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1. Introduction

Un homme qui vit chez lui, dans son clan, vit dans le profane; il vit dans le sacré dès qu’il part en voyage et se trouve, en qualité d’étranger, à proximité d’un camp d’inconnus. […] De tels changements d’état ne vont pas sans troubler la vie sociale et la vie individuelle; et c’est à en amoindrir les effets nuisibles que sont destinés un certain nombre de rites de passage.

Arnold Van Gennep, 1909

Quitter sa famille et son milieu d’origine pour entreprendre des études supérieures représente tout un défi lorsqu’on a 17 ou 18 ans[1]. Dans les centres urbains du Québec, cette situation concerne approximativement 20 % des cégépiens (Richard et Mareschal, 2009 et 2013)[2]. Malgré leur forte présence dans les établissements collégiaux, nous savons peu de chose sur ces jeunes « migrants pour études ». C’est pourquoi nous proposons ici d’examiner le phénomène de la migration pour études chez les cégépiens québécois. Plus précisément, ce texte veut cerner le rôle que jouent la famille et le milieu d’origine tout au long du processus migratoire marqué par de multiples adaptations. En effet, selon Roy, l’intégration des migrants pour études représente une double adaptation : « à savoir le passage du palier secondaire au palier collégial et le changement de milieu géographique pour l’étudiant quittant sa région pour la ville » (2003 : 80)[3]. Dans une enquête portant sur la migration urbaine des cégépiens, Bourque amène l’idée plus loin. Selon elle, les migrants pour études sont confrontés à une triple adaptation, c’est-à-dire « à la structure et à la pédagogie du régime collégial, à un environnement urbain différent de leur milieu d’origine et à une première expérience de vie hors du foyer familial » (2008 : 272). Nos travaux laissent voir que les rapports aux territoires, que ce soient ceux d’origine, d’accueil et de transition, affectent inévitablement le sentiment d’appartenance et, plus particulièrement, les relations sociales et familiales des migrants pour études. Nous avons observé qu’en plus de s’adapter à un nouveau régime scolaire, à la vie hors du foyer parental et, pour plusieurs, à l’environnement urbain, les migrants pour études doivent s’adapter à « un réseau social en mouvance ». Quel rôle exercent la famille et le réseau social du milieu d’origine dans cette adaptation? Comment se définissent les lieux d’ancrage chez les migrants pour études? Quelles sont la place et la fonction des territoires dans cette adaptation? Voici quelques questions auxquelles nous tentons de répondre.

Dans cet article, nous présentons d’abord quelques précisions conceptuelles sur la migration pour études collégiales. Nous poursuivons avec un survol des travaux sur la migration des jeunes au Québec, et des quelques travaux étudiant la question de la mobilité chez les cégépiens. Ensuite, quelques détails sont présentés sur le corpus de données qui a servi à la rédaction de l’article. Nous détaillons subséquemment les différents types d’adaptation auxquels sont confrontés les migrants pour études en mettant en évidence le rôle qu’y jouent la famille et le milieu d’origine. Puis, nous analysons ces résultats dans une perspective anthropologique en utilisant la notion de rite de passage.

2. La migration pour études collégiales

Pour bien cerner le phénomène, il importe d’abord de préciser ce qu’est un cégépien. Ce dernier étudie dans un « cégep », c’est-à-dire un collège d’enseignement général et professionnel[4]. Les cégeps, qui constituent le premier palier de l’enseignement supérieur québécois, ont comme principale caractéristique de faire cohabiter l’enseignement préuniversitaire, qui comme son nom l’indique, prépare à l’université, et l’enseignement technique, qui destine principalement au marché du travail. Les jeunes Québécois accèdent généralement au cégep à l’âge de 17 ans, après six ans d’école primaire et cinq ans d’école secondaire. À titre de comparaison, la première année de cégep, douzième année de scolarisation au Québec, correspond à la classe de terminale du système français (Maheux, 2006). Le réseau collégial québécois compte aujourd’hui 78 établissements (cégeps, collèges privés, conservatoires et instituts) implantés dans toutes les régions du Québec. Il faut toutefois reconnaître les limites géographiques du système scolaire collégial québécois qui obligent certains jeunes à s’éloigner de plusieurs centaines de kilomètres de leur milieu d’origine pour poursuivre leurs études (Simard, 2011). Outre la distance, force est de reconnaître que l’offre de programmes n’est pas développée également dans toutes les régions de la province. Ainsi, selon leurs aspirations professionnelles, plusieurs jeunes devront migrer pour poursuivre leurs études collégiales.

Ensuite, précisons ce que nous entendons par migrant pour études. Chez les cégépiens, la migration pour études se définit comme étant la sortie du milieu d’origine d’un jeune Québécois « à distance suffisamment grande pour qu’il n’y ait pas de confusion entre la migration et le déménagement » (Gauthier, 2003 : 20), c’est-à-dire à plus de 80 kilomètres de son lieu d’origine (Frenette, 2002). La migration de l’étudiant implique une séparation du noyau familial et du réseau social vers un lieu méconnu, ce qui nécessite l’adaptation à un nouvel environnement (Beshiri, 2005) et la rupture d’avec une routine, un quotidien. Également, pour être un migrant pour études, il ne faut pas habiter chez ses parents à temps plein durant l’année scolaire (Richard et Mareschal, 2013). Ainsi, la migration pour études collégiales représente généralement une première expérience de vie hors du milieu d’origine et du foyer parental. Loin d’être définitif, ce déplacement ouvre la voie à d’autres migrations, sans fermer la porte à un éventuel retour en région. En ce sens, la migration doit être considérée comme un processus dynamique multidirectionnel, plurilocal et circulaire (Droz et Sottas, 1997; Potvin, 2000; Garneau, 2003; Monsutti, 2005).

3. La migration des jeunes au Québec

Les travaux sur la migration des jeunes Québécois émanent essentiellement de chercheurs gravitant autour du Groupe de recherche sur la migration des jeunes (GRMJ) et de l’Observatoire Jeunes et Société (OJS). Le travail de réflexion amorcé dans les années 1990 par le GRMJ (Gauthier et Bujold, 1995; Gauthier, 1997a) portait sur ce qui était perçu comme le problème de l’exode des jeunes provenant des régions éloignées des grands centres urbains du Québec. En fait, les travaux du GRMJ se sont plutôt orientés vers le concept de migration qui fait référence à une « mobilité géographique hors du lieu d’origine impliquant une certaine durée » (Gautier et al., 2006 : 1). La notion de migration a donc remplacé le concept d’exode qui fait trop référence à un certain déterminisme unidirectionnel (des régions périphériques vers les grands centres urbains) et à un caractère quasi irréversible (Leblanc, 2006), alors que les parcours migratoires des jeunes se définissent en termes de « déplacement », de « changement », de « transition » et de « passage ». Par surcroît, le concept de migration fait écho au rôle d’acteur du jeune au coeur de sa mobilité pouvant même être considérée comme une norme sociale faisant partie du processus de socialisation, de la formation de l’identité et de la transition vers la vie adulte d’un nombre grandissant de jeunes (Gauthier, 1997b; Moquay, 1997 et 2001; Garneau, 2003). Qui plus est, l’expérience migratoire ainsi que la période de la vie où elle s’effectue – tout particulièrement dans le cas des jeunes arrivés à l’aube d’un âge marqué de transitions importantes – influenceront la construction progressive de leur vie. Le processus de migration devient donc un marqueur identitaire non négligeable pour de jeunes adultes en quête d’autonomie.

À cet effet, Assogba et al. (2000) associent la migration chez les jeunes à un rite de passage à la vie d’adulte. Trois arguments soutiennent cette idée. D’abord, leurs travaux montrent que le déplacement des jeunes est généralement associé à un changement de statut tel que le début des études postsecondaires ou l’entrée sur le marché du travail, ce qui implique la nécessité d’être responsable et autonome. Ensuite, la perte des repères habituels projette les migrants dans une situation de flou identitaire où ils doivent redéfinir certains fondements de leur personnalité et de leur rôle au sein de la société. Finalement, les auteurs ajoutent que les migrants ont besoin de soutien durant leur expérience migratoire qui doit être ultimement marquée par une forme de reconnaissance de ce que l’on devient par le groupe d’appartenance et par les pairs.

Enfin, les principaux ouvrages publiés sur la migration des jeunes Québécois (Gauthier, 1997a; Leblanc et Molgat, 2004; Gauthier et Leblanc, 2008; Gauthier et Laflamme, 2009), témoignent de la vitalité de la recherche et de la diversité des thèmes traités : les migrations interrégionales, les motifs et les trajectoires migratoires, l’attrait pour la grande ville, l’identité, l’intégration, la mobilité géographique et l’insertion professionnelle, les flux migratoires vers les régions moins densément peuplées, le passage à la vie adulte, le rapport au territoire, les migrations dans un contexte minoritaire, et ainsi de suite. En ce qui concerne le rapport aux territoires, les travaux québécois montrent que les jeunes migrants, que ce soit par leur présence ou leur absence, contribuent à la transformation de la morphologie de leurs territoires, ce qui affecte, par le fait même, leur sentiment d’appartenance. Pour un migrant, les liens entre les territoires s’entremêlent et ne sont pas étanches les uns en regard des autres, ce qui rend l’analyse des rapports au territoire assez complexe.

4. La migration pour études collégiales

Les quelques recherches réalisées sur la migration pour études dans les cégeps concernent essentiellement l’intégration des étudiants internationaux ou les questions relatives à la gestion de la diversité ethnoculturelle et les enjeux de l’éducation interculturelle (entre autres : Barette et al., 1988; Service interculturel collégial, 1999 et 2000; Lemay, 1990 et 1993; Gaudet et al., 1997; Lapierre et Loslier, 2003 ainsi que Séguin, 2011). Pour leur part, bien que les travaux du GRMJ ont traité de la migration régionale et interrégionale de jeunes Québécois scolarisés ou peu scolarisés, ils ne se sont pas attardés particulièrement à l’expérience migratoire d’étudiants québécois qui entreprennent des études supérieures au niveau collégial. Selon les travaux du GRMJ, l’emploi et les études constituent les principales motivations d’un grand nombre de jeunes pour expliquer leur migration. Les études collégiales, qui sont à la fois un tremplin vers l’université (programmes préuniversitaires) et le marché du travail (programmes techniques), représentent donc un milieu d’étude à privilégier. En ce qui concerne la problématique des migrations intraprovinciales pour études, il n’y a, outre nos travaux (Richard et Mareschal, 2009 et 2013), que deux études (Roy, 2003; Bourque, 2008) qui y font référence. Toutefois, ces travaux comportent certaines limites. D’abord, Roy effleure le phénomène dans une étude portant sur les logiques sociales qui conditonnent la réussite, sans vraiment l’approfondir. Ensuite, l’échantillon de l’étude de Bourque est trop restreint pour rendre les résultats significatifs (seulement huit étudiants). Malgré tout, ces travaux apportent des éléments pertinents qui ont nourri notre compréhension du phénomène. Il apparaît donc que peu de chercheurs se sont penchés sur les problématiques reliées au transport, au déplacement et à la migration des cégépiens. Près du Québec, la recherche américaine s’est principalement attardée à la migration pour études « entre États » (interstate migration), et la perspective d’analyse du phénomène demeure généralement économique et financière (McCloud, 2009). Par conséquent, la problématique de la migration pour études est souvent analysée sous l’angle de l’attraction, de la perte, du coût ou du bénéfice. Peu d’attention est accordée dans la recherche américaine à comprendre comment les migrants pour études vivent leur expérience migratoire.

Inévitablement, il est impossible d’aborder la question de la migration pour études sans discuter des enjeux liés à l’adaptation à un nouveau milieu. À cet effet, Ducharme avait déjà souligné, il y a plusieurs années, les difficultés associées au déplacement et à l’éloignement :

Ajoutons que les étudiantes et les étudiants sont parfois obligés d’opérer des changements radicaux dans leur vie sociale et culturelle pour poursuivre leurs études. Bon nombre d’entre eux étudient dans des établissements relativement éloignés de leur domicile. Ils ont alors à choisir entre voyager sur de longues distances pour se rendre au collège ou s’installer en résidence ou en appartement à proximité de celui-ci. Dans un cas comme dans l’autre, ils s’exposent à vivre des périodes d’isolement et de solitude ainsi qu’à s’adapter à de nouvelles réalités, notamment la cohabitation, l’entretien ménager, la subsistance matérielle et l’organisation de leur vie économique, culturelle et affective

1990 : 21

Vingt ans plus tard, le Conseil supérieur de l’éducation fait le même constat sans toutefois approfondir la problématique : « la migration pour études éloigne du noyau familial et entraîne une prise en charge plus globale de l’ensemble de leur vie » (2010 : 22).

5. Précisions méthodologiques

Les données qui ont servi à la rédaction de cet article émanent de trois sources. Premièrement, un corpus de 22 entretiens semi-dirigés réalisés lors d’une première recherche (Richard et Mareschal, 2009) sur le thème de la migration pour études avec des intervenants qui, dans le cadre de leurs fonctions, rencontrent des cégépiens : psychologues, travailleurs sociaux, animateurs sociocommunautaires, responsables des résidences étudiantes, personnel de la direction du service aux étudiants, etc. Deuxièmement, un corpus de 38 entretiens semi-dirigés avec des migrants pour études de quatre cégeps situés dans les villes de Montréal et Québec (voir Richard et Mareschal, 2013). L’échantillon a été constitué en tenant compte de la diversité des particularités et des caractéristiques que nous recherchions : programme d’étude, âge, sexe, secteur d’étude, région d’origine, expérience de vie, etc. Ainsi, nous avons réalisé 13 entretiens avec des migrants pour études de première année, 14 de deuxième année et 11 de troisième année. Si 25 migrants pour études étaient inscrits dans des programmes techniques, 13 l’étaient dans des programmes préuniversitaires. Nous avons rencontré 17 garçons et 21 filles. Leur âge variait de 17 à 28 ans. L'interprétation des données recueillies par les entretiens semi-dirigés a été effectuée par une analyse de contenu à partir du codage de catégories ouvertes (Huberman et Miles, 1991). Il s’agit donc d’une analyse inductive qui vise à saisir les particularités et le détail des réflexions ainsi que des expériences personnelles des répondants rencontrés en regard du phénomène à l’étude[5]. Troisièmement, une enquête par questionnaire réalisée dans deux cégeps de la région de la Ville de Québec[6]. Au total, 4 409 étudiantes et étudiants ont répondu au questionnaire administré en ligne sur la plate-forme Survey Monkey, dont 1 018 migrants pour études[7]. Également, les établissements nous ont remis les résultats scolaires de chacun des étudiants ayant répondu au questionnaire[8], ce qui nous a permis d’analyser l’effet de certaines variables sur la réussite. Le questionnaire d’enquête était destiné à tous les étudiants des deux établissements. Nous avions pour objectif de dresser un portrait des migrants pour études et de documenter leurs motivations liées à la migration, leurs préparations, leurs difficultés et leurs stratégies d’adaptation ainsi que leurs contacts avec le milieu d’origine. Ensuite, le questionnaire permettait de comparer les migrants pour études et les étudiants non migrants sur différents thèmes : la réussite scolaire, les activités parascolaires, la situation financière et l’endettement et les projets à la fin des études. Pour y arriver, différentes analyses ont été effectuées. Des analyses de variances univariées et multivariées (le test F) afin de vérifier l’influence des variables indépendantes et intervenantes ainsi que leurs interactions sur des variables dépendantes associées à la réussite. Le Khi-carré de Pearson (Khi2) a également été utilisé pour déterminer s’il y a indépendance entre des variables nominales. Tous les résultats présentés dans cet article sont significatifs à un seuil de ,05.

6. L’adaptation des migrants pour études au cégep : s’organiser loin de papa et maman

L’ajustement à un nouvel environnement amène l’individu à changer certaines habitudes, à modifier son rythme de vie. En fait, « [l]’itinéraire du migrant est un itinéraire qui le convie à changer lui-même » (Girard et al., 2002 : 13). Comme nous l’avons déjà souligné, la migration pour études, chez les jeunes cégépiens, correspond généralement à une première expérience en dehors du foyer parental. À ce sujet, Gauthier et al. expliquent qu’« une première migration suppose l’installation dans un nouveau lieu, l’accès à des ressources matérielles et financières pour assurer la stabilité des conditions d’existence et le développement d’un réseau de nouvelles connaissances et d’amitiés » (2006 : 19), ce qui suggère plusieurs dimensions au processus d’adaptation de l’étudiant migrant et de nouveaux rapports à son milieu d’origine. Les résultats de nos travaux montrent que le processus d’adaptation des migrants pour études est effectivement multidimensionnel et vécu différemment selon le milieu d’origine, l’environnement familial et la situation socio-économique de l’étudiant. Afin de mieux illustrer ce phénomène, nous allons d’abord exposer nos résultats à la lumière des trois dimensions identifiées par Bourque (2008) (régime collégial, première expérience hors du foyer parental, environnement urbain), puis proposer une quatrième dimension qui concerne le réseau social des migrants pour études.

6.1 S’adapter à un nouveau milieu scolaire

Tout comme l’ensemble des cégépiens nouvellement inscrits, les étudiants migrants doivent s’adapter à un nouveau régime scolaire : augmentation des exigences (études supérieures) et de la charge de travail, modification de l’horaire de cours et du calendrier scolaire, changement d’environnement physique (plus gros établissement d’enseignement, augmentation du nombre d’étudiants), plus de liberté et d’autonomie conférées à l’étudiant, etc. La première année de ce passage du secondaire au cégep représente un défi de taille pour tous ces jeunes adultes. Mais pour les migrants pour études, certaines particularités liées à l’éloignement s’ajoutent à cette adaptation.

De prime abord, d’aucuns pourraient croire que le passage du secondaire au cégep se fait plus difficilement en raison des défis liés à l’adaptation à un nouveau milieu ainsi qu’à l’éloignement de leur réseau social. Par exemple, dans une étude portant sur l’influence de la famille et des réseaux sociaux sur la persévérance scolaire, Bourdon et al. montrent que « le déménagement de chez les parents est souvent synonyme d’un élargissement spatial du réseau personnel, mais aussi de certaines pertes : c’est le moment où l’on change de quartier, de ville, de région, où on perd donc beaucoup d’amis d’enfance » (2007 : 18). Or sachant que le réseau familial a une influence sur la persévérance scolaire (Roy et Mainguy, 2005), que se passe-t-il lorsque l’étudiant doit s’éloigner de ce milieu? Réussit-il à trouver les ressources dont il a besoin pour persévérer dans ses études? En plus de l’adaptation relative au passage du secondaire au cégep, le migrant pour études doit s’ajuster à l’éloignement du foyer parental, au soutien socioaffectif qu’il procure et, bien entendu, de ses nombreuses commodités.

Considérant cette situation, on peut supposer que le fait de migrer pour poursuivre ses études bouleverse davantage le passage du secondaire au cégep et par conséquent la réussite scolaire de ces jeunes. Or il n’en est rien. D’une part, l’analyse des entretiens montre que les difficultés d’ordre scolaire rencontrées par les migrants pour études ne semblent pas différentes de celles que vivent les étudiants non migrants. Spontanément, les migrants pour études vont évoquer certaines difficultés, mais très peu font des liens avec leur expérience migratoire. D’autre part, les données du questionnaire d’enquête montrent que le fait de migrer n’a pas d’effet sur les principaux facteurs de réussite scolaire. Par exemple, malgré leurs nombreuses responsabilités quotidiennes, les migrants pour études consacrent approximativement le même temps chaque semaine à l’étude et aux travaux scolaires que les étudiants non migrants (khi2 = 3,208; p = ,361). De plus, étant donné la distance qui les sépare de leur réseau social, on pourrait supposer que les migrants se sentent moins soutenus dans leurs études par leur environnement familial. Or les résultats au questionnaire nous présentent un portrait plutôt inverse. Nous avons questionné tous les étudiants à savoir s’ils se sentent encouragés dans leurs études par leurs parents, s’ils pensent que leurs parents s’intéressent à leurs résultats et, finalement, s’ils parlent de leurs études avec leurs parents. Dans des proportions équivalentes, les migrants pour études considèrent que leurs parents les encouragent à poursuivre leurs études et qu’ils s’intéressent à leurs résultats scolaires. Qui plus est, une proportion significativement plus grande de migrants pour études (64,4 % pour les migrants contre 51,7 % pour les étudiants non migrants; khi2 = 62,234; p = ,000) affirme parler souvent de leurs études avec leurs parents. Ainsi, bien que nos données ne nous fournissent pas de renseignements précis sur la fréquence des discussions de même que sur le niveau d’intérêt des parents, ces résultats laissent croire que les migrants pour études se sentent suffisamment soutenus par leurs parents malgré l’éloignement.

Plus révélatrices encore, les données d’ordre scolaire recueillies auprès des établissements montrent que les migrants pour études réussissent mieux que les étudiants non migrants : la moyenne de leurs résultats est plus élevée (F(1, 3 807) = 6,52; p = ,01) et ils ont moins d’échecs (F(1, 3 807) = 5,25; p = ,02). De surcroît, les migrants pour études sont proportionnellement moins nombreux à interrompre leurs études que les étudiants non migrants (khi2 = 9,108; p =,003). Comment expliquer ces résultats? Deux éléments apportent des pistes explicatives.

Premièrement, la majorité (60,9 %) des migrants pour études évoque un domaine ou un programme particulier comme principale motivation de départ. « Tu sais, je serais resté encore chez mes parents si j’avais eu le choix. Mais je voulais vraiment faire ce programme-là et il se donnait seulement à Montréal. » Pour ces jeunes adultes, le projet de migration est étroitement associé à des aspirations professionnelles et personnelles assez précises auxquelles ils ont longuement réfléchi. Bien que leur déplacement implique de nombreux efforts d’adaptation, ils sont prêts à surmonter bien des défis pour atteindre leurs objectifs. Deuxièmement, la poursuite de leurs études représente un défi dans lequel ils s’engagent avec beaucoup de sérieux et qui va au-delà du programme scolaire. En effet, la seconde motivation à migrer, mentionnée par 44,8 % des migrants pour études, est de « vivre une nouvelle expérience ». Plus qu’un diplôme, les jeunes désirent développer leur autonomie : « Moi, c’était l’expérience de vie que je voulais, mais c’était dans ce programme-là que je voulais la vivre. Ça ne me dérange pas d’investir plus d’argent si ça me fait grandir et prendre de la maturité. » Plus encore, pour ces jeunes en quête d’autonomie, la persévérance dans leur projet migratoire semble une manière de « prouver » leur indépendance face à leurs parents : « Malgré les difficultés, je me suis dit que j’étais capable de le faire. Puis, en même temps, je ne voulais pas échouer face à mes parents. […] Je voulais leur prouver que j’étais capable de faire ça toute seule. »

En somme, l’adaptation à un nouveau milieu scolaire n’est pas plus difficile pour les migrants pour études sur le plan de la réussite. Toutefois, des formes d’adaptation supplémentaires viennent marquer leur quotidien. L’une des principales distinctions entre les migrants pour études et les étudiants non migrants se situe dans l’apprentissage de la vie en dehors du foyer parental et dans le développement de l’autonomie tout en apprivoisant l’éloignement.

6.2 Vivre en dehors du foyer parental : la migration au quotidien

La migration engendre souvent un grand bouleversement dans la vie de ces jeunes étudiants : « Bien, ça l’a tout changé, ou presque (ton rieur) : mon mode de vie, mes amis… L’école où j’allais, c’était une petite école de deux-cents personnes, dix salles de classe et à peu près trente finissants. Ça l’a changé de volume. » Plus précisément, les propos recueillis auprès des migrants pour études montrent que le déplacement affecte grandement leur rythme de vie, notamment en ce qui concerne l’organisation du temps et des tâches quotidiennes ainsi que la gestion d’un budget. Pour les jeunes migrants pour études, l’un des plus grands défis consiste à s’organiser au quotidien loin du soutien de ses parents. Plusieurs font d’ailleurs un constat semblable au suivant : « C’est là que tu te rends compte que ta mère faisait vraiment beaucoup de choses à la maison. »

6.2.1 Apprendre à s’organiser seul au quotidien

Les migrants pour études rencontrés ont rapporté vivre des difficultés d’ordre organisationnel. En plus de devoir prévoir suffisamment de temps pour réaliser leurs travaux scolaires, ils doivent assumer eux-mêmes – et souvent pour la première fois de leur vie – plusieurs responsabilités de la vie quotidienne (tâches ménagères, préparation des repas, épicerie, paiement des comptes, etc.). Pour arriver à bien répartir le temps entre les tâches quotidiennes et leurs travaux scolaires, il faut apprendre à s’organiser. Et cela peut représenter un défi de taille lors de la première session :

La différence avec les autres cégépiens, c’est que moi, quand j’arrive chez moi, il n’y a rien de prêt sur la table. Il faut que je pense à faire mon épicerie, il faut que je fasse mon lavage [lessive]. Donc, c’est sûr que les deux ou trois premières semaines, c’est plus difficile.

Cette nouvelle organisation, qui représente un apprentissage en soi, voire un cours, selon un jeune rencontré, demande également aux migrants pour études de modifier leurs repères et de trouver par eux-mêmes les services et ressources dont ils ont besoin :

C’est un peu un manque de soutien. En n’ayant pas les gens qui sont les plus proches de moi, bien des fois, quand j’ai besoin d’aide ou de soutien, c’est plus difficile. Aussi, je n’ai pas accès à mon médecin de famille ou à d’autres services dont j’ai besoin, des fois, rapidement.

Lors des premiers temps de la migration, ces jeunes doivent, notamment, apprendre à découvrir leur environnement et à se situer dans l’espace. Pour ceux qui arrivent d’une petite ville, cette adaptation peut représenter une épreuve, mais également une invitation à la découverte, à l’appropriation d’un nouveau territoire :

Quand tu ne connais pas la grande ville, t’es toujours portée à aller explorer. Moi, je venais d’une très petite région. T’as une Main Street avec tous les magasins. Alors, t’arrives ici, il y a un magasin à gauche, il y a un magasin à droite, il y a 36 dépanneurs dans le même quartier. Tu te dis : « C’est quoi ça? » C’est sûr que moi, j’ai exploré, j’ai beaucoup marché, je suis souvent allée voir le centre-ville. […] C’était tout nouveau pour moi, les distractions, les sorties, les lumières des magasins…

Petit à petit, les migrants pour études se refont une routine et un nouveau rythme de vie. Pour y arriver, plusieurs d’entre eux bénéficient de l’appui de leurs parents malgré la distance qui les sépare : « Nos parents, ils sont quand même très présents. Aussitôt qu’on les appelle pour une recette, pour n’importe quoi, ils sont tout le temps prêts à nous répondre. Mais c’est sûr qu’ils ne peuvent pas nous dépanner directement. » Plusieurs migrants sont d’ailleurs régulièrement en contact avec leurs parents; ils s’informent, leur racontent leur journée, posent des questions et demandent quelques conseils. Malgré l’éloignement, les parents jouent donc un rôle important dans l’adaptation de leur enfant à ce nouveau milieu.

De surcroît, l’établissement de nouveaux repères et le développement d’une nouvelle routine amènent les migrants pour études à développer un sentiment d’appartenance et à s’ancrer dans leur nouvel espace de vie : « À force d’être ici, je me sens quasiment comme chez moi. Je me sens vraiment dans ma ville. Ce n’est plus l’inconnu, c’est une habitude, une routine. » Peu à peu, les craintes et les inquiétudes de départ laissent place à l’autonomie et au sens des responsabilités : « Je suis beaucoup plus mature qu’avant. À Montréal, je suis laissé à moi-même, mais je suis organisé et responsable. Ce que j’étais peut-être moins chez ma mère. […] S’il m’arrive quelque chose, je n’ai pas ma mère. Je fais mes affaires tout seul et je suis bien là-dedans. »

Ainsi, bien que les migrants pour études communiquent fréquemment avec leurs parents et comptent sur eux en cas de pépin, l’éloignement les propulse rapidement vers l’autonomie et le sens des responsabilités.

6.2.2. Apprendre à gérer son budget

En plus de voir aux tâches quotidiennes et d’apprendre à se repérer dans un nouveau milieu, la migration pour études implique inévitablement la gestion d’un budget et la recherche de financement. Tout comme pour l’organisation des tâches quotidiennes, nos données montrent que les migrants pour études recherchent une certaine autonomie financière, symbole de leur indépendance.

Même si tu dépends encore de quelqu’un, je veux dire du gouvernement à cause des prêts et bourses [aide financière aux études], ce ne sont plus tes parents qui payent pour toi. J’ai même aimé payer mon premier loyer. C’était 500 $ de moins dans mon compte, mais ça me prouvait que j’étais vraiment à ma place.

Malgré ce désir d’autonomie, on constate que les parents représentent encore un appui essentiel pour certains : « Mes parents vont m’envoyer de l’argent pour des choses que je n’avais pas prévues, comme des bottes d’hiver, un manteau, des choses comme ça. »

En approfondissant la discussion, on s’aperçoit ainsi que les parents ne sont jamais bien loin derrière leurs enfants; plusieurs contribuent d’ailleurs financièrement aux dépenses quotidiennes en plus d’assurer une certaine sécurité « au cas où… ». Ce soutien a donc pour effet de diminuer le stress vécu par les migrants pour études : « Je pensais avoir planifié, mais j’aurais pu mieux planifier. Mais ce n’est pas si grave. Je ne me sens pas insécurisé, parce que mes parents me disent qu’ils peuvent me prêter de l’argent si je suis vraiment mal pris [en grande difficulté]. » Or cette quête d’autonomie provoque parfois un dilemme entre le désir d’indépendance et le besoin du soutien parental : « Tu sais, j’ai le support de mes parents. Si j’avais besoin d’eux, ils seraient là. Mais j’ai un peu d’orgueil pour ça, je veux m’arranger avec mes affaires. »

Pour subvenir à leurs besoins, les migrants pour études vont donc utiliser différentes stratégies et sources de revenus. Les données du questionnaire d’enquête montrent des différences entre les migrants pour études et les étudiants non migrants sur quatre aspects. Premièrement, les migrants sont proportionnellement moins nombreux (58,4 %) à travailler pendant leurs études que les étudiants non migrants (78,0 %). Deuxièmement, les migrants pour études ont recours au système d’aide financière aux études du gouvernement québécois (prêts et bourses) dans une proportion plus grande (47,7 %) que les étudiants non migrants (15,1 %). Troisièmement, ils ont davantage recours à une marge de crédit (27,1 %) que les étudiants non migrants (15,1 %). Enfin, quatrièmement, les migrants pour études sont plus nombreux à avoir reçu des biens matériels de personnes de leur entourage (32,9 % contre 12,7 %). Ce dernier constat nous laisse donc entrevoir que le réseau social du migrant pour études contribue à sa préparation et à son installation dans un nouveau milieu.

En ce qui concerne le travail rémunéré pendant les études, les entretiens montrent qu’il n’est pas toujours facile, pour un étudiant en provenance de l’extérieur, de se trouver un emploi dans une nouvelle ville. Par ailleurs, nous avons constaté que le travail salarié contribue à modeler les rapports au territoire des migrants pour études. Par exemple, pour ceux qui travaillent dans leur région d’origine, cet engagement les contraint à voyager chaque semaine entre leur ville d’origine et la ville d’étude, ce qui peut en quelque sorte perturber ou ralentir l’adaptation au nouveau milieu. À l’inverse, pour ceux qui travaillent dans la ville d’accueil, le manque de temps et de moyens financiers rend les retours dans la région d’origine plus compliqués : « Je travaille toujours les fins de semaine. Je n’ai pas les moyens de prendre un congé. J’aimerais ça y aller, mais je ne peux pas me le permettre. » Ainsi, à travers les contraintes qu’il amène, le travail salarié oblige ou limite certains déplacements, ce qui n’est pas sans affecter le développement de nouvelles relations, ou encore la persistance des liens à distance.

En somme, la migration pour études oblige les jeunes à s’organiser par eux-mêmes. Bien que les parents représentent toujours un soutien essentiel, c’est avec beaucoup de fierté qu’ils développent leur autonomie. Toutefois, pour ces jeunes qui proviennent parfois de régions très éloignées des grands centres urbains, l’exploration de la vie urbaine représente un autre défi qui entraîne, par le fait même, certaines transformations identitaires.

6.3 Découverte et adaptation à la vie urbaine

La migration pour études amène, dans plusieurs situations, la découverte de la vie urbaine. Pour ces jeunes, les premiers temps passés en ville prennent souvent l’aspect d’une adaptation fonctionnelle à différents services : transports en commun, épiceries, professionnels de la santé, etc. Plusieurs émotions sont alors vécues pendant cette phase d’ajustement : « Ce n’est pas rien de prendre l’autobus toute seule. T’es là, puis tu tiens ton sac sur toi, t’as peur de te le faire voler. […] J’appelais ma mère quasiment tous les jours. » Pour certains, il s’agit d’un véritable choc urbain : « Ça m’a frappé, la vitesse à laquelle ça va en ville, la tension, les gens stressés, pressés… le bruit perpétuel. Je n’avais jamais vécu ça. »

Mais au-delà de ce brouhaha urbain, les migrants pour études soutiennent que leur expérience leur a permis de découvrir et de s’ouvrir aux particularités socioculturelles de la ville. D’ailleurs, le contact avec la vie urbaine est l’occasion, pour plusieurs, de se départir de certains préjugés véhiculés dans leur milieu d’origine : « Mes amis me disaient que c’était un endroit plein de drogue, qu’il y avait des prostituées... » Pour certains, il s’agit d’aller au-delà des appréhensions de leurs parents : « Ma mère avait peur que je me retrouve dans une grande ville, qu’il y ait des violeurs à côté de la porte. Elle avait peur que je me promène dans la rue, puis que je me fasse kidnapper. »

Pour d’autres, la ville est l’endroit idéal pour explorer et affirmer son identité, et ce, particulièrement lorsqu’il est question d’homosexualité :

Le fait que je sois gai, j’avais plus de liberté pour faire mon coming out. […] C’est un élément important qui me motivait à venir à Montréal. Tu ne peux pas vraiment en parler dans ma région. Je vivais dans un petit village, les gens se connaissent tous et ils sont très conservateurs. Je n’étais pas à l’aise là-dedans.

D’un point de vue professionnel, plusieurs migrants pour études reconnaissent que leur expérience en ville leur a permis d’approfondir et d’enrichir leur formation :

Je suis content d’avoir fait mon programme à Montréal, parce que cela m’a confronté à des réalités qui n’existent pas dans ma ville : plus d’une religion, plusieurs langues et cultures. C’est quelque chose que Montréal m’a permis de vivre et qui est très utile dans mon domaine d’études. […] Avoir étudié dans ma région, j’aurais appris comment on le fait en théorie. Montréal m’a permis de le pratiquer.

D’ailleurs, pour ces étudiants en provenance d’une région du Québec où la population est majoritairement blanche, francophone et judéo-chrétienne, l’arrivée dans une ville cosmopolite comme Montréal peut parfois provoquer un choc culturel :

C’est sûr que les premières semaines j’étais surprise, parce qu’il y avait beaucoup d’ethnies, énormément de gens de couleur au cégep… Je me sentais comme un noir au Lac-Saint-Jean. J’étais blanche à Montréal. C’est sûr que je me suis sentie un peu mal à l’aise, mais je me suis vite habituée[9].

Certains vont également se sentir différents des autres. Malgré leur origine québécoise, leurs particularités les placent parfois en situation minoritaire, ce qui peut nuire, en quelque sorte, au développement d’un véritable sentiment d’appartenance au nouveau milieu.

Quand je suis arrivée ici, on me disait que j’avais un accent. Ça m’insultait de me faire dire que je ne parlais pas bien. C’est l’accent de mes grands-parents que j’ai, puis, pour moi, mes grands-parents, c’est mon patrimoine.

Par ailleurs, il importe de souligner que tous les migrants pour études ne vont pas s’adapter également au mode de vie urbain. Si leur présence dans une grande ville représente une expérience sans précédent, tous ne s’éprennent pas nécessairement de leur ville d’accueil : « Montréal, c’est dégueulasse comme ville. Il y a ce côté-là que je déteste un peu. Je sais que je ne ferai pas ma vie ici. Parce que ça bouge trop, il y a trop de monde, ça pue dans le métro… »

Plusieurs d’entre eux demeurent attachés à leur région et s’ennuient de leur petit coin de pays qu’ils n’échangeraient pour rien au monde :

Au début, je disais que je n’aimais pas Montréal. Mais récemment, j’ai réalisé que ce n’est pas que je n’aimais pas Montréal, c’est que je n’aime pas l’éloignement. Parce que Montréal, c’est quand même plaisant. Il y a une belle vie de quartier, il y a une énergie. Mais il y a moins le côté village tranquille. Par exemple, je n’ai plus ma petite marche sur le bord de l’eau. Ça, ça me manque beaucoup.

En somme, pour ces jeunes adultes, la ville représente un espace de découverte, d’apprentissage et de quête identitaire. Plus qu’une adaptation, cette nouvelle réalité urbaine transforme leur rythme de vie ainsi que leur représentation du monde. L’espace urbain devient alors un espace d’exploration de l’altérité et d’affirmation de sa propre identité. En ce sens, l’entrée au cégep constitue un tournant dans la vie des migrants pour études : c’est le moment de s’ouvrir à la diversité, de prendre conscience de qui l’on est, mais surtout, d’où l’on vient. Et tout au long de cette expérience, nous avons constaté que le réseau social joue un rôle crucial pour ces jeunes.

6.4 Un réseau social en mouvance

À la lumière de nos résultats de recherche, nous proposons une quatrième forme d’adaptation aux trois identifiées par Bourque (2008) et que nous venons de commenter. Il s’agit de la transformation du réseau social. Dans une recherche portant sur le mouvement migratoire des jeunes au Québec, Assogba et al. ont montré que le réseau social constitue le pivot du processus d’intégration :

La migration en tant que déplacement d’un individu (ou d’un groupe) d’un milieu de vie à un autre, amorce un processus d’intégration qui peut être conçu comme un phénomène psychosocial renvoyant aux rapports dynamiques du migrant à son milieu d’origine ainsi qu’à son milieu d’accueil

2000 : 1

L’une des caractéristiques fondamentales de la migration, selon ces auteurs, est l’éloignement ou la séparation du migrant d’avec ses groupes d’appartenance (famille, amis, etc.). Assogba et al. (2000 : 8) montrent que le réseau social représente un pivot entre deux pôles importants que nous pouvons observer chez les migrants pour études. D’une part, le maintien de réseaux de sociabilité dans la région d’origine et, d’autre part, la construction de nouveaux réseaux dans la région d’accueil. Selon ces auteurs, les facteurs relationnels jouent un rôle crucial dans le processus d’intégration du migrant, puisque « la reconfiguration du réseau relationnel agit comme antidote aux difficultés que rencontrent les jeunes » (2000 : 5). L’intégration s’exprime donc à travers les liens que tisse l’individu avec les gens de son milieu d’accueil : « On parlera alors d'intégration lorsque le migrant se reconnaît et/ou est reconnu comme membre d'un nouveau groupe ou de façon plus large du nouveau milieu de vie, et inversement » (2000 : 7).

Les résultats de nos travaux convergent avec ceux d’Assogba et al. (2000), à savoir que le réseau d’origine joue un rôle crucial dans le parcours des migrants et que les migrants pour études doivent s’adapter à un « réseau social en mouvance ».

Tout d’abord, nos entretiens avec les migrants pour études révèlent que le processus de séparation d’avec le milieu d’origine et les premiers moments passés dans la ville d’accueil sont marqués par une importante charge émotive : stress, angoisse, anxiété… En plus de quitter leur famille et leurs amis proches, les jeunes appréhendent la solitude et craignent souvent l’inconnu, voire la peur d’être oubliés. En ce sens, les migrants pour études décrivent généralement les premiers moments de leur arrivée comme un « grand vide », une période d’isolement entre le départ du milieu d’origine et l’intégration au milieu d’accueil.

Je plaçais mes affaires avec mon amie. J’étais content, c’était mon chez-moi. Quand mon amie est partie, j’ai fermé la porte, puis je me suis dit : « OK, là, je suis tout seul. Je n’ai pas mon amie à côté. » Je n’avais personne, puis… le choc est là. Je suis tout seul. Le stress embarquait de plus en plus. Je textais mes amis. Je voulais qu’ils me soutiennent parce que, tu sais, d’une certaine manière, t’es vraiment laissé tout seul.

Ainsi, pour plusieurs migrants, le moment de stress le plus intense est vécu au moment de la rupture physique : « Après le départ de mes parents, je suis restée toute seule. J’ai eu “la chienne” [une très grande peur] la première nuit que j’ai passée sans ma famille à Montréal. » Si les migrants pour études vivent plusieurs émotions lors de l’arrivée, les parents semblent également affectés par cette séparation : « Ce que j’ai trouvé le plus difficile, c’est plus le côté social, mes amis. Le fait d’être loin de mes parents, ce n’était pas un problème… […] Je pense que ma mère le vit plus difficilement que moi. » Ainsi, il semble que ce soit avant tout le sentiment de solitude qui représente la plus grande difficulté : « Ce que j’ai trouvé le plus difficile, c’était de ne pas avoir d’amis avec qui sortir après l’école pour prendre un café ou une bière. C’est ça que je trouvais le plus dur : de ne pas avoir de vie sociale. »

Afin de contrer le « choc » de l’arrivée, les étudiants ont souvent le réflexe d’aller vers les autres, de créer de nouveaux liens : « Comme j’étais dépaysée, j’allais voir le monde, justement pour m’intégrer. » Malheureusement, lorsqu’on vient de loin – voire de très loin –, il n’est pas toujours facile de faire sa place. Plusieurs migrants pour études, dont les réseaux sont à reconstruire et en pleine mouvance, sont confrontés aux réseaux de leurs pairs qui sont bien établis : « C’est plus dur de se faire des amis au cégep parce que les gens ont déjà tous leurs amis. Même s’ils viennent d’ailleurs, la plupart du temps, ils retournent chez eux la fin de semaine. Donc, c’est plus long de créer une relation plus forte. » Il est à noter que le cégep constitue pour plusieurs migrants pour études le principal, voire le seul, lieu de sociabilité. Se faire de « vrais amis » avec lesquels ils partagent des intérêts, des valeurs et auxquels ils peuvent se confier peut représenter tout un défi pour certains migrants pour études.

Toutefois, chez les migrants pour études qui connaissent déjà la ville, ou encore qui migrent avec une autre personne (ami, conjoint), les premiers jours sont beaucoup moins stressants. De la même manière, ceux qui connaissent des gens dans la ville d’accueil reçoivent des renseignements essentiels et savent qu’ils ont quelqu’un sur qui compter en cas de besoin, ce qui facilite grandement leur adaptation.

De plus, à l’instar des constats d’Assogba et al. (2000), les résultats du questionnaire d’enquête montrent que le milieu d’origine joue un rôle primordial dans l’adaptation des migrants pour études. En effet, la famille et les amis d’enfance représentent un point de repère facilitant l’insertion à un nouvel environnement. Par exemple, parmi un ensemble d’éléments susceptibles d’aider les migrants pour études à s’adapter à leur nouvel environnement, ces derniers ont identifié principalement ceux relatifs au milieu d’origine et au soutien par les proches : « Se sentir soutenu par ses proches », « Pouvoir communiquer à distance avec ses proches par Internet ou par téléphone », « Avoir la possibilité de retourner fréquemment dans sa région d’origine ». Il est à noter que ces éléments sont plus souvent identifiés que « Se faire de nouveaux amis » et « Étudier dans un programme stimulant et motivant » (principale motivation à migrer). Ainsi, du point de vue des migrants pour études interrogés, c’est moins ce qui se passe dans le milieu d’accueil qui facilite l’intégration que le soutien provenant de la région d’origine dont ils bénéficient dans leur nouveau milieu.

Dès lors, les migrants pour études vont utiliser plusieurs moyens (Facebook, Skype, courriels, téléphone, messages texte, etc.) pour communiquer avec leurs proches et garder le contact « même s’ils sont loin ». Plus précisément, les jeunes semblent particulièrement se rattacher à leurs parents. Malgré la distance, ils conservent des contacts fréquents et continus. Ils sont d’ailleurs 29,2 % à leur parler tous les jours et 22,5 % à le faire au moins une fois par semaine.

D’un autre côté, si le réseau social dans le milieu d’origine tend à se restreindre, les liens qui perdurent deviennent plus significatifs : « C’est là que je me rends compte de ceux qui étaient mes bons amis, puis mes moins bons amis. » La migration pour études influence ainsi les rapports sociaux et exige certains ajustements. Pour conserver des liens significatifs, il faut conjuguer avec les déplacements et les moyens de communication disponibles. Puis, petit à petit, le réseau social de la région d’origine fait place à de nouvelles rencontres. Les migrants pour études vont ainsi développer un réseau social plurilocal avec lequel ils doivent composer. Par exemple, comme nous l’avons évoqué précédemment, la migration amène les jeunes à explorer de nouvelles facettes de leur identité et à s’affirmer en fonction de leurs aspirations. Le nouveau réseau social est donc souvent bien différent de leur réseau d’origine qui s’est construit pendant leur enfance et leur adolescence :

Ce que je trouve compliqué, c’est qu’avec mes amis de Québec, je peux parler de certaines affaires dont je ne peux pas parler avec ceux de ma région, parce qu’ils ne comprennent pas. Tandis que c’est l’inverse ici. C’est ça qui est plus dur, c’est de m’adapter aux deux.

De plus, en nouant des liens dans un nouveau milieu, les migrants pour études prennent racine dans leur ville d’accueil tout en demeurant attachés à leur région d’origine.

Je suis retourné une semaine dans ma région, puis c’était bizarre. […] C’est comme si tu partais en vacances, mais pas vraiment en vacances. En fait, je m’ennuyais de mes amis que j’ai ici [à Montréal]. Puis en même temps, j’étais vraiment contente de revoir mes amis de ma région. C’est comme une contradiction.

Cette situation amène les migrants pour études à devoir négocier et gérer des réseaux sociaux dans des milieux différents. Généralement, selon les propos des jeunes rencontrés, la gestion de ces réseaux se fait bien, mais plusieurs craignent de négliger des amis de part et d’autre. Ils désirent retourner dans leur région pour y voir famille et amis, mais ils estiment très important de s’investir dans des relations dans le lieu d’accueil afin de faciliter leur intégration. Certains migrants pour études se déplacent également un peu partout au Québec où des amis sont partis étudier ou travailler. Ces réseaux se croisent parfois, mais pas tout le temps, et diffèrent souvent l’un de l’autre. Ils sont caractérisés d’un côté par les « bons vieux amis » et la famille qui, disent-ils « connaissent tout de nous », ce qui est rassurant et confortable, et de l’autre côté par les nouvelles connaissances, qui permettent l’émancipation et l’expression de nouvelles facettes de l’identité. Cela n’est pas sans provoquer, chez certains, des sentiments ambivalents : « Ce qui est bizarre, c’est que tu as l’impression que tout le monde connaît toute ta vie. Mais dans le fond, non, ils ne te connaissent pas tant que ça. Ils en savent chacun un bout. »

Ainsi, la création d’un nouveau réseau social, conjugué avec le réseau établi dans le milieu d’origine, les amène à vivre des relations à distance et à se déplacer constamment. Et une fois les études terminées, le réseau social des migrants pour études sera encore une fois amené à se transformer ou à se dissoudre dans plusieurs localités : milieu d’origine, milieu d’accueil, milieu d’origine des nouveaux amis, etc. On peut ainsi qualifier le réseau social des migrants pour études de mobile, plurilocal, multidirectionnel et, avec l’utilisation sans cesse grandissante et intensive des médias sociaux, déterritorialisé.

7. La migration pour études, un rite de passage?

Devant les nombreux défis et difficultés que rencontrent les migrants pour études collégiales tout au long de leur parcours, d’aucuns auraient pu s’attendre à ce que l’expérience migratoire ait un effet négatif sur leurs résultats scolaires et leur équilibre émotif en général. Or c’est tout le contraire! Les données recueillies révèlent que les migrants pour études réussissent mieux que les étudiants non migrants. Plus encore, les témoignages recueillis montrent que cette expérience amène les migrants pour études à surmonter leur gêne et à renforcir leur estime personnelle. La mobilité géographique semble ainsi avoir un effet très bénéfique pour ces jeunes en dépit des nombreuses difficultés qu’ils doivent surmonter. Mais comment expliquer cela? Pour mieux comprendre la migration pour études, nous croyons qu’il est essentiel d’apporter un regard anthropologique sur le phénomène à la lumière de la notion de rite de passage. Il y a déjà plus d’un siècle, Van Gennep a montré que les rites de passage avaient pour fonction de marquer socialement les étapes importantes de la vie tout en soulignant le passage, chez un individu, d’un statut à un autre. Selon cet anthropologue, les rites de passage comportent trois phases importantes : la séparation, la transition et l’intégration. En ce qui concerne le passage à l’âge adulte, il est important que le rite soit associé à des épreuves difficiles, provoquant ainsi des émotions très intenses. Essentiellement, ces « défis » obligent en quelque sorte l’individu à faire preuve de courage et de détermination. L’initié doit ainsi montrer sa force de caractère et sa capacité à surmonter « seul » les différentes épreuves de la vie. Chez les migrants pour études, nous avons vu que la phase de transition, qui débute à l’arrivée dans le milieu d’accueil, est particulièrement éprouvante. Ils quittent leur famille, leurs amis et leurs points de repère habituels pour se retrouver souvent seuls dans un monde pratiquement inconnu. Dès lors, les migrants pour études doivent développer leur force de caractère pour surmonter les difficultés qui les attendent. Ils doivent montrer qu’ils possèdent les qualités nécessaires pour vivre de manière autonome. Aussi les migrants pour études vont accorder une grande importance à la réussite non seulement de leur projet d’étude, mais également de leur projet migratoire : « C’était le besoin de me prouver, mais surtout de prouver à mes parents que j’étais capable de subvenir à mes propres besoins, puis que j’étais rendu assez vieux et assez mature pour couper le cordon. » Ainsi, tout se passe comme si le projet de migration pour études prenait la forme d’un véritable rite de passage à l’âge adulte. Au final, l’aboutissement du rite passe par la reconnaissance par autrui du nouveau statut. « L’épreuve initie au passage à la vie adulte lorsque des aînés, des passeurs, accordent une reconnaissance à un jeune. L’acte de reconnaissance d’un adulte, en fait, peut être notamment un geste ou une parole de compréhension, d’accueil, de réconfort ou de soutien » (Jeffrey, 2005 : 54). Dans le cas des migrants pour études, il semble que ce soit essentiellement le milieu d’origine, et plus particulièrement la famille, qui joue le rôle de « passeur » : « J’ai eu beaucoup de commentaires de gens de ma famille qui m’ont dit : “T’es partie, t’étais une petite fille, puis t’es revenue, t’étais une femme”. Ça, ça m’a vraiment frappée. »

Ainsi, nous croyons que les bénéfices associés à la migration ne résident pas tant dans la mobilité géographique que dans le rituel de passage à la vie d’adulte que représente le projet migratoire. À cet effet, on constate que la famille et le milieu d’origine jouent un rôle essentiel dans ce « rituel », tout particulièrement en ce qui concerne le processus de reconnaissance. Loin d’être une fin en soit, le processus migratoire permet de marquer ce passage dans un temps et un espace défini. Est-ce à dire que les jeunes Québécois auraient besoin de rites de passage plus marqués pour s’épanouir et s’émanciper? Les familles québécoises devraient-elles accorder davantage d’importance à ces rituels d’initiation afin de permettre aux jeunes de prendre leur place dans la société et d’éviter certains comportements à risque? C’est du moins ce que propose Jeffrey dans une réflexion sur les conduites à risque chez les jeunes : « Les aînés ont encore un rôle important à jouer lors d’un passage d’un jeune à la vie adulte : celui de proposer des histoires qui contiennent des promesses d’avenir, des rêves, des idéaux sociaux, politiques, religieux et identitaires » (2005 : 55).

8. Conclusion

Le présent article décrit le processus d’intégration des migrants pour études et montre que la migration pour études entraîne des changements majeurs dans la vie des jeunes. À l’aube de la vie d’adulte, ce déplacement amène l’individu à se prendre en charge et invite à la responsabilisation. En ce sens, nous constatons que l’adaptation à un nouveau milieu est multidimensionnelle. Comme exposé par Bourque (2008), nos travaux montrent que les étudiants migrants doivent s’adapter à un nouveau milieu scolaire, à la vie en dehors du foyer parental (organisation et financement) ainsi qu’à la vie urbaine pour plusieurs. Malgré un désir marqué d’autonomie, on s’aperçoit que les parents, les amis, les contacts fréquents et les retours dans le territoire d’origine représentent un soutien essentiel pour ces jeunes adultes tout au long du processus d’adaptation. Pendant cette période de leur vie, marquée par de nombreux bouleversements et où le cégep représente leur principal lieu de sociabilité, la famille figure souvent comme un point de repère important. Mais plus encore, les résultats de nos recherches nous amènent à proposer une quatrième dimension au processus d’adaptation des migrants pour études, c’est-à-dire l’ajustement à un réseau social en mouvance. À cet effet, nos travaux font écho à ceux d’Assogba et al. (2000), à savoir que le réseau d’origine – et plus particulièrement la famille – joue un rôle primordial dans l’adaptation des migrants pour études à leur nouveau milieu. Malgré l’éloignement, ces étudiants se réfèrent fréquemment à leurs parents et à leurs amis pour obtenir le soutien (affectif, organisationnel ou financier) dont ils ont besoin. Plus précisément, nos travaux montrent que le milieu d’origine et le soutien des proches font partie, malgré la distance physique, des éléments les plus susceptibles d’aider les migrants pour études à s’adapter à leur nouveau milieu. Petit à petit, les migrants pour études vont prendre racine dans leur ville d’accueil, les obligeant ainsi à s’adapter à un réseau social plurilocal en pleine transformation. Comme l’évoquent Ducharme (1990) et le Conseil supérieur de l’éducation (2010), la migration enclenche inévitablement des changements dans la vie sociale et culturelle des étudiants. Pour plusieurs, c’est l’occasion d’explorer la diversité et de revoir leurs fondements identitaires. Cette rencontre avec l’Autre les amène ainsi à se découvrir eux-mêmes. Ces transformations identitaires seront d’ailleurs révélatrices de leur nouveau réseau social, souvent bien différent de celui de leur région d’origine, et de leur attachement aux différents territoires qu’ils fréquentent. Cet attachement peut être cerné par les intentions futures des migrants pour études à retourner dans leur région ou à s’établir ailleurs. Lorsqu’ils sont interrogés sur un éventuel retour dans leur région d’origine à la fin de leurs études, plusieurs (44,2 %) sont incertains quant à leur retour. Pour certains, c’est la nécessité d’acquérir de l’expérience et de développer leur carrière professionnelle qui les retient en ville : « Je n’en ai aucune idée. Mais je suis en train de penser que ça serait plaisant de rester à Montréal, de prendre mon expérience ici. » D’autres affirment avoir l’intention de retourner vivre dans leur région d’origine à la fin de leurs études (22,7 %) : « Ça me trotte tout le temps dans la tête, c’est sûr. Après le DEC [diplôme d’études collégiales], je retourne dans ma ville. » Certains migrants pour études ont d’ailleurs choisi leur programme d’étude en fonction de leurs possibilités d’emploi dans leur région : « L’emploi, c’est vraiment une barrière pour le retour en région. Il y a beaucoup de jeunes qui aimeraient revenir, mais il n’y a pas d’emplois. Alors, ils sont obligés de rester à l’extérieur. […] C’est pour ça que j’ai choisi ce programme-là. » Inversement, d’autres souhaitent s’établir dans la ville où ils ont fait leurs études (21,5 %), ou encore ailleurs au Québec (11,6 %) – un peu comme si leur projet migratoire leur avait ouvert la voie à d’autres migrations possible : « C’est tout le temps un désir d’en avoir plus. J’ai peut-être un intérêt à aller voir à Montréal. Aller voir plus gros que Québec. Mais c’est sûr que moi, la campagne, c’est non. Je ne retournerai pas dans mon coin. »

Ainsi, la migration pour études engendre inévitablement une transformation des rapports que les jeunes entretiennent aux territoires. À l’image de leur réseau social, leurs rapports aux territoires sont multiples et en constante transformation. En raison de leur jeune âge et de leurs préoccupations professionnelles, leur ancrage dans différents lieux appert, de prime abord, provisoire et momentané. Toutefois, leurs passage, absence ou présence dans ces lieux contribuent, d’une part, à modifier la morphologie des territoires (Leblanc et Molgat, 2004) et, d’autre part, exercent une influence permanente sur leur personnalité, leur sentiment d’appartenance, leur vision du monde et leur réseau social. Bien que temporaire pour plusieurs jeunes, la migration pour études transforme de manière permanente leur vie et les territoires qu’ils fréquentent. Force est de constater que leur identification et leur attachement aux territoires, bien qu’ils auront des effets permanents sur leur vie d’adulte, ne sont pas définitifs, ce qui amène les migrants pour études à développer des ancrages socioaffectifs multiples, temporaires et labiles.

À l’instar de Gauthier (1997b et 2003), on constate que la mobilité est partie intégrante du rythme de vie des jeunes migrants pour études. Pour eux, ces déplacements s’inscrivent dans un processus de socialisation. Plus encore, les témoignages recueillis auprès des migrants pour études nous laissent croire que le projet migratoire prend la forme d’un rite de passage à la vie d’adulte au moment d’entreprendre des études supérieures. La rupture spatiale avec leur famille et leur milieu d’origine les confronte aux préoccupations et responsabilités de la vie d’adulte, et donc au développement de l’autonomie. Bien que leurs parents ne soient jamais bien loin derrière eux, les migrants pour études démontrent constamment leur envie de voler de leurs propres ailes. Mais pour voler où? Pendant combien de temps? Si tous les migrants ne retournent pas vivre dans leur milieu d’origine à la fin de leurs études, la famille, dans son rôle « d’initiant », demeure un point de repère et d’ancrage important auprès duquel ils trouvent le soutien et la reconnaissance nécessaires pour prendre leur place dans la société. L’expérience des migrants pour études fait ainsi ressortir le rôle crucial que joue la famille dans le passage des jeunes à la vie d’adulte et la nécessité d’exprimer et de marquer des formes de reconnaissance. Faut-il y voir là l’occasion de réinventer des rituels et, par le fait même, certains rapports à l’Autre? Pour revenir à Van Gennep, il faudrait au moins considérer la possibilité d’amoindrir certains effets nuisibles, qu’ils soient sociaux ou individuels, engendrés par les passages de la vie.