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L’objectif de cet article est de se demander dans quelle mesure les inégalités de pratiques du vélo entre adolescents et adolescentes résultent d’un renforcement d’inégalités d’opportunités réelles d’investissement de l’espace public.

Les mobilités à vélo constituent des activités physiques sous-tendues par des enjeux environnementaux, sanitaires et économiques considérables (Papon et Dusong, 2016). Mais, aussi bien lorsqu’elles sont étudiées en tant que déplacements (Papon et de Solere, 2010) qu’en tant qu’activités sportives (Naves et Octobre, 2014), elles s’avèrent particulièrement sexuées durant l’adolescence[1]. Deux enseignements majeurs ressortent de l’exploitation statistique de la dernière Enquête Nationale Transports et Déplacements disponible (Enquête Nationale Transports et Déplacements, 2008)[2]. D’une part, le clivage sexué des pratiques du vélo se creuse surtout entre les classes d’âge 11-13 ans et 14-16 ans, entre lesquelles la probabilité de déclarer une pratique régulière ou occasionnelle décroît de manière beaucoup plus prononcée chez les filles. D’autre part, c’est systématiquement en Zones Urbaines Sensibles (depuis remplacées par les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville : QPV[3]), que ce clivage se trouve être le plus sexué (Sayagh, 2016).

Comme le soulignent de nombreux travaux, l’adolescence est souvent marquée par un renforcement des pratiques éducatives sexuées se traduisant par des socialisations à l’investissement de l’espace public sexuées. Selon les observations de Clément Rivière (2014), si, avant que ne s’entame la puberté, les jeunes garçons sont souvent perçus comme plus vulnérables que les filles en raison de la moindre maturité qui leur est associée, cette tendance s’inverse ensuite lorsque ces dernières commencent à être dotées des « attributs corporels de la féminité » (Mardon, 2010 : 19), qui conduisent bien souvent à une restriction des sorties. Ces pratiques éducatives sexuées sont influencées par les perceptions qu’ont les parents du niveau de sécurité qui règne dans le quartier de résidence (Torres et Lewis, 2010). Aussi, l’insécurité qu’ils perçoivent est généralement associée à une restriction de l’activité physique (dont le vélo) des adolescentes supérieure à celle établie pour les adolescents (Carver et al., 2012), et la peur d’agression qu’ils éprouvent se traduit par une plus forte limitation des mobilités indépendantes (sans adulte) et solitaires (Hillman et al., 1990 ; Rees et al., 2006 ; Mackett et al., 2007 ; McDonald, 2012) de leurs filles que de celles de leurs fils. Lorsqu’elles se déplacent, les adolescentes se font ainsi plus systématiquement accompagner par leurs pairs (de Singly, 2002). Dans la mesure où elles font généralement l’expérience d’interactions spécifiques dans les espaces publics (regards insistants, sifflements et insultes), Clément Rivière (2014) évoque une socialisation urbaine des filles « doublement différenciée ». À travers ce double processus, elles apprennent notamment qu’« une jeune fille ne doit pas se déplacer seule » (de Singly, 2002 : 29), ce qui restreint probablement leurs options réelles de mobilités à vélo.

L’ambition d’étudier des inégalités d’opportunités invite d’abord à élaborer un outil d’analyse permettant de rendre intelligible la diversité et la fluidité des manières de penser et de pratiquer le vélo des adolescent·e·s.

Ces vingt dernières années, plusieurs chercheur·e·s ont proposé des typologies de cyclistes (Jensen, 1999 ; Papon, 1999 ; Bergström et Magnusson, 2003 ; Larsen et El-Geneidy, 2011). Les données qui en découlent manquent néanmoins de détails quant à la répartition des individus selon leur catégorie de sexe ainsi que sur certaines dimensions structurantes avérées des pratiques du vélo, notamment l’influence positive des parents et des pairs (Héran et al., 1992 ; Sherwin et al., 2014). En outre, la plupart des typologies de cyclistes se focalisent sur les adultes d’une part, et cantonnent souvent le vélo à un moyen de réaliser une/des activité·s d’autre part. Ce constat est problématique vis-à-vis de notre objet de recherche sachant que, durant l’adolescence, une partie non négligeable des pratiques du vélo prennent la forme de « jeux en mouvement », de poursuites, etc. (Devaux, 2013) appelant une acception qui dépasse la simple adéquation « origine-destination » des déplacements.

Ainsi, nous n’appréhendons pas les mobilités à vélo comme des moyens de réaliser des activités, mais comme des pratiques en soi.

En nous inspirant du concept de capabilités (Sen, 1988), nous postulons qu’au cours de leur parcours, selon leurs socialisations, les individus ne sont pas sujets aux mêmes injonctions et incorporent des dispositions et des croyances différenciées ne leur permettant pas, dans des contextes donnés, d’envisager les mêmes possibilités réelles de pratiquer le vélo, de telle ou telle manière.

À l’instar de Bernard Lahire (2002), nous entendons par « disposition » une tendance, une inclination, une propension socialement construite à agir, à penser ou à être de telle ou telle manière, dans tel ou tel contexte d’un·e acteur·rice.

Aussi, nous considérons comme disposition « féminine » ou disposition « masculine » des dispositions observées chez une proportion notablement plus grande de femmes ou d’hommes (Zolesio, 2010).

Enfin, dans l’optique d’une sociologie des rapports sociaux dispositionnaliste, nous proposons de considérer que certaines dispositions, croyances ou normes sont restrictives et que d’autres sont incitatives, selon que – dans des contextes donnés – elles se traduisent pour les individus concernés par une réduction ou par un accroissement de leurs possibilités réelles de mobilités à vélo.

Méthodologie

Résumer les méthodes d’enquête

Notre analyse s’appuie sur de l’observation directe et sur deux corpus d’entretiens semi-directifs formels intégralement retranscris réalisés entre les mois de février 2015 et de juin 2016 avec 43 garçons et 39 filles âgé·e·s de 17 ou 18 ans, ainsi que 26 de leurs parents[4], dans des milieux géographiques et sociaux variés des métropoles de Montpellier et de Strasbourg. Tou·te·s les enquêté·e·s ont été informé·e·s qu’ils/elles étaient totalement libres de refuser de participer à l’enquête ou de s’en retirer à tout moment, et que les analyses seraient anonymisées. Pour ce faire, leurs prénoms ont été modifiés.

La métropole strasbourgeoise a été choisie du fait qu’elle constitue le premier réseau cyclable de France. Le choix de celle de Montpellier a notamment été effectué en raison de sa part modale vélo particulièrement faible (2 % contre 8 %)[5] associée à une grande dépendance automobile. Par ailleurs, chacun des deux territoires en question rassemble des communes aux superficies, populations, et densités très hétérogènes (certaines comptent moins de 1000 habitant·e·s), permettant de diversifier les zones urbaines enquêtées sur un même territoire. À travers cette recherche de variation, nous n’avons pas tant visé à élaborer un échantillon représentatif au sens statistique qu’à diversifier les cas rencontrés. Par ailleurs, le choix de réaliser deux terrains distincts ne s’est pas tant fait dans l’optique d’une étude comparative que dans le but de contrôler que ce qui est observé sur un territoire ne lui soit pas spécifique.

Effectués pour environ un tiers en lycée (général, technologique, et professionnel), un tiers sur le lieu d’habitation des adolescent·e·s, et un tiers dans des centres sociaux culturels (CSC) de QPV, les entretiens visaient en priorité à reconstituer a posteriori, les parcours de jeunes en fin d’adolescence[6] vis-à-vis de leurs pratiques et rapports au vélo[7].

La première question du guide d’entretien leur étant destinée consistait à leur demander : « Est-ce que tu peux me raconter ta propre histoire du vélo depuis que tu as appris à en faire jusqu’à aujourd’hui ? ». Les relances visaient à porter une attention particulière aux souvenirs marquants, aux phases de changement, aux obstacles rencontrés, aux pratiques éducatives et aux habitudes de mobilité des parents, à l’influence des pairs, aux rapports au vélo et aux autres activités physiques et modes de déplacement, aux rapports à l’espace de résidence et aux espaces pratiqués, et aux rapports au danger et à la prise de risque. Le guide dédié aux parents traitait des mêmes thématiques, mais visait à insister bien davantage sur les pratiques éducatives.

Le travail d’observation sur lequel nous nous appuyons ici s’est caractérisé tant par de l’expérimentation directe que par de l’observation directe. Dans la première situation, il s’agissait d’expérimenter à vélo des contextes de pratique particuliers décrits par certain·e·s enquêté·e·s afin de mieux situer leurs récits. Dans la seconde, il était question d’observer directement des pratiques en train de se faire, notamment aux environs et aux abords de lycées, de CSC, de stades ou citystades, et de places.

Décrire l’échantillon

La majorité des enquêté·e·s ont 17 ans (66 %). 23 % résident en QPV (n =19)[8]. 27 % sont issu·e·s de catégories populaires, 46 % de catégories intermédiaires, et 27 % de catégories supérieures (tableau 1).

Par ailleurs, le vélo constitue le mode de déplacement principal de 27,9 % des garçons et de 12,8 % des filles. À l’inverse, la marche représente celui d’environ 13 % des filles contre 7 % de garçons.

Bien que les communes de Montpellier et de Strasbourg soient équipées de systèmes de vélos en libre-service, seul un adolescent de l’échantillon a déclaré y recourir régulièrement : notamment en raison de conditions de location peu adaptées aux personnes mineures (carte bancaire, dépôt de garantie, etc.). Aussi, alors que la voiture (en tant que passager·ère) constitue le mode de déplacement principal de près de 10 % des filles, elle ne représente l’équivalent pour aucun garçon de l’échantillon (tableau 2).

Enfin, il est à noter que 38,5 % des filles et 20,9 % des garçons n’avaient pas pratiqué le vélo de manière répétée durant les 12 mois précédant l’enquête, et que 30,8 % des filles et 7 % des garçons n’en avaient pas fait de manière répétée durant les 3 années précédant l’enquête.

Fig. 1

Tableau 1. Zone de résidence, âge, et situation scolaire des adolescent·e·s de l’échantillon

Tableau 1. Zone de résidence, âge, et situation scolaire des adolescent·e·s de l’échantillon

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Fig. 2

Tableau 2. Mode de déplacement principal des adolescent·e·s interviewé·e·s

Tableau 2. Mode de déplacement principal des adolescent·e·s interviewé·e·s

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Résumer la méthode d’élaboration de l’outil d’analyse

La typologie issue de l’enquête a été élaborée sans présupposer de catégories a priori. En revanche, certaines dimensions se sont révélées discriminantes au fil des recherches pour distinguer les adolescent·e·s entre eux/elles. Une attention soutenue a ensuite été portée à ces dimensions en systématisant leur étude dans les entretiens. Les figures ont été élaborées en tenant compte de la position des enquêté·e·s lors des douze mois précédant les dernières pratiques déclarées.

À l’aide de fiches individuelles, nous avons commencé par repérer des manières d’être pratiquant·e contrastées et intelligibles à partir de l’analyse approfondie des entretiens perçus comme les plus « aisément compréhensibles » (Demazière, 2013 : 337)[9] vis-à-vis des dimensions structurantes identifiées. Dès cette phase, trois figures typiques ont été dégagées (tableau 3) pour jouer des rôles d’attracteurs. En parallèle, les dimensions structurantes ont été révisées, puis explicitées. Cependant, nombre d’entretiens « résistaient au classement » (ibid. : 337). Ainsi, la suite de notre entreprise s’inspire fortement des principales étapes de la démarche cartographique proposée par Didier Demazière (ibid.), préconisant de ne pas négliger les entretiens qui mettent en échec les principes de vraisemblance et de ressemblance. Pour ce faire, nous avons cherché à analyser les variations et les déclinaisons repérables dans les périmètres de chaque pôle attracteur. Nous avons ensuite inventorié des zones intermédiaires entre les différents types, ce qui nous a permis d’identifier à la fois ce qui les relie et ce qui les oppose. Ces zones ont été ajustées, complétées, corrigées par un travail itératif, dans un double mouvement d’intégration d’entretiens supplémentaires et de correction des catégorisations. Ce n’est qu’à l’issue de ce processus que les zones ont été stabilisées autour des dimensions qui la structurent, à savoir les rapports :

  • au potentiel utilitaire du vélo

  • au potentiel récréatif du vélo

  • à l’espace pratiqué

  • à la pratique solitaire.

Rendre intelligible la diversité et la fluidité des manières de penser et de pratiquer le vélo des adolescent·e·s enquêté·e·s

Dégager des types

Comme le tableau no 3 permet de le voir, les trois figures dégagées lors de la première phase ont été nommées utilitaristes, récréatifs·ves et adeptes. Deux dimensions particulièrement structurantes ont émergé : les rapports que les adolescent·e·s entretiennent dans leurs pratiques avec le potentiel utilitaire et avec le potentiel récréatif du vélo. Pour les utilitaristes, le vélo est réduit à une fonction utilitaire, il ne constitue d’ailleurs pas le mode de déplacement préféré : sauf exception, les mobilités répondent à un besoin de déplacement. À l’inverse, les mobilités des récréatifs·ves ne répondent pas à un besoin de déplacement, mais sont engagées pour le divertissement. Enfin, pour les adeptes, le vélo ne se réduit ni à des usages utilitaires ni à des usages récréatifs : les mobilités sont alternativement et/ou simultanément engagées pour le divertissement et/ou pour répondre à un besoin de déplacement. Le vélo constitue par ailleurs le mode de déplacement préféré et le ou l’un des divertissements préférés.

Fig. 3

Tableau 3. Trois manières types d’être pratiquant·e du vélo durant l’adolescence

Tableau 3. Trois manières types d’être pratiquant·e du vélo durant l’adolescence

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Relier les manières types d’être pratiquant·e

Bien que désignant des pratiquant·e·s opposé·e·s, les utilitaristes et les adeptes ont notamment en commun d’exploiter le potentiel utilitaire du vélo en mettant en avant sa dimension « pratique ». Cette démarche commune se traduit pourtant différemment chez les deux types. Pour les utilitaristes, le vélo représente avant tout un outil simple d’utilisation essentiellement utilisé sur des itinéraires équipés d’aménagements cyclables (systématiquement privilégiés) ou caractérisés par un faible volume de trafic motorisé.

En opposition, le vélo représente pour les adeptes un compagnon de route et de découverte conférant une grande liberté d’exploration de l’espace, une flexibilité souvent décrite par la formule : « avec un vélo, on peut aller où on veut quand on veut » (Figure 1)

Fig. 4

Figure 1. Relier les utilitaristes et les adeptes

Figure 1. Relier les utilitaristes et les adeptes

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Les adeptes ont également un point commun avec les récréatifs·ves : celui d’exploiter le potentiel de divertissement du vélo. Mais, si les pratiques des récréatifs·ves sont généralement associées à des manières de se distraire, d’occuper son temps, voire de lutter contre l’ennui, celles des adeptes sont davantage assimilables à l’exercice d’une passion (Figure 2).

Fig. 5

Figure 2. Relier les récréatifs·ves et les adeptes

Figure 2. Relier les récréatifs·ves et les adeptes

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Les récréatifs·ves sont également indirectement lié·e·s aux utilitaristes dans la mesure où les un·e·s comme les autres cherchent impérativement à se mettre à l’écart du trafic motorisé : une conduite commune qui se traduit pourtant différemment chez les deux types. Si les utilitaristes sont généralement à la quête du meilleur compromis entre efficacité et confort et privilégient les voies réservées aux cycles qui longent les routes, les récréatifs·ves recherchent avant tout de la liberté de mouvement et privilégient pour ce faire les zones de circulation apaisées (voies réservées à la desserte locale, places, parking), les chemins, ou les pistes cyclables en site propre (Figure 3).

Fig. 6

Figure 3. Relier les récréatifs·ves et les utilitaristes

Figure 3. Relier les récréatifs·ves et les utilitaristes

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Prendre en compte les variations et déclinaisons entre les manières types d’être pratiquant·e

Variations d’utilitaristes

Malgré plusieurs traits saillants, les utilitaristes présentent des manières divergentes de penser et de pratiquer le vélo. L’analyse de ces variations permet de repérer plusieurs déclinaisons. Pour une majeure partie d’entre eux/elles – notamment des filles – le vélo est perçu et décrit comme un mode de déplacement délibérément choisi et/ou satisfaisant : il est présenté comme un choix pratique. Pour une plus petite partie – essentiellement des garçons – le vélo est décrit comme une contrainte utile : bien qu’il leur soit nécessaire et utile, il n’aurait pas été choisi en présence d’autres options.

Il est donc possible également de distinguer deux variations d’utilitaristes selon la spatialité de leurs pratiques : si une partie d’entre eux/elles – majoritairement des filles – n’ont utilisé leur vélo qu’à proximité immédiate de leur quartier (ou village), une autre partie – majoritairement des garçons – ont également pratiqué dans une logique « non-localiste »[10] (Devaux, 2013), en s’éloignant de manière répétée de leur quartier/village de résidence.

Par ailleurs, on peut différencier les utilitaristes selon leur rapport à l’aventure. Une partie d’entre eux/elles – majoritairement des filles – n’ont utilisé le vélo que sur des itinéraires familiers et très limités en nombre (parfois un seul). Ils/elles craignent par ailleurs particulièrement l’idée de cohabiter avec le trafic motorisé, notamment lorsque la vitesse et le volume du trafic sont élevé·e·s[11]. Une autre partie – majoritairement des garçons – ont emprunté de manière répétée des itinéraires inconnus pour se rendre dans des lieux habituels comme inhabituels. Ils/elles privilégient les aménagements cyclables lorsqu’ils sont présents, mais ne sont pas réticent·e·s à l’idée de cohabiter avec le trafic motorisé.

Je vais pas, euh si je connais pas, je vais pas dans les endroits si je connais pas en fait […] mais euh je fais tout le temps les mêmes trajets en fait, j’en ai deux ! et je prends toujours le même, en fait c’est la même piste cyclable, parce qu’elle va chez ma pote et euh aussi chez ma grand-mère (Laurie, 17 ans, 1re ES, 1re couronne, utilitariste non-aventurière).

Enfin, deux déclinaisons d’utilitaristes se distinguent selon leur rapport à la pratique solitaire. Si tou·te·s ont utilisé au moins deux fois le vélo seul·e·s, une partie d’entre eux/elles – majoritairement des filles – ont préféré – lorsqu’ils/elles avaient le choix – réaliser la plupart de leurs trajets accompagné·e·s. Une autre partie – majoritairement des garçons – ont préféré – lorsqu’ils/elles avaient le choix – réaliser la plupart de leurs trajets seul·e·s, notamment pour gagner du temps et/ou par commodité.

Variations de récréatifs·ves

Des variations comparables sont repérables chez les récréatifs·ves. Selon la spatialité de leurs pratiques, on peut également discerner des localistes (majoritairement des filles) et des non-localistes (majoritairement des garçons).

Par ailleurs, deux déclinaisons de récréatifs·ves se repèrent selon leur rapport à l’aventure. Une partie d’entre eux/elles – majoritairement des filles – n’ont utilisé le vélo que sur des itinéraires familiers et très limités en nombre (parfois un seul). Une autre partie d’entre eux/elles – majoritairement des garçons – ont emprunté de manière répétée des itinéraires inconnus.

De même, deux variations de récréatifs·ves s’observent selon leur utilisation de l’espace. Alors qu’une partie d’entre eux/elles – majoritairement des filles – n’ont utilisé le vélo que pour traverser l’espace, sans jamais l’occuper. Certain·e·s – essentiellement des garçons – se sont également adonné·e·s de manière répétée à des mobilités d’occupation de l’espace, soit « circulaires » : se traduisant par le fait de tourner à proximité du quartier/village de résidence pour se divertir, soit « de stationnement » (Devaux, 2013 :172) : c’est à dire des mobilités au cours desquelles il s’agit d’occuper un lieu, le plus souvent en s’affichant en train de faire des acrobaties.

Par ailleurs, deux profils de récréatifs·ves font état de rapports divergents au divertissement et à la pratique solitaire. Si tou·te·s ont pratiqué de manière répétée accompagné·e·s, une partie d’entre eux/elles – essentiellement des filles – n’ont pas pratiqué seul·e·s et n’y voient d’ailleurs pas d’intérêt. Pour une autre partie – essentiellement constituée de garçons – le vélo a été pratiqué en solitaire de manière répétée. Il constitue une pratique collective, mais aussi individuelle, pouvant être motivée par un désir d’indépendance : « Le vélo c’est aussi un moyen de s’évacuer […] d’être seul, tranquille ». (Quentin, 17 ans, 1re S., quartier périphérique de l’hypercentre).

En outre, on peut distinguer les récréatifs·ves qualifiables de baladeurs·euses – essentiellement des filles – dont l’essentiel des pratiques se réduit à des promenades dépourvues de dimension « ludo-sportive »[12], des récréatifs·vesludo-sportifs·ves – essentiellement des garçons – dont l’essentiel des pratiques prend une dimension ludique. Ces dernières peuvent à la fois être assimilées à ce que Pierre Parlebas (2007) qualifie de « quasi-jeux sportifs », soit des « jeux physiques informels, dénués de règles, soumis à des usages locaux et dépendants des impératifs du milieu » (Parlebas, 2007 : 24), et de « jeux sportifs de rue », soit des pratiques ludo-motrices urbaines caractérisées par des règles simples et fluctuantes permettant une grande part d’improvisation. Il peut aussi bien s’agir de jeux solitaires que de jeux d’opposition. Même lors de ce qui peut être qualifié de « balade », la mobilité est indissociable du jeu : le vélo comme le terrain sont perçus et pratiqués comme des supports de jeu. Cette dernière manière type d’être pratiquant·erécréatif·veludo-sportif·ve est par ailleurs celle qui se retrouve chez quasiment tou·te·s les adeptes, filles comme garçons.

Variations d’adeptes

Les adeptes ont en commun de pratiquer aussi bien à proximité immédiate de leur lieu de résidence que dans une logique non-localiste. Ils/elles présentent une propension à s’aventurer hors des espaces et itinéraires connus et à évoluer sur tous types de voies. Même en présence de voies cyclables, ils/elles privilégient parfois la cohabitation avec le trafic motorisé, notamment pour gagner du temps et/ou pour se divertir. En outre, tou·te·s apprécient se déplacer et/ou se divertir à vélo seul·e·s, ce qui ne les empêche pas de pratiquer de manière répétée accompagné·e·s, notamment pour se divertir.

Malgré ces points communs, comme pour les récréatifs·ves, on peut discerner les adeptes-occupant·e·s (essentiellement des garçons), des adeptes-non occupant·e·s (essentiellement des filles).

Dégager les principales tendances d’évolution des manières types d’être pratiquant·e selon le sexe

Si nos données ne nous permettent pas d’indiquer des proportions exactes[13], les récits révèlent que la montée en âge au cours de l’adolescence se traduit globalement par une diminution de la part des filles chez les récréatifs·ves et les adeptes.

Chez les récréatifs·ves, ce constat résulte notamment d’un décrochage des filles ludo-sportives, non-localistes, aventurières, occupantes et solitaires s’opposant à une augmentation du nombre de garçons des mêmes déclinaisons.

Chez les adeptes, le creusement de l’écart découle en particulier d’une hausse du nombre de garçons occupants s’opposant au déclin du nombre de filles de la même déclinaison.

Chez les utilitaristes, la tendance est à la baisse chez les filles comme chez les garçons. Mais, si pour les filles, ce constat résulte d’une augmentation du nombre de non-contraintes, de localistes, de non-aventurières, et de non-solitaires qui ne compense pas la chute du nombre de contraintes, de non-localistes, d’aventurières, et d’utilitaristes solitaires, la tendance précisément inverse est observée chez les garçons (Figure 4).

Fig. 7

Figure 4. Tendances globales d’évolution du nombre de garçons et de filles pratiquant·e·s selon les différentes manières types d’être pratiquant·e au cours de l’adolescence

Figure 4. Tendances globales d’évolution du nombre de garçons et de filles pratiquant·e·s selon les différentes manières types d’être pratiquant·e au cours de l’adolescence

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Notre échantillon comprend ainsi une part plus importante de filles ayant abandonné le vélo en cours d’adolescence et n’ayant de ce fait, pas pratiqué durant les 12 mois précédant l’enquête (38,5 % des filles, et 20,9 % des garçons). En se référant aux pratiques déclarées lors de ces douze derniers mois, on constate que chez les 58 pratiquant·e·s de 17-18 ans de l’échantillon, seulement 16,7 % des filles (n = 4) peuvent être considérées comme adeptes, contre 38,2 % des garçons (n = 13) ; 33,3 % des filles (n = 8) contre 38,2 % des garçons (n = 13) peuvent être désigné·e·s comme récréatifs·ves ; et 50 % des filles (n = 12) contre 23,5 % des garçons(n = 8) peuvent être considérés comme utilitaristes.

Plus précisément, il est observé que les filles se retrouvent notamment sous les formes d’utilitaristes non contraintes et de récréativesnon occupantes, baladeuses, ainsi qu’à travers les figures d’utilitaristes et de récréativesnon aventurières, non solitaires et localistes.

Les garçons sont eux davantage rassemblés sous les formes de récréatifsludo-sportifs, occupants, aventuriers, non localistes et solitaires ainsi que sous les déclinaisons d’utilitaristesaventuriers et non localistes, mais aussi parmi les deux figures d’adeptes (tableau 4).

Fig. 8

Tableau 4. Positions des adolescent·e·s (17-18 ans) pratiquant·e·s, lors des 12 mois précédant l’enquête

Tableau 4. Positions des adolescent·e·s (17-18 ans) pratiquant·e·s, lors des 12 mois précédant l’enquête

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Dégager les principales tendances d’évolution des manières types d’être pratiquant·e selon les milieux socio-économiques et résidentiels

Si les manières types d’être pratiquant·e diffèrent ainsi sensiblement selon les catégories de sexe, l’influence des milieux socio-économiques et résidentiels parait moins déterminante, ce qui n’empêche pas de repérer quelques tendances marquées.

Il est d’abord à souligner qu’à la différence du type des récréatifs·ves et de ses déclinaisons, qui rassemblent des individus de milieux sociaux et résidentiels très hétérogènes, celui des adeptes ne réunit que des résident·e·s de quartiers périphériques de l’hypercentre (hors QPV) et de première couronne (hors QPV) dont aucun·e n’est issu·e de la classe populaire et n’est inscrit·e dans une filière scolaire « dépréciée » (Gautier, 1994) (tou·te·s passent par la voie générale).

Comme le type des récréatifs·ves, celui des utilitaristes rassemble des adolescent·e·s issu·e·s de milieux sociaux et résidentiels variés, à l’exception des QPV. De fait, le second constat le plus probant tient au fait que la quasi-totalité des résident·e·s de QPV de l’échantillon sont ou n’ont été que des récréatifs·ves.

En outre, il est remarqué que les filles issues de la classe populaire sont surreprésentées parmi celles qui ont arrêté de pratiquer au début ou au cours de l’adolescence. Pratiquantes comme anciennes pratiquantes, elles sont par ailleurs presque absentes des déclinaisons qui rassemblent notamment des garçons.

Aussi, on peut noter au sujet des récréativesnon-solitaires que 5 filles de l’échantillon (dont une seule est encore pratiquante) n’ont jamais pratiqué le vélo dans l’espace public en l’absence d’un adulte, ce qui n’est le cas d’aucun garçon. Les filles en question résident dans des milieux urbains variés, mais sont toutes issues de la classe populaire ou du pôle économique de la classe moyenne intermédiaire.

Enfin, on observe que parmi ceux qui pratiquent encore, les garçons récréatifsoccupants sont essentiellement issus de classes populaires et résident notamment en QPV. Cela alors même que ces caractéristiques ne concernent aucun adepteoccupant.

Le vélo, un support à la fabrique d’espaces publics sexués

Le constat d’un déclin du nombre de filles utilitaristes et récréativessolitaires s’opposant à une progression du nombre de garçons des mêmes déclinaisons peut notamment s’expliquer par le renforcement – au cours de l’adolescence – des dispositions particulièrement sexuées à (ne pas) craindre de se déplacer seul·e, c’est-à-dire en l’absence de pairs ou d’adulte de son entourage.

Par ailleurs, le constat d’un déclin du nombre de filles utilitaristes et récréatives aventurières et non localistes s’opposant à une hausse du nombre de garçons des mêmes déclinaisons peut notamment s’expliquer par le renforcement – au cours de l’adolescence – des dispositions sexuées à (ne pas) craindre de s’aventurer hors de l’espace connu.

En outre, le constat d’un déclin du nombre de filles récréatives et adeptes occupantes s’opposant à une progression du nombre de garçons des mêmes déclinaisons peut notamment s’expliquer par le renforcement – au cours de l’adolescence – des dispositions sexuées à (ne pas) craindre de stationner dans l’espace public.

En somme, il est observé que de manière générale, l’adolescence se traduit par une période d’incorporation ou de renforcement de dispositions « masculines » incitatives par les garçons et de dispositions « féminines » restrictives par les filles : un constat d’autant plus problématique que de manière quasi systématique, les filles non solitaires sont également non aventurières et localistes.

L’adolescence, ou le renforcement des dispositions sexuées à (ne pas) craindre de se déplacer seul·e

Les données issues des entretiens indiquent que les adolescentes se voient plus fréquemment interdire formellement ou dissuader de se déplacer seules, y compris à vélo. Bien qu’elles soient aussi susceptibles que les garçons de se rendre à l’école primaire seules, couramment à partir du CM2, et parfois plus tôt[14], les utilitaristes-filles pratiquant seules à partir du collège sont plus rares, notamment parce qu’elles se font plus fréquemment accompagner en voiture que les garçons.

Avec la montée en âge, ces derniers sont davantage encouragés, mais aussi davantage contraints à utiliser leur vélo seuls, d’où leur plus grande propension à assimiler le vélo à une contrainte utile.

On remarque à ce sujet que les filles quasi systématiquement accompagnées bénéficient généralement d’une grande disponibilité des parents (notamment de la mère) (parfois des grands-parents). Lorsque ce n’est pas le cas, il arrive qu’un frère assure le rôle, ce qui illustre d’ailleurs le fait que la plupart des garçons sont tout aussi enclins à penser et agir selon l’idée qu’une jeune fille ne doit pas se déplacer seule. À cette inclination s’associe bien souvent la croyance selon laquelle une fille est plus en sécurité lorsqu’elle se déplace avec un garçon qu’une autre fille. Ainsi, plusieurs adolescentes de l’échantillon déclarent avoir bénéficié d’une plus grande liberté de sortie de la part de leurs parents après leur avoir présenté leur petit ami.

Les filles particulièrement disposées à craindre de se déplacer seules sont généralement concernées par une forte « culture de la chambre » (Glévarec, 2010). Plus généralement, elles ont développé – à l’instar de leur mère – des affinités avec l’univers intérieur et présentent par ailleurs une forte propension à associer la voiture à un mode de déplacement bien plus sécurisant que le vélo.

Par ailleurs, parmi les 5 adolescentes récréatives n’ayant jamais pratiqué le vélo en l’absence d’adulte, il est à noter que 4 d’entre elles ont le statut de première fille de leur fratrie, ce qui suggère que les filles dans cette position tendent à être davantage protégées par les parents.

Aussi, on observe que les modèles présentés par les pères et les mères sont souvent porteurs d’injonctions socialisatrices sexuées. À titre d’exemple, on peut citer le fait que si aucune des mères des adolescent·e·s interviewé·e·s ne pratique le vélo de manière récréative en solitaire, c’est le cas d’une dizaine de pères.

En outre, comme l’illustrent plusieurs récits, il ne faut pas négliger les socialisations « par le vélo » spécifiques que font certaines adolescentes, en particulier les formes de harcèlements de la part d’hommes (regards insistants, klaxon, filature, etc.) qu’elles subissent.

Comme je faisais déjà plus femme […] j’me faisais plus facilement siffler, accoster ou regarder, en plus comme c’était en VTT la position était pas… très… confortable… du coup ça me gênait un peu par rapport à ça quand y’avait les voitures derrière et tout, j’aimais pas trop (Sara, 18 ans, BTS Métiers de l’Esthétique 1re année, quartier périphérique de l’hypercentre, non pratiquante).

Lorsque cela ne les décourage pas, les filles concernées apprennent à adapter leur tenue vestimentaire et/ou à emprunter un itinéraire de contournement : soit des tactiques plus ou moins conscientes venant limiter leurs possibilités réelles de pratiques du vélo d’une part, et l’avantage réel qu’elles ont à utiliser ce mode d’autre part.

D’autres voies de transmission sociale de la « peur sexuée » (Lieber, 2008) reposant sur des processus de culpabilisation entre pairs se révèlent dans les entretiens. De nombreux récits rapportent en effet que même lorsqu’elles présentent des dispositions à ne pas craindre de pratiquer le vélo seule, les filles n’échappent pas à des formes de rappels à l’ordre émanant de leurs propres copines présentant le manque de précaution contre le risque « naturel » d’agression comme une forme d’inconscience.

Ces rappels à l’ordre sont d’autant plus problématiques lorsque la disposition à craindre de se déplacer seule est forte. Dans ce cas, il est fréquent que les adolescentes qui arrêtent le vélo contraignent une amie à en faire autant. Bien souvent, il arrive également qu’en se liant d’amitié avec une/des filles non-pratiquante·s, certaines soient amenées à réduire, voire à stopper leur pratique du vélo afin de pouvoir se déplacer à pied avec cette/ces dernière·s, mettant souvent en avant le fait que la marche se prête mieux aux conversations.

Ce dernier constat est éclairant dans la mesure où bien souvent, les sociabilités des adolescentes (notamment chez les plus jeunes) sont fortement basées sur des activités conversationnelles entre copines, ce qui participe probablement à expliquer pourquoi les filles sont durant l’adolescence en proportion aussi (Booth et al., 2007 ; McDonald, 2012), voire plus nombreuses (Leslie et al., 2010) que les garçons à se rendre dans leur établissement scolaire à pied.

L’adolescence, ou le renforcement des dispositions sexuées à (ne pas) craindre de s’aventurer

Alors que cela ne semble pas être le cas durant l’enfance, les filles bénéficient au cours de l’adolescence d’autorisations de sorties plus limitées que les garçons du même âge, tant sur le plan spatial que temporel. Elles se voient plus fréquemment interdire formellement ou dissuader de sortir du quartier de résidence/du village et/ou de pratiquer la nuit, qu’elles soient accompagnées ou non. Quel que soit le contexte résidentiel, elles sont par ailleurs plus souvent poussées à communiquer leur itinéraire précis à leurs parents et se voient également plus systématiquement dissuader de se rendre dans un lieu lorsqu’elles ne connaissent pas l’itinéraire.

Pour les parents résidant en deuxième couronne dans des villages peu denses, ce dernier constat semble particulièrement lié à la peur que leur fille se retrouve égarée dans un lieu à l’abri des regards. Ainsi, aux yeux de plusieurs filles résidant dans ce type de village, le risque routier ne se traduit pas tant par la menace d’accident que par celle de l’enlèvement, elle-même indissociable de la menace du viol, qui renforcent la crainte de se retrouver égarée.

Cette dernière se retrouve également dans des contextes urbains plus denses, mais elle est alors davantage liée à la peur d’avoir à traverser un quartier/une zone perçu·e comme menaçant·e.

Outre les craintes particulières d’agression sexuelle, cette peur sexuée de se retrouver perdue semble particulièrement renforcée par la croyance selon laquelle les femmes ne sont naturellement pas « douées » pour s’orienter dans l’espace, tant partagée par les adolescent·e·s que par les parents.

Ainsi, la croyance en question semble notamment renforcée à travers les pratiques éducatives, le plus souvent caractérisées par des transmissions croisées (Court, 2010). De fait, si plusieurs filles et garçons ont continué de pratiquer le vélo avec leurs parents durant l’adolescence, les pratiques père-fille et mère-garçon sont beaucoup plus rares. Or, si les garçons pratiquant avec leur père déclarent généralement réaliser des parcours variés, partir parfois « à l’aventure », « improviser », « explorer », il est fréquent que les adolescentes pratiquant avec leur mère ne réalisent qu’un seul et même parcours.

Ces socialisations sexuées sont renforcées par les médias en général et les médias sportifs en particulier. Le Tour de France, soit l’un des symboles les plus forts du déséquilibre de médiatisation entre les sports féminin et masculin (Fralon,2016) est une grande source d’inspiration pour certains garçons. D’autres s’identifient davantage à des aventuriers ou des héros masculins qui affichent un goût particulier pour l’aventure :

J’avais un vélo, je l’avais appelé Tornado[15] , j’essayais d’aller, toujours plus loin, toujours m’écarter un peu plus de euh… d’aller voir euh, j’avais un village voisin, j’me disais est-ce que j’suis capable d’y aller, c’est toujours un peu un défi […] on cherche à titiller nos limites, à aller plus loin, pour découvrir. (Nathan, 18 ans, Term. L. 1re couronne, adepte non-occupant)

En outre, on note que les socialisations par le vélo entre pairs sont rarement hétérosexuées durant cette période. Or si les entre-soi féminins autour du vélo prennent souvent la même forme que les pratiques mère-fille, pour les garçons, le vélo fait couramment office de support à des mises à l’épreuve de la virilité (Penin, 2006) prenant la forme de défis improvisés pouvant consister à emprunter des itinéraires perçus comme périlleux ou à s’aventurer le plus loin possible dans des territoires inconnus : soit des pratiques relativement rares chez les filles.

Au même titre que l’inclination à craindre de pratiquer seule, la disposition à craindre de s’aventurer peut être plus ou moins activée ou mise en veille selon les contextes. Les deux dispositions sont d’autant plus activées la nuit et dans des lieux perçus comme menaçants. Si toutes les adolescentes ne sont pas précisément inquiétées ou rassurées de la même manière par les mêmes types de lieux, la plupart semblent particulièrement craindre les endroits qu’elles connaissent le moins et/ou dont elles ont entendu parler du caractère menaçant et/ou où elles ou une de leur proche ont/a été harcelée·s. Ainsi, toutes ont appris à craindre des endroits considérés comme particulièrement menaçants pour une jeune femme : un parc/un bois où aurait eu lieu un viol, une rue/zone commerciale où traîneraient des « racailles » susceptibles de draguer lourdement, un tronçon de route où elles pourraient se faire enlever, un « quartier » près duquel elles se sont déjà fait siffler, ou encore une zone où traîneraient des « drogués ». Les deux principales menaces décrites sont ainsi celle du « fou/malade », sous l’effet de troubles psychologiques et/ou de drogues, et celle de la bande de garçons « des quartiers [sensibles] », perçus comme agressifs et peu civilisés.

L’adolescence, ou le renforcement des dispositions sexuées à (ne pas) traîner dans l’espace public

Malgré le fait que les filles déclarent davantage que les garçons avoir appris à faire du vélo dans un espace relativement exigu, explicitement délimité, voire cloisonné (un jardin/une cour fermé·e, une terrasse/un balcon), leurs discours suggèrent qu’elles s’adonnent durant l’enfance presque autant qu’eux à des mobilités d’occupation, revêtant une disposition à ne pas craindre de traîner dans l’espace public. Mais durant l’adolescence, cette disposition tend d’une part à se désactiver chez les filles (tous milieux confondus), d’autre part à se renforcer chez les garçons, notamment chez ceux issus de classes populaires, et en particulier chez ceux résidant en QPV.

Le clivage est tel qu’aucune fille de l’échantillon n’a continué à s’adonner durant l’adolescence à des mobilités « de stationnement ». Même en présence d’autres filles, aucune n’est encline à pratiquer le vélo en occupant une place, un parking, les abords de son lycée ou encore une aire urbaine dédiée aux pratiques dites « de glisse » (skateparks, modules de street skate) dont le BMX fait partie intégrante (Escaffre, 2005), en s’affichant en train de faire des acrobaties.

Certaines ont continué ou se sont mises au cours de l’adolescence à pratiquer des mobilités qui s’apparentent à des mobilités « circulaires » – notamment dans des parcs – mais dans une logique de protection et non d’occupation, en privilégiant des espaces aux « frontières qui procurent un sentiment d’intimité et de sécurité et qui établissent une relation claire intérieur/extérieur » (Shirtcliff, 2010 : 18).

Comme pour les autres dispositions restrictives, ce décalage est en partie renforcé par les premières expériences de harcèlement que font les adolescentes. « Par la rue », elles apprennent qu’elles sont d’autant plus embêtées lorsqu’elles stationnent. Très vite, elles apprennent ainsi à « tracer » (Zaffran, 2016), à se diriger vers une destination précise.

Les parents jouent un rôle tout aussi essentiel vis-à-vis de la désactivation de leur disposition à traîner. Si, quel que soit leur milieu social, les adolescentes semblent généralement sujettes à un encadrement plus « protecteur » que les garçons du même âge, d’une manière générale, cette protection se manifeste davantage par le biais d’interdictions « explicites mais peu expliquées » en milieu populaire et davantage autour du dialogue dans les classes favorisées, où on veille à ce que l’adolescente apprenne à reconnaitre les menaces et à réagir en fonction :

« Comme je lui répète, elle sait que quand elle est seule, c’est bien de suivre des mouvements, des groupes, de pas montrer qu’elle est seule en fait, et puis, de filer, de pas faire du sur-place quoi » (Mère de Mathilde, 57 ans, notaire).

Aussi, alors qu’indifféremment de leurs manières types d’être pratiquant·e, la quasi-totalité des garçons interviewés n’associent à la pratique du vélo d’autres dangers que celui que représente le trafic motorisé, et déclarent systématiquement se sentir plus « en sécurité » à pied qu’à vélo, près d’un tiers des pratiquantes de l’échantillon, résidant rarement au-delà de la 1re couronne et étant notamment concernées par des pratiques éducatives valorisant le dialogue, attestent du sentiment inverse, avançant l’idée qu’à vélo « tu te fais moins remarquer » et/ou « tu peux partir plus vite en cas de danger » (c’est-à-dire en cas de menace d’agression sexuelle). On retrouve surtout parmi elles des solitaires, aventurières et non-localistes. Par ailleurs, si elle prend surtout sens en soirée, il est remarqué que l’inclination à se sentir plus « en sécurité » à vélo qu’à pied jour et nuit confondu·e·s est de manière très significative, repérable chez les pratiquantes les plus assidues[16] de l’échantillon, pour qui le vélo permet de s’émanciper en partie du sentiment de vulnérabilité dans l’espace public.

Les discours des mères interviewées indiquent d’une part que cette tendance tend à être partagée entre mère et fille, d’autre part, qu’elle correspond plus systématiquement pour les mères à une stratégie consciente. Cependant, consciente ou non, cette stratégie ne permet pas de contrer leur disposition à craindre de stationner, laquelle limite leurs possibilités réelles de s’adonner à des mobilités d’occupation.

Certains parents, appartenant notamment au pôle économique des classes favorisées, attachent également une grande importance à ce que leurs fils ne traînent pas. Il ne s’agit alors jamais de les protéger des risques de harcèlements sexuels, mais essentiellement de contrôler leurs fréquentations. Les adolescents concernés présentent néanmoins une grande propension à pratiquer dans des aires urbaines dédiées aux pratiques dites « de glisse » et figurent d’ailleurs parmi les plus enclins à s’y adonner à dans un cadre formel (club de BMX, bike-polo).

Si, d’une manière générale, l’adolescence se traduit ainsi par un renforcement des dispositions sexuées à (ne pas) craindre de se déplacer seul·e, de s’aventurer et de traîner dans l’espace public, ce constat n’empêche pas d’observer des différences marquées au sein de chaque catégorie de sexe. Pour continuer d’en rendre compte, nous allons désormais chercher à mettre en exergue les principales dimensions qui participent à expliquer pourquoi le clivage sexué ne parait jamais aussi creusé qu’en QPV.

Le vélo, un support de distinction sexuée, sociale et spatiale

Des socialisations au (et par le) vélo particulièrement sexuées en QPV

Les garçons et les filles résidant en QPV (n =19[17]) (à Strasbourg comme à Montpellier) ont en commun d’être particulièrement enclin·e·s à assimiler le vélo à l’enfance[18] d’une part, et à la pauvreté d’autre part. Un peu comme un jouet, le vélo se partage, s’emprunte, s’échange, se donne, mais tend à être dévalorisé en tant que moyen de transport. À leurs yeux, la voiture est forcément plus pratique, plus confortable, mais surtout plus présentable. Ce constat s’explique par le fait que la plupart sont des enfants d’immigré·e·s de pays du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne (n =14), où le vélo est surtout utilisé par ceux/celles qui ne peuvent faire autrement. Malgré ce constat, on relève d’une part que les filles pratiquent moins que les garçons durant l’enfance, d’autre part que si l’essentiel de leurs pratiques se concentre entre 7 et 10 ans, celles des garçons se poursuivent et vont même s’intensifier entre 10 et 13 ans.

Il est d’abord remarqué que la plupart des mères des jeunes interviewé·e·s en QPV sont femmes au foyer et n’ont appris ni à faire du vélo ni à conduire une voiture. Ainsi les garçons et les filles ont grandi avec des opportunités particulièrement inégales de s’identifier à une figure de leur catégorie de sexe investissant l’espace extérieur ou étant capable de se déplacer seule en pilotant son propre véhicule.

À cette dimension s’ajoute le fait qu’on observe en QPV un repli homolatique particulièrement prégnant. De fait, les sociabilités hétérosexuées sont à ce point renforcées à partir de la préadolescence – notamment chez les musulmanes (Tournier, 2011) – que les filles qui ont accès à un vélo et qui voudraient pratiquer tendent à ne pas envisager la simple possibilité d’en faire avec des garçons.

En outre, les filles de QPV sont bien souvent sujettes à un encadrement particulièrement protecteur et tendent à subir – dès la préadolescence – une norme sexuée selon laquelle il n’est pas bienvenu pour une jeune femme de s’afficher en train de faire du vélo dans le quartier, d’autant si cette pratique est réalisée seule et qu’elle consiste à traîner :

Ici c’est juste des garçons qui font du vélo, mes copines elles font pas, si elles en faisaient ok mais ... si moi je prends un vélo toute seule, comme ça, j’traîne dans le quartier avec, les gens ils vont me regarder, ils vont dire "qu’est-ce qu’elle a elle ! ?" [rire]... ils vont parler, obligé ! (Amina, 17 ans, Term. S., QPV, non pratiquante).

Le cas d’Amina est essentiel pour illustrer l’importance du contexte d’application de cette norme sexuée : alors qu’elle déclare avoir arrêté le vélo à l’âge de 8 ans, elle affirme en parallèle en faire parfois l’été, avec ses cousines, dans le village où réside une partie de sa famille au Maroc.

De manière générale, les normes habitantes d’appropriation masculine de l’espace public en QPV sont plus prégnantes qu’ailleurs (Commissariat général à l’égalité des territoires, 2016). Ainsi, l’adolescence se traduit souvent pour les garçons qui y résident par une période de double transformation : de leurs dispositions à traîner dans l’espace local en dispositions à s’approprier ce même espace ; et de leurs propensions à assimiler le vélo à l’enfance en propensions à se l’approprier comme un support d’affirmation de leur courage et de leurs habiletés physiques.

Les garçons de QPV sont ainsi de très loin ceux qui déclarent le plus « traîner » ou « tourner » à vélo. Ces formes de mobilités d’occupation s’inscrivent la plupart du temps dans les limites de grands ensembles, se traduisant par des distributions de types « concentrées[19] » et « axiales-grands ensembles[20] » (Ramadier et al., 2008 : 73). À travers ces mobilités, ils marquent leur place, affirment leur « droit de présence » (Ripoll, 2006) ou « droit de cité » par le corps (Danic, 2016) et finalement, renforcent les normes habitantes d’appropriation masculine des espaces publics.

Cette appropriation est encore plus marquée en soirée : plusieurs garçons – particulièrement concernés par l’échec scolaire – déclarent même préférer pratiquer de nuit, affirmant qu’ils se sentent alors plus libres de mouvement.

Si cette appropriation de l’espace extérieur tend à croître durant l’adolescence, la montée en âge a pour effet qu’il devient de plus en plus « ringard » de se déplacer à vélo. Les pratiques qui deviennent alors légitimes sont celles où le pratiquant affiche de manière manifeste qu’il n’utilise pas le vélo pour ses déplacements : « J’fais pas vraiment du vélo, dans le quartier si quelqu’un a un vélo, je le prends, je fais un petit tour, je m’amuse et je le rends » (Sezai, 17 ans, déscolarisé, QPV, récréatif ludo-sportif).

Ainsi, c’est en QPV qu’on retrouve le plus de garçons laissant entendre qu’ils ne s’autorisent à en faire aujourd’hui (à 17-18 ans) que sous la forme d’acrobaties. Outre les espaces dédiés (skatepark, piste de cyclo-cross, etc.) c’est dans ces quartiers que s’observent le plus des pratiques mettant en scène des habiletés techniques particulières et/ou des prises de risques délibérées. La plus courante est le « lever » (wheeling), qui consiste à rouler uniquement sur la roue arrière. Elle permet à ceux qui s’y adonnent d’affirmer leurs propensions à prendre des risques et à s’approprier l’espace public : soit d’attester qu’ils sont des hommes.

À choisir, la plupart préféreraient faire ces mêmes acrobaties en scooter. Contrairement aux filles, la majorité en ont déjà fait et certains (n = 4) en ont déjà possédé, mais peu longtemps, notamment en raison d’un vol ou d’une dégradation précoce liée à des utilisations inappropriées (notamment le wheeling et le burn[21]). Ainsi, la plupart établissent dans leur discours une hiérarchie des différents modes de déplacement selon la valeur symbolique qu’ils leur attribuent, estimant qu’on ne peut préférer se déplacer à vélo plutôt qu’en scooter, et en scooter plutôt qu’en voiture.

Par ailleurs, il est à noter que plusieurs garçons de QPV de l’échantillon pratiquant un sport formel (notamment le foot) se sont mis (ou remis) – seuls ou accompagnés – à faire du vélo pendant l’adolescence dans le but d’entretenir ou de renforcer leurs capacités physiques. En opposition, la part des adolescentes de QPV pratiquant un sport formel est particulièrement faible : alors que 60 % des filles de 12 à 17 ans pratiquent une activité physique/sportive en France, c’est le cas de seulement 32 % des résidentes de QPV (Guérandel, 2017). De ce fait, elles sont sensiblement moins enclines à s’approprier le vélo comme un moyen de préparation physique que les garçons de QPV d’une part, et que les filles dans leur ensemble d’autre part.

Afin de rendre compte de l’amplitude des inégalités d’opportunités qui existent entre les filles elles-mêmes, il parait intéressant de se pencher sur les caractéristiques communes des adolescentes adeptes (n = 4).

Les adeptes-filles : des adolescentes aux opportunités réelles augmentées

Alors que la norme est habituellement inverse, ces dernières ont en commun d’avoir appris le vélo avec une figure féminine de leur famille (mère ou grand-mère), de ne pas être issues d’un milieu populaire, et d’avoir une mère pratiquant également le vélo comme loisir et mode de déplacement.

Par ailleurs, toutes ont bénéficié d’une liberté relativement précoce vis-à-vis de leurs sorties. Au travers d’une régulation familiale valorisant le dialogue[22], elles ont toutes été incitées à s’ouvrir au monde extérieur et à devenir autonomes le plus rapidement possible, notamment vis-à-vis de leurs déplacements.

Dans ce cadre, toutes se sont approprié consciemment le vélo comme un véritable partenaire permettant de limiter les risques d’agression ou de s’en échapper plus rapidement.

Par ailleurs, sans pour autant résider particulièrement près de leur lycée et de leurs centres d’intérêt[23], leur perception positive du réseau cyclable irriguant leurs principales aires de pratiques est fortement associée au rapport positif qu’elles entretiennent avec leur lieu de résidence.

En outre, on remarque qu’elles ont acquis des dispositions typiquement « masculines » à aimer se déplacer seules et s’aventurer, et que le fait d’avoir couramment pratiqué avec des garçons semble y avoir largement participé.

Elles ont d’ailleurs dans leur entourage des garçons (amis ou petits amis) adeptes, traduisant une forte tendance à l’homophilie, qui tend à s’intensifier à partir de la fin des années collège (Bidart, 1997).

Le vélo comme pratique de distinction

Aussi, on observe de manière prégnante dans leurs discours comme dans ceux des adeptes garçons, une inversion de la hiérarchie des valeurs symboliques des éléments du triptyque voiture–scooter–vélo manifestée par les jeunes issu·e·s de milieux populaires (notamment en deuxième couronne ou en QPV).

En outre, spécialement chez deux d’entre elles, comme chez près de la moitié des garçons adeptes – notamment issus·e·s des fractions intellectuelles des classes moyennes intermédiaire et supérieure – le vélo semble constituer un moyen de se distinguer des individus des classes très aisées comme défavorisées, ayant un usage jugé viril, voire vulgaire des véhicules motorisés en ville. Parfois moralisatrices, ces critiques semblent constituer des « formes d’expressions idéologiques typiques de l’affrontement symbolique entre des agents dotés de propriétés sociales différentes » (Durand, 2006 : 195). Elles se retrouvent également dans les discours de quelques filles (n = 3) et garçons (n = 2) utilitaristes des fractions intellectuelles. À la différence des jeunes issu·e·s de milieux défavorisés, ils/elles aiment généralement mettre en avant le fait que leur pratique du vélo est réfléchie et écologique, et affirment d’ailleurs qu’ils/elles se rendront idéalement à leur futur travail à vélo.

Ainsi, si les manières de pratiquer le vélo peuvent assigner les individus à des identités sexuées, elles les situent également dans l’espace social. En plus d’être l’apanage d’adeptes-garçons de milieux favorisés, certain·e·s pratiques s’observent peu dans les villages, et encore moins en QPV. C’est le cas des multiples variantes de pratiques en fixie[24]. Qu’ils soient neufs ou bricolés, et qu’ils soient destinés à faire des figures, à se déplacer ou à jouer au bike-polo, ces vélos sont surtout présents dans les quartiers favorisés de centre-ville et de première couronne. À l’inverse, le wheeling réalisé avec un VTT est à ce point caractéristique des garçons de quartiers populaires que certaines filles fréquentant des milieux plus favorisés déclarent être attirées par les garçons roulant en fixie, et rebutées par ceux qui font des « levers » :

Célia[25] : Les gens qui font des roues levées : stop ! C’est ringard ! On arrête les conneries quoi ! [rires]

Nous : Pourquoi c’est ringard ?

Célia : Parce que… c’est les gens de la cité qui font ça !

Conclusion

En somme, si tou·te·s les adolescent·e·s ne sont pas sujet·te·s de la même manière aux mêmes injonctions socialisatrices, celles qui atteignent essentiellement des filles participent notamment à renforcer leurs dispositions à craindre de se déplacer seules, de s’aventurer et de traîner dans l’espace public.

Malgré des variations – notamment observées selon les milieux socio-économiques et résidentiels, et selon les contextes – ces dispositions se repèrent chez des filles de tous les milieux et ont pour effet de restreindre leurs possibilités réelles de s’engager dans des formes de pratiques du vélo solitaires, aventurières, improvisées ou encore d’occupation. Cela, alors même qu’on observe les tendances précisément inverses chez les garçons dans leur ensemble.

Ces inégalités ne paraissent jamais aussi creusées qu’en QPV. Alors que pour les garçons interviewés dans ces quartiers, le vélo fait souvent office de support au développement de capacités physiques et à l’appropriation de l’espace public, leurs homologues féminines sont durant l’adolescence particulièrement sujettes au renforcement de pratiques éducatives restrictives ainsi qu’à des normes habitantes d’appropriation masculine de l’espace public marquées. Nous espérons ainsi avoir justifié l’intérêt de mobiliser une sociologie dispositionnaliste pour éclairer la (re)production des rapports sociaux de sexe à travers la (re)production d’inégalités de potentiels de mobilités.

Enfin, nous avons illustré le fait que le vélo – fait social à part entière – mériterait d’être analysé encore davantage que nous l’avons fait comme une pratique de distinction à la fois sexuée et sociale (Gaboriau, 1991), mais aussi spatiale, de par la « prise de pouvoir symbolique sur la ville » qu’il semble incarner (Clerval, 2005).

De fait, le simple fait de revendiquer le vélo comme un choix privilégié de mode de déplacement constitue quelque part un marqueur social. Ainsi, si comme le soutient Jean-René Carré (1998), la période que nous vivons correspond à un « âge écologique » du vélo, il semble bien qu’au-delà du clivage sexué, les adolescent·e·s les mieux doté·e·s en capital culturel soient aujourd’hui les mieux disposé·e·s à répondre aux injonctions que cet « âge » véhicule, notamment en étant porteurs·ses du « goût légitime » (Bourdieu, 1979) pour le vélo comme loisir et mode de déplacement écologique.