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Évènements majeurs dans la vie des individus et des familles, la maladie – chronique, grave ou létale – et le deuil ne sont pas sans provoquer des ruptures biographiques (Bury, 1982) et entraîner des répercussions importantes sur les différentes sphères de vie des personnes. Devenir un proche aidant ou voir la mort emporter l’un des siens sont des expériences difficiles à traverser et s’accompagnent d’affects intenses. La réorganisation qui s’opère dans les relations familiales donne lieu à des cheminements individuels et collectifs qui transforment en profondeur la position et les rôles de chacun ainsi que la capacité de la famille à demeurer un milieu de vie et de bien-être. La recherche sur la maladie grave et le deuil vécus en contexte familial prend acte de ces réalités, tout en les replaçant dans le contexte social et culturel qui transforme constamment les configurations familiales et en fait surgir de nouvelles. Pour les étudier, des modèles sociologiques et psychosociaux sont favorisés et, dans le cas des problématiques vécues lors d’un deuil, des perspectives intégratives sont privilégiées.

Les répercussions de la maladie grave ou létale sur les relations familiales

Des recherches empiriques et des recensions ont exploré, à partir de populations et de méthodologies variées, quantitatives et qualitatives, les conséquences des maladies sur les membres de la famille, notamment ceux qui ont un rôle de proches aidants. On peut citer les synthèses qui ont porté sur les aidants de malades atteints du cancer (Bee et al., 2008 ; Stenberg et al., 2010 ; Li et al., 2013 ; LeSeure et Chongkham-ang, 2015) ; de maladies chroniques pédiatriques et d’handicaps (Cousino et Hazen, 2013 ; Easter et al., 2015) ; de troubles mentaux comme la schizophrénie (Tungpunkom et al., 2013 ; Caqueo-Urízar et al., 2014), la démence (Caceres et al., 2016), la dépression (Priestley et McPherson, 2016) et les troubles bipolaires (Pompili et al., 2014). Ces travaux mettent en évidence la diversité des populations (enfants, adolescents, adultes et personnes âgées), l’extension du réseau de soutien familial et externe (système médical et hospitalier), le type de relations parentales (enfants, époux, épouse, frères et sœurs, grands-parents), le degré d’investissement dans les soins et le suivi des malades. Les caractéristiques sociodémographiques, cognitives, affectives, relationnelles et de personnalité jouent aussi un rôle important dans les stratégies et les modes d’ajustement (coping) adoptés par les proches aidants. Les incidences de leur implication sur leur quotidien et leur bien-être, qui varient selon le type de maladie et les personnes atteintes, sont aussi explorées. Pour rendre compte de ces configurations, plusieurs théories ont été proposées ; nous cernerons leurs principaux postulats et concepts, illustrés à partir d’exemples empiriques.

Les approches qualitatives inductives

Un premier groupe de théories se basent sur des approches qualitatives inductives faisant appel à des méthodologies conduisant à des modèles intégrateurs qui rendent compte de la situation des aidants familiaux.

La première approche retenue, celle de Parsons (1951), qui se situe dans le courant fonctionnaliste, a décrit le rôle de malade (sick role) qui renvoie aux droits et aux devoirs des malades selon trois modalités : conditionnelle, inconditionnelle, stigmatisée. Pour cet auteur, ce rôle est socialement associé à la reconnaissance d’une « déviance sanctionnée » (sanctioned deviance) placée sous le contrôle du système médical. Être malade n’est pas seulement une condition existentielle : cet état obéit à des normes socialement établies auxquelles les personnes atteintes doivent se conformer, à condition de se rétablir rapidement et de retrouver une situation normale. Cette théorie ne tient pas compte directement de la question des proches aidants, insistant en particulier sur le rôle du médecin dans la gestion de la maladie. Elle souligne aussi la division du travail dans la famille, avec l’opposition entre les fonctions instrumentales, masculines, et affectives, féminines, expliquant la distribution inégale des tâches liées au soin des malades et la prépondérance des femmes dans ce soutien (Parsons et Bales, 1955). Cette perspective est critiquée par des chercheures féministes qui y voient plutôt l’effet du « maternage intensif » auquel les femmes sont soumises, comme les données empiriques le démontrent (Carroll et Campbell, 2008).

Une seconde approche théorique, l’interactionnisme symbolique, a servi à analyser les constructions de la maladie et du diagnostic ainsi que les dimensions familiales impliquées dans le soin aux malades. Cette théorie, qui n’est pas limitée au champ biomédical, se fonde sur une perspective constructiviste. Celle-ci prend en considération des émotions, des interprétations et des significations constamment modifiées, qui se déploient lors des interactions entre les individus, de même que la façon dont elles sont négociées, en tenant compte des conditions matérielles, de la position des acteurs, des situations et de leur dynamique (Blumer, 1969 ; Fields et al., 2006). Selon Snow (2001), les postulats de Blumer peuvent être reformulés selon quatre principes : la détermination interactive, la symbolisation, l’émergence et l’agentivité, qui permettent de mieux comprendre le processus de la vie sociale, incluant la compréhension de la maladie et de la santé, le positionnement des proches aidants et de leurs actions. Cette approche a servi, par exemple, à l’étude des aidants dans le contexte de la maladie mentale (Muhlbauer, 2008), des soins en fin de vie (Philips et Reed, 2010) et de la maladie d’Alzheimer (Garwick et al., 1994). Cette approche contribue à l’analyse fine des interactions entre malades et proches aidants, de leurs représentations des soins et des stratégies de soutien, sans toujours tenir compte des variations selon le type d’aidants familiaux, de l’évolution de leurs relations et des stratégies privilégiées dans le temps. Les données discursives ne permettent pas, non plus, de saisir la dynamique des échanges, contrairement à des observations directes.

Une troisième approche, plus méthodologique, renvoie à la théorisation ancrée (grounded theory) développée par plusieurs auteurs (par exemple, Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 1990 ; Glaser, 2001). Cette méthodologie inductive, élaborée à partir de présupposés de l’interactionnisme symbolique, s’inscrit dans une perspective constructiviste et phénoménologique en privilégiant l’analyse des données qualitatives, sans hypothèses préconçues, pour en dégager les thèmes et les lexiques, et ce, à partir de procédures systématiques (collecte de données théoriques et empiriques approfondies, élaboration de catégories conceptuelles et définition du modèle intégrateur). Elle permet de cerner les catégories implicites et les relations existant entre elles à partir du matériau discursif associé aux expériences vécues. Contrairement aux autres approches qualitatives, la théorisation ancrée est attentive aux enjeux émergents des analyses pour en explorer les ramifications à partir de nouvelles données. À la dernière étape, un modèle théorique et intégrateur susceptible de rendre compte du phénomène social sous observation est proposé. Cette approche a donné lieu à des questionnements épistémologiques quant à sa validité scientifique (Charmaz, 1990) et à des débats qui continuent à alimenter la réflexion (Morse et al., 2009). Elle a été utilisée, par exemple, dans le cas de la maladie chronique (Charmaz, 1990), du cancer (Basinger et al., 2015) et des troubles mentaux et bipolaires (Van der Voort et al., 2009 ; Rose et al., 2002).

Par exemple, l’étude de Rose et al. (2002) a porté sur le fardeau assumé par des proches aidants, présentant une hétérogénéité sociodémographique et qui avaient des parents atteints de troubles mentaux, hospitalisés ou non. Les thèmes émergents renvoyaient, en premier lieu, à la notion de normalité au plan psychosocial à laquelle les proches aidants adhéraient. Le niveau de chagrin, de colère et de frustration qu’ils expérimentaient dépendait de leur capacité à accepter les écarts à la normalité de leur parent malade, particulièrement dans un contexte de diagnostic ambigu. Pour gérer ces conditions, les aidants avaient recours à plusieurs stratégies (limiter les pertes/gérer le chagrin ; naviguer dans le système médical/devenir perspicace ; s’interroger sur les responsabilités dans la gestion de la maladie) en se fixant des objectifs d’endiguement (définir des limites, maintenir un accès au traitement, une logique et une persistance). La gestion de la stigmatisation, la minimisation des pertes et la reformulation des perspectives face à la maladie s’accompagnent de la transformation de leur rôle d’aidant pour y incorporer d’autres fonctions (communicateur, enseignant, défenseur des droits). Cette analyse, tout en contribuant à saisir la dynamique relationnelle, les émotions et les stratégies des aidants dans leur soutien aux parents souffrant de maladies mentales, ne permet pas d’évaluer les variations dans ces itinéraires en fonction des catégories de parents. L’étude de Van der Voort et al. (2009), à l’inverse, s’attache à rendre compte de l’expérience particulière d’époux ou d’ex-époux (hommes et femmes) dont les conjoints souffraient d’un trouble bipolaire. Les concepts fondamentaux qui définissent cette expérience sont ceux de « fardeau » et de « seuls ensemble » (alone together), des perceptions qui sont indépendantes des phases de la maladie. Le fardeau principal est lié au manque de partage des aspects importants du quotidien et se décline dans le sentiment de solitude lié à une triple problématique (le poids de la responsabilité domestique, des enfants et des soins aux malades ; le non partage des émotions comme la culpabilité et la colère, l’absence d’intimité et l’appréhension du futur ; la répercussion de la maladie sur les aidants comme l’abandon d’une activité professionnelle, l’adoption de nouveaux rôles et l’épuisement). Les modes d’ajustement (coping) renvoient à plusieurs stratégies qui varient selon les phases de la maladie sans obéir à une perspective linéaire. Dans la première étape, c’est l’évaluation qui domine (évaluer la situation et l’état de la relation jusqu’à la remettre en question par un divorce, se demander comment influencer le comportement), elle est suivie d’une phase visant à établir un équilibre entre l’effacement et l’épanouissement personnel (tenter de rétablir une relation satisfaisante, chercher de l’aide dans l’entourage ou établir un espace de confort). Ce modèle général varie en fonction de caractéristiques personnelles de résilience, des sentiments envers les époux et de la capacité de partage. L’absence d’aide professionnelle est aussi un élément saillant dans la structuration du soutien extérieur et sa quête peut devenir une source de stress. Cette approche contribue à comprendre la construction des répercussions de la maladie sur les relations de couple et les modes de gestion par les époux des personnes malades, sans cependant distinguer clairement entre ceux des époux et des épouses, qui peuvent présenter des écarts significatifs.

Les approches hypothético-déductives

Les approches hypothético-déductives s’appuient sur la prise en considération de facteurs spécifiques organisés en modèles et dont l’influence relative est vérifiée à partir de méthodologies quantitatives. Celles-ci incluent des questionnaires standardisés et validés, des échantillons plus importants que ceux utilisés dans les approches qualitatives ainsi que des procédures statistiques complexes, en particulier les modèles d’équations structurales (Structural Equation Model) qui peuvent aider à établir les relations de causalité dans l’évaluation de l’état psychologique des aidants.

Un premier ensemble de théories dans ce domaine porte sur les perspectives renvoyant aux dimensions du stress and coping utilisées pour analyser les problèmes rencontrés par les proches aidants, entre autres. Cette théorie, développée par Lazarus et Folkman (1987), postule que le stress ne constitue pas un évènement en soi, mais est le résultat de transactions entre une personne et son environnement, ce qui demande de tenir compte des facteurs cognitifs et affectifs ainsi que des stratégies d’ajustement ou de gestion (coping) qui caractérisent les aidants. L’autoévaluation, qui joue un rôle central dans la structuration de leurs réactions, de leurs sentiments et de leurs comportements, comprend plusieurs dimensions. L’évaluation primaire renvoie à l’estimation des demandes liées au soutien des patients et des ressources disponibles chez les aidants. Si l’écart entre les deux est trop grand, la situation à laquelle ils sont confrontés constitue une possibilité de nuisance ou de menace, mais elle peut aussi constituer un défi à relever et conduire à des gains ou à des bénéfices. Face à la perception d’une menace, un processus d’autoévaluation secondaire permet de cerner les mécanismes d’ajustement ou de gestion (coping) et les conduites disponibles pour parer à la menace. Ces deux premières stratégies d’autoévaluation peuvent prendre place simultanément. Une réévaluation constante de la situation, qui constitue une troisième modalité d’évaluation, joue sur les perceptions des aidants et les modifie. Ce modèle tient compte des facteurs situationnels qui interviennent sur cette évaluation (valeurs, implication, objectifs ; disponibilité des ressources ; nouveauté de la situation ; estime de soi et soutien social ; habiletés d’ajustement ou de gestion (coping) ; degré d’incertitude et d’ambiguïté face à la maladie ; proximité, intensité, durée de la menace et capacité de la contrôler), ainsi que des émotions (anxiété, peur, colère, culpabilité et tristesse) et des comportements de coping.

Le concept de coping renvoie aux « efforts cognitifs et comportementaux nécessaires pour gérer les demandes internes ou externes spécifiques évaluées comme éprouvantes ou dépassant les ressources personnelles » (Lazarus et Folkman, 1984 : 141). Deux grandes stratégies de coping ont été conceptualisées ; elles renvoient à celles axées sur la résolution de problèmes ou sur les émotions (distanciation, évitement, attention sélective, blâme, minimisation, expression des émotions, etc.). Suite à une étude auprès d’aidants de patients vivant avec le VIH, Folkman (1997) rajoute d’autres facteurs susceptibles de jouer sur le stress comme les états psychologiques (positifs et négatifs, croyances religieuses et spirituelles). Quant aux mesures des états de santé, elles renvoient à trois grandes dimensions : fonctionnement adéquat au travail et dans la vie quotidienne ; satisfaction morale ou existentielle ; santé physique. Ce modèle a été élargi en tenant compte de l’origine ethnoculturelle des proches aidants (Haley et al., 1996), qui interviendrait sur les évaluations du stress. Il serait ainsi plus élevé chez les aidants afro-américains, qui souffriraient de niveaux de dépression plus élevés et auraient plus fréquemment recours à des stratégies de gestion liées à l’émotion (auto-contrôle, distanciation, acceptation de la responsabilité et évitement). Le jeune âge des répondants afro-américains et un état de santé plus problématique interviendraient comme facteurs sur l’évaluation du niveau du fardeau et de la détresse émotionnelle plus élevés que dans les autres groupes ethnoculturels. L’introduction de l’ethnicité comme variable structurale (mesure du statut social et du niveau socioéconomique) essentielle est aussi prônée dans l’étude sur des aidants impliqués dans le soin de parents atteints de démence (Knight et al., 2000).

L’étude de Mackay et Pakenham (2012), qui a porté sur les facteurs intervenant sur l’adaptation des proches aidants auprès de patients adultes souffrant de troubles mentaux, reprend aussi le modèle du stress and coping. Les aidants qui s’adaptaient le mieux présentaient des caractéristiques spécifiques (entre autres, plus grand soutien social, meilleure qualité de la relation, niveau de menace faible, autoévaluation plus précise des défis à relever et moins de recours aux stratégies d’évitement). Ces études complexes sur les plans théorique et méthodologique aident à préciser les facteurs qui interviennent sur l’adaptation des proches aidants. Néanmoins, comme pour les autres modèles théoriques, les variations selon les catégories de parents et leur genre, de même que l’évaluation longitudinale des adaptations ne sont pas prises en considération.

Un autre modèle théorique, employé pour l’étude du soutien des enfants et des personnes âgées souffrant de maladies chroniques, renvoie à l’approche risque-résilience (risk-resilience model) développé par Wallander et al. (1989), Wallander et Venters (1995) et Horton et Wallander (2001). Dans ce modèle, les facteurs associés aux risques comprennent les caractéristiques de la maladie ou du handicap, les tensions liées aux soins quotidiens et le stress psychologique ressenti par les proches aidants. Les facteurs liés à la résilience regroupent les facteurs de stabilité et ceux liés au traitement du stress et aux dimensions socio-écologiques. Les facteurs de risque seraient modulés par les facteurs socio-écologiques, intrapersonnels (croyances, attitudes et styles de comportement) et les modes d’ajustement et de gestion (coping). Les facteurs intrapersonnels pris en considération par Wallander et Venters (1995) et Horton et Wallander (2001) incluent la réduction des rôles (role reduction) et la robustesse des aidants (hardiness), et ils expliqueraient une partie importante de la variance. Ces auteurs proposent de rajouter deux facteurs de résilience au modèle dans le cadre de leur étude sur les mères en charge d’enfants qui souffrent de maladies chroniques physiques. Le premier renvoie à l’espoir, qu’ils définissent comme un « cognitive set that is based on a reciprocally derived sense of successful agency (goal-directed determination) and pathways (planning of ways to meet goals » (2001,p.384). Le second facteur privilégié est le soutien social fourni aux aidants, qui contribue à leur bien-être par leur insertion dans des réseaux qui peuvent être utilisés lorsque des évènements préoccupants surviennent. Les résultats indiquent que le niveau de stress ne varie pas chez les aidants en fonction du type de problème de santé des enfants, mais confirment que ces deux facteurs étaient négativement associés au niveau de détresse. Les perceptions de l’espoir auraient un effet modérateur entre les facteurs de stress et les processus d’adaptation quand le stress est élevé, mais ce rôle tampon est absent quand les liens entre le soutien social et le stress sont évalués.

Au modèle risque-résilience de base, des chercheurs ont rajouté des facteurs supplémentaires. C’est le cas de King et al. (1999) qui ont proposé d’introduire un cadre de référence, le outcome process framework, qui consiste à évaluer la contribution de la perception de la qualité des soins hospitaliers et médicaux au bien-être des proches aidants (satisfaction quant aux soins et bien-être émotionnel). Leur recherche auprès de parents d’enfants souffrant de troubles neuro-développementaux indique que lorsque cette perception est positive, le niveau de bien-être parental est significativement plus élevé. Celui-ci dépend aussi de l’importance des problèmes de comportement associés à la maladie des enfants.

Une autre approche utilisée pour la compréhension des problèmes de santé vécus par les proches aidants renvoie au modèle du processus de stress associé aux soins (caregiving stress process model). Pour Pearlin et al. (1990), le stress vécu par les proches renvoie à un processus comprenant plusieurs dimensions (caractéristiques socioéconomiques et ressources disponibles chez les aidants) auxquelles s’ajoutent les stresseurs primaires, directement liés à la prestation des soins, les stresseurs secondaires (difficultés et rôles à remplir en dehors des soins) et les difficultés psychologiques (liées à l’évaluation de l’auto-efficacité). Dans ce processus, les stratégies de gestion et de soutien social sont des médiateurs qui jouent un rôle dans la modulation du stress lié aux soins et ont un effet sur le bien-être des aidants (physique, mental et capacité à maintenir leurs fonctions sociales). Ce modèle a été employé dans le cadre d’une étude sur les conjoints de personnes souffrant de cancer et soumises à un traitement chimiothérapique (Schumacher et al., 1993 ). L’étude a démontré son intérêt pour l’évaluation des contraintes qui pèsent sur les aidants, en expliquant une grande partie de la variance dans les résultats. L’apport de ce modèle a aussi été vérifié dans le cas d’un échantillon de proches aidants provenant de plusieurs groupes ethnoculturels (entre autres, afro-américains et hispaniques) impliqués dans les soins auprès de personnes souffrant d’Alzheimer (Hilgeman, 2009). Les résultats indiquent que l’origine ethnique constitue une variable importante à considérer dans l’application de ce modèle, étant donné les variations constatées dans cet échantillon lorsque ce facteur est pris en considération.

À partir d’une réévaluation des facteurs privilégiés dans ces trois dernières approches, Raina et al. (2004) proposent un modèle multidimensionnel hybride plus large, applicable aux populations pédiatriques et gériatriques, qui inclut les processus d’aide à la fois formels et informels ainsi que le rôle des soins formels dans l’évaluation de la santé des proches aidants. Ils suggèrent de distinguer entre les états d’handicaps et les conduites qui leurs sont associées, de détailler les facteurs socio-écologiques en introduisant les construits associés au fonctionnement familial et au soutien social, et enfin de tenir compte des effets à la fois sur la santé physique et mentale. Cette version amplifiée fait l’objet de développements analytiques visant à spécifier chacun des construits et à les opérationnaliser. Selon ces auteurs, ce modèle demande une vérification empirique par des analyses statistiques qui dépassent le simple repérage des associations pour inclure les modèles d’équations structurales à même de mettre à jour les relations causales entre les facteurs privilégiés. Ils préconisent le recours à des études longitudinales pour mieux saisir la dynamique du soutien familial, les phases et les transitions qui interviennent dans ce processus, en vue de proposer des modèles d’intervention qui contribueraient à l’amélioration du bien-être des aidants familiaux.

La recherche sur les répercussions du deuil sur les relations familiales

Si l’on se tourne vers les études portant sur les processus de deuil dans la famille lors d’un décès, on trouve des parcours de recherche qui se rattachent aux approches théoriques et méthodologiques qui viennent d’être présentées. On observe surtout que l’évolution récente dans ce domaine favorise l’élaboration de démarches intégratives.

Les perspectives issues de la psychologie dominent encore le discours sur le deuil, notamment parce que les études visent souvent à éclairer des problématiques liées à l’intervention auprès des endeuillés lors de deuils compliqués ou pathologiques. Cependant, une approche interdisciplinaire s’est imposée graduellement, grâce à l’apport de sociologues (Veyrié, 2014 ; Clavandier, 2009 ; Castra, 2003), d’anthropologues (Berthod, 2009, 2014-2015), de travailleurs sociaux (Brunhofer, 2014) et d’autres praticiens, notamment pour l’accompagnement existentiel et spirituel (Nadeau, 2001, 2008). Ainsi, dans les études publiées au cours des dix dernières années, les chercheurs présentent le deuil comme un phénomène carrefour (Bacqué, 2013) et en font ressortir le caractère social (Roudaut, 2012). Même lorsque les travaux menés auprès des endeuillés demeurent centrés sur les processus psychologiques (Zech, 2006), ils insistent sur l’importance de tenir compte des processus relationnels (Zech et al., 2013 ; Neimeyer et al., 2014). C’est là une réponse à des préoccupations devenues grandissantes au cours des décennies précédentes, réclamant un examen plus englobant des phénomènes liés à la mort et au deuil (Gilbert, 1996). C’est dans le cadre de cette évolution que les travaux des chercheurs sur l’expérience de deuil se sont élargis progressivement pour considérer comment ce vécu s’insère à l’intérieur d’un réseau de relations familiales, d’un milieu de travail, d’une société, d’une culture. Pour aider l’endeuillé à traverser le drame personnel qu’il vit, tous ces réseaux ont un rôle à jouer. Théoriciens et cliniciens ne peuvent plus les ignorer ; ils élargissent la portée de leurs études pour en tenir compte.

Les chercheurs qui étudient ce que vivent les membres d’une famille lors d’un deuil utilisent des approches théoriques et méthodologiques diversifiées, qui correspondent dans l’ensemble à celles qui ont été retenues au sujet de la maladie grave ou létale. La présentation générale des approches théoriques que sont la systémique, le socio-constructivisme, la résilience et le coping ayant déjà été faite à l’occasion de la discussion sur la maladie, nous ne la reprendrons pas ici. Nous nous attacherons plutôt à montrer comment ces théories sont mises à contribution dans les travaux de recherche sur le deuil. Nous mettrons en évidence comment la grande tendance qui se dégage présentement consiste à intégrer des éléments tirés de plusieurs de ces théories afin de prendre en compte les multiples dimensions de l’expérience des personnes et des familles endeuillées. Certaines recherches utilisent comme méthodologie la théorisation ancrée, d’autres font appel à l’analyse de contenu, aux entretiens avec des groupes cibles (focus group), à l’ethnographie et à l’étude de cas (case study). Ces diverses méthodologies sont recensées dans Bourgeois (2006), qui les reprend de Neimeyer et Hogan (2001). Bourgeois fait aussi état des études qui examinent comment l’utilisation des échelles d’évaluation du comportement de deuil peut faciliter le repérage du deuil pathologique. Les avancées théoriques sont mises à contribution pour orienter l’intervention auprès des familles endeuillées, particulièrement de leurs membres les plus vulnérables, ce qui suscite la publication de guides et manuels destinés aux praticiens (Archer, 2008 ; Stroebe et al., 2008 ; Becvar, 2013).

Le vécu des membres d’une famille endeuillée, un créneau distinct à l’intérieur des études sur le deuil

Quelles que soient les perspectives théoriques ou les méthodologies utilisées, les études sur le deuil reconnaissent l’importance de tenir compte des particularités du deuil, notamment les caractéristiques de la personne décédée (conjoint, nouveau-né, enfant, frère ou sœur, grand-parent), les circonstances du décès (accidentel ou prévisible, maladie de longue durée, suicide, etc.) et le contexte dans lequel la personne a pu ou non se préparer à l’éventualité de la perte. Les problématiques liées au deuil dans la famille en sont progressivement arrivées à constituer un créneau encore limité mais bien distinct dans l’ensemble des études sur le deuil (Delalibera et al., 2015 ; elles donnent lieu à la publication de nombreux articles et chapitres dans des ouvrages collectifs (par exemple Dyregrov et Dyregrov, 2008 ; Jeffreys, 2014 ; Corden et Hirst, 2013 ; Rachédi et al., 2010).

La perspective privilégiée par les chercheurs les amène le plus souvent à s’intéresser aux endeuillés comme à des individus membres d’une famille, plutôt qu’à la famille elle-même. Les efforts se sont d’abord concentrés sur les aspects psychologiques du deuil. Les démarches inspirées par les travaux de Bowlby (1978) sur les styles d’attachement (l’attachement sécure, les attachements insécure-évitant et ambivalent-résistant) ont popularisé l’élaboration de modèles psychodynamiques qui présentent sous forme d’étapes plus ou moins linéaires le cheminement d’un deuil vers sa résolution (choc initial, protestation, désorganisation, réorganisation). Cette typologie s’est avérée utile pour faciliter le repérage des deuils qui présentent des complications. Ces modèles, qui s’intéressent aux aléas de la trajectoire personnelle de l’endeuillé, se prêtent moins aux recherches portant sur le groupe familial. On constate également qu’ils ne font plus l’unanimité ; plusieurs chercheurs considèrent qu’ils n’ont pas donné lieu à une validation adéquate (Maciejewski et al., 2007 ; Neimeyer, 2001).

Sans être complètement abandonnées dans les recherches sur le deuil en contexte familial (par exemple, Braun et Berg, 1994), les références aux divers styles d’attachement, aux étapes dans la trajectoire du deuil ou aux tâches (Worden, 1983) à remplir par l’endeuillé pour en arriver à la résolution de son deuil (accepter la perte, passer à travers son chagrin, s’ajuster à une vie sans l’être perdu, réinvestir dans de nouvelles relations) sont maintenant intégrées à des perspectives plus larges. Les éléments qui sont mis à contribution pour enrichir la recherche sur le deuil dans les familles sont empruntés aux théories sur la résilience, l’ajustement au deuil (coping) et la construction du sens face à la perte (meaning-orientation).

Avant d’aborder ces contributions, nous ferons d’abord état de l’influence des théories systémiques, car c’est en grande partie grâce à cet apport que les études sur le deuil en contexte familial en sont arrivées à constituer un créneau distinct dans l’ensemble de la recherche sur le deuil.

Système familial, dyades et réseaux intergénérationnels

On trouve dès les années 1990 des ouvrages d’orientation systémique portant spécifiquement sur le deuil en contexte familial, notamment lors du décès d’un enfant (Pereira, 1998 ; De Montigny et Beaudet, 1997). L’approche systémique ne s’en tient pas uniquement à la réaction individuelle de la personne qui est confrontée à un deuil. La perte d’un être cher est considérée comme un évènement qui bouleverse la vie de l’ensemble du système familial. La réaction de chacun des membres suite à la perte a un effet sur le groupe et la réaction de la famille en tant qu’unité se répercute sur le cheminement de deuil de chacun de ses membres, selon un enchaînement de causalité circulaire plutôt que linéaire (Gilbert, 1996 ; Lichtenthal et al., 2010 ; Walsh et McGoldrick, 2004). Les études en thérapie familiale montrent l’importance de la qualité des relations intrafamiliales dans l’évolution du processus de deuil (Kissane, 2015). Dans une famille en deuil, le partage du chagrin et la participation de la famille dans les rituels de deuil sont des conduites qui, selon les études réalisées, contribuent au maintien de la cohésion familiale. Les recherches portant sur les communications à l’intérieur de la famille suite à un décès indiquent que des facteurs comme l’honnêteté et la transparence ont un effet observable (Kazak et Noll, 2004 ; Walsh et McGoldrick, 2004). Lors du décès d’un enfant, le partage à l’intérieur du groupe familial des pensées, des sentiments éprouvés et des récits d’épisodes heureux de l’histoire familiale incluant l’enfant décédé sont des éléments qui aident le système familial à demeurer un milieu de vie pour les survivants et à continuer à faire sens malgré la perte (Nadeau, 2001, 2008). La capacité d’intégrer de façon durable dans l’histoire de la famille l’expérience vécue lors de la perte contribuerait aussi à maintenir la cohésion du couple et celle de la famille.

La famille est souvent abordée par l’intermédiaire du couple. Ainsi, un relevé de littérature pour la période 2000-2014 fait état de 24 études publiées en anglais portant sur l’évolution des relations dans un couple suite à la mort d’un enfant (Albuquerque et al., 2016). La définition de la famille était liée à la notion de mariage dans toutes les études, sauf deux auxquelles ont aussi participé des parents en union de fait. Les variables retenues pour examiner les effets du deuil sur la relation de couple sont : les facteurs liés à la situation dans laquelle s’est produit le décès (la cause du décès, maladie ou accident ; quel âge avait l’enfant), la présence ou non d’enfants survivants, les caractéristiques de la relation de couple et des communications entre les conjoints avant le décès ainsi que les caractéristiques particulières de la famille (réseau de support, pratique religieuse, etc.). La moitié de ces études ont été menées avec des méthodologies quantitatives, avec des participants qui se sont portés volontaires et qui faisaient partie de regroupements offrant des services aux personnes en deuil. Il s’agissait presque toujours d’études longitudinales. Les sept études qui ont été menées avec des méthodologies qualitatives s’intéressaient surtout aux effets du décès de l’enfant sur l’évolution du mariage. Cinq études utilisaient des méthodologies mixtes et elles portaient sur les effets du décès de l’enfant sur la survie du couple ou sa dissolution, sur la vie sexuelle des conjoints et sur le choix d’avoir d’autres enfants.

On voit aussi apparaître des recherches portant sur les échanges intergénérationnels comme source de soutien à l’intérieur de la famille endeuillée. L’analyse en théorisation ancrée d’entrevues menées auprès de 21 grands-parents et 19 parents faisant partie de 10 familles qui avaient perdu un enfant (White et al., 2008) a permis d’identifier les diverses formes que peut prendre ce soutien : présence, reconnaissance, exécution de tâches, information. Toutes les familles ont fait mention du soutien marquant fourni par au moins l’un des grands-parents et presque toutes les familles ont décrit comment l’ambivalence dans les relations a entraîné des complications. Dans la plupart des cas, ce sont les grands-parents qui apportent un soutien à leur enfant adulte, plutôt que l’inverse.

Résilience, ajustement au deuil et construction du sens dans la famille

Comme le montre Anaut (2015), la construction théorique du concept de résilience intègre les apports des théories systémiques, des théories développementales et de la psychanalyse. La résilience se prête à de multiples définitions : certains auteurs l’abordent comme une capacité qui se développe sur le long terme, d’autres y voient un processus lié à une interaction entre les facteurs de risque et les facteurs de protection mis en jeu lors d’une épreuve, et d’autres encore la présentent comme le résultat positif obtenu grâce à des stratégies adaptatives (coping).

Les familles sont étudiées sous l’angle de la résilience (Delage, 2008) et des rapprochements sont aussi tentés entre la résilience et le deuil (Lefebvre et Michallet, 2009-2010). Il faut cependant noter que le deuil est une expérience qui se situe dans l’ordre des choses, ce qui est différent d’une situation traumatique (maltraitance, misère, conflits armés, catastrophes) (Hanus, 2009-2010). Les recherches qui s’inspirent des théories sur la résilience comme capacité examinent comment l’endeuillé en arrive à repérer, dans sa vie intérieure et dans les rapports avec sa famille et son entourage, des ressources qui l’aideront à transformer l’expérience de vulnérabilité qu’il vit suite à la perte d’un être cher, et à se transformer lui-même à plus long terme à mesure qu’il devient résilient. Les recherches centrées sur la résilience comme processus s’attachent à repérer les facteurs de protection et les facteurs de risque, non seulement sur le plan individuel, mais aussi sur les plans familial et communautaire. Les travaux qui abordent la résilience comme le résultat d’un processus d’adaptation, d’ajustement à une perte vécue à un moment précis de l’histoire de la personne ou de la famille, empruntent des éléments aux théories sur le coping et insistent sur la réponse immédiate à la perte plutôt que sur un changement à long terme chez la personne ou la famille qui serait devenue plus résiliente après avoir surmonté l’épreuve.

Un examen des thèmes traités dans l’ouvrage Living Beyond Loss: Death in the Family permet d’illustrer comment les théories sur la résilience, l’ajustement au deuil (coping) et la construction du sens en sont arrivées à occuper une place grandissante pour l’étude du deuil en contexte familial, en se rattachant d’abord aux travaux des chercheurs qui se réclamaient de la perspective systémique. Lors de sa première publication en 1991, cet ouvrage collectif dirigé par Walsh et McGoldrick s’intéressait surtout aux effets du deuil sur le système familial selon l’âge des personnes, leur rôle dans le réseau familial et les interactions entre les générations au sein de la famille élargie. Dans sa deuxième édition de 2004, il s’enrichit de nouveaux chapitres portant sur la résilience des familles et sur leurs stratégies d’ajustement et de construction du sens, notamment lors d’un décès survenu dans un contexte traumatisant (un suicide, par exemple), lors d’un deuil qui n’est pas reconnu socialement ou qui provoque une stigmatisation, ou encore lors d’un désastre de grande envergure qui touche plusieurs familles membres d’une collectivité.

Dans une étude menée par questionnaire auprès de 39 familles où l’un des parents était décédé, Greeff et Human (2004) ont mis en évidence les facteurs mentionnés par les endeuillés comme ayant facilité leur adaptation à la perte : le soutien mutuel que s’apportent entre eux les membres de la famille – à la fois sur le plan émotif et dans les pratiques –, la robustesse de l’unité familiale, des traits de caractère positifs chez les membres de la famille (par exemple l’optimisme), le soutien obtenu auprès de la famille élargie et du réseau d’amis ainsi que les croyances et les activités ayant un caractère religieux. Par la suite, les travaux de Greeff et Human sur la résilience dans les familles suite au décès de l’un des parents ont fait l’objet d’un chapitre dans un manuel récent sur la résilience familiale (Becvar, 2013 : 321-337). La notion de résilience a aussi été utilisée pour aborder l’expérience de veuvage chez les hommes gais (McNutt, 2015). Des entrevues semi-structurées ont été menées avec cinq veufs qui avaient perdu leur conjoint dans des circonstances autres qu’une maladie liée au VIH-Sida. L’étude a permis d’identifier trois éléments qui peuvent servir d’indicateurs pour distinguer entre une trajectoire où le deuil chemine dans la résilience et une trajectoire qui se complique parce que l’endeuillé montre moins de résilience aux plans émotif et social. Ces indicateurs sont la capacité de s’affirmer et d’obtenir une validation sociale, le degré d’intégration de l’endeuillé dans sa famille d’origine et le caractère plus ou moins positif de l’image de soi.

Afin de mettre en évidence la tendance qui favorise les démarches intégratives pour l’étude des répercussions du deuil sur les relations familiales, nous présenterons maintenant des approches récentes qui empruntent des éléments à la fois au modèle risque-résilience, au modèle d’ajustement au deuil (stress and coping) et/ou au modèle axé sur la construction du sens suite à la perte (meaning-oriented).

Une tendance qui favorise les démarches intégratives

Parmi les travaux récents qui abordent le deuil selon une perspective élargie (expanded frame), ceux de Neimeyer et de ses collègues (2000, 2001, 2006) sont centrés sur la construction du sens suite à la perte, tout en faisant référence aux théories sur la résilience. Le deuil est alors considéré à la fois comme un évènement naturel – une épreuve à l’égard de laquelle l’être humain montre une capacité d’adaptation – et une expérience humaine socialement et culturellement construite qui donne lieu à une grande variété dans les conduites d’adaptation à la perte de la part des personnes et des groupes (Archer, 2008 ; Neimeyer et al., 2002). La reconstruction du sens dans la famille endeuillée a été examinée en la mettant en lien avec les manifestations de résilience de la part des membres de la famille, entre eux et en tant que membres d’une collectivité plus large (Hooghe et Neimeyer, 2013).

Selon ce modèle social-constructiviste, le deuil est, tant sur le plan privé que public, une activité de communication et d’interprétation située (situated interpretive communicative activity ; Neimeyer et al., 2014 : 328, 337, 342). Les recherches menées auprès des endeuillés dans le cadre de cette approche examinent comment se fait la reconstruction du sens. Elles montrent qu’à travers des activités narratives, la personne peut trouver un sens à la perte irrémédiable d’un être cher, reconstruire la cohérence de sa propre histoire de vie et renégocier les liens qui vont continuer de l’unir au disparu émotionnellement, symboliquement ou en faisant mémoire (Neimeyer et al., 2010). À partir de leur propre récit, les endeuillés se donnent de nouvelles perspectives pour interpréter ce qu’ils vivent et reformuler des constats liés à des étapes antérieures de leur cheminement.

D’autres recherches font appel à la fois à la théorie de l’ajustement au deuil et à celle de la construction du sens suite à la perte. Ainsi, Folkman (2001) propose de revoir l’approche d’ajustement au deuil pour tenir compte des stratégies de coping basées sur la signification (meaning-based coping), qui viennent s’ajouter aux stratégies déjà connues des chercheurs, qui sont celles visant à réduire la tension émotionnelle et celles visant à résoudre le problème ou à modifier la situation qui cause la détresse. Les stratégies de coping sont utilisées pour répondre à des troubles de l’adaptation, non seulement sur le plan individuel, mais aussi en situation d’interaction à l’intérieur du couple (Stroebe, Schut et Finkenauer, 2013). Dans une étude récente, Bergstraesser et ses collègues (2015) ont examiné le processus d’ajustement en dyade (dyadic coping) sur la relation de couple lors du décès d’un enfant suite à une maladie grave et terminale. Ils ont constaté que la symétrie et la complémentarité dans le couple lors du partage des émotions au sujet de la perte et du choix des gestes posés pour garder des liens avec l’enfant décédé (common dyadic coping) jouent un rôle important dans le travail du deuil et d’ajustement à la perte pour chacun des conjoints ainsi que pour le couple.

La théorie de l’ajustement au deuil s’est aussi enrichie d’une variante : le modèle du double processus d’ajustement au deuil, élaboré depuis la fin des années 1990 par Stroebe et ses collègues. Dès son origine, ce modèle se voulait intégrateur (Stroebe et al., 2006). Il s’inspire à la fois de la théorie de l’attachement de Bowlby (1978), des tâches à accomplir par les endeuillés pour s’adapter à la perte (Worden, 1983), du modèle risque-résilience, du stress and coping (Lazarus et Folkman, 1984) et des théories sur la reconstruction du sens (Stroebe et Schut, 2001). Dans un article publié en 2015, les auteurs décrivent les nouveaux éléments qu’ils viennent d’ajouter à leur modèle pour aborder le deuil en contexte familial (Stroebe et Schut, 2015).

Le modèle du double processus d’ajustement au deuil retient deux orientations pour le processus d’ajustement : une orientation vers la perte et une orientation vers la restauration. Il introduit la notion d’oscillation entre ces deux orientations, un élément qui s’est avéré pertinent lors des études empiriques portant sur les processus individuels liés au deuil et qui pourra se révéler fécond pour l’examen des répercussions du deuil dans le réseau des relations familiales. Les indicateurs établis précédemment pour l’étude des processus individuels sont maintenant accompagnés d’indicateurs applicables à la famille (Stroebe et Schut, 2015 : 875, figure 1). Ils permettent d’observer comment la famille endeuillée chemine dans son deuil en utilisant à la fois des stratégies de confrontation à la perte et des stratégies d’évitement. Les conduites d’évitement ne sont pas automatiquement considérées comme des réactions inappropriées. C’est la flexibilité dans l’utilisation de ces stratégies multiples qui permet au processus d’oscillation d’exercer un effet régulateur. Les études empiriques qui ont été menées jusqu’ici pour tester l’efficacité de ce modèle montrent des résultats positifs, notamment dans les cas de deuils compliqués (Zech, 2006) et du deuil vécu par le couple suite au décès d’un enfant (Meij et al., 2008). L’application du modèle dans le contexte familial constitue un développement prometteur.

Les contributions proposées dans ce numéro

La famille est un lieu révélateur des grandes tendances dans l’évolution d’une société. Les recherches sur les répercussions de la maladie grave et du deuil sur les relations familiales doivent tenir compte des multiples visages des familles : classiques, reconstituées, monoparentales, homoparentales, issues de l’immigration, etc. Les articles rassemblés dans ce numéro introduisent de nouvelles perspectives à cet égard et viennent élargir notre compréhension des enjeux rattachés à la maladie grave ou létale et au deuil.

Dans l’article de Claire Van Pevenage et d’Isabelle Lambotte, la perspective psychologique touchant les enjeux familiaux entourant la maladie grave d’un enfant est soulevée en présentant ses enjeux dominants. Elle met en évidence la multiplicité des sentiments impliqués dans l’annonce de la maladie, qui précède la prise en main de l’enfant et son traitement, et peut donner lieu à des incompréhensions avec les intervenants en santé. À partir d’exemples cliniques, les auteures cernent les éléments du système familial qui modulent une bonne gestion de la maladie. La dynamique familiale est aussi explicitée en mettant en évidence les alternances, rapprochement ou distanciation, qui rythment les rapports interpersonnels et les blocages qui peuvent survenir. Les répercussions sur les parents dans leur relation de couple se caractérisent par une réorganisation du partage des tâches et des affects, avec une atteinte aux modalités de l’intimité marquées par la distanciation ou le rapprochement. Les dimensions socioculturelles sont aussi prégnantes. Elles jouent un rôle important dans la construction, les significations et l’interprétation de la maladie, de même que dans l’expression des sentiments et les relations familiales qui interviennent dans la prise en charge de la personne malade – des éléments importants à considérer par les intervenants en santé. Les auteures abordent aussi les tensions intrapsychiques spécifiques provoquées par la maladie, tout comme les modalités de l’accompagnement psychoaffectif nécessaire. Ce tour d’horizon met en évidence la diversité des répercussions sur la famille selon les configurations psychosociales et culturelles.

L’article de Marc-Antoine Berthod, Yannis Papadaniel et Nicole Brzak prolonge cette problématique en se penchant plus précisément sur la triple conciliation à établir consécutivement à un cancer chez l’enfant (gestion domestique, du travail extérieur et du suivi médical de l’enfant). Une étude qualitative fondée sur des entrevues en profondeur auprès de parents aidants de personnes atteintes d’une maladie grave, incluant des enfants, en Suisse francophone, met à jour les contraintes qui interviennent sur le travail des parents dans un contexte législatif qui limite la période de congé qu’ils peuvent prendre pour assurer leur soutien. Les relations interpersonnelles tant professionnelles que familiales sont également modifiées, les membres de la fratrie en particulier étant soumis à des conditions qui exigent des adaptations et une maturation rapides qui reflètent non seulement les processus de distanciation entre les membres de la famille, mais aussi dans le couple et le milieu de travail. Cette distanciation s’accompagne cependant de formes de solidarité parentales pour assumer les contraintes liées au soutien de l’enfant sur les plans temporel et affectif ainsi que les tâches nécessaires au suivi médical ou lors des phases de fin de vie. Cette analyse met en relief l’absence de politiques publiques adéquates dans le domaine professionnel pour tenir compte de la problématique de l’enfant gravement malade et de ses exigences, qui affectent les possibilités d’une conciliation optimum entre les différentes lourdes tâches auxquelles les parents sont confrontés.

La transition aux soins adultes de jeunes gens malades vivant avec une maladie chronique grave fait l’objet de l’article de Manon Champagne, Suzanne Mongeau et Sophie Côté, à partir d’une approche inspirée de la théorie des logiques d’action, développée par Dubet. L’analyse des résultats met en relief plusieurs types d’expérience. L’expérience de la transition des soins pédiatriques aux soins adultes se décline selon des modalités diverses en fonction de la famille : sentiment d’abandon, menace à l’identité de parents qui ne se sentent plus accompagnés par les intervenants en santé, absence de services, difficultés à concilier travail et charge des enfants à cause de l’absence de ressources de placement et des fréquents réaménagements, réduction des services de répit, préoccupations de mobilité, réduction des services de soins corporels, gestion des différents rôles et réajustements, manque de compréhension des différents intervenants, difficultés financières. D’autres familles, surtout monoparentales, sont forcées par la gravité de la maladie à un maintien à domicile et à maintenir leur implication en l’absence de services et de ressources financières suffisantes. Face à cet ensemble de défis, les parents font la preuve d’une résilience certaine et de courage, malgré l’épuisement qui les affecte. Plusieurs d’entre eux s’impliquent comme bénévoles dans différentes interventions critiques afin de faire connaître les besoins spécifiques de ces populations et leurs enjeux dans les différentes sphères. Cette étude met en évidence la diversité des significations associées aux expériences vécues, les stress éprouvés, les logiques d’action et leurs caractéristiques (intégration, stratégie, subjectivation) qui sous-tendent ces itinéraires familiaux.

Faisant contraste avec le contexte des maladies pédiatriques, l’article de Pamela Miceli s’intéresse à la maladie d’Alzheimer à un stade avancé, qui affecte les personnes plus âgées, et à ses répercussions sur le réseau familial. Son analyse porte sur l’expérience de proches aidants, conjoints et enfants, étudiée à partir des dilemmes, une notion qui sert de cadre conceptuel pour mettre en évidence les crises vécues dans la prise en charge des malades et les actions à poser. Celles-ci peuvent soulever des enjeux qui placent les répondants dans des situations contradictoires et des choix difficiles. À partir de cette étude qualitative auprès de proches aidants, français et espagnols, qui ont participé à une entrevue, trois registres de références normatives ont été mis à jour : principes moraux et éthiques sous-jacents à l’obligation, expérience relationnelle, émotions qui sont à considérer dans leur arrimage pour saisir les dilemmes. L’auteure montre comment ces registres sont mis à l’épreuve lors de trois moments : ceux liés à la toilette et aux soins corporels ; ceux entourant le recours aux ressources d’accueil et ceux liés à une ingérence dans la sphère intime des malades. L’inscription des malades dans les structures d’hébergement, réversible ou définitive, est aussi l’occasion d’expérimenter de nouveaux modes relationnels sur les plans conjugal ou filial.

Cet ensemble d’articles soulève ainsi les enjeux associés aux maladies pédiatriques et gériatriques et leurs répercussions sur les relations familiales en fonction des situations, mettant en relief leur réorganisation et la diversité des stratégies privilégiées pour gérer les lourds fardeaux que demandent les soins aux proches.

Un dernier groupe d’articles présente quatre situations où c’est la mort qui devient un horizon incontournable pour la famille et même pour toute une communauté : lorsque le domicile familial devient le lieu choisi pour mourir, lorsqu’un conjoint devient invisible aux yeux de l’État qui ne reconnaît pas son veuvage, lorsque les répercussions du décès se font sentir dans un réseau transnational de relations familiales et lorsque des suicides se produisent en grappe dans une collectivité.

L’article de Julien Biaudet et Tiphaine Godfroid décrit ce qui se vit au domicile lorsque la famille prend en charge les derniers moments de la vie d’un des siens. Le tableau ainsi brossé montre comment le domicile devient alors un « puissant révélateur de logiques sociales plus générales » et un espace où l’acte de soin posé par les experts qui envahissent les lieux s’accompagne d’une intervention qui vise non seulement l’espace matériel qui était réservé jusque-là aux seuls membres de la famille, mais aussi leur espace psychique, notamment en ce qui a trait à leurs représentations de ce que devraient être un « bon soin » et une « bonne mort ». L’étude porte sur la situation en France où, selon les auteurs, l’hospitalisation à domicile s’est considérablement développée depuis 2005. Les données obtenues indiquent que les adaptations qui sont demandées aux membres de la famille en échange des services professionnels qui leur sont fournis entraînent une redéfinition de leur rôle dans la dynamique familiale et même une remise en question de leur identité. Loin d’apparaître comme un lieu « pacifié », le domicile peut devenir une arène où se livrent des luttes pour le contrôle de la situation. Les auteurs recommandent un travail d’explicitation, respectueux de la contribution de tous les acteurs, pour que le mourant ait accès aux meilleurs soins, tout en préservant l’espace matériel et psychique dont la famille a besoin pour vivre dans l’intimité des moments précieux, les derniers qu’elle partagera avec la personne mourante.

Toujours en contexte français, les analyses menées par Isabelle Delaunay mettent en évidence une situation elle aussi paradoxale, celle des personnes mariées, non mariées ou remariées qui ne sont pas considérées comme des veufs au sens de l’état civil suite au décès de leur conjoint. Une première analyse quantitative a été réalisée à partir des données recueillies en France par l’Institut national d’études démographiques, relativement à l’histoire familiale des personnes des générations récentes qui sont devenues veuves jeunes, avant 55 ans. L’analyse montre que le veuvage peut devenir invisible aux yeux de l’État : un cinquième des veufs et un tiers des jeunes veufs seraient ainsi effacés des statistiques. C’est ce qui ressort aussi à travers l’analyse d’entretiens menés auprès de 24 jeunes veuves et 5 jeunes veufs, dont plus du tiers étaient en union de fait lors du décès de leur conjoint. L’auteure constate que les programmes de l’État et le soutien social dont peuvent bénéficier les familles ainsi que les personnes endeuillées sont tributaires d’une conception du veuvage qui ne tient pas compte des réalités actuelles et des nouvelles configurations familiales, qui donnent lieu de nos jours à de multiples recompositions. Le statut de veuf est grandement méconnu dans nos sociétés, ce qui peut faire en sorte que des dispositions légales et administratives périmées échappent à l’attention et continuent de s’appliquer automatiquement, au détriment de ces personnes.

Une autre situation méconnue est celle que vivent les familles issues de l’immigration lorsque se produit le décès d’un des leurs. Lilyane Rachédi, Catherine Montgomery et Béatrice Halsouet ont recueilli des données à cet égard auprès de familles immigrantes qui se sont installées au Québec à partir de 2010. Des travaux menés dans le cadre de trois recherches qualitatives sont mis à contribution pour documenter l’expérience de deuil de ces familles à l’intérieur d’une démarche de recherche présentement en cours. Comme cette recherche-action en est à son stade exploratoire, l’expérience de deuil vécue en contexte d’immigration nous est présentée avec l’analyse préliminaire d’une première entrevue, qui décrit comment une endeuillée peut avoir accès à un réseau d’entraide et de soutien local et transnational. Grâce aux nouvelles technologies de communication, des mises en présence virtuelles deviennent possibles, ce qui vient renforcer la solidarité au sein des familles affligées par un décès. Dans nos sociétés ouvertes à l’immigration, la recherche a un rôle à jouer pour éclairer des enjeux et inspirer des mesures sociales adaptées aux besoins de ces familles endeuillées.

C’est aussi au Québec que Guillaume Grandazzi a mené sa recherche sur des décès qui se produisent dans des circonstances traumatisantes, soit le suicide chez les adolescents et les jeunes adultes. Son étude a été réalisée dans deux localités, dont l’une comprenant une population autochtone. Les vingt personnes rencontrées en entrevues avaient entre 18 et 75 ans et elles avaient toutes été touchées par au moins trois suicides de jeunes de leur entourage avec moins de douze mois entre deux suicides. En plus des échanges avec les membres de la famille de ces jeunes et de leurs proches, le chercheur a recueilli des données auprès des intervenants des services sociaux ou de santé, de la municipalité et de la Sûreté du Québec. Cette démarche socio-anthropologique se situe dans un contexte qui dépasse la famille pour englober toute la communauté endeuillée. Selon l’auteur, un examen des modalités individuelles et collectives de la résilience des personnes et des groupes s’impose pour aborder ce phénomène dans toute sa complexité. Un diagnostic faisant état de problèmes individuels de santé mentale chez les jeunes qui choisissent de se suicider ne suffit pas. Pour comprendre les répercussions de ces évènements, il faut apprendre à mieux connaître le contexte socio-historique dans lequel s’inscrivent les collectivités touchées, les enjeux identitaires et culturels, les modalités de gouvernance familiale et communautaire, les facteurs de marginalisation et les rapports entre les générations au sein des familles.

Cet ensemble d’articles s’ajoute aux études citées dans les deux premières parties de cette présentation pour illustrer la diversité des approches théoriques et méthodologiques mises à contribution pour traiter des enjeux entourant la maladie grave, la mort et le deuil, dans différents contextes nationaux, culturels et familiaux. Ces analyses demandent à être prolongées en tenant compte plus systématiquement des origines socioculturelles, des conditions socioéconomiques, de l’utilisation des réseaux sociaux en ligne comme source de soutien ainsi que des transformations rapides que connaissent les systèmes de santé et les armatures juridiques et éthiques, notamment les nouvelles dispositions qui régissent l’aide médicale à mourir. Leurs répercussions sur le traitement des maladies graves, sur les processus décisionnels que les familles auront à assumer conjointement avec leur proche en fin de vie et sur les processus de deuil constituent de nouveaux chantiers de recherche qui pourront alimenter la réflexion sur les réseaux familiaux et intergénérationnels.