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Au Québec, le vieillissement de la population entraîne une augmentation de la prévalence de troubles neurocognitifs, tels que la maladie d’Alzheimer et autres maladies apparentées (Canuel et al., 2010). Cette réalité impose une réflexion sur l’organisation des soins de santé et des ressources devant être offertes à ces personnes pour la prise en charge à long terme qu’impliquent ces conditions (Carpentier et al., 2010). En effet, les « maladies chroniques obligent à repenser les approches d’assistance médicale, afin de mieux tenir compte des besoins particuliers que créent ces maladies desquelles, bien souvent, on ne guérit pas et qui demandent des soins sur une plus longue période de temps » (Carpentier et al., 2010 : 305). Il devient alors primordial de se questionner sur les différentes options permettant de mieux assister les personnes atteintes et leurs familles, de manière à soutenir plus efficacement les proches dans la prise en charge de la personne âgée qu’ils accompagnent (Carpentier et al., 2010). En effet, dans de nombreux pays, le soutien aux personnes âgées en perte d’autonomie à domicile est assuré par les proches dans 70 % à 85 % des cas, ce qui est aussi le cas au Québec (Ducharme, 2006 ; Lavoie, 2000 ; Mollard, 2009).

Un rapport du Vérificateur général du Québec (2013) indique que les instances en place au moment de l’étude – soit les agences de santé et de services sociaux (ASSS) et les centres de santé et de services sociaux (CSSS) – ne disposent d’aucun moyen pour dépister les personnes âgées en perte d’autonomie vivant à domicile. Par ailleurs, les transformations actuelles dans le réseau de la santé et des services sociaux amènent une réorganisation des services autour des groupes de médecine de famille (GMF) (ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), juillet 2015), ainsi qu’un transfert des ressources des CLSC vers les GMF (ibid., novembre 2015), ce qui tend à médicaliser les services (Plourde, 2017). Les proches sont très souvent les premiers témoins de la perte d’autonomie de la personne âgée dont ils s’occupent. Par contre, non seulement il leur est difficile de cibler les besoins réels de l’aîné en perte d’autonomie, mais il leur est également difficile d’identifier les ressources pouvant y répondre, notamment pour assurer sa sécurité (Bergman et al., 2009 ; Reinhard et al., 2008). D’ailleurs, une étude réalisée par Amieva et al. (2012) classe le besoin de renseignement au rang des principales attentes des proches aidants. Pourtant, les risques sont nombreux pour la personne âgée lorsque le soutien qui lui est offert est inadéquat ou le fardeau pour les proches, trop lourd (Reinhard et al., 2008). Pour leur part, les professionnels de la santé et des services sociaux œuvrant dans la communauté font face à une surcharge de travail, qui tend à diminuer l’appui qu’ils sont en mesure d’offrir aux aidants (Reinhard et al., 2008). En effet, leurs services sont davantage centrés sur l’aide aux personnes en perte d’autonomie (ibid.). De plus, un rapport du Comité d’experts en vue de l’élaboration d’un plan d’action pour la maladie d’Alzheimer du Québec (Bergman et al., 2009) souligne que même les professionnels de la santé et des services sociaux connaissent mal les soins et les services offerts dans la communauté. Ils sont ainsi moins bien outillés pour orienter adéquatement les personnes âgées et les proches aidants vers les ressources appropriées (ibid.). Par conséquent, ces derniers doivent souvent identifier les différents organismes publics, communautaires et privés susceptibles de les renseigner adéquatement, et se diriger eux-mêmes vers ces sources pour obtenir l’aide nécessaire au soutien de la personne âgée dont ils s’occupent (Ducharme, 2012 ; Fleury, 2013 ; Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), 2010).En outre, les proches aidants peuvent être appelés à assumer divers rôles (Canuel et al., 2010 ; Iris, 1988), même s’ils n’ont pas toujours accès à des professionnels de la santé et des services sociaux. Puisqu’il s’agit habituellement des personnes qui connaissent le mieux l’aîné en perte d’autonomie, les proches sont souvent sollicités par les professionnels de la santé et des services sociaux comme source d’information (ibid.). Cette situation peut s’avérer difficile pour eux puisqu’ils ne possèdent pas toujours la capacité et les connaissances pour bien évaluer les effets de la maladie sur l’autonomie et la sécurité de leur proche. Notamment, « les proches ont tendance à mettre plus l’accent sur le déclin de jugement de la personne âgée que ne le font les juristes ou les professionnels des soins de santé et des services sociaux [et ils] sont plus sensibles aux changements dans les relations interpersonnelles de leur proche » (Canuel et al., 2010, p. 100). De plus, en présence d’un questionnement sur le besoin de protection de la personne âgée, la responsabilité de signaler les risques pour celle-ci, voire d’amorcer les démarches lorsque sa sécurité est compromise, incombe souvent aux proches aidants (Canuel et al., 2010 ; Iris, 1988). Enfin, ces derniers peuvent être appelés à assumer le rôle de représentant légal dans les cas où la mise en place d’une mesure de protection légale est requise (ibid.).

Or, l’évaluation effectuée en vue de l’ouverture d’un régime de protection est l’une des situations particulièrement complexes auxquelles les proches aidants de personnes atteintes de troubles neurocognitifs peuvent devoir faire face un jour ou l’autre. En effet, en présence d’atteintes cognitives évolutives, cette question est habituellement soulevée lorsque la perte d’autonomie devient plus importante (Canuel et al., 2010). Dans ces cas, une évaluation médicale et psychosociale doit être réalisée par le médecin et le travailleur social avec l’aide, dans les situations plus complexes, d’autres membres de l’équipe interdisciplinaire (p. ex., ergothérapeute, neuropsychologue, infirmier). Cette évaluation doit mettre en lumière le besoin de protection qui justifie qu’une mesure légale (tutelle, curatelle) soit mise en place ou que le mandat de protection soit homologué. À cet égard, il est reconnu qu’un questionnement sur le besoin de protection des personnes âgées en perte d’autonomie est une situation difficile à vivre, notamment parce qu’une déclaration d’inaptitude peut entraîner une perte de leurs droits et libertés (Giroux et Carignan, 2015).

Bien que l’impact de ce questionnement soit bien documenté dans les écrits scientifiques en ce qui concerne la personne évaluée, les conséquences sur les proches sont très peu abordées. En effet, peu d’études traitent spécifiquement des besoins des proches aidants dans un contexte de questionnement sur le besoin de protection d’un aîné en perte d’autonomie. Canuel et al. ont certes publié, en 2010, une étude descriptive et exploratoire qui visait à identifier le rôle des proches aidants dans le processus de détermination de l’inaptitude telle que perçue par les professionnels de la santé et des services sociaux. Toutefois, cette étude ne documentait pas la perception des proches aidants. En outre, ces auteurs ont effectué une recension des écrits scientifiques qui n’a permis d’identifier que deux études portant sur ce sujet. D’abord, l’étude de Kjervik, Miller, Jezek et Weisensee (1994) s’intéresse aux différences entre les critères d’inaptitude considérés par les aidants comparativement à ceux des professionnels de la santé et des services sociaux. La seconde, publiée par Iris (1988), étudie le rôle de la famille dans un contexte d’ouverture de régime de protection. Ces deux études n’abordent cependant pas spécifiquement les besoins ou les attentes des proches aidants. De plus, il s’agit d’études réalisées il y a plus de dix ans. Il est fort probable que la réalité clinique ait beaucoup changé depuis. Enfin, une recension des écrits scientifiques n’a pas permis d’identifier d’autres articles portant sur les besoins, attentes ou difficultés des proches aidants en présence d’un questionnement sur le besoin de protection légale.

Dans un contexte où la fréquence de ces situations continuera d’augmenter au cours des prochaines années (Canuel et al., 2010), comment les professionnels de la santé et des services sociaux peuvent-ils mieux soutenir et accompagner les personnes atteintes de troubles neurocognitifs et leurs proches aidants lors de l’évaluation du besoin de protection juridique de ces dernières ? Pour répondre à cette question, une étude qualitative a été réalisée, afin de mettre en lumière les enjeux soulevés par un questionnement sur l’inaptitude, et d’identifier les difficultés et les attentes des proches lors du soutien d’un aîné atteint de trouble neurocognitif, et plus particulièrement lorsque les risques associés à sa situation entraînent un questionnement sur son besoin de protection. Le présent article traite plus précisément des difficultés vécues par les proches aidants et de leurs attentes, car les enjeux identifiés dans le cadre de notre étude ont déjà fait l’objet d’une publication (Giroux et Carignan, 2015). Cela dit, soulignons ces enjeux, soit : 1) respecter les droits fondamentaux de la personne ; 2) protéger la personne atteinte tout en maintenant son autodétermination et son autonomie ; 3) demeurer centré sur la personne atteinte ; 4) définir l’inaptitude de la personne ; 5) prévenir sa maltraitance ; 6) bien choisir le mandataire ; 7) se protéger légalement. Il est à noter que, bien que les proches aidants étaient interrogés sur leur questionnement quant au besoin de protection légale de l’aîné, ils ont aussi abordé leur vécu à titre de proches aidants de façon beaucoup plus large.

Méthodologie

En mai et juin 2014, nous avons mené une étude qualitative exploratoire dont le but était de documenter la perspective des aînés et de leurs proches aidants sur : 1) les enjeux soulevés par un questionnement sur l’inaptitude d’un aîné en perte d’autonomie ; 2) les difficultés posées par un tel questionnement ; 3) les attentes par rapport au processus d’évaluation et aux éléments à considérer lors de la prise de décision par les intervenants de la santé et des services sociaux. Pour répondre aux objectifs de cette étude, l’utilisation d’un devis qualitatif est apparue pertinente comme outil d’exploration et de compréhension des phénomènes sociaux (Giacomini et Cook, 2008). Aussi un devis qualitatif permet-il d’avoir accès au sens que les participants accordent à leur expérience ou à leur réalité, accès pertinent à nos yeux puisque nous avions pour objectif de connaître le vécu des proches aidants.

L’étude s’intéressait à la perspective des aînés et des proches aidants. Cela impliquait donc de considérer les réalités propres à ces différents acteurs, influencées notamment par leur vécu subjectif. Nous avons eu recours à une approche socioconstructiviste, examinant les dimensions sociale et culturelle du vécu des participants (Vygotsky, 1978). Cette approche prenait en considération l’ensemble des aspects ayant influencé le vécu subjectif des aînés et de leurs proches aidants. L’approche socioconstructiviste permettait de mieux comprendre l’expérience concrète des participants, de favoriser leur interaction et, ce faisant, de faire ressortir à travers les échanges les principaux enjeux, difficultés et attentes.

Ainsi, nous avons dirigé cinq discussions de groupe, d’une durée de deux heures chacune, auprès de trois catégories de participants (personnes aînées, proches aidants, intervenants) dans deux régions du Québec, soit trois à Québec et deux à Montréal, pour un total de 26 participants. Le choix des rencontres de groupe visait à favoriser les échanges entre les participants, et d’augmenter ainsi la richesse des propos (Krueger et Casey, 2009). D’ailleurs, la chercheure principale, qui a animé les groupes, a mis un soin particulier à donner l’occasion à chacun des participants de partager son opinion.

Le recrutement s’est fait par l’intermédiaire de publicités distribuées par des organismes de protection des droits des aînés, des organismes communautaires, des regroupements de proches aidants, et des associations d’aînés et de personnes retraitées. Toute personne recrutée devait être soit : 1) un proche aidant accompagnant depuis au moins une année une personne âgée atteinte de déficit cognitif ; 2) une personne âgée de 65 ans et plus n’ayant pas d’atteinte cognitive ; 3) un intervenant œuvrant dans un organisme de protection des droits des aînés ou un regroupement de proches aidants. Le choix de recruter des membres de tels organismes était lié à leur proximité avec les aînés et proches aidants. À notre avis, la participation de ces intervenants est pertinente et donne une dimension plus vaste aux données recueillies, qui en enrichit la portée. Les publicités de recrutement ont été distribuées à la suite de l’approbation du projet par le comité d’éthique de la recherche du CHU de Québec. Les personnes étaient alors invitées à communiquer avec l’équipe de recherche pour signaler leur intérêt à participer à l’étude et recevoir le détail du processus de participation. Les participants ont reçu et signé un feuillet d’information et un formulaire de consentement écrit avant leur participation à un groupe de discussion. Cette participation était volontaire et les participants pouvaient se rétracter à tout moment. Le tableau I décrit les participants aux groupes de discussion

Tableau I : Description des participants

Tableau I : Description des participants

*La durée moyenne de soutien offert par les proches aidants participants était de 6,5 ± 2,9 ans.

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L’animation des groupes de discussion suivait la méthode proposée par Krueger et Casey (2009). Plus précisément, nous avions élaboré un guide d’entrevue semi-dirigée pour orienter ces rencontres, qui comportait trois thèmes principaux : 1) les enjeux d’un questionnement sur l’inaptitude d’un aîné en perte d’autonomie ; 2) les difficultés sur le plan juridique ou légal au moment d’évaluer l’inaptitude dudit aîné ou d’entreprendre des démarches en réponse à son inaptitude ; 3) les attentes par rapport au processus d’évaluation et aux éléments à considérer lors de la prise de décision par les intervenants de la santé et des services sociaux. Ainsi, les discussions de groupe portaient non seulement sur le vécu des proches aidants, mais aussi sur les enjeux d’une évaluation de l’inaptitude en vue d’établir le besoin de protection juridique d’un aîné. Nous avons aussi interrogés des aînés à cet effet. Le présent article, toutefois, se concentre uniquement sur les résultats en terme de vécu des proches aidants. Comme certains aînés ont rapporté des difficultés et des attentes liées à des expériences personnelles antérieures, nous avons aussi inclus ces résultats dans l’article. Sont donc présentés les résultats issus des thèmes deux et trois. Les propos des participants ont été enregistrés (sur bande audio) et transcrits intégralement.

Les données recueillies ont été analysées suivant l’approche par questionnement analytique proposée par Paillé et Muchielli (2012) et à l’aide du logiciel NVivo. La chercheure principale et deux professionnelles de recherche, dont l’une était externe au projet, on fait un exercice de validation des catégories. Au cours de cet exercice, elles ont indépendamment classé des extraits d’entrevue. Une discussion a ensuite permis d’arriver à un consensus sur les thèmes émergeant, leur définition et leur classification. La saturation des données a été atteinte en cours d’analyse.

Résultats 

Comme nous l’avons mentionné précédemment, seules les difficultés vécues et les attentes rapportées par les participants au regard du réseau de la santé et des services sociaux seront ici abordées, les enjeux liés à l’évaluation de l’inaptitude ayant déjà fait l’objet d’une publication (Giroux et Carignan, 2015).

Les résultats issus des discussions de groupe ont mis en lumière plusieurs difficultés vécues par les proches aidants en lien avec leur rôle ou avec le réseau de la santé et des services sociaux dans un contexte d’évaluation de l’inaptitude. Concernant les difficultés liées à leur rôle, deux ressortent : 1) la fluctuation des symptômes et 2) l’acceptation de la maladie et du rôle de proche aidant. Concernant les difficultés liées au réseau de la santé et des services sociaux, deux ont encore été identifiées : 1) l’interaction avec les professionnels de la santé et des services sociaux et 2) la méconnaissance des procédures et la lourdeur du processus. La section qui suit détaille ces aspects.

Difficultés vécues par les proches aidants

Il ressort que le moment du questionnement sur l’inaptitude et celui de la mise en œuvre du processus d’évaluation sont chargés émotivement pour la famille, les proches et la personne en perte d’autonomie. En effet, constater l’inaptitude d’un proche est douloureux pour les membres de la famille, comme certains participants le mentionnent : « Quand il est devenu inapte, c’était quelque chose. Voir le psychiatre, faire l’évaluation, c’était quelque chose. Émotivement, c’est difficile pour les proches » (PA-P6). Notre étude s’est intéressée aux problèmes et épreuves vécues par les proches et la personne atteinte, sur les plans personnel et émotionnel, au regard des professionnels de la santé et des services sociaux comme au regard des procédures d’évaluation et des limites et contraintes du réseau de la santé et des services sociaux. Les principales difficultés vécues par les proches aidants, d’après les propos recueillis, sont : la fluctuation des symptômes, l’acceptation de la maladie et celle de son rôle de proche aidant. Elles sont détaillées dans la section qui suit.

Fluctuation des symptômes

« Le caractère imprévisible de la maladie, tant du point de vue de son rythme d’évolution que de la façon dont la maladie se manifeste pour chacun, ainsi que les changements fréquents qu’elle entraîne, ont un impact majeur sur le vécu de la prise en charge » (Samitca, 2004, p. 81). Cette réalité a aussi été soulevée lors des groupes de discussion avec les proches aidants et les personnes âgées. En effet, la fluctuation des symptômes constitue l’un des problèmes identifiés comme entraînant une difficulté à identifier le moment opportun pour solliciter une évaluation ou pour demander l’homologation du mandat d’inaptitude. « À un moment donné, tu t’aperçois qu’elle en perd, qu’elle en perd, mais c’est quand, ça [le bon moment] ? Parce que, comme madame dit, il y a des journées que, mon Dieu, ce n’est pas le temps de demander ça. D’autres journées, Seigneur, elle est mûre » (PA-H3).

Cette incertitude peut entraîner des délais dans la mise en œuvre du processus d’évaluation de l’inaptitude. Certains participants ont dit qu’ils hésitaient ou avaient hésité avant d’entamer les démarches, parce qu’il y avait des journées où la personne atteinte était « plus confuse et d’autres journées [où elle était] toute là » (PA-P3). Cette décision semble particulièrement difficile à prendre étant donné que, selon eux, on leur en impute toute la responsabilité. D’un côté, ils ne veulent pas entreprendre ces démarches prématurément et, d’un autre côté, ils craignent d’enclencher le processus trop tard.

Acceptation de la maladie et du rôle de proche aidant

Par ailleurs, il ressort que les proches aidants doivent faire face aux craintes vécues par l’aîné en perte d’autonomie. L’inquiétude la plus fréquemment mentionnée est la peur de perdre ses droits. Les aînés craignent de ne plus pouvoir choisir pour eux-mêmes, d’être « placés » et de n’être plus maîtres de leur avenir : « C’est normal, ils ont peur. On l’entend souvent, ils ont peur de laisser entrer. Ils ont peur même de nous [un organisme leur venant en aide] laisser entrer […] des fois, parce qu’ils pensent qu’on va les placer et que, à la minute où ils sont placés, ils perdent leurs droits » (O-F4).

Certains participants croient que cette crainte de perdre le contrôle de sa vie ajoute au déni fréquemment manifesté par les personnes atteintes : « Au début, mon conjoint était orgueilleux et, comme bien du monde qui sont orgueilleux, il ne voulait pas avouer qu’il avait la maladie d’Alzheimer » (PA-P1). Plusieurs des participants ont identifié le déni de la maladie comme étant une difficulté majeure. Il appert que l’incapacité à reconnaître que l’on est malade ou le refus de l’admettre sont à la source de fréquents refus d’aide ou de consentement à l’évaluation, même en situation très précaire.

Le problème a été l’acceptation de la maladie par mon frère, le malade, et aussi par son fils. Le malade parce qu’il refusait l’examen. Il refusait qu’on aille dans sa maison. Parce que tout était à l’envers, il y avait du « stock » partout, les chaudrons sales sur le comptoir, etc. Les chaudrons avaient pris au fond, parce que le feu était resté probablement allumé. Donc, il faisait tout pour ne pas qu’on se rendre compte de sa maladie. Lui-même refusait de la reconnaître (PA-H4).

Comme l’illustre ce passage, ces situations placent le proche aidant en constante négociation avec la personne en perte d’autonomie, afin qu’elle consente à recevoir des soins ou de l’aide. De plus, l’inquiétude vécue par les proches aidants peut être exacerbée lorsque la personne âgée se met en position dangereuse, pour elle ou pour autrui, comme en témoigne ce passage :

C’était réellement un danger pour elle [demeurer chez elle]. Les voisins commençaient à avoir peur aussi, mais elle refusait de sortir de la maison, ne serait-ce, en dernier, même pour un rendez-vous visuel ou auditif. Elle avait toujours peur à des pièges et elle faisait des scènes même dangereuses pour elle (A-F2).

Dans les cas où les aînés refusaient catégoriquement d’être évalués, certains proches ont mentionné avoir eu recours à la ruse, aux détours ou à l’astuce pour amener la personne âgée à reconnaître sa condition et à accepter de collaborer à l’évaluation : « Il a fallu qu’on use de toutes sortes de façons pour qu’il comprenne » (PA-P1).

Parfois, ce sont les proches qui refusent de reconnaître la maladie : « C’est la difficulté d’admettre, de concevoir ce qui est en train de se passer pour la personne et de savoir comment intervenir » (A-H1). Accepter difficilement que la personne ait des atteintes cognitives ou ne pas reconnaître l’existence de ces pertes peut influencer le moment où s’amorce le processus d’évaluation de l’inaptitude. En effet, cela peut retarder l’ouverture d’un régime de protection et, selon certains participants, compromettre la sécurité de la personne en perte d’autonomie et son entourage.

Enfin, il arrive fréquemment que les membres de l’entourage de la personne aînée « ne se considèrent pas comme proches aidants » (O-H1) ou, du moins, ne réalisent pas immédiatement qu’ils assument ce rôle. Comme le mentionnent certains participants, « c’est une question de cheminement personnel. […] Tu ne te donnes pas un statut spécial. Tu ne t’en vas pas au centre d’emploi pour dire qu’un jour tu deviens proche aidant » (O-F2). La relation aidé-aidant s’installe tranquillement. Cela dit, l’aidé ne devient pas soudainement dépendant de son aidant, mais nécessite progressivement de plus en plus de soins et d’attention. D’ailleurs, selon des participants, se concevoir comme proche aidant fait plutôt partie d’un processus qui s’échelonne sur une longue période de temps, jusqu’à ce « que tu réalises, à travers les autres, que finalement, ce que tu es en train de vivre est assez particulier » (O-F2).

Difficultés liées au réseau de la santé et des services sociaux

Lorsque nous les avons questionnés sur les difficultés vécues lors de l’évaluation de l’inaptitude d’un proche ou à la suite d’un diagnostic de trouble neurocognitif, les proches aidants et les intervenants rencontrés ont exprimé plusieurs critiques à l’endroit du système de santé et de services sociaux en place. Les participants ont profité de l’écoute qui leur était offerte pour aborder non seulement les difficultés qui surviennent dans un contexte d’évaluation de l’inaptitude, mais aussi des difficultés plus globales associées au soutien d’un aîné atteint d’une maladie dégénérative, telle la maladie d’Alzheimer, notamment celles liées à leur interaction avec des professionnels de la santé.

Interaction avec les professionnels de la santé et des services sociaux

Plus précisément, les proches aidants rencontrés ont mis en lumière les difficultés suivantes :

  • Manque de soutien de la part du réseau de la santé et des services sociaux :

« J’ai déjà parlé de ça [le manque de soutien] avec les travailleuses sociales, mais je n’avais pas de suivi. Il a fallu que je paye, un moment donné, une psychologue pour être capable d’accepter les choses. […] Je n’étais pas capable [d’avoir leur soutien], elles étaient trop prises avec les patients atteints » (PA-P).

« Tout cela pour dire que moi, […] où ça m’a manqué, [c’est lorsque j’ai] eu une rencontre […] avec un neuropsychologue. Il aurait fallu que j’aie plusieurs rencontres qui nous auraient dit : “Bien, voici, dans son cas, les déficiences cognitives sont les suivantes et faites attention à ci, faites attention à ça” » (A-H5).

  • Manque de cohérence entre les professionnels :

« Lorsqu’il a eu son diagnostic de démence, qui justifiait l’homologation du mandat, le diagnostic n’était pas aussi précis. Ça laissait des doutes quant au diagnostic. Ça laissait penser que le diagnostic aurait pu être rétroactif. Ce n’était pas clair. Mais on sait qu’au début, d’autres psychiatres avaient fait l’évaluation. C’est comme si les dossiers n’étaient pas vus par les différentes équipes de professionnels » (PA-H3).

  • Morcellement du système de la santé et des services sociaux :

« Le système est très morcelé. Les travailleurs sociaux, mon frère en a peut-être eu sept, huit à chaque fois qu’il changeait de secteur, de CLSC [centre local de service communautaire]. La même chose pour les dossiers médicaux : les dossiers médicaux ne suivent pas nécessairement. C’est très morcelé » (PA-H4).

  • Rupture des perceptions (entre proches aidants et professionnels) :

« Quand j’ai commencé à m’occuper de ma tante, j’ai eu l’offre d’ici […] de lui faire passer, pendant trois jours, une évaluation cognitive. Le résultat que j’ai eu, c’est qu’elle était apte, et je dois vous avouer que le résultat m’a bien surpris. Quant à moi, elle n’était pas apte, mais ce n’est pas moi le professionnel » (PA-H3).

En ce sens, certains participants ont mentionné avoir espéré un meilleur soutien de la part des professionnels de la santé et des services sociaux :

On nous disait : « Ça va évoluer lentement. » Ça, je me souviens de ça, mais on n’a pas les étapes futures. On n’est pas préparé. Et là, je ne vais même pas jusqu’aux finances. Les étapes, tu sais, « y va y avoir ci, ça va s’en aller comme ça et, d’ici cinq ans, elle va être rendue là, etc. » Ça reste flou. Des fois, c’est le médecin qui en parlait un peu, des fois, c’était les travailleuses sociales, etc., mais on ne sortait pas de là avec une histoire claire (A-H5).

Ces aidants auraient aimé obtenir plus d’informations, plus tôt dans le processus d’évolution de la maladie, notamment quant à son évolution et aux étapes à venir. Mieux renseignés, ils se seraient mieux préparés, mieux organisés. De l’avis de certains, un document expliquant les diverses étapes possibles de l’évolution de la maladie, ou encore des rencontres ponctuelles avec des intervenants pourraient aider les proches aidants à mieux planifier.

Il est à souligner que les difficultés liées à la cohérence entre les professionnels et celles liées au morcellement du système de santé et de services sociaux semblent se rejoindre. Il manquerait donc de continuité dans les dossiers lorsqu’ils passent d’un professionnel à l’autre. Les proches ont mentionné qu’ils perdaient beaucoup de temps à devoir expliquer la situation de l’aîné à chacun des intervenants de peur que des bribes d’informations se perdent lors du transfert de son dossier d’un intervenant à l’autre. Et cette crainte n’est pas sans fondement. En effet, comme l’illustre l’extrait du participant cité plus haut (PA-H3), il arrive que les proches remarquent une incohérence ou une variation de diagnostic en raison du roulement des professionnels.

Finalement, la rupture entre la perception des proches aidants et celle des professionnels de la santé et des services sociaux est une difficulté soulevée à plusieurs reprises lors des groupes de discussion. Les participants ont donné plusieurs exemples de moments où leur opinion, celle de leur famille ou celle de la personne aînée divergeait de celle des professionnels. Certains ont été surpris du résultat de l’évaluation, tant en présence de conclusions reconnaissant la personne comme apte que lors de confirmations d’inaptitude : « C’est un petit peu surprenant […]. Je sais que le résultat m’avait bien surpris, car ce n’était pas tout à fait ce que je voyais » (PA-H4). Canuel et al. (2010) font d’ailleurs le même constat.

Méconnaissance des procédures et lourdeur du processus

Au cours des discussions de groupe réalisées auprès des proches aidants, nous avons constaté chez les participants une méconnaissance des démarches à entreprendre en vue de l’ordonnance d’un régime de protection et du processus d’évaluation de l’inaptitude. De plus, dans certains cas, des éléments comme le libellé ou la portée des différents documents légaux et mesures de protection possibles ne semblait pas clairs pour les proches aidants, comme le souligne ce passage :

Parce que s’il lui arrive de quoi, au moins, je m’étais fait expliquer par un notaire que, même si j’avais le mandat général [procuration générale], j’avais fait la procuration générale avant ça, que c’était bien beau, mais que si la personne est inapte, ce mandat-là tombe. C’est un peu obscur (PA-H3).

Cette méconnaissance a été confirmée par les discussions entre membres d’organismes, comme en témoigne ce commentaire d’une intervenante offrant de la formation dans ce domaine :

Il y a beaucoup de confusion dans la compréhension des mesures de protection, en général, dans la population. On peut organiser des ateliers d’une demi-heure, d’une heure, là-dessus, mais on est loin d’être certain que les gens auront compris à la fin. J’ai suivi un groupe sur six demi-journées dans les trois dernières semaines et, jusqu’à la toute dernière minute du dernier atelier, hier, il y avait encore des gens qui n’avaient pas compris. C’est extrêmement complexe, tout ce volet-là, autour de ces mesures-là (Oqc-F1).

Ainsi, malgré la disponibilité de l’information et l’offre de formations visant à informer les gens concernés, une incompréhension des démarches semble subsister. Dans une certaine mesure, la question de l’accès à l’information relève non pas de la disponibilité de cette information, mais plutôt du « niveau de littératie » des gens et de leur compréhension du domaine juridique.

Ce que j’observe, en général, […] les gens sont outillés pour vivre le quotidien quand tout va bien, mais dès qu’il se produit des événements comme la maladie ou des pertes, [ils] ne sont pas préparés pour ça. Alors, on est loin de la curatelle. Il y a un monde, là. Ils ne savent même pas les mots […]. La curatelle, la procuration générale, ils n’ont jamais entendu parler de ça. Alors, dès qu’il y a des papiers légaux en plus des papiers tout court […], c’est énorme. Je trouve que la marche est haute […]. Les gens ne sont pas outillés (Oqc-F2).

Outre la confusion autour des documents juridiques et des différentes mesures de protection, l’évaluation de l’inaptitude semble être en soi incomprise. La nature et les composantes de cette évaluation restent floues :

Monsieur, madame Tout-le-monde ne connaît pas les outils que les intervenants utilisent. [Les gens] n’ont aucune idée. On leur dit : « On va faire une évaluation psychosociale », mais pour eux, c’est un mystère total. À quoi ça rime ? Ce ne sont pas des choses qui leur sont expliquées (Qc-F1).

Cette incompréhension de l’évaluation de l’inaptitude et cette confusion devant les diverses mesures de protection et documents juridiques peuvent contribuer au sentiment de lourdeur que ressentent certaines personnes au cours du processus d’ouverture d’un régime de protection : « C’est quand même assez long, ça prend six mois. Il y a bien des procédures » (PA-H3).

Des intervenants ont aussi rapporté combien la lourdeur des procédures pouvait compromettre la protection de la personne en perte d’autonomie. Comme le mentionne un membre d’organisme, ces délais peuvent créer « un trou au niveau juridique, entre le moment où la personne est inapte et le moment où elle est déclarée inapte, donc où le mandat peut s’exercer légalement », laissant la personne atteinte sans protection légale pour une période pouvant parfois aller jusqu’à neuf mois, voire plus (OQC-H3).

Les attentes

Les groupes de proches aidants et de membres d’organismes ont mis en lumière plusieurs attentes quant à l’évaluation de l’inaptitude d’une personne âgée. Par « attentes », nous entendons les désirs, souhaits et espérances des proches.

Lorsque nous les avons questionnés sur leur perception des attentes que pourraient avoir les proches aidants lors du processus d’ouverture de régime de protection, les membres d’organismes ont souligné qu’il était primordial d’être à leur écoute, mais aussi que la personne âgée concernée devrait être au cœur de l’intervention, comme le met en lumière ce passage :

Là où tous les ordres professionnels qui sont concernés s’entendent, c’est que la personne doit être au centre et faire partie des plans d’intervention. La personne qui est en perte d’autonomie doit faire partie de son plan d’intervention dans la mesure du possible, le plus longtemps possible. Ses proches, son proche ou ses deux plus proches doivent être là aussi (OMTL-F2).

De leur côté, les proches aidants veulent que les professionnels prennent en compte leur opinion et les impliquent dans le processus d’évaluation de l’inaptitude et la prise de décision qui en découle. Ils sentent qu’ils ont eux aussi un rôle à jouer dans l’évaluation de la personne aînée.

Par ailleurs, tant les membres d’organismes que les proches aidants s’entendent sur le fait que les proches représentent une source considérable de renseignements sur la personne atteinte : « Quand on sait bien questionner les proches, on peut avoir beaucoup d’informations » (OMTL-F3). Selon les proches aidants, l’entourage de la personne évaluée constitue non seulement une source d’information précieuse, mais un allié pour les professionnels.

Ç’a été comme ça pendant trois ans. Elle l’a évaluée trois fois en posant les mêmes questions et ma mère n’était pas capable d’avouer devant un étranger qu’elle était en train de perdre des capacités. […] C’était de même et la travailleuse sociale prenait ce que ma mère disait, pas ce que je disais (PA-P4) !

Pour les proches aidants, il est important non seulement d’être inclus, mais aussi d’être entendus, épaulés et guidés dans ce processus : « Nous autres, on a passé les messages, mais il [le médecin] ne nous a pas écoutés. Il aurait peut-être pu nous écouter, mais il ne l’a pas fait » (PA-H3). Cette évaluation a non seulement des répercussions sur la vie des personnes aînées, mais aussi sur celle de leurs proches. Ainsi, se sentir rassurés, soutenus et accompagnés tout au long du processus allège le fardeau qu’ils portent et qui est parfois augmenté par la lourdeur des démarches à effectuer. À ce propos, les proches aidants ont dit souhaiter que les professionnels empruntent une approche plus humaine lors de l’évaluation de l’inaptitude et du suivi subséquent.

Je pense que la chose qui est très importante, quand on est rendu là, c’est notre relation avec le médecin traitant. C’est lui qui fait foi de tout. […] Si on a déjà une bonne relation avec cette personne-là quand la personne [aînée] est hospitalisée et qu’on est rendu à faire un diagnostic, si sa relation avec nous est très bonne, est excellente, je ne pense pas qu’on aura de difficulté. Il va s’asseoir sur le bord du lit et il va expliquer ce que c’est, toutes les démarches qu’on a à faire, et il va le faire comme si on parlait avec un ami. Je pense que c’est très important, ça (PA-P7).

Cette vision est partagée par les membres des organismes. Certains ajoutent qu’il est important de ne pas évaluer la personne de façon « administrative et bureaucratique » et de se rappeler que les personnes en perte d’autonomie, « ce sont des humains » (O-H1). Le contexte de l’évaluation doit aussi être pris en compte, car il peut influer sur les résultats de cette dernière. Selon des membres d’organismes rencontrés, les professionnels de la santé devraient se demander si la personne est « émotionnelle », « bouleversée », si elle a « la tête ailleurs » ou si elle vit un « stress émotionnel » au moment de l’évaluation (O-F4).

De plus, certains membres d’organismes soulèvent le besoin d’information des proches aidants. Comme nous l’avons mentionné précédemment, ils constatent que la population en général n’est pas outillée pour naviguer à travers de telles procédures judiciaires. Il est important avec les familles de répondre à leurs questions « parce qu’eux autres, leurs attentes, c’est d’avoir de l’information. Ils ne savent pas […]. Ils ont besoin de beaucoup d’informations. Avec eux, on peut aller plus loin à ce niveau-là » (OMTL-F3). D’ailleurs, les proches aidants ont parlé fréquemment de leur besoin d’information, notamment à l’annonce du diagnostic, où ils auraient voulu en savoir davantage sur la maladie, son évolution, sur ce qu’ils devaient faire pour soutenir la personne aînée dont ils s’occupaient et sur les ressources pouvant les aider. Ils insistaient sur leur difficulté à identifier le moment opportun pour solliciter une évaluation d’inaptitude ou pour entreprendre les procédures d’homologation du mandat de protection. En effet, il semblait difficile pour eux de définir l’inaptitude et, par le fait même, d’identifier le moment où il devient nécessaire d’amorcer quelque démarche.

Discussion

Il est reconnu que le rôle des proches aidants est difficile à jouer, et ce, qu’ils aient eu la possibilité ou non de refuser ce rôle (Amieva et al., 2012 ; Canuel et al., 2010 ; Ducharme, 2006, 2012 ; Mollard, 2009). Notre étude a réussi à identifier des difficultés propres à la réalité des aînés en perte d’autonomie liée à un trouble neurocognitif. Certes, ces aînés requièrent une assistance aux activités de leur vie quotidienne ou domestique, ainsi qu’un accompagnement émotionnel et affectif. Cela dit, cette réalité impose aussi parfois au proche aidant d’entreprendre les démarches liées, entre autres, à la planification d’un régime de protection (Samitca, 2004).

Les proches aidants considèrent porter une lourde responsabilité dans le processus d’évaluation de l’inaptitude de la personne aînée, étant donné les conséquences qu’auront pour elle certaines de leurs décisions. Non seulement les démarches sont parfois complexes et ils n’y sont pas toujours préparés (Giroux et Carignan, 2015), mais l’évolution de la maladie alourdit encore cette tâche graduellement. La difficulté à identifier le moment opportun pour demander de l’aide, les peurs ou le déni de la personne atteinte, ainsi que son refus d’être évaluée par les professionnels de la santé et des services sociaux contribuent à augmenter la pression sur les proches aidants.

En résumé, les proches aidants ont besoin d’être entendus, rassurés, soutenus, mais aussi mieux informés, afin de se préparer adéquatement à l’évolution de la maladie et aux démarches à venir. Ce constat concorde avec les résultats issus d’autres études (Amieva et al., 2012).Ils désirent être renseignés non seulement sur l’évolution probable de la maladie, mais aussi sur les ressources à leur disposition et sur les démarches à entreprendre lorsque la sécurité de la personne en perte d’autonomie sera en jeu ou des mesures de protection, notamment, requises. En effet, il est souhaitable que des démarches soient prévues avant que la personne perde la capacité de prendre des décisions, notamment la décision du choix de son représentant légal. La tâche du proche aidant en serait alors allégée, car il n’aurait pas à porter la responsabilité de toutes les décisions et serait rassuré quant aux volontés propres de la personne en perte d’autonomie. Au mieux, on transmettrait ces volontés au proche aidant dès le début de la maladie, lui permettant ainsi de prévoir les démarches à entreprendre. L’aidant serait mieux outillé pour aborder les étapes à venir, percevoir les indices à observer au fil de l’évolution de la maladie et, par conséquent, assurer plus efficacement la sécurité de la personne aînée.

Par ailleurs, l’inaptitude étant un concept flou pour les proches, ceux-ci ont du mal à identifier les signes marquant le temps d’amorcer des démarches en vue d’instaurer un régime de protection (Giroux et Carignan, 2015). Et si la personne en perte d’autonomie refuse de collaborer ou présente du déni ou de la peur, ou encore si des membres de l’entourage nient les risques associés à la situation, il peut devenir particulièrement difficile pour un proche d’entreprendre ces démarches. N’ayant pas les connaissances nécessaires pour anticiper l’évolution de la maladie et les démarches associées (Lessard, 2011), ces personnes désirent être accompagnées par les professionnels de la santé et des services sociaux au cours des diverses étapes du processus. L’imprévisibilité de la maladie est une autre difficulté pour les proches aidants : elle influence donc grandement la prise en charge (Samitca, 2004). Non seulement est-il ardu pour eux d’anticiper l’évolution de la maladie, mais en plus la fluctuation des symptômes exacerbe la complexité de la situation.

Plusieurs autres attentes envers les professionnels de la santé et des services sociaux ont été énoncées. Ainsi, les participants estiment que ces professionnels devraient assurer un accompagnement et offrir du soutien tant au proche qu’à la personne atteinte, et ce, par le biais d’une approche plus humaine. Selon Simard, « [l]es patients âgés ont le droit – non pas seulement l’intérêt ou la préférence – d’être traités par des médecins et des infirmières selon une éthique de soins… qui soit réellement humaine » (Simard, 1996, p. 48). Cela implique non seulement d’agir avec loyauté envers toute personne, mais aussi de reconnaître que chacune est différente, qu’il est nécessaire de respecter son autonomie et sa dignité, de lui permettre de garder le contrôle de sa vie. Concrètement, les intervenants devraient être plus sensibles à la réalité et aux besoins des personnes en perte d’autonomie et à ceux de leurs proches, ainsi qu’à leurs difficultés et à leurs peurs face à cette situation difficile.

Les proches ne demandent pas d’être déchargés de leur rôle, mais plutôt d’être accompagnés lorsqu’ils n’ont pas les connaissances ou les ressources nécessaires pour bien l’assumer. À une époque où l’information semble être à portée de main grâce à Internet, plusieurs pourraient croire que les personnes âgées et leurs proches ont accès à tout ce dont ils ont besoin pour assurer leur rôle. Pourtant, les résultats de la présente étude montrent qu’ils se sentent généralement démunis. Les atteintes cognitives et mentales sont complexes et leur incidence sur le quotidien, variable. Bien que plusieurs informations circulent au sujet des ressources disponibles, des étapes à venir, et des démarches à prévoir, une approche plus personnalisée apparaît indispensable. Or, dans un contexte politico-économique ne permettant pas de rehaussement notable des services et des ressources, il pourrait s’avérer pertinent de modeler l’aide offerte en fonction des besoins des proches aidants.

Cette étude avait entre autres pour objectif de documenter les difficultés vécues par les proches aidants et les attentes de ceux-ci et de leurs aînés envers le réseau de la santé et des services sociaux lorsqu’ils vivent un questionnement sur l’inaptitude découlant éventuellement de la perte d’autonomie. Les résultats obtenus au moyen de discussions montrent cette réalité du point de vue d’aînés et de proches aidants en contexte québécois. Nous ne pouvons prétendre à une généralisation de ces résultats à l’ensemble des aînés et des proches aidants, étant donné cette spécificité québécoise. Soulignons aussi que six groupes de discussion étaient prévus initialement, mais qu’il n’a pas été possible de recruter de proches aidants dans la région de Montréal, malgré l’appui au recrutement des organismes et regroupements de proches aidants. C’est pourquoi nous avons constitué un seul groupe de discussion avec des participants de cette catégorie. Les possibilités de généralisation des résultats en sont d’autant plus limitées. Par contre, nos constats concordent avec les conclusions d’études réalisées dans d’autres contextes. Ils peuvent aussi enrichir la réflexion de l’ensemble des professionnels de la santé et des services sociaux œuvrant auprès de cette clientèle, peu importe le contexte. Enfin, le choix de trois catégories de participants a permis d’élargir notre perspective au sortir des discussions.

Conclusion

L’évaluation de l’inaptitude d’un aîné en perte d’autonomie a une incidence réelle non seulement sur lui-même, mais aussi sur ses proches aidants. Elle peut même leur être préjudiciable. D’une part, la mise en place d’un régime de protection modifie l’exercice des droits civil de la personne déclarée inapte – son représentant légal en aura alors la responsabilité, et cette situation peut alourdir le fardeau des proches aidants, lorsqu’ils deviennent par conséquent représentants de la personne inapte. D’autre part, il n’est pas souhaitable que des situations précaires perdurent indûment, en raison du manque d’information des aidants quant à la perte d’autonomie causée par la maladie chez les aidés.

Il ressort que les proches aidants, pour la plupart dans un état de fait de plus en plus précarisant, sont souvent mal préparés pour ce rôle. L’importance de mieux les en informer prend alors tout son sens. En définitive, la difficulté à identifier le bon moment pour amorcer l’évaluation de l’inaptitude, la méconnaissance de l’ensemble des démarches à entreprendre, et la peur de causer un préjudice à la personne (en la privant forcément de l’exercice de ses droits) sont les principales difficultés identifiées par les participants à cette étude. Les professionnels de la santé et des services sociaux doivent donc être sensibilisés à ces aspects de la réalité des proches aidants de personnes ayant un diagnostic de trouble neurocognitif. Alors, ils pourront mieux les outiller pour faire face à la maladie et à la perte d’autonomie. Cela pourra non seulement contribuer à diminuer leur fardeau, mais aussi leur permettre de réagir de manière plus proactive à l’évolution de la maladie, réduisant les risques de préjudice. Les proches aidants sont conscients d’avoir un rôle à jouer dans la question de l’inaptitude et disent n’attendre que de s’y impliquer. Ils veulent être entendus et faire partie du processus. Puisqu’ils peuvent être une source inestimable de renseignements pour les professionnels de la santé et des services sociaux, il s’avère indispensable de faire équipe avec eux, non seulement pour suivre l’évolution de la situation, mais aussi pour réduire les risques de préjudice aux personnes âgées en perte d’autonomie.