discours recueillis différencient les familles selon leur participation ou leur non-participation au dispositif PRECCOSS.

Le cas des familles dont l’enfant participe à PRECCOSS

Les enfants participant à PRECCOSS s’avèrent plus prompts que ceux n’y participant pas à identifier spontanément les messages de promotion de la santé diffusés à la télévision pendant les publicités. Ils repèrent surtout ceux en rapport avec l’alimentation, comme « éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé », plutôt que ceux valorisant l’activité physique (comme « pratiquer une activité physique régulière »). Ils évoquent tout de même des activités physiques telles que « jouer au ballon » ou « bouger dans la cour de récréation » comme étant bénéfiques pour la santé. Leurs parents expriment des points de vue similaires. Ils rappellent qu’ils ont pris connaissance de ces recommandations par l’intermédiaire de messages diffusés à la télévision, mais aussi lors de rencontres avec la diététicienne du dispositif PRECCOSS. Certains parents évoquent régulièrement ces sujets avec leurs enfants en leur rappelant, par exemple : « Faut pas manger beaucoup de sucre, faut pas manger beaucoup de conneries car ça sert à rien. Et faut manger beaucoup de fruits, aussi » (père de N. F. et N. S., PRECCOSS).

Ces quelques exemples montrent que les recommandations relatives à l’activité physique restent assez floues. Aucune des familles rencontrées n’a été en mesure d’évaluer le nombre de pas quotidiens ou la distance quotidienne de marche recommandés par l’OMS[9]. Les parents connaissent l’incitation à « bouger » mais n’en saisissent pas bien les modalités. Une des mères (mère de M. D., fille, dix ans, PRECCOSS), par exemple, souhaite que sa fille fasse « du sport » au moins tous les deux jours, tout en sachant qu’il serait préférable de mettre en place une activité physique quotidienne. Les autres parents ne donnent aucune indication de fréquence, de durée ou d’intensité de pratique nécessaire au quotidien pour rester en bonne santé.

Les parents dont l’enfant participe à PRECCOSS paraissent avoir une meilleure connaissance des messages de prévention et des actions concrètes à mettre en œuvre, et expriment leur volonté de s’y conformer à des degrés variables. Ils affirment aussi avoir conscience du surpoids ou de l’obésité de leur enfant et souhaiter agir en vue d’une perte de poids. D’autres chercheurs ont obtenu des résultats similaires. Ainsi, dans sa thèse, Mutzig (2017) observe que la majorité des parents interrogés perçoivent la « surcharge pondérale » de leur enfant comme étant problématique. Dans notre corpus, une mère associe également l’obésité de son enfant à une caractéristique familiale, « parce que, je pense, c’est aussi le… c’est dans la forme de famille » (mère de K. D., garçon, neuf ans, PRECCOSS). Ici, l’obésité n’est pas uniquement mise en lien avec un mode de vie sédentaire ou une alimentation trop riche. Bien qu’exprimant une attention portée au poids de leur enfant, ces parents ne mentionnent pas de potentiels risques sur la santé dans les années à venir.

Le cas des familles dont l’enfant ne participe pas à PRECCOSS

Les enfants ne participant pas à PRECCOSS semblent avoir plus de difficultés à rendre compte des recommandations de santé publique en matière de nutrition. Leurs principales sources de connaissance à ce sujet sont l’école et la télévision. Ces aspects sont peu abordés dans le cadre familial par les parents. De plus, certaines actions de santé semblent parfois mal comprises. Par exemple, une mère et sa fille pensent bien faire en supprimant le petit déjeuner : « La plupart du temps, elle évite de manger à la maison le matin parce qu’à l’école, y a les fruits qu’ils donnent tout le temps aux enfants » (mère de C. M., fille, huit ans, hors PRECCOSS). Les fruits dont elle parle sont une collation proposée aux enfants lors de la récréation du matin pour remplacer les goûters jugés trop caloriques donnés par les parents. Cette mesure est censée être favorable à une bonne santé, mais son interprétation conduit, à l’inverse, à l’adoption d’une habitude de vie contre-productive. La mère et la fille sont fières de raconter ce comportement nouvellement mis en place, pensant agir en faveur de leur santé.

Ainsi, les recommandations peuvent être mal comprises et donner lieu à des interprétations erronées conduisant à des actions ou à des comportements inverses à ceux initialement préconisés. Dans l’exemple précédent, c’est l’interprétation de l’enfant qui conduit à abandonner le petit déjeuner, la mère se ralliant à cette idée. L’absence d’accompagnement et les connaissances lacunaires en matière de recommandations semblent empêcher les parents d’orienter les comportements de leurs enfants. Au contraire de chez les familles des couches supérieures des classes populaires, où l’inculcation de l’importance du petit déjeuner est source de respectabilité, surtout pour les mères (Le Pape et Plessz, 2017), les normes nutritionnelles en la matière ne sont pas connues chez cette famille appartenant à une fraction moins favorisée des classes populaires (mère sans emploi et père ouvrier), et ne font pas l’objet d’une attention particulière.

Parmi les familles dont l’enfant ne participe pas à PRECCOSS, les parents expriment rarement la nécessité de modifier leurs habitudes de vie même lorsqu’ils évoquent spontanément le surpoids ou l’obésité de leur enfant. Par exemple, la mère d’un enfant cite le surpoids parmi d’autres éléments mis en avant : « Voilà, donc après, y a ce petit manque de confiance chez B. J’en avais parlé aussi chez le Dr D., et puis voilà, quoi. En gros, c’est ce genre de choses dont j’avais parlé aussi. Et après, il a aussi pris pas mal de poids. Je pense que c’est le fait qu’il sort pas assez » (mère de K. B., garçon, dix ans, hors PRECCOSS). Elle formule une hypothèse sur l’origine du surpoids, mais n’indique pas de mesure spécifique mise en œuvre pour une éventuelle perte de poids. Une autre mère (mère de R. F., fille, neuf ans, hors PRECCOSS) n’emploie pas les termes surpoids ou obésité au cours du premier entretien. C’est uniquement lors du troisième échange que la mère confie son souhait de voir une diététicienne pour bénéficier de conseils. Malgré tout, elle semble connaître les recommandations de santé.

L’appréhension des messages de prévention et des actions concrètes à mettre en œuvre reste contrastée au sein de la population enquêtée. Néanmoins, les familles dont l’enfant participe au dispositif PRECCOSS semblent y trouver le moyen de consolider leurs connaissances et leurs pratiques dans le sens des recommandations de santé publique.

Le discours des parents sur l’activité physique

Nous avons montré précédemment l’importance du rôle des parents dans la transmission des « bons » comportements dans la pratique d’activités physiques. Cependant, les représentations parentales de l’activité physique génèrent des comportements différents malgré un même dispositif. Organisés tous les samedis matin dans différents quartiers de la ville de Strasbourg, les ateliers d’activité physique ont pour objectif d’inculquer l’habitude de pratiques physiques et sportives régulières dans un groupe d’enfants en surpoids d’un quartier donné et d’une tranche d’âge donnée. En parallèle, l’éducatrice médico-sportive du dispositif adresse des conseils individualisés à chacun de ces enfants. L’objectif est d’agir sur les conditions de vie de l’enfant et de ses parents, et de les accompagner vers un changement de mode de vie moins sédentaire et plus actif.

Lorsque nous analysons les discours des parents, trois principaux types de rapport à l’activité physique se dégagent. Pour une partie des familles dont l’enfant participe au dispositif PRECCOSS, l’activité physique apparaît comme bénéfique. L’action publique est bien perçue par ces familles, qui reprennent à leur compte les représentations spécifiques des bienfaits de la pratique d’activités physiques (Berlivet, 2004). Les ateliers proposés au sein de PRECCOSS sont reconnus par les parents comme associant plaisir et pratique dans un cadre ludique. L’adhésion des parents aux discours véhiculés par les différents acteurs intervenant dans PRECCOSS est ainsi facilitée. C’est le cas d’une mère dont le fils (N. Y., garçon, onze ans, PRECCOSS) participe régulièrement aux activités du dispositif depuis deux ans. Grâce à sa propre pratique d’un sport, cette mère de famille se sent « plus forte, plus d’entrain, quoi. Ça fait du bien au corps. On sculpte un peu. Sportive fine à nouveau. » C’est lorsqu’elle a constaté tous ces bienfaits qu’elle n’a « plus lâché [s]on fils avec le sport ». Elle perçoit le sport comme un moyen de prévention des problèmes de santé tout en se rendant compte des progrès de son fils depuis qu’il participe aux activités du dispositif. Elle souhaite le convaincre de l’utilité d’une pratique pérenne de l’activité physique.

D’autres familles, dont les enfants ne participent pas au dispositif PRECCOSS, expriment un rapport « éloigné » à l’activité physique, tant en termes de pratiques proprement dites qu’en termes de mise en relation avec d’éventuels effets sanitaires. Ces familles ont des habitudes de vie plutôt sédentaires (déplacements non actifs, peu d’activité physique) et ne considèrent pas l’activité physique comme importante pour être en « bonne santé ». Les mères n’ont pas toujours conscience de la situation de surpoids de leur enfant et connaissent peu ou mal les recommandations de santé publique. L’importance de « manger mieux » et de « bouger plus » est parfois mentionnée sans être reliée à des problématiques de santé. Ce rapport « éloigné » à l’activité physique explique sans doute, en partie, le fait que les parents n’aient pas donné de suite à l’ordonnance médicale les incitant à rejoindre les activités du dispositif PRECCOSS.

Plus rarement parmi les familles rencontrées, l’activité physique est considérée comme un outil de lutte contre la surcharge pondérale. Les discours de certaines mères évoquant leur propre passé sportif en témoignent. Une des mères déclare, par exemple : « Moi, j’ai pas besoin parce que je suis maigre. Mais pour elle, oui » (mère de C. M., fille, huit ans, hors PRECCOSS). Une autre, évoquant son enfance, justifie le fait de ne pas avoir pratiqué d’activité sportive : « Non, moi, j’étais pas en surpoids. Elle, à partir de trois ans, déjà, elle a commencé à prendre du poids, à prendre » (mère de M. D., fille, dix ans, PRECCOSS). L’activité physique est conçue comme un instrument de prévention secondaire, ici en ce qui a trait à la lutte contre le surpoids.

Discussion

Dans le contexte d’un développement exponentiel des dispositifs de lutte contre l’obésité infantile en France, l’enquête de terrain auprès de familles d’un quartier populaire strasbourgeois dont l’un des enfants est en surpoids permet de comprendre certains effets non avoués des politiques de santé publique. Dans l’exemple strasbourgeois, on s’aperçoit ainsi que la « bonne santé » des enfants constitue une catégorie pouvant être mobilisée pour fournir des preuves de compétence parentale ou, à l’inverse, pour justifier des déplacements d’autorité et des remises en question des manières d’exercer le métier de parent. PRECCOSS oriente l’action familiale en matière d’alimentation et d’activité physique selon les recommandations de santé publique, qui ne tiennent pas forcément compte des réalités sociales vécues par les familles. Cette action locale s’inscrit pourtant dans un contexte où l’on voit émerger de nombreux programmes de prévention, notamment en milieu scolaire, visant à modifier les habitudes de vie nutritionnelles des enfants ou des adolescents. Ainsi, une étude relative à un programme de Promotion de l’ALIMentation et de l’Activité Physique et des INEgalités de Santé (PRALIMAP-INES) mis en œuvre dans des collèges et lycées d’une région française, conclue aux bénéfices de telles interventions et recommande le développement d’actions spécifiques pour les publics les moins favorisés socialement (Langlois, 2017). Certains dispositifs, comme le programme « école en santé » développé au Québec, essaient quant à eux d’agir directement sur les pratiques des professionnels de l’éducation pour favoriser les « bons » comportements en matière de santé (Gaborit et Haschar-Noé, 2014).

Naturalisant les catégories du surpoids ou de l’obésité et promouvant la norme sociale de l’IMC pour tous, ces initiatives ne mesurent pas les effets induits par les injonctions normatives et médicales. Les entretiens conduits dans le cadre de notre enquête font en effet apparaître un conflit de légitimité dans un nombre non négligeable de cas. Les recommandations en matière de lutte contre la sédentarité présentées par le corps médico-social se confrontent aux schèmes familiaux d’exercice du rôle de parent – et notamment celui de « bonne mère » – et de comportements alimentaires et de mode de vie liés à la culture d’origine. Comme le montrent d’autres études (Mennesson, 2011 ; Vieille-Marchiset et al., 2012), les mères – et notamment celles résidant dans les quartiers défavorisés – accompagnent généralement au quotidien les activités physiques de leur enfant. Elles sont d’ailleurs les premières interlocutrices du médecin prescripteur dans le cadre de cette participation au dispositif PRECCOSS. On voit ainsi que les mères jouent un rôle moteur dans la promotion de l’activité physique et l’incitation à la pratique d’autant plus qu’elles semblent à l’origine de la décision d’inscrire leur enfant aux activités du dispositif PRECCOSS ou de ne pas l’y inscrire.

Alertées par les professionnels de santé sur la surcharge pondérale de leur enfant, considérée par eux comme un problème appelant à des actions spécifiques, ces mères de famille développent des stratégies et des accommodements différenciés face à ces incitations / injonctions à pratiquer une activité physique pour lutter contre le surpoids de leur enfant. Une étude sur l’alimentation a également montré l’imposition par les mères de règles et de pratiques alimentaires aux enfants selon les propres « convictions nutritionnelles » de ces mères, convictions parfois contradictoires avec les messages du PNNS (Maurice, 2015). Certaines mères ne parviennent pas à faire le lien entre situation de surpoids et mauvaise santé. Par conséquent, elles n’associent pas la pratique régulière d’une activité physique à un bénéfice potentiel en matière de santé et estiment accessoires, pour elles-mêmes ou leurs enfants, les pratiques conformes aux recommandations de santé publique, qu’elles connaissent mal ou pas du tout. Elles prennent parfois leurs distances à l’égard de ces conseils perçus comme des injonctions normatives et, dans le même temps, éprouvent un sentiment de culpabilité dans la mesure où les recommandations ou prescriptions ne sont pas respectées. Ces familles, où les formes de socialisation sportive (avec la famille ou avec les pairs, par exemple) sont peu présentes, voire absentes, ne perçoivent pas le dispositif comme une occasion de modifier leurs pratiques – pour ne pas dire modifier leurs dispositions par un « travail de soi sur soi », par exemple (Darmon, 2003) – car l’écart entre leurs pratiques et celles attendues paraît a priori très important. L’activité physique peut également entrer en concurrence avec d’autres domaines d’activités – notamment l’école – socialement plus légitimes. Ainsi la mère de R. F. (fille, neuf ans, hors PRECCOSS) privilégie-t-elle le soutien scolaire dont bénéficie sa fille, limitant en conséquence le temps disponible pour une éventuelle participation à PRECCOSS.

Dans le même temps, l’enquête montre que les familles qui ont fait le choix d’intégrer le dispositif PRECCOSS avaient déjà des habitudes de vie « actives » et que leurs enfants ont généralement déjà vécu une expérience d’activité physique encadrée en club ou en association sportive. Elles ont connaissance des recommandations de santé publique, et les mères évoquent spontanément la surcharge pondérale de leur enfant. La participation de leur enfant au dispositif PRECCOSS s’inscrit dans un ensemble plus vaste d’actions mises en œuvre au quotidien dans une optique de lutte contre le surpoids de leur enfant. Le dispositif PRECCOSS semble renforcer des comportements déjà existants au sein des familles les plus actives. Les mères jouent un rôle important d’incitation à la pratique d’activités physiques. Plus les mères sont elles-mêmes physiquement « actives », plus elles encouragent l’activité physique chez leur enfant, voire l’imposent, et plus ce dernier sera lui-même actif et engagé dans le dispositif PRECCOSS. Pour ces enfants, un contexte de socialisation sportive en famille et hors de la famille encourage la participation au dispositif, qui vient renforcer cette socialisation initiale (Mennesson, 2004).

Conclusion

Entre participation et résistance, notre enquête illustre le rapport des familles à une action locale de santé publique. Face à la diversité des instances socialisatrices, l’influence parentale reste déterminante (Renard, 2013), tout comme celle des socialisations sportives antérieures et des configurations familiales (Lahire, 1995). Parmi les familles de classe populaire rencontrées, des différenciations sociales s’observent également dans leurs dispositions à participer à un dispositif de prévention du surpoids et de l’obésité de leur enfant. Ces variations viennent affiner les analyses qui présentent souvent les classes populaires, par comparaison avec les classes plus favorisées, comme moins promptes à mettre en pratique les prescriptions normatives notamment en matière de pratiques alimentaires (Barrey et al., 2016). S’agissant de la pratique d’activités physiques, des contrastes apparaissent entre les familles, souvent en lien avec les socialisations sportives familiales, mais aussi la pression perçue quant aux normes de corpulence. Ainsi, du fait de la diffusion de normes de corpulence favorables à la santé, certaines femmes issues des classes populaires peuvent être amenées à reconfigurer leurs connaissances en termes de nutrition, se rapprochant de celles des classes plus favorisées (Carof, 2017). Ces reconfigurations s’inscrivent toutefois dans une durée plus longue, que notre enquête ne permet pas de saisir. Sur une temporalité plus longue, il serait opportun de prendre en compte la manière dont l’enfant lui-même s’approprie, reformule ou négocie les contenus de la socialisation familiale et des autres instances de socialisation (groupes de pairs et école, en particulier) (Darmon, 2006), et les prescriptions de pratiques, notamment physiques, qui s’exercent sur lui.