Article body

Introduction

Paris en 1960 - selon la description sombre que nous offre le jeune Jules Verne cent ans plus tôt - est une ville que dominent inexorablement l’argent et la technologie : les sentiments, l’honneur et l’imagination sont écrasés sous les structures efficaces du commerce. Dans ce Paris futuriste de Verne – Paris au XXe Siècle (1994) –, « le besoin de s’enrichir à tout prix » a détruit « les sentiments du coeur ». Les amoureux, transformés en partenaires indifférents et égoïstes, ont même oublié le vocabulaire de l’amour. On ne trouve plus les expressions telles que « pénates, lares, foyer domestique, un intérieur, la compagne de ma vie » (p. 144) que dans les dictionnaires désuets. Dans ce futur « dystopique », l’impérialisme de l’argent est même venu à bout de la force politique. Les guerres mondiales, d’après Verne, ont cédé la place aux intérêts commerciaux: les billets de banque britanniques, les roubles russes et les dollars américains sont fondus en une monnaie unique qui tient la France sous sa domination.

Le Paris de 1996, tel que dépeint dans un ouvrage choc, est le reflet sinistre du Paris de Jules Verne. Dans L'horreur économique (1996), Viviane Forrester, autrefois romancière, se concentre sur l’extinction du travail et explique cette catastrophe comme le sous-produit de l’accumulation d’argent et de l’internationalisation de la spéculation. Une formidable économie de marché transnationale, écrit-elle, qui ne se préoccupe que des « masses monétaires » et des « jeux financiers »:

Démultiplication vertigineuse de la quantité de valeurs tous azimuts qu’elles [puissances privées] peuvent embrasser, dominer, combiner, dupliquer sans se préoccuper des lois et des contraintes qu’elles sont à même, dans un contexte ainsi mondialisé, de contourner facilement.

Forrester 1996, p. 39-40

Ainsi, après que les observateurs français aient dénoncé pendant plus d’un siècle le pouvoir standardisant et corrupteur de l’argent, les critiques anglo-saxons reprennent les mêmes arguments. De Everything for Sale de Robert Kuttner (1997) à The Age of Access de Jeremy Rifkin (2000) [L’âge d’accès (2002)], en passant par The Loss of Happiness in Market Democracies de Robert Lane (2000), les critiques sociaux ne cessent de se faire du mauvais sang à propos de ce que Rifkin appelle le « choc de la culture et du commerce ». « Quand la plupart des relations deviennent commerciales », s’inquiète Rifkin, « que reste-t-il pour les relations de nature non commerciale, quand la vie n’est guère plus qu’un enchaînement de transactions commerciales maintenues ensemble au moyen de contrats et d’instruments financiers, qu’advient-il des relations réciproques traditionnelles, fondées sur l’affection, l’amour et le dévouement ? » (p. 112). La réponse implicite de Rifkin à ceci est qu’il ne reste rien d’autre que la rationalité froide et fonctionnelle.

Wendy Espeland et Mitchell Stevens (1998) ont abordé ce phénomène sous l’angle de la « commensuration », qu’ils définissent comme « l’expression ou la mesure de caractéristiques représentées normalement à l’aide d’unités différentes que l’on ramène à un paramètre commun » (p. 315). Parfois, font-ils remarquer, la commensuration « transgresse des barrières morales ou culturelles qui ont une signification profonde ». Afin de se protéger contre une telle homogénéisation, les gens érigent d'autres barrières, incommensurables, qui protègent les choses, les personnes et les relations contre tout compromis niveleur. En fait, l'argument de Rifkin est que la réification détruit des barrières morales fondamentales. Espeland et Stevens ont raison quand ils affirment que la commensuration est non seulement un phénomène important du point de vue politique et moral, mais qu’elle a des implications sociales importantes.

Cette préoccupation pour l'incommensurabilité ou la dichotomie entre les relations intimes et les relations impersonnelles s’inscrit dans une tradition de longue date. En effet, depuis le 19siècle, les critiques sociaux ont affirmé à maintes reprises que le monde social s’articulait autour de principes concurrentiels et incompatibles: Gemeinschaft et Gesellschaft, attribution et réussite, sentiments et raison, solidarité sociale et intérêt personnel. Réunis, dit-on, ils se contaminent réciproquement : le monde des sentiments se dessèche au contact de la rationalité fonctionnelle tandis que l’infusion de sentiments dans des transactions rationnelles est cause d'inefficience, de favoritisme, d'un capitalisme de copinage et d'autres formes de corruption.

De façon explicite ou implicite, la plupart des personnes qui s’intéressent à l’étude des relations sociales intimes partagent avec les gens ordinaires la conviction que la participation contributive de mesures telles que la monétisation et la comptabilité analytique dans le monde des sentiments, de la compassion, de l'amitié, de la sexualité, des relations parents-enfants et des renseignements personnels enlève à ce monde sa richesse. Donc, le monde de l’intimité ne peut s’épanouir que s’il est protégé par des barrières solides. D’où l’émergence de la notion des Mondes adverses : domaines séparés dont la gestion sanitaire dépend de périmètres bien protégés.

Mal à l'aise avec un tel dualisme et désireux de promouvoir une représentation unique de la vie sociale, les opposants de la notion des Mondes adverses ripostent de temps à autre en faisant valoir leurs idées réductionnistes fondées sur le principe de Rien d’autre que. Ainsi, affirment-t-ils, le monde apparemment distinct des relations sociales intimes n'est rien d'autre qu'un exemple particulier d'un principe général. Les adeptes de la notion de Rien d'autre que sont partagés entre trois principes : « rien d'autre que la rationalité économique », « rien d'autre que la culture » et « rien d'autre que la politique ». Ainsi, aux yeux du réductionniste économique, compassion, amitié, sexualité et relations parents-enfants ne sont que des cas particuliers découlant de choix individuels égoïstes faits sous contrainte, bref dictés par la rationalité économique. En revanche, les réductionnistes culturels voient dans de telles manifestations l'expression de croyances distinctes, alors que d'autres mettent l'emphase sur les bases politiques, coercitives et exploitantes de ces mêmes phénomènes.

Cependant, ni la thèse des Mondes adverses ni la thèse réductionniste de Rien d'autre que ne permettent de cerner adéquatement l'intersection des relations sociales intimes et des institutions demandeuses, telles que les marchés monétaires, les bureaucraties et les associations spécialisées. Les observateurs attentifs de ces institutions rapportent toujours la présence - et souvent la profusion incontrôlée - de liens intimes à l’intérieur de celles-ci.

Afin de pouvoir décrire et expliquer ces phénomènes, nous devons déborder les concepts des Mondes adverses et de Rien d'autre que les idées. Je propose donc une troisième approche : la prise en considération des circuits interpersonnels (voir Collins 2004). Dans toutes sortes de milieux sociaux, allant de l’intime à l’impersonnel, les gens différencient nettement les divers types de relations personnelles en les identifiant à l'aide de noms, de symboles, de pratiques et d’instruments d'échange distincts. Parmi ces types de relations, on trouve de simples dyades, telles que mari et femme. D'autres servent à délimiter des unités comme, par exemple, les ménages. D'autres, encore, indiquent la présence de rapports spécialisés, tels que ceux qui caractérisent l’appartenance à une association officielle.

Une configuration cruciale et plus complexe des liens sociaux est celle des circuits. Chaque circuit social distinct a ses particularités: ententes, pratiques, information, obligations, droits, symboles et instruments d'échange. Plus précisément, chaque circuit se distingue par (1) ses limites, (2) ses liens interpersonnels significatifs, (3) les transactions économiques qui lui sont propres et (4) ses instruments d'échange. Je les appelle circuits de commerce, en donnant au mot commerce son sens vieilli de conversation, d’échange, de relations et de façonnement réciproque. Ces circuits, donc, englobent les échanges sociaux des plus intimes aux plus formels.

Pour en illustrer le concept et la portée, nous analyserons quatre domaines allant de ce qui est de prime abord impersonnel au très personnel :

  • Les circuits organisationnels

  • Les monnaies locales

  • Les soins personnels rétribués

  • La participation des enfants à l’économie familiale

Commençons par les circuits que l’on trouve à l’intérieur des structures organisationnelles. Les entreprises commerciales créent des circuits sociaux en mettant sur pied des systèmes différenciés de paiement et de mobilité, systèmes que les sociologues ont appelé les marchés de main-d'oeuvre internes. Et ces systèmes, à leur tour, génèrent des ensembles de relations sociales, que j’appelle « circuits ».

Les circuits organisationnels

Calvin Morrill nous donne un exemple frappant de ce phénomène dans The Executive Way (1995), étude ethnographique des cadres à l’emploi de Playco, une importante société américaine. En réaction aux changements structurels ayant lieu à l'intérieur de l’entreprise et à une série de OPA inamicales, ces cadres ont inventé une nouvelle approche publique de la concurrence et de la résolution des conflits. Plutôt que de simplement perpétuer l’équation « bonne performance = récompense monnayable », le nouveau système passait par l'adhésion à un code d'honneur lourd de symboles. Les cadres honorables, ou « chapeaux blancs », qui respectaient les règles se méritaient non seulement leur renom et l'estime de leurs pairs, mais en plus, selon Morrill, ils avaient plus de pouvoir et un plus grand accès aux ressources que leurs collègues déshonorables, les « chapeaux noirs ».

Bien que Morrill insiste sur la différenciation culturelle, il établit clairement le même genre de différenciation dans les relations interpersonnelles. Ainsi, le PDG de Playco, en parlant d'une équipe de production surnommée « la horde sauvage », ne ménage pas ses mots :

L’équipe a eu du succès pour ce qui est des ordinateurs personnels, mais c'est une bande de hors-la-loi… En quel sens? Ils ne comprennent pas notre façon de faire des affaires [chez Playco]. Il y a des façons acceptables et des façons inacceptables de se battre. Ça, les membres de [« la horde sauvage »] ne l'ont jamais compris, et leurs jours ici sont comptés.

p.193

Toute personne ayant travaillé dans une grande organisation admettra que le cas de Playco en est un parmi bien d’autres. Parallèlement, Michel Anteby (2003) a découvert des circuits clandestins de production et de distribution dans des usines françaises. Il nous fait comprendre le rôle important, pour l'économie morale de l'usine, que joue la production de ce que les ouvriers appellent la « perruque », des objets destinés à leur usage personnel, fabriqués avec des matériaux et de l'équipement appartenant à l'employeur. On retrouve des phénomènes semblables en dehors des entreprises, dans des marchés commerciaux qui, à première vue, paraissent s’intéresser davantage aux profits qu’aux personnes. Sans utiliser le terme « circuit », Hervé Sciardet nous décrit très bien la présence de circuits entrelacés dans les relations interpersonnelles qui alimentent la vente d’articles d'occasion dans le marché aux puces de la banlieue parisienne de Saint-Ouen.

Nous avons pu dégager trois grands cadres pour les échanges: le marché professionnel des séances de déballage; le marché de détail de l’étalage; les formes du lien entre contacteur et contactable. L’équipement social de ces cadres est varié. Le premier est le plus marqué par les règles. Le second est le plus outillé par des objets matériels et des procédures techniques. Le troisième s’appuie plus particulièrement sur des dispositifs cognitifs et contractuels liant des personnes. Tous les trois sont informés par des références conventionnelles de prix et de qualité des objets, dont il faut être au courant. Que les transactions soient cadres leur impose une forme et en définit les objets et les prix, mais ne suffit pas à les déterminer car une transaction actuelle est presque toujours liée à une transaction envisagée et c’est le lien opéré entre les deux qui permet d’anticiper un gain monétaire.

Sciardet 2003: 164

Ainsi, d’après l'analyse qu'en fait Sciardet, le marché au complet fonctionne grâce à trois circuits entrecroisés qui le soutiennent. Chaque circuit associe ses propres liens sociaux à un territoire bien délimité, à un réseau de transactions économiques et à un instrument d'échange. (Voir aussi Darr 2003; Garcia 1986; Knorr Cetina et Bruegger 2002; Velthuis 2003).

Les monnaies locales

La signification d'un instrument d'échange distinct à l’intérieur des circuits devient beaucoup plus évidente quand nous regardons le développement des nouveaux circuits qui passent par la récente prolifération des monnaies locales. Au cours des dernières décennies, plusieurs collectivités, partout dans le monde, se sont mises à créer leur propre monnaie, provoquant ainsi une reconstitution partielle des circuits monétaires multiples qui existaient avant que les gouvernements n’imposent les monnaies légales. C'est ainsi que les Britanniques et les Canadiens ont lancé les LETS (local exchange and trading schemes – projets d'échange et de commerce locaux); que les Français ont érigé les SEL (systèmes d’échange local); que les Italiens ont créé la BDT (Banca del Tempo – banque du temps); que les Allemands ont opté pour le Tauschring (circuit d'échange); et les Américains, pour la « Ithaca Money » (d’après le nom de la ville où ce système parallèle a vu le jour). Comme on peut le constater, ces monnaies locales ont cours dans des circuits de commerce démarqués géographiquement (voir Helleiner 1999, 2000, 2003, Rizzo 1999, Servet 1999). Bien que certains adeptes de ces économies locales croient pouvoir écarter totalement l'argent comme tel, ils ne font, en réalité, que créer des nouvelles monnaies qui circulent dans des circuits discrets.

Bien sûr, le fait de créer un instrument afin de délimiter un circuit n’a rien de nouveau. Il suffit de penser aux cartes « Privilège », émises par une collectivité ou un organisme donnés et dont les avantages sont réservés aux membres de la collectivité ou du groupe en question. Toutefois, les monnaies locales sont uniques dans la mesure où elles ont cours à l'intérieur de territoires géographiques distincts. De plus, certains de leurs promoteurs voudraient qu'elles soient utilisées pour protéger les intérêts locaux commerciaux, alors que d'autres affirment que les monnaies locales servent à créer des liens collectifs, à développer des attaches sociales et non seulement monétaires. De plus, bien des monnaies locales constituent un défi direct et intentionnel aux postulats des Mondes adverses en se présentant sous forme de symboles idéologiques puissants de ce que Nigel Thrift et Andrew Leyshon (1999) perçoivent comme des économies morales de rechange, qui font contrepoids aux marchés financiers mondiaux.

Notons, par exemple, avec quelle énergie la romancière Margaret Atwood donne son aval moral au dollar torontois :

Nous avons tous subi un lavage de cerveau dont l'objet était de nous convaincre qu'il n'existe qu'une seule forme d'argent – une seule forme de richesse – une seule façon de mesurer la valeur d'un être humain – combien d'argent vous possédez – et une seule forme d'échange – l’achat et la vente traditionnels. Et une seule raison à tout cela – l’avidité du consommateur, jumelé à l’appât du gain. On nous dit aussi que tout ce processus est réglementé par un dieu mystérieux qu’on appelle Forces du marché mondial [. . .]. Alors, le dollar torontois vise à modifier la structure symbolique de l’argent traditionnel. Il s'agit d'un projet dont les promoteurs croient qu'il peut exister une autre forme d’argent, qui peut directement valoriser la collectivité qui s'en sert.

Atwood 1999[2]

En outre, au-delà de toute valeur économique, morale ou idéologique, le fait même de créer et de coordonner la circulation des monnaies locales fait développer des circuits distincts de relations interpersonnelles. Ainsi, afin de pouvoir gérer leur monnaie locale, les participants au projet ne cessent d'établir des normes, des institutions, des pratiques, telles les réunions locales où l’on décide de l'émission de nouveaux billets. Souvent, afin de renforcer la collectivité, ils décident d'intégrer dans leurs instruments d'échange des symboles ayant une signification locale. Ainsi, on retrouve sur les billets d’HEURES Ithaca des illustrations de fleurs sauvages, de chutes, de métiers, de fermes, tandis que les réseaux LETS, qui n’identifient pas les monnaies spécifiques à chaque aire géographique, leur donne des noms symboliques. Par exemple, la ville de Greenwich [étant donné son passé maritime] appelle sa monnaie « ancres », Canterbury lui donne le nom de « contes » et Totnes [petite ville du comté de Devon] opte pour des « glands » (Helleiner 2000, p. 46-7). Ici, comme ailleurs, le choix d’un instrument d'échange passe effectivement par l’engagement envers un réseau de relations sociales particulier et par un système de symboles ayant une signification locale.

Ce processus fait de la monnaie locale le moteur d'une expérience sociale extraordinaire, puisqu'il force les gens à trouver un moyen d'harmoniser instrument d'échange, transactions économiques et relations sociales. Pour ce faire, ils s’inspirent souvent de principes propres à d'autres contextes, ce qui crée souvent des problèmes quand la même transaction dans un milieu différent a une signification précise et fait appel à d'autres types de relations interpersonnelles que celles qui prévalent dans les circuits de monnaies locales. Les entretiens entre Mary-Beth Raddon et les participants aux systèmes de monnaies locales (2003) en Ontario et dans l'État de New York ont confirmé ceci maintes fois. Voyons, par exemple, le cas de June, célibataire dans la quarantaine, qui troquait ses talents de cuisinière contre des leçons d’informatique que lui donnait Gary, son co-locataire. Après quelque temps, elle commença à déplorer que ses efforts (qui comprenaient en plus de la préparation des repas, leur planification et les achats s’y rapportant) étaient sous-évalués mais, surtout, qu’une relation de « conjointe dépendante » était en train de s’instaurer. Elle expliqua ceci à Raddon en ces termes :

Il m’a semblé que… j’aurais aussi bien pu être mariée, avec trois gosses… j`étais obligée de revenir à la maison tous les soirs pour préparer le repas d’un homme qui, une fois rentré, s'installait devant la télé… en attendant d’être servi… je n'ai pas envie de vivre ça avec un co-loc.

Raddon 2003: 123

Alors, elle a mis fin à son entente de troc et s’est tournée vers un groupe LETS. Puis, ayant gagné des crédits en « dollars verts » (nom donné à la monnaie locale) en faisant des ménages à l’extérieur, elle les a utilisés pour s’offrir des leçons d'informatique.

Raddon décrit d'autres cas où les répondants essayaient de rajuster leurs relations personnelles en fonction de ce nouveau média, dans le cadre de leurs transactions quotidiennes. Ainsi, elle relate l'histoire d'une mère qui, malgré sa timidité, est passée de gardienne bénévole des enfants de ses amies à gardienne payée au moyen du système de monnaie locale. Comme l’expliquait Érin:

Vous voyez, je gardais les enfants de mon amie et elle gardait les miens, et nous comptions nos heures, pour être à égalité. Mais une fois que nous sommes devenues membres de LETS, nous avons toujours utilisé des [dollars] verts pour payer nos services. Puis, quand notre système de paiement a été rattaché à une monnaie, il nous a semblé que c’était différent, plus formel, et que notre monnaie perdait de sa qualité de monnaie de l’amitié.

Raddon 2003: 79

Les différents niveaux de participation au système de monnaie locale rejoignent les divisions économiques à l'intérieur des familles. Souvent, son adoption ne fait que renforcer les normes standard de division de l'argent du ménage en fonction du genre. En effet, Raddon a constaté que les couples avaient souvent recours à des stratégies économiques empruntées aux transactions traditionnelles. Ainsi, la tâche de mettre ces échanges sur pied et de dépenser la monnaie locale incombait aux femmes. Un de ses répondants a confié à Raddon que :

Ce qui se produit : je gagne des HEURES [monnaie locale] et ma femme les dépense. C’est comme ça avec le gros de notre argent. Pas vrai ? (rire) Sauf qu’elle gagne presque tout l’argent et que nous l’utilisons conjointement. Mais, pour ce qui est de l’argent discrétionnaire, je crois qu’elle se dit : « Soit, c’est un projet valable, on l’adopte.» C’est elle qui a le dernier mot quand il s’agit d’argent discrétionnaire. Mais elle adore dépenser la monnaie HEURES.

Raddon 2003: 166

Les circuits de monnaie HEURES n'affectent pas que les relations entre ménages, mais modifient les rapports au sein même des ménages.

Comme on peut s'y attendre, les membres de ces circuits construisent leur propre système de valeurs, leur propre instrument d'échange en quelque sorte. Lorsqu'il s'agit de mettre un prix sur un bien ou sur un service, il arrive généralement que les systèmes d'échange local refusent les prix du marché et se dotent d'une structure de tarifs négociés qui leur est propre. Le prix local reflète souvent la valeur supérieure accordée à certains services qui, selon les membres participants, sont sous-évalués sur le marché national. De plus, il arrive que des biens et services équivalents aillent chercher des prix différents, en fonction des relations acheteur-vendeur. Dans un rapport émanant du Centre Walras, Étienne Perrot (1999: 386) affirme que : La personnalité du fournisseur et les relations affectives à l'intérieur du SEL amènent le « client à payer un prix d’ami, qui n'a rien à voir avec les calculs économiques stricts ». De même, Bayon fait remarquer ce qui suit :

On ne mettra donc pas en concurrence des heures de garde d’enfants, ou des heures de lecture d’histoire pour enfants. C’est Jean-Paul, mon voisin, qui m’a gardé mon enfant hier; c’est Hélène qui est venue lire des « histoires qui font peur » à mes tout-petits, etc. Au sein des SEL, il se forme ainsi des chaînes d’échange et de solidarité qui s’entrecroisent et s’entremêlent comme autant de fils invisibles dessinant le bien commun. C’est Jacques qui apprend à Françoise qu’il a besoin de quelqu’un pour l’aider à faire son ménage; or, justement, Françoise connaît Pierre, qui a été aidé par Luc, etc. Ce sont des personnes qui se mettent à faire les corvées en commun.

Bayon 1999: 80-1

Par conséquent, poursuit Bayon :

La structure des « prix » en monnaie de SEL fera hurler tout économiste normalement constitué. La « même » (mais justement, ce n’est pas la même…) heure de repassage nous donne ici 50 grains, ici 60 grains, ici 40 grains, etc. Une paire de chaussures neuves achetées trop grande sera cédée ici pour 100 grains, ici pour 150 grains, etc.

Bayon 1999: 81

Par la même occasion, les membres du SEL, selon Bayon, rejettent les prix qui leur semblent moralement excessifs, peu importe le montant que le bien ou service en question rapporterait en monnaie nationale, en dehors du circuit (voir aussi Raddon, 2003).

Les circuits de monnaie locale comprennent un éventail de relations sociales allant des relations plus ou moins impersonnelles aux relations plutôt intimes; mais, dans l’ensemble, les relations y sont plus intimes que dans les circuits organisationnels. Cependant, nous observons dans les deux cas le même appariement caractéristique de groupes sociaux distincts avec un territoire bien défini, un réseau de transactions économiques et un instrument d'échange.

Les soins personnels rémunérés

Que dire des soins personnels rémunérés? Pour les analystes partisans de la théorie des Mondes adverses, le concept des liens intimes monétarisés constitue l'ultime cauchemar; pour les réductionnistes qui optent pour la notion de Rien d'autre que, il s'agit de l'ultime défi. Nombre d'observateurs sont d’avis que lorsque l’argent entre dans les relations entre époux, entre parents et enfants, entre soignants et soignés, cela met inéluctablement fin à la relation intime. Toutefois, les opposants du concept de Rien d'autre que sont généralement d’avis que la monétisation des relations intimes les transforment en de simples échanges commerciaux comme tant d’autres, en actes de coercition, ou y voient le reflet des valeurs culturelles générales. Ils n’y voient donc aucune caractéristique spéciale découlant de l’intimité comme telle.

Pourtant, la présence des relations intimes a un effet certain sur la qualité des liens interpersonnels à l’intérieur de ces circuits et fait appel à l’harmonisation de l’instrument d'échange, des transactions économiques et des relations sociales. Il suffit de songer au débat sur les soins rémunérés, qui sont devenus un problème crucial à l’échelle nationale dans certains pays occidentaux, dont le Canada et les États-Unis. Le vieillissement des baby-boomers et le fait que la plupart des mères américaines aient un emploi rémunéré ont déclenché une remise en question sérieuse des soins dispensés aux enfants, aux personnes âgées et aux malades. Si, de façon générale, ce genre de soins devenait monnayable, la sollicitude en serait-elle exclue?

Les analystes féministes – sociologues, économistes, philosophes et juristes – lasses des solutions standards proposées par les adeptes des concepts des Mondes adverses et de Rien d'autre que commencent à repenser les bases économiques des relations intimes en général et des soins en particulier (voir, par exemple, England et Folbre 1999; Folbre 2001; Guérin 2003; Nelson 1999; Radin 1996; Rose 1994; Williams 2000). Certaines soutiennent que l'on devrait évaluer les soins à leur valeur marchande réelle, tandis que d'autres prônent de nouveaux modes de compensation des soignants, et d'autres encore font des études empiriques sur ce qui se passe réellement à l'intérieur des réseaux de soins rémunérés. Ceci nous permet de constater l’effet des circuits de relations interpersonnelles sur les instruments d’échange monétaires.

Ainsi, Deborah Stone (1999), dans une étude portant sur les aides de soins de santé à domicile en Nouvelle Angleterre (1999), souligne deux éléments très importants en ce qui concerne mon hypothèse :

  1. Un système très bureaucratisé de rémunération des soins personnels intimes ne donne absolument pas lieu à des rapports froids et déshumanisés entre la personne soignante et la personne soignée.

  2. Les soignants vont jusqu'à manipuler le système de paiement afin de pouvoir procurer les soins appropriés à la relation d'aide.

Très inquiète de voir les soins de santé se transformer en marché lucratif, Stone a fait des recherches sur l'effet que les changements apportés au système Medicare (régime de santé public américain) ainsi qu’au financement des soins gérés pouvaient avoir sur les pratiques de soins. Au cours d’entrevues avec des aides de soins de santé à domicile, elle a constaté que le système de rémunération tenait compte uniquement des soins corporels prodigués aux patients et non des interactions personnelles, telles que la conversation ou d'autres formes d'attention ou d'aide. Elle a constaté également que les personnes soignantes ne se laissaient pas transformer pour autant en agents bureaucratiques insensibles. Selon Stone, elles restaient « tout à fait conscientes que le domaine des soins de santé à domicile revêt un caractère très intime et très personnel » (Stone 1999: 64).

Ainsi, c'est presque sans exception que les personnes soignantes interviewées – dont des infirmiers et infirmières, physiothérapeutes, ergothérapeutes, aidants/aidantes à domicile – ont dit avoir rendu visite à des clients pendant leurs jours de congé, leur avoir souvent apporté de l’épicerie ou les avoir aidés d’une manière ou d’une autre. Les soignants et infirmières lui disaient que les avertissements reçus de l'agence à l’effet qu’ils ne devaient pas créer de liens émotifs avec leurs clients étaient irréalistes: « Si vous êtes humain » ou « si vous avez de la compassion, vous êtes ainsi, c'est tout! » (p. 66). Pour ne pas se heurter à un système de paiement inadéquat, les soignants à domicile définissent cette aide supplémentaire comme des gestes d'amitié ou de voisinage, ou bien ils contournent les règles, par exemple, en s’occupant de problèmes autres que ceux autorisés par les bureaucrates, parfois même en s'occupant de la santé du partenaire de la personne soignée. Bien sûr, comme le fait remarquer Stone, les structures de rémunération inadéquates conduisent à l'exploitation de la personne soignante qui se préoccupe des besoins de ses patients. Notons, toutefois, que ses entretiens démontrent de façon concluante que le système de paiement n'exclut en rien le maintien d’un contenu affectif dans cette relation d'aide. Bref, Stone a observé la création de circuits de soins personnels avec leur propre conception des valeurs, des symboles et des pratiques.

À l’instar de Medicare et des programmes de soins gérés, analysés par Stone, d'autres programmes d’aide économique gouvernementaux en matière de soins personnels encouragent, de façon constante, bien que souvent accidentelle, la création de circuits transversaux. Dans ces circuits, rétribution monétaire et relations interpersonnelles sont souvent intégrées (voir Weber, Gojard et Gramain 2003). La chercheuse britannique Claire Ungerson, dans une étude sur les personnes handicapées (1997), différencie cinq formes de rémunération que l'on trouve habituellement en Europe et en Amérique du nord :

  1. les allocations pour personne soignante, versées sous forme de sécurité sociale ou de crédit d'impôt;

  2. les salaires traditionnels versés par l'État ou ses agences;

  3. la rémunération indirecte acheminée sous forme de « paiements directs » aux usagers des soins de santé;

  4. les paiements symboliques, faits par les personnes soignées à un membre de leur famille, un voisin, un ami;

  5. les allocations pour bénévoles versées par les organismes de bénévolat et par les autorités locales.

Chaque paiement correspond à des relations quelque peu différentes, chacune composée de négociations entre la personne aidante et la personne aidée; chacune différant des autres selon la mise en application d’ententes entre personne aidante et personne aidée. Ungerson décrit, par exemple, les négociations portant sur des paiements symboliques entre des victimes d’attaques cardiaques et leurs soignants. Ces malades remettent souvent à leurs proches les maigres prestations d’invalidité qui sont censées couvrir le coût de la vie, en dédommagement des soins que ceux-ci leurs procurent. Elle commente le cas de madame Bolton, victime d’attaque cardiaque, en insistant sur le fait que « dès qu’elle aura reçu l’allocation qu’elle a demandée, elle commencera à payer ses filles pour leurs services. » Elle s’explique ainsi :

Ils l’ont offert, et j’ai dit « Eh bien, si j’ai un peu d’argent comme ça, vous savez, ça aide à payer le ménage, les choses de ce genre, vous savez? » J’ai dit que je paierais leurs services comme si j’engageais quelqu’un, vous voyez. Évidemment, elles m’ont dit : « Pas question, maman ! ». J’ai répondu : « Eh bien, c’est à ça que sert cet argent ! » Susan m’a dit : « Je ne le prendrais pas… » À quoi j’ai répondu : « Tu fais aussi bien de le prendre, autrement je serai obligée de demander quelqu’un d’autre, et ça, je n’y tiens pas… je préfère avoir affaire à quelqu’un de ma propre famille.

Ungerson 1997: 371

Une autre malade, madame Aldington, nous raconte ce qui suit :

Oui, Maureen [sa fille] prépare la plupart de mes repas et, évidemment, je lui donne de l’argent. Si Linda [sa bru] fait ma lessive, je paie le détersif. Elles s’y opposent, mais je ne vais pas… dépendre d’elles ».

Ungerson 1997: 372

Il peut arriver que ces ententes informelles cessent de fonctionner. Un couple, ennuyés que les visites d’aide de leur fille soient constamment bousculées par ses adolescents « indisciplinés », ont confié à Ungerson qu’ils avaient bien envie de ne plus verser à leur fille ses 20 livres par semaine et reprendre la voiture qu’ils lui avaient donnée.

Les circuits de personnes soignantes n’ont rien d’unique. D’autres circuits similaires, avec leurs propres pratiques monétaires, se forment à l’intérieur du réseau familial, du réseau d’amis ou du voisinage. Les circuits commerciaux sont à l’oeuvre à l’intérieur des familles et des ménages, même en l’absence de personnel contractuel. Bien que les adeptes des Mondes adverses le contestent ou le craignent, les transactions économiques abondent au sein des ménages et des familles : achats, prêts, travail domestique, legs, redistribution des revenus et consommation partagée. Dans un ouvrage précédent, The Social Meaning of Money, je traite en profondeur de sujets tels que la division, au sein de la famille, du revenu du travail, les différends à propos des allocations, les divers usages de l’argent du ménage. Mes travaux subséquents ainsi que ceux d’autres chercheurs consistent en une étude élargie et plus précise des dynamiques des familles et des ménages par rapport à ces sujets (voir, par exemple, Bittman, England, Folbre et Matheson 2003; Carrington 1999; Chin 2001; De Singly 2003; Edin et Lein 1997; Fleming 1997; Grasmuck et Pessar. 1992; Pahl 1994; Singh 1999; Zelizer 2001).

En fait, les familles et les ménages ne pourraient pas survivre sans une activité économique continuelle. Les familles et les ménages organisent leurs transactions économiques à l’intérieur de circuits parallèles à ceux des entreprises, des monnaies locales et des soins rémunérés, mais de façon différente, du fait qu’elles accordent une plus grande place aux relations intimes et investissent davantage, en moyenne et à plus ou moins long terme, dans la réciprocité, les activités coordonnées et le sort commun.

Les enfants aidants

Nous voyons d’un oeil nouveau ces contacts de l’intimité et de l’activité économique quand nous regardons de près le travail des enfants (voir, par exemple, Gullestad 1992; Morrow 1994; Mayall 2002; Newson 1976; Solberg 1994; Song 1999; Zelizer 2002a). Pour être plus précis, nous poursuivrons sur le thème de la section précédente en faisant ressortir la contribution économique des enfants qui prodiguent des soins personnels. Comme nous l’ont récemment montré certains chercheurs, les enfants s’investissent beaucoup dans le travail relié aux soins, allant du gardiennage des frères et soeurs aux soins donnés à un grand-père ou à une grand-mère malade. Le type d’aide que les enfants fournissent varie considérablement selon la relation sociale; par exemple, les services qu’un enfant rend à ses voisins sont très différents des services qu’il rend à ses frères et soeurs. La même légitimité morale ne s’applique pas non plus à toutes les situations d’aide. À l’instar des adultes, les enfants établissent des frontières très nettes entre ce qu’ils considèrent une relation d’aide normale et une relation d’aide anormale. Par exemple, l’enfant qui fait régulièrement la cuisine pour un grand-parent ou l’aide à aller à la salle de bains n’accepterait pas généralement de faire la même chose pour un voisin. Enfants et adultes fixent ces limites en invoquant le concept des Mondes adverses, en rappelant le danger de donner des soins intimes à la mauvaise personne. Enfants et adultes font également la différence entre les soins et d’autres types de tâches exécutées par les enfants, tels les travaux ménagers ou le travail à salaire. De plus, le travail des enfants, lorsque rémunéré, par exemple le gardiennage pour d’autres familles, diffère sur le plan pratique et symbolique de l’aide non rémunérée apportée à la famille.

Le travail d’aide des enfants est très important. Il s’étend à des activités aussi essentielles que de s’assurer qu’une personne âgée malade prenne ses médicaments, ce qui parfois amène l’enfant à collaborer avec les professionnels de la santé et les travailleurs sociaux. En effectuant ces tâches, les enfants fournissent non seulement des biens et services de première ligne, mais accumulent du capital – par exemple, le capital humain que génère la connaissance d’un traitement médical et le capital social que constituent les liens établis avec les travailleurs de la santé. De plus, ce capital que chaque enfant accumule individuellement s’ajoute au capital dont dispose la famille dans son ensemble. En servant de lien entre le ménage et les puissantes institutions extérieures, le travail de médiation des enfants a des répercussions immenses sur la position sociale de la famille. Les familles d’immigrés, par exemple, dépendent souvent de leurs enfants nés en pays d’adoption pour établir un vaste réseau de contacts entre les adultes du ménage et un environnement qui leur est étranger. Si nous appliquons ce raisonnement à l’inverse, cela veut dire que les ménages sans enfant accumulent, dans certaines circonstances, moins de capital que les ménages avec enfants.

Le travail d’aide des enfants prend des formes très variées qui correspondent chacune à un ensemble distinct de relations sociales. Dans sa description ethnographique du moment de prise en charge des enfants à la sortie d’une école primaire d’un quartier multiethnique à revenus mixtes de Oakdale, Californie, Barrie Thorne (2001) écrit :

La scène de la prise en charge nous fait entrevoir des enfants occupés à construire et négocier la vie de tous les jours, y compris la division du travail à l’intérieur du ménage et en dehors de celui-ci. Des enfants ont la charge de cueillir leurs plus jeunes frères et soeurs et de les ramener à la maison; ils s’organisent en groupes pour se rendre à leur destination après l’école ; ils téléphonent pour vérifier où sont les adultes en retard ; ils servent de messagers entre l’école et le foyer. De plus, certains enfants aident en travaillant sur place pour les adultes, par exemple en démêlant le linge dans une buanderie tenue par un oncle, ou en aidant une mère à desservir les tables dans un restaurant. Les enfants participent aussi aux tâches domestiques.

Thorne 2001: 364

De par ces activités, les enfants de Oakdale dispensaient des soins qui avaient une valeur économique significative pour le ménage.

Ask the Children, enquête menée par Ellen Galinsky à l’échelle du pays auprès d’un échantillon représentatif de plus de 1 000 enfants entre la 3e et la 12e année scolaire, nous permet d’entrevoir un éventail de soins dispensés par les jeunes. Lors de cette enquête, à laquelle s’ajoutaient des entrevues, des enfants racontaient qu’ils « prenaient soin » de leurs parents en trouvant des stratégies qui permettaient de diminuer le stress et la fatigue chez leurs parents. Une fillette de 12 ans a dit se servir de l’humour pour aider sa mère :

J’essaie de lui faire du bien. J’ai une amie très douée pour faire rire les autres, alors je lui dis : « Chris, ma mère n’est pas très en forme de ce temps-ci… est-ce que tu viendrais lui remonter le moral ? » À peine cinq minutes plus tard, ma mère rit aux éclats.

Galinsky 1999: 240

Un certain nombre d’enfants se sont plaints de devoir être des dispensateurs de soins. Ils avaient l’impression, nous dit Galinsky, que « leurs parents étaient devenus leurs enfants et que c’était eux qui les maternaient » (Galinsky 1999: 240).

D’un point de vue inverse, Galinsky nous montre ainsi que les enfants réagissaient au travail de leurs parents de façons intéressantes et inattendues. Bien que la plupart des experts et des parents s’inquiètent du peu de temps que les parents passent avec les enfants, les enfants pour leur part s’inquiètent moins de ce manque de temps. Ils se faisaient beaucoup de souci pour leurs parents, mais leur inquiétude portait davantage sur la qualité de leurs échanges avec leurs parents quand ces derniers étaient très stressés. En effet, comme Galinsky le souligne, les enfants jouent souvent au détective en recueillant les « indices d’humeur » de leurs parents. Une enfant a raconté qu’elle appelait ses parents au travail « afin de vérifier leur humeur et décider si elle allait nettoyer la maison avant leur retour au foyer» (Galinsky 1999: xvii). De toute évidence, l’étendue, la variété, l’intensité et la valeur du travail d’aide des enfants n’ont pas retenu toute l’attention qu’elles méritaient.

C’est précisément avec cette lacune à l’esprit que les porte-parole britanniques ont inventé l’expression « jeunes aidants » pour désigner les enfants qui contribuent de façon significative au bien-être des autres. Les jeunes aidants s’occupent des membres malades ou handicapés de leur famille, habituellement un parent, parfois un frère, une soeur ou un grand-parent. En Grande-Bretagne, le Carers’ (Recognition and Services) Act de 1995 reconnaissait le travail de ces enfants en ajoutant les enfants de moins de 18 ans à la catégorie des aidants personnels ayant droit aux services sociaux.[3] Cependant, comme le fait remarquer Richard Olsen (2000), les définitions actuelles d’enfants aidants font toujours une distinction douteuse entre les formes d’aide admissibles et celles non admissibles que dispensent les enfants. Elles reconnaissent certaines tâches d’aide effectuées dans des situations particulières, tout en excluant des tâches semblables effectuées dans une variété d’autres situations. Ainsi, comme le fait remarquer Olsen :

Nous constatons que certaines jeunes personnes aidantes sont définies non pas simplement en fonction du type ou de la quantité de tâches qu’elles exécutent, mais aussi du fait que leurs activités se rapportent au « soin » d’une personne handicapée à charge. Ainsi, l’aîné(e) d’une famille nombreuse qui aide de façon significative à prendre soin de ses jeunes frères et soeurs, est normalement exclu(e) de la définition de jeune personne aidante, tandis que le frère ou la soeur d’un enfant handicapé qui exécuterait les mêmes tâches (changer les couches, surveiller, etc.) seraient inclus dans cette définition. De même, l’enfant dont un parent est handicapé, à qui incombent la plupart des tâches domestiques – cuisine, ménage, etc. –, est normalement compris dans la définition de jeune personne aidante, tandis que l’enfant à qui l’on impose un nombre significatif de tâches domestiques dans une famille dite « normale » en est exclu.

Olsen 2000: 391

Comme le dit Olsen, ces étiquettes restrictives ne tiennent pas compte de l’ampleur du phénomène des enfants aidants et ne permettent pas de voir à quel point l’acceptabilité ou la non acceptabilité de leurs tâches ne dépend pas de la nature du travail que l’enfant doit exécuter, mais bien plutôt du contexte social dans lequel ce travail a lieu (à propos du travail d’aide effectué par les enfants, voir aussi Becker, Aldridge et Dearden 1998; Boulding 1980; Robson et Ansell 2000). Les enfants, en effet, fournissent à leur famille un éventail remarquable de services.

Les enfants linguistes-médiateurs

Imaginez l’importance que revêtent, pour les parents immigrés, les connaissances langagières de leurs enfants. Même les jeunes enfants, éduqués et élevés dans le pays d’accueil, se débrouillent beaucoup mieux que leurs parents dans la langue du pays d’adoption (voir, par exemple, Portes et Hao 2002). Essentiellement, cela renverse la distribution des compétences au sein du ménage. Au cours d’une étude portant sur les ménages d’immigrés mexicains, à Los Angeles, en Californie, Abel Valenzuela (1999) s’est rendu compte que ces familles sont généralement confrontées à des problèmes sérieux en ce qui a trait à leur capital social et culturel. En effet, ces immigrés ignoraient à peu près tout du fonctionnement des institutions américaines : école, milieu de travail, église, syndicats, tribunaux et banques. Plus important encore, leurs connaissances de l’anglais étaient trop limitées pour leur permettre de négocier avec ces institutions.

Les enfants devenaient alors des alliés indispensables pour leurs parents. Au cours de 68 entrevues, dont 44 avec des chefs de famille d’immigrés et 24 avec des enfants issus de ces familles et devenus adultes, Valenzuela a puisé dans les souvenirs de leurs interactions passées. Ainsi, a-t-il constaté, les enfants jouaient trois rôles clés au sein du ménage. D’abord, ils servaient de tuteurs à leurs parents et à leurs frères et soeurs en traduisant, interprétant et enseignant. En plus de traduire directement les nouvelles à la télévision ou les documents émis par le gouvernement, les enfants servaient de médiateurs au cours d’échanges « délicats » entre leurs parents et les médecins, les enseignants, les cadres de banque et représentants d’autres autorités. Le deuxième rôle de ces enfants était celui de défenseur lorsqu’ils intervenaient au nom de leurs parents lors d’échanges complexes et de discussions, par exemple quand un fonctionnaire ou un vendeur ne comprenait pas leurs parents, frères ou soeurs ou se montrait impatient à leur endroit. Enfin, Valenzuela a déterminé que les enfants jouaient le rôle de parents substituts, lorsqu’ils exécutaient des travaux domestiques : faire à manger, faire le ménage et prendre soin des frères et soeurs plus jeunes.

Les entrevues de Valenzuela ont fait ressortir un modèle sexué; les filles aidaient les parents pour les transactions financières et ce qui se rapportait à l’emploi, aux lois et politiques plus souvent que leurs frères. Aussi, et sans tenir compte du genre, Valenzuela a remarqué que les enfants aînés :

jouaient souvent un rôle de premier plan pour ce qui était des soins dispensés aux jeunes frères et soeurs et qui incombent d’ordinaire à la mère, comme nourrir et prendre soin des plus jeunes, les habiller pour l’école, les emmener à l’école et les ramener à la maison, et les garder en l’absence des parents.

Valenzuela 1999: 728

Ainsi, les enfants mexicains de la deuxième génération, tout particulièrement les filles, accomplissaient beaucoup de travail pour leur famille d’immigrés. Malgré la diversité des tâches, les capacités linguistiques des enfants les rendaient indispensables au ménage et aux liens entre les membres du ménage et les institutions extérieures.

Reprenant l’étude menée par Valenzuela, Marjorie Faulstich Orellana, Lisa Dorner et Lucila Pulido (2003) sont passées à l’observation directe des jeunes enfants (voir aussi Orellana, Reynolds, Dorner, Meza 2003). Elles ont étudié des enfants bilingues (de 5e et 6e année) de familles d’immigrés mexicains et centraméricains dans quatre localités – une du centre de Los Angeles, Californie; deux de Chicago, Illinois; et une quatrième à Engleville, Illinois. À partir d’entrevues poussées, de l’observation des sujets dans leur foyer et en classe et à l’aide d’enregistrements audio, Orellana et ses collaboratrices ont pu recueillir beaucoup de données sur un éventail impressionnant de situations où les parents dépendaient des capacités linguistiques de leurs enfants. Elles nous apprennent que les enfants servaient de traducteurs dans sept domaines différents :

  • Éducatif, c’est-à-dire servir de traducteur lors de rencontres entre parents et enseignants, pour eux-mêmes et/ou des frères et soeurs, cousins, amis; appeler l’école pour les aviser de leur absence ou de l’absence d’un frère ou d’une soeur ;

  • Médical/Santé, c’est-à-dire servir de traducteur au bureau du médecin ou du dentiste au cours des visites familiales ; interpréter les directives se rapportant aux médicaments, vitamines et autres produits de santé ;

  • Commercial, c’est-à-dire faire les courses pour ou avec les parents ; s’occuper des remboursements, régler les différends, superviser les achats en cas d’erreurs.

  • Culturel/Loisir, c’est-à-dire aller au cinéma, traduire l’intrigue et le dialogue ; lire et traduire des histoires, des guides pratiques, des paroles de chansons, des manuels d’instruction.

  • Juridique/État, c’est-à-dire appeler la compagnie d’assurance en cas de bris ou d’accident de voiture ; accompagner les parents aux bureaux du bien-être social ou de la sécurité sociale pour obtenir ces services, répondre aux questions.

  • Financier/Emploi, c’est-à-dire encaisser ou déposer des chèques à la banque ou dans un établissement de change de devises, aider les parents à remplir des demandes de travail ou de prestations d’emploi.

  • Habitation/Domiciliaire, c’est-à-dire traduire les communications entre parents et propriétaire ; contacter le gérant d’immeuble concernant les appareils brisés dans l’appartement (adaptation de Orellana, Dorner et Pulido 2003: 512-513, Tableau 1).

Les enfants ne voyaient dans ces échanges rien de plus que les tâches routinières familiales. Certaines de ces interventions, cependant, en plus de faire appel à leurs connaissances langagières, étaient une source considérable de stress.

Capacités et stress coïncidaient le plus souvent quand les enfants étaient appelés à intervenir entre leurs parents et quelque étranger occupant un rang important. En voici deux exemples, l’un se rapportant au domaine médical, l’autre au domaine commercial :

Quand j’avais 8-9 ans, nous allions chez le médecin parce que mon petit frère avait environ 1 mois. Il devait passer un examen de santé et le médecin demanda à ma mère si elle avait l’intention de nourrir mon petit frère au sein. Moi, je ne savais pas ce que le mot sein voulait dire. Alors, j’ai demandé au médecin de m’expliquer ce que voulait dire le mot sein. Elle était très gentille et m’a dit oui, bien sûr. Elle s’est touché le sein et (moi) j’ai répété à ma mère ce que le médecin disait. De ce que je me souviens, c’est la traduction la plus énervante que j’ai dû faire. Je n’ai pas traduit grand-chose cette semaine, mais j’ai travaillé il y a longtemps, à traduire toutes sortes de choses. Enfin, j’étais tellement nerveuse d’avoir à traduire pour un médecin ; je pensais que je n’arriverais pas à comprendre tous les grands mots que les médecins utilisent.

Jasmine, dans Orellana, Dorner et Pulido 2003: 516

Ma mère n’est jamais allée chez Jewels ou chez Dominick toute seule. Elle se faisait toujours accompagner de quelqu’un qui lui servait d’interprète. Encore aujourd’hui, c’est souvent moi qui commande son fromage et son jambon à l’épicerie fine. Je me rappelle une erreur de communication qui l’a bouleversée et m’a vraiment gênée. J’avais environ 7 ans. J’accompagnais ma mère chez Jewels. Elle m’a demandé de me mettre dans la file d’attente pendant qu’elle allait chercher d’autres articles et m’a dit de commander une livre de fromage américain au comptoir de l’épicerie fine. Au bout de quinze minutes, la dame derrière le comptoir a pris ma commande, et je lui ai commandé une livre de fromage. Alors, elle m’a demandé : « américain, italien, suisse ?… ». Croyant qu’elle voulait connaître ma nationalité, j’ai répondu : « mexicaine ». D’une voix frustrée, elle m’a dit qu’ils n’avaient pas de fromage mexicain.

Beatríz, dans Orellana, Dorner et Pulido 2003: 519

Dans de telles circonstances, les enfants d’immigrés assument de graves responsabilités pour leurs parents et le bien-être de leur famille. Dans ce processus, non seulement ils exécutent des services essentiels, mais ajoutent au capital de leur famille. Orellana, Lorner et Pulido font remarquer que les connaissances qu’ont ces enfants de l’anglais et de la culture américaine facilitent l’assimilation de leur famille. Néanmoins, comme Orellana et ses collaborateurs nous préviennent, il arrive que ces enfants refusent ou négocient leurs obligations, tandis que certains parents les leur imposent en tant qu’obligation familiale. Par conséquent, personne ne devrait voir dans l’apport crucial des enfants médiateurs une preuve de leur pouvoir illimité.

Les enfants dans les entreprises d’immigrés

Comme nous l’avons constaté avec Valenzuela, les services langagiers sont loin d’être les seuls services que les enfants d’immigrés rendent à leurs parents. Dans une étude différente portant sur les immigrés mexicains et centraméricains du secteur Pico Union, au centre de Los Angeles, Orellana (2001) a constaté que les enfants exécutaient une variété de tâches quotidiennes, entre autres « faire des courses ; prendre soin des frères et soeurs ; nettoyer ; faire la lessive ; emmener frères et soeurs à l’école, à la bibliothèque ou à d’autres lieux de rendez-vous ; aider ses frères et soeurs à faire leurs devoirs… répondre au téléphone et faire des appels téléphoniques ».

Elle note également la participation des enfants aux travaux rémunérés : « vente de nourriture, de vêtements ou autres marchandises aux côtés d’un marchand ambulant adulte; aider les parents à nettoyer la maison, prendre soin des enfants, tondre la pelouse, nettoyer les tables dans une pupuseria (restaurant salvadorien) ; balayer le plancher du salon de beauté » (Orellana 2001: 374-5; voir aussi Orellana, Thorne, Chee et Lam 2001). Encore plus frappante était la participation des enfants qui rendaient service à leur famille en prenant soin des plus jeunes.

Dans le même ordre d’idées, les enfants d’immigrés qui opèrent une entreprise familiale déploient non seulement leurs talents linguistiques mais aussi leurs efforts pour contribuer à la bonne marche du magasin de la famille ou de leur petite entreprise. L’étude menée par Miri Song (1999) et portant sur les restaurants de mets chinois à emporter, en Grande-Bretagne, nous informe sur la participation essentielle des enfants au travail (voir aussi Sun-Hee Park 2002). Ayant interviewé 42 enfants adultes (pour la plupart entre 20 et 25 ans) dans 25 familles chinoises du sud-est de l’Angleterre, Song a découvert (avec quelques variations d’une famille à l’autre et selon l’âge ou le genre) que déjà, dès l’âge de 7 ou 8 ans, la plupart avaient commencé à aider leurs parents. Les jeunes enfants commençaient par des travaux simples, dans la cuisine, comme laver la vaisselle, décortiquer les crevettes, éplucher les pommes de terre. Graduellement, on leur confiait des tâches qui les mettaient en contact avec le public, comme, par exemple, prendre les commandes au comptoir, travailler le soir après l’école ou pendant la fin de semaine.

Conclusions

Comment donc devons-nous généraliser ces quatre cas? En résumé :

  • ni les témoignages des Mondes adverses, ni les témoignages des Rien d’autre que ne décrivent de façon convenable, et encore moins n’expliquent, l’interaction entre les transferts d’argent et les liens sociaux, que ces derniers soient relativement impersonnels ou très intimes;

  • les transactions tant intimes qu’impersonnelles passent souvent par des circuits commerciaux que les participants délimitent entre eux par le biais de pratiques, d’ententes et de symboles bien ancrés;

  • de tels circuits sont constitués d’ententes diverses, de pratiques, de renseignements, d’obligations, de droits, de symboles, d’idiomes et de moyens d’échange qui diffèrent quelque peu d’un circuit à l’autre;

  • plus précisément, ils correspondent à leurs propres limites, liens interpersonnels, transactions économiques et instruments d’échange;

  • loin de déterminer la nature des relations interpersonnelles, les instruments d’échange (y compris la monnaie légale) incorporés dans ces circuits prennent des connotations particulières selon les ententes, les pratiques, l’information, les obligations, les droits les symboles et les idiomes qui font partie intégrante de ces circuits;

  • évidemment, un des traits caractéristiques des membres des circuits est de réorganiser les instruments d’échange afin d’établir une distinction entre les différentes sortes de relations sociales.

Tels sont les moyens dont on se sert pour franchir le fossé apparemment infranchissable entre la solidarité sociale et les transactions monétisées. Ils constituent le point d’intersection entre l’argent et l’intimité.