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Intervention éducative à domicile

L’intérêt croissant de nos sociétés occidentales pour les droits de l’enfant se manifeste dans les évolutions législatives et dans les initiatives politiques visant à la fois à soutenir et à contrôler les parents. Au tournant du siècle, l’objectif de soutien s’est manifesté par le développement d’actions financées par l’État français. À côté de ces interventions de « soutien à la parentalité » souvent menées auprès de groupes de parents, les interventions visant spécifiquement une famille désignée restent le cœur de métier du travail social en protection de l’enfance. Les préoccupations sont alors fondées sur une information repérée par l’école, l’entourage ou d’autres travailleurs sociaux. L’évaluation sociale de la situation des enfants va conduire à entrer dans l’intimité des familles. Comme le soulignent Bawin et Dandurand, l’intime suppose « une clôture, une frontière à ne pas dépasser, un territoire que l’on réserve à soi-même […] et à certains privilégiés que l’on considère comme ses proches » (Bawin et Dandurand, 2003 : 3). En protection de l’enfance, l’État français s’octroie le droit de franchir ces frontières du privé et du public à partir desquelles s’est construite l’intimité de l’individu moderne. Au cours du XIXe siècle, comme le souligne Jean-François Laé (2003), l’État a fermé les yeux sur certaines affaires de famille, abandonnant une partie de ses pouvoirs à la sphère familiale. En concédant à l’individu une part qui échappe au regard public, il permet le développement de sa conscience, il l’autorise à déployer des relations de confiance fondées sur le partage de secrets avec les personnes de son entourage. Au contraire, l’avancée des droits de l’enfant conduit les pouvoirs publics à revenir sur cette concession de l’État à la famille au travers de la politique de la protection de l’enfance.

Déjà en 1977, Jacques Donzelot examinait l’imbrication et l’évolution des frontières entre les domaines du juridique, du médical et de l’éducatif dans le travail social, notamment pour ce qui est de l’enfance en danger et de l’enfance dangereuse. Son travail montre comment les préoccupations psychologiques se sont immiscées dans l’intervention éducative auprès des familles en s’incarnant dans la figure du travailleur social[1]. Cette emprise s’est manifestée jusque dans le bureau du juge des enfants où les psychiatres et les psychanalystes, « spécialistes de l’invisible » (Donzelot, 1977 : 138), jouent désormais un rôle central. Ceux-ci fournissent aux travailleurs sociaux et donc « à l’action éducative une technique d’intervention qui limite l’imprévisibilité du bénévolat et les aléas du "désir éducatif" » (ibid. : 137). L’introspection attendue des parents illustre « la politique intérieure, l’État de police » qui selon les propos de Foucault au Collège de France en 1979 se donne des objectifs illimités et cherche « à prendre en charge l’activité des individus jusque dans leur grain le plus ténu » (Foucault, 2004 : 9).

En protection de l’enfance, le travailleur social est en demande d’une explicitation des choix et pratiques éducatives. Il invite les parents à l’élaboration d’un regard réflexif sur leur histoire familiale et leur parcours biographique. Cependant, le constat d’une proportion importante d’interventions dans les familles populaires (Naves et Cathala, 2000) tend à souligner que toutes les catégories sociales ne sont pas soumises de la même manière au regard des travailleurs sociaux, et l’on peut faire l’hypothèse que les plus aisées savent mieux protéger leur intimité de ces ingérences. L’État mandate donc les travailleurs sociaux pour franchir le seuil, limite qui sépare ordinairement le privé et le public. Ce franchissement du seuil est à la fois physique et symbolique. Le travailleur social visite le logement, ayant accès à tous les espaces, mais il sollicite aussi la parole de chacun des membres de la famille, l’explicitation des pensées et des affects ainsi que la construction d’un récit de soi. Ces prérogatives importantes du travail tendent cependant à évoluer sensiblement.

Comme dans de nombreux champs de l’intervention sanitaire ou sociale (Astier, 2010 ; Duvoux, 2012 ; Bacqué et Mechmache, 2013 ; Compagnon, 2014), la participation des usagers est au cœur des débats publics et des recherches. En protection de l’enfance, « la participation parentale à la décision d’intervention » est considérée de longue date comme un point essentiel permettant de caractériser les interventions socio-éducatives en direction des parents (Boutin et Durning, 1999 : 41). Au-delà, la participation des parents est considérée à la fois comme un moyen et un objectif d’intervention. Ces avancées s’accompagnent souvent de l’analyse écosystémique des situations familiales intégrant les conditions de vie (Kemp et al., 2014) et une préférence pour l’approche d’empowerment (de Montigny et Lacharité, 2012 ; Lacharité et Goupil, 2013). Ces avancées participatives connues en France(Vallerie et Le Bossé, 2006 ; Vallerie et al., 2012) ont du mal à s’y imposer, car la vision basée sur l’idée « de protéger les enfants contre les adultes qui en assument la responsabilité individuelle »(Lacharité, 2011 : 66) persiste. Certains travaux de santé publique viennent périodiquement en ranimer la flamme, proposer des critiques fortes des dispositifs tout en intervenant dans le débat politique (Berger, 2003 ; Turz, 2010). Aussi, malgré les lois visant à favoriser l’implication des usagers (Jaeger, 2011), les interventions au domicile des familles relèvent encore majoritairement de la contrainte. Il convient de souligner que l’histoire de la protection de l’enfance spécifique à chaque pays a façonné singulièrement le cadre institutionnel qui y préside aux rencontres parents-professionnels (Grevot et Lacharité, 2009), et ce, malgré la circulation des savoirs et les nombreux échanges internationaux. En France, la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance affiche l’objectif de transférer la coordination des mesures éducatives aux départements[2] ainsi que de diversifier et de graduer les mesures, en mettant les mesures éducatives négociées au centre du dispositif de protection de l’enfance et en renforçant les prérogatives des Conseils généraux. Or, cinq ans après cette loi, force est de constater que la part des mesures judiciaires chez les moins de 21 ans n’a diminué que très modestement, passant de 72,4 % à 68,8 % (Borderies et Trespeux, 2014). Ce constat d’une persistance du déséquilibre entre mesures administratives et mesures judiciaires renvoie à la permanence d’un cadre institutionnel globalement plutôt contraignant et prescriptif au détriment de la négociation, malgré l’importance du soutien à la parentalité dans les discours et les interventions auprès de groupes de parents (Tillard, 2003).

Pourtant, en France comme à l’étranger, de nombreux travaux montrent l’influence de la participation des parents sur les résultats de la mesure. Pour Karen Healy et al., en Australie (2011), la participation des parents repose sur une attitude positive des travailleurs sociaux à leur égard. Les parents apprécient d’être écoutés et consultés ; ils apprécient également que les propos des professionnels soient clairs et francs. L’association entre les supports moral et concret dans les interventions détermine aussi une perception favorable de la mesure. Quand les travailleurs sociaux donnent aux parents le sentiment d’être écoutés et encouragés, quand ils fixent et réalisent avec eux des objectifs atteignables, les auteurs relatent l’entrée dans un cercle vertueux où le résultat de la mesure renforce la participation parentale. Ceci semble également être observé dans un contexte juridique[3] (Healy et al., 2011 : 287). En France, Anna Rurka a montré que la satisfaction des parents évolue selon les moments de la mesure et selon les compétences qui sont reconnues aux travailleurs sociaux, mais aussi en fonction de l’efficacité opérationnelle évaluée par les parents eux-mêmes, en égard à leurs préoccupations (Rurka, 2007). Jill Schreiber et al. soulignent le stress qu’entraîne la première visite des travailleurs sociaux et l’éventualité du placement de l’enfant. Pour les parents qu’ils ont rencontrés, ce sont les compétences relationnelles qui priment dans leur engagement. A contrario, l’usage d’une méthode coercitive produit en retour une participation superficielle des parents, qui « jouent le jeu » ou feignent de coopérer (Schreiber et al., 2013 : 708). Enfin, Susan Kemp et al. insistent sur un meilleur équilibre entre les deux préoccupations toujours présentes en protection de l’enfance, d’une part la réduction des risques et d’autre part le soutien à la parentalité. Ces auteures recommandent les pratiques d’intervention basées sur les compétences parentales (Kemp et al., 2014). Non seulement cette stratégie positive à l’égard des parents facilite leur collaboration et renforce les résultats de la mesure, mais elle participe aussi d’une forme de bientraitance à l’égard des familles et des travailleurs sociaux eux-mêmes : ces derniers se trouvent mieux dans leur travail, ce qui contribue en retour à entretenir une attitude favorable à la participation des parents. Ce point est également souligné par certains chercheurs et praticiens français (Gabel et al., 2000). Pour Carl Lacharité, l’approche participative ne s’entend pas comme un aménagement, mais comme un changement de paradigme. Il ne s’agit plus de préserver les enfants des comportements inadéquats de leurs parents, mais de soutenir tous les adultes qui portent collectivement la responsabilité de l’enfant, qu’il s’agisse des parents, des voisins ou de la « communauté » (Lacharité, 2011 : 66-67). Au total, les écrits montrent tout l’intérêt de la participation des parents et de la prise en compte de l’ensemble des obstacles rencontrés par la famille pour éduquer les enfants. Cependant, le contexte institutionnel français semble peu favorable à la négociation avec les parents. Comment dans ce contexte, les parents coopèrent-ils avec les professionnels ? Est-ce que les parents perçoivent le registre de la contrainte de la même manière, quel que soit le professionnel impliqué dans la mesure éducative ?

Nous nous sommes intéressés à la perception des parents quant aux différentes interventions menées chez eux et à leur point de vue sur la nature des relations qu’ils entretiennent avec les professionnels. Compte tenu de l’organisation des services, nous avons choisi de porter notre regard sur des situations dans lesquelles les parents reçoivent au moins deux interventions simultanées de nature très différente, toutes deux présentes dans la loi de 2007 : celle de l’éducateur spécialisé et celle de la technicienne d’intervention sociale et familiale (TISF)[4]. Les deux interventions sont réalisées par deux professions différentes. L’une et l’autre ont pour objectif d’agir dans l’intérêt de l’enfant en vue de garantir les conditions de son maintien au domicile parental (voir plus loin la présentation de leurs activités). Dans cet article, nous nous demandons comment les parents composent avec ces deux types d’interventions prescrites. Est-ce que la nature du travail accompli auprès des membres de la famille influence la manière dont les parents acceptent leur présence et nouent des relations avec eux ? Nous faisons l’hypothèse que les activités partagées dans le cadre de l’action éducative influencent l’acceptation de la contrainte et la participation des parents à celle-ci.

Méthodologie de recherche

La méthodologie de cette enquête a été examinée par le Conseil scientifique de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED), qui l’a financée dans le cadre de son appel d’offres thématique 2009 portant sur « Les actions psycho-socio-éducatives en protection de l’enfance conduites en milieu ouvert ou ordinaire ». Elle repose sur 15 études de cas. Nous avions fixé comme critère d’inclusion que la famille reçoive au minimum un éducateur dans le cadre d’une mesure éducative et une TISF. Ce critère d’inclusion n’exclut pas que d’autres professionnels puissent intervenir auprès de la famille, en tant que service à vocation universelle (par exemple, la Protection maternelle et infantile) ou pour une mission spécifique (aide à la gestion de prestation familiale). En choisissant l’éducateur de mesure éducative et la TISF, notre souci était d’inclure à la fois des modalités de travail s’appuyant essentiellement sur la rencontre régulière et la parole – AEMO (action éducative en milieu ouvert) dans 14 cas et AED (aide éducative à domicile)[5] dans 1 cas – et d’autres s’inscrivant davantage dans les préoccupations quotidiennes des familles et la participation aux activités domestiques (TISF).

Les entretiens ont été menés par quatre chercheurs dans trois régions (Rhône-Alpes, Île-de-France et Nord-Pas-de-Calais) avec le même protocole. Nous avons contacté des associations qui assurent ces interventions. Celles-ci nous ont mis en relation avec des familles, après avoir vérifié auprès d’elles leur accord pour participer à la recherche. Les travailleurs sociaux nous ont ensuite présentés aux parents. Pour chaque famille, nous avons rencontré séparément au moins trois acteurs (la mère, le père ou les deux parents ; l’éducateur ; la TISF), à deux reprises. Les deux vagues d’enquête se déroulaient à un an d’intervalle afin de permettre de saisir l’évolution des situations. Il nous importait en effet de prendre en considération les fluctuations des relations entre les acteurs et de rendre compte des processus à l’œuvre dans l’intervention sociale. Les familles ont été rencontrées à domicile, les professionnels sur leur lieu de travail. Ces rencontres ont fait l’objet d’entretiens semi-directifs. La grille d’entretien destinée aux familles portait sur leurs ressources et leurs difficultés, sur l’histoire des interventions de la protection de l’enfance dans la famille, sur la fréquence et la nature des interventions des travailleurs sociaux, sur la nature de l’aide reçue ainsi que sur leurs relations avec chacun des professionnels. L’aide reçue de leur entourage de la famille et le soutien qu’elles-mêmes procuraient à leurs proches ont également été mentionnés. Les entretiens ont été retranscrits. Une première présentation de chaque cas aux quatre chercheurs a été réalisée par le chercheur ayant effectué les entretiens concernant une même famille. Dans cette première phase, le point de vue de chaque acteur (parents, TISF, éducateur) de la mesure était présenté. Cette exposition détaillée du cas a été discutée par les quatre chercheurs, puis une synthèse de chaque cas a été rédigée par l’un d’entre eux. Ensuite, une analyse thématique a été menée collectivement. Elle a permis de préciser la nature des tâches et de dégager les différentes formes de partenariat entre les travailleurs sociaux intervenant auprès des familles. Nous avons également pu mettre en évidence les différents degrés de participation entre les parents et les travailleurs sociaux. Au total, 15 situations ont été étudiées et 79 entretiens ont été réalisés au cours des deux périodes d’enquête. L’étude a fait l’objet d’un rapport remis à l’Observatoire national de l’enfance en danger (Rurka et al., 2011). Dans cet article, nous nous centrerons sur le point de vue des familles. Les personnes intéressées par le point de vue des autres partenaires sont invitées à lire le rapport final de l’enquête remis à l’Observatoire national de l’enfance en danger.

Caractéristiques des familles rencontrées

Dans un premier temps, précisons les principales caractéristiques des familles que nous avons rencontrées. Dans 5 cas sur 15, deux parents élèvent ensemble leurs enfants. Fréquemment, un seul parent effectue la majorité des tâches éducatives et de soins vis-à-vis des enfants. Dans tous les cas sauf un, ce parent est la mère (la famille D[6] fait figure d’exception). Lorsque c’est le cas, ce n’est pas nécessairement parce qu’il s’agit de familles monoparentales : parfois, les parents ne vivent pas sous le même toit, pour différentes raisons telles que l’incarcération ou l’absence de logement adéquat. Dans deux situations, la charge des soins et des tâches éducatives pèse sur l’un des conjoints en raison de la dépression du partenaire ou de la séparation associée au handicap.

Les enfants de ces familles ont entre 9 mois et 17 ans. Deux enfants uniques font l’objet d’une mesure éducative. Parmi les fratries (de taille variant de 2 à 8 enfants), les frères et sœurs mineurs cohabitant avec les parents sont tous concernés par l’aide éducative au moment du premier ou du second entretien.

Une seule mère travaille à temps partiel (3 heures par jour). Globalement, les familles partagent un trait commun : la précarité économique. La seule exception est une famille de la région Rhône-Alpes (famille B) dont le père, artisan, possède un emploi stable. Le couple est propriétaire d’une maison individuelle. Toutes les autres familles rencontrées sont locataires. Par ailleurs, la famille B constitue une double exception puisque c’est la seule pour laquelle la mesure éducative est de nature administrative et non judiciaire. Au total, les caractéristiques des familles les situent dans une position d’assistance qui déborde largement le domaine de la protection de l’enfance et les conduit « dans une relation régulière et contractuelle aux services d’action sociale » (Paugam, 2005).

La nature des interventions

L’éducateur d’AEMO tient une place particulière. Sa profession est celle d’éducateur spécialisé, l’une des nombreuses professions du travail social en France. Contrairement à ce qu’une traduction littérale du terme anglais educator pourrait laisser entendre, l’éducateur spécialisé qui travaille dans un service d’AEMO n’a pas de rôle dans les apprentissages scolaires de l’enfant – ou seulement de manière très marginale, dans l’aide au travail scolaire fait à la maison. Lorsqu’il travaille en AEMO, il intervient dans la famille avec un mandat du juge des enfants, il se préoccupe de la réponse aux besoins fondamentaux de l’enfant, de ses relations avec les membres de la famille nucléaire et de sa sécurité, etc. En AEMO, l’intervention sociale de l’éducateur au domicile des parents revêt un caractère éminemment contraignant[7]. Imposée et gratuite, son intervention est centrée sur l’enfant. Toutefois, dans le but d’assurer le bien-être de l’enfant, son intervention s’adresse également au(x) parent(s). Son rôle est de leur apporter un soutien éducatif afin que les besoins de l’enfant soient pris en considération et que les relations avec les autres partenaires de l’éducation de l’enfant soient facilitées. Il peut ainsi susciter une inscription dans des activités de loisir, veiller à ce que les parents assurent à l’enfant un environnement stable, sécurisé et adapté à son âge, accompagner une prise en charge médicale de l’enfant ou conseiller les parents dans leurs stratégies éducatives. Il intervient aussi dans les situations de conflits entre les parents et les autres instances éducatives, il sollicite la parole des parents à propos de leur enfance, de leurs pratiques éducatives, des besoins et difficultés de l’enfant, etc. Le plus communément, l’éducateur mène son travail en alternance entre différents lieux : il se rend au domicile, convoque les parents à son bureau, ou encore passe un moment avec les enfants autour d’une activité de loisir ou un repas. Il rend compte de l’évolution de l’enfant et des relations familiales au juge des enfants afin de lui permettre de poursuivre, de modifier ou d’interrompre la prise en charge. Avant l’audience, l’éducateur lit le rapport aux parents afin de les informer de son évaluation. Généralement, l’éducateur d’AEMO voit les parents à une fréquence variable suivant les moments, mais le plus souvent il se rend dans la famille une fois tous les quinze jours ou trois semaines, gardant éventuellement le contact entre-temps par un appel téléphonique. En bref, l’intervention de l’éducateur passe généralement par le dialogue avec les parents et l’enfant. Cependant, l’interlocutrice principale de l’éducateur est souvent la mère, ce qui transforme une intention d’intervention selon un modèle systémique en une intervention essentiellement « individuelle auprès d’un membre de la famille, le plus souvent la mère » (Brousseau, 2012 : 98). Dans les cas auxquels nous nous sommes intéressés, l’intervention de l’éducateur se double de la présence d’une technicienne d’intervention sociale et familiale, c’est-à-dire d’une autre professionnelle elle aussi considérée comme travailleuse sociale.

La technicienne d’intervention sociale et familiale, autrefois nommée travailleuse familiale, intervient à la demande des services sociaux dans le cadre de la protection de l’enfance (service ASE du Conseil Général) ou à la demande des familles dans des situations particulières liées à un événement familial, comme la naissance de jumeaux ou la maladie de la mère (Caisse d’allocations familiales). Qu’elle soit directement employée par le service d’AEMO ou par une association d’aide à domicile, son intervention a lieu au domicile des familles au moins une fois par semaine, durant des plages horaires relativement plus longues et fréquentes que celles passées par l’éducateur avec la famille (entre 2 et 4 heures). La durée de l’intervention est fixée en début de mesure : comprise entre 60 et 120 heures, voire plus rarement 200 heures, elle est renouvelable en fonction des besoins. La TISF participe à toutes les tâches domestiques (repas, vaisselle, soins corporels, présence auprès des enfants) et éducatives (activités d’éveil, aide aux devoirs, aide dans le suivi de dossiers administratifs, accompagnement dans le suivi psychologique ou médical de l’enfant, etc.). Comme celui de l’AEMO, son travail est centré sur l’enfant, mais il prend la forme d’une présence auprès des parents dans toutes les tâches nécessaires aux besoins de l’enfant. Parfois, les autres travailleurs sociaux délèguent à la TISF des tâches de coordination ou d’accompagnement relevant habituellement du rôle de l’éducateur ou de l’assistant social. Par ailleurs, l’intervention de la TISF peut être soit mentionnée dans l’ordonnance du juge, soit proposée par les services sociaux. Dans un cas comme dans l’autre, elle peut être effectuée par une association externe au service d’AEMO (dans notre étude, 12 familles sur 15) ou par une TISF employée par le même employeur que l’éducateur d’AEMO (3 familles sur 15). Lorsque l’intervention de la TISF est recommandée et que le service d’AEMO n’emploie pas de TISF, l’intervention de cette dernière fait l’objet d’un « contrat » entre le service social du département, l’association employant les TISF et la famille. La famille participe financièrement à la rémunération de la TISF, souvent de manière modique en raison de ses faibles ressources.

Les relations avec l’éducateur

Dans les familles rencontrées, nous constatons que la plupart des éducateurs sont des éducatrices, constituant un groupe d’intervenants et de parents très majoritairement féminin. Ce point mérite d’être souligné. En effet, ceci constitue un point commun : les relations avec les TISF et les éducateurs et éducatrices sont majoritairement des relations entre femmes.

En général, dans les entretiens auprès des parents, les relations des parents avec l’éducateur d’AEMO sont décrites comme plutôt éloignées et distantes. Nous pouvons distinguer des propos indiquant, selon les cas et les moments de la relation, de la méfiance, des stratégies de contournement ou des situations de soumission.

Médiation et méfiance

Une part non négligeable du travail éducatif se concrétise par une médiation entre la famille et son entourage (école, mairie, bailleurs sociaux, entreprises délivrant le gaz et l’électricité, etc.). Cependant, si nous nous en tenons aux propos des parents, ce rôle de l’éducateur est rarement identifié dans les entretiens. Ainsi, une mère (famille P) parle de ses visites à l’école, à la demande de l’enseignante, pour élucider une affaire de vol de vingt paires de ciseaux par son fils. Au fil de l’entretien il devient plus clair que la mère, surprise par cette accusation, a vérifié le cartable de son fils, puis a téléphoné à l’éducatrice pour lui demander son appui. Ne comprenant pas ce dont il était question, elle craignait qu’un écart de conduite de son fils ne soit considéré comme une insuffisance des parents et que l’école signale ce problème directement à l’éducatrice. Elle préfère donc donner l’alerte dès qu’un incident se présente pour montrer sa bonne foi et recevoir l’appui de l’éducatrice auprès des enseignants. On peut supposer que pour les parents, le recours à la TISF pour se justifier suite à un incident, ou plus communément pour faire valoir des droits, est vécu comme une dépendance dont ils voudraient pouvoir s’affranchir, et dont ils évitent par conséquent de faire étalage durant les entretiens. Aussi, la place de l’éducateur est parfois gommée de la scène relatée. Cependant, sa figure s’impose toujours quand il est fait mention de son rôle auprès du juge.

En effet, l’éducateur d’AEMO prépare la décision du juge des enfants ; son avis guide la décision du magistrat vers un arrêt, une reconduction ou une transformation de la mesure. La méfiance ressentie à l’égard de l’éducateur est associée à l’incertitude par rapport à son attitude. Le rapport écrit est certes lu, préalablement à la rencontre chez le juge, comme le prévoit la loi, mais les familles concernées n’ont pas le même rapport à l’écrit que l’éducateur et ont du mal à s’exprimer sur ce texte rédigé et présenté par l’éducateur, comme l’illustre l’extrait suivant :

Vous avez reçu une ordonnance du juge, des papiers ?

Oui, oui, mais bon, c’est un peu du chinois quoi. […] Nous, le suivi, on le fait bien. On sait qu’il y a un suivi, qu’on nous laisse notre enfant, mais que… à tout moment, s’ils pensent que ça dérape, ils peuvent le placer. (Mère, famille P)

La famille reste donc dans l’incertitude des paroles prononcées, de leur interprétation par le juge, des éventuels compléments apportés oralement dans ce moment à proprement parler magistral de l’audience chez le juge. Les expériences successives de la famille conduisent alors parfois à une grande réserve, voire à une méfiance à l’égard des éducateurs. Des parents s’expriment ainsi : « Bon, on sait pas comment ils sont. Après hein, ils peuvent retourner leur chemise, pfuit, et ils disent des trucs sur nous ! […]C’est qu’après on sait pas ce qu’elle peut dire devant le juge » (famille D). Dans cette situation, les parents craignent que le placement s’éternise : décidé au décours d’une intervention chirurgicale, il se prolonge depuis quatre ans. Les parents redoutent que l’enfant, comme sa propre mère, ne soit rendu à ses parents qu’une fois la majorité atteinte. Les parents nourrissent leur ressentiment en faisant référence aux signes d’allégeance qu’ils ont donnés à l’éducatrice, sans qu’aucune contrepartie ne soit accordée par les services sociaux. À chaque nouvelle audience, il en découle un sentiment plus profond d’impuissance par rapport au juge et à l’éducatrice. Ici, la relation avec l’éducatrice est source de crainte, et la perception de l’audience a des échos tant dans l’histoire personnelle des parents durant l’enfance que dans leur propre expérience de parents d’un enfant qui connaît un placement d’une durée déjà bien longue.

De même, le changement d’attitude de l’éducatrice devant le juge fait partie des critiques rétrospectives d’une mère (famille P), qui constate après un déménagement que ses relations avec la nouvelle éducatrice sont beaucoup plus franches que celles qu’elle entretenait auparavant avec une autre : « Mme C, elle est gentille, parce qu’au moins elle est franche, parce que par rapport à B. là où j’habitais avant, non ; à B, ils enfoncent. J’avais une éducatrice, euh, c’était oui oui oui et puis par derrière c’était un coup de couteau chez l’juge. » Comme dans la famille D, le rapport écrit par l’éducatrice et porté à la connaissance des parents avant l’audition n’exclut pas la crainte d’un retournement de situation en raison d’une interprétation des propos de l’éducatrice par le juge, ou de la découverte de la portée d’un énoncé en séance. Ici, la mère, avec l’expérience et la comparaison entre professionnels, exprime sa satisfaction avec sa nouvelle éducatrice, qui s’exprime sans sous-entendus, ce qui lui permet de savoir à quoi s’attendre une fois dans le bureau du juge. D’autres parents relèvent que les éducateurs auxquels ils ont eu affaire étaient corrects à leur égard. Ainsi, même si parfois l’éducatrice trouve porte close chez la famille P, la mère souligne qu’elle peut parler avec elle. Elle précise que l’éducatrice n’a jamais été méprisante à son égard, contrairement à deux jeunes professionnelles (assistante sociale et puéricultrice de protection maternelle et infantile) qui lors de leur visite à domicile s’étaient exprimées entre elles, lui avaient fait des remarques négatives sur l’hygiène des enfants et ne lui avaient pas accordé l’attention attendue.

La figure de l’éducateur s’accompagne parfois de celle de la psychologue du service d’AEMO. Si une famille reconnaît rétrospectivement son écoute bienveillante après la fin de son intervention (famille A), une mère qui reçoit son intervention au moment de l’enquête n’hésite pas à évoquer le caractère intrusif, voire dévorant de cette présence (famille N). Elle qualifie cette fonction de « tire-cerveaux », se plaignant d’avoir à raconter sa vie dans les détails et de répondre à des questions sur lesquelles elle ne souhaite pas revenir, comme la dépression de sa mère après le décès paternel. Elle ne consent à coopérer que pour ne pas froisser l’éducatrice qui l’accompagne.

La crainte de la transformation de la mesure éducative en déplacement de l’enfant vers un autre foyer prend parfois la forme particulière d’un conflit dans la parenté. Dans une autre famille rencontrée (famille H), la belle-famille souhaite la garde de l’enfant. Celle-ci est à l’origine d’un courrier au juge dans lequel elle met en cause les compétences éducatives de la mère. L’enjeu des relations entre l’éducatrice et la mère est donc, selon cette dernière, de prouver ses compétences parentales et de convaincre l’éducatrice de s’en faire le relais auprès du juge, contre la belle-famille. Le risque n’est pas un placement en institution ou en famille d’accueil, mais il est du même registre : enlever l’enfant à la mère pour le confier à d’autres. Ici cette garde serait confiée à la belle-famille et au père avec qui les conflits ne se sont pas apaisés depuis que le divorce a été prononcé. Dans ces situations, la méfiance est particulièrement liée au pouvoir de l’éducateur lors de l’audience, pouvoir se matérialisant par le rapport écrit et son explicitation orale au juge. La méfiance se nourrit des expériences de l’enfance, de celles du parent d’un enfant déjà placé. Elle varie selon le sentiment de franchise et l’explicitation du texte du rapport ou, au contraire, l’absence d’explicitation laissant place aux interprétations non anticipées durant l’audience.

Contournement et délais

Entrer en conflit ouvert avec l’éducatrice d’AEMO, c’est risquer qu’elle rédige un rapport défavorable lors de la prochaine audience, c’est pourquoi les différends se traduisent plus volontiers par une résistance passive. Éventuellement, ils prennent une forme larvée. Ainsi, dans la famille A, les parents adoptent une stratégie d’opposition silencieuse doublée d’un contournement : ils font constater l’activité peu satisfaisante de l’éducatrice aux autres partenaires éducatifs (TISF, psychologue, puéricultrice, etc.), espérant leur soutien dans les situations de « synthèse », mais ils n’expriment pas directement leur désaccord à l’éducatrice ou à son service.

Il apparaît nettement à l’énoncé de certaines situations que, dans les situations de désaccord où le point de vue des parents semble tout à fait justifié, la discussion n’a pas lieu. Les dissensions ne s’expriment pas. Cette dynamique est bien visible dans les deux situations suivantes. Dans la famille N, l’éducatrice insiste pour que l’enfant subisse sans délai une intervention chirurgicale dentaire qui nécessiterait une interruption de sa scolarité, au moins durant 2 ou 3 jours. La mère diffère ce moment afin de faire coïncider l’intervention avec des vacances scolaires, expliquant que l’enfant redouble sa première année à l’école élémentaire et que selon elle, la scolarité doit passer avant tout. Mais elle ne l’exprime pas devant l’éducatrice et nous confie plus tard : « Je vais laisser dire madame L. et puis je vais attendre… ». Cette stratégie qui consiste à ne pas refuser, mais à retarder, est également utilisée pour protéger l’intimité de la famille et reporter le moment où l’éducatrice viendra participer à un repas familial, selon son souhait d’assister au coucher des enfants. Ainsi, la mère évite que l’éducatrice ne s’aperçoive de la présence au domicile de la grand-mère paternelle. Hébergée depuis sa rupture conjugale, celle-ci possède un emploi stable et aide financièrement les parents. Or, dans les semaines qui précèdent, à l’occasion d’un vol de bonbons à la caisse d’un supermarché par l’enfant de 6 ans, la grand-mère a mené son petit-fils au poste de police proche de la maison pour lui « faire la leçon ». Cette réaction a été jugée disproportionnée par l’éducatrice, qui attend des parents un affranchissement des méthodes de la grand-mère et une réponse plus adaptée à l’enfant. Dans ces deux situations, la mère s’arrange pour satisfaire le service d’AEMO sans exposer ses choix éducatifs ni risquer la confrontation directe avec l’éducatrice. Elle remplit également ses obligations de solidarité familiale (Martin, 1995) tout en évitant que sa belle-mère et l’éducatrice ne se rencontrent. Dans ce cas, les paroles de la mère laissent entrevoir, d’une part, l’absence de réelle communication et, d’autre part, le fait que la mesure ne prenne pas appui sur l’ensemble des membres de la famille. Cette occultation perdure un an plus tard alors que la famille héberge un jeune oncle.

Cette stratégie de délai dans la prise en considération d’une demande de l’éducatrice connaît une variante lorsque la famille satisfait sur certains points les recommandations de l’éducateur (famille P). S’installe alors tout un jeu de paroles, qui reste souvent très courtois, qui esquive, évite les refus, diffère ou satisfait partiellement, ce que Serbati et al. nomment « lutte et faire-semblant » (Serbati et al., 2012 : 85). Mais à côté de ces formes de résistance, nous avons également eu connaissance de situations de soumission des familles vis-à-vis des travailleurs sociaux.

Soumission et échappée

Dans la seule situation qui ne relève pas de l’AEMO mais de l’aide éducative à domicile (AED), la contrainte puis la soumission s’invitent de manière imprévue au cours de l’intervention (famille B). En effet, si les parents sont à l’origine de la demande d’aide auprès du Conseil général, sur le conseil de l’assistante sociale de l’établissement scolaire, ils assistent ensuite à la mise en place d’une mesure d’AEMO qu’ils estiment inappropriée. Ils demandaient un soutien scolaire pour leurs deux enfants ; chacun des quatre membres de la famille doit accepter des entretiens qui sont perçus par eux comme un suivi psychologique individuel. Lors de notre seconde rencontre, ils constatent quelques aspects positifs du travail proposé (avoir mieux senti l’importance de l’accord des parents pour faire accepter une décision à l’enfant, tenir bon lorsqu’on a décidé quelque chose), mais ils relatent aussi avec amertume que l’aide aux devoirs n’est pas centrale dans l’intervention, qu’aucun des professionnels (TISF, éducateur) n’a pris contact avec l’école et n’a tenté de les aider dans une médiation avec l’institution scolaire. Demandeurs de l’intervention, ils se voient engagés dans un processus qu’ils ne maîtrisent plus et finissent par faire profil bas pour ne pas alimenter la menace de placement brandie par l’éducatrice. Ils expriment leur désaccord lors de l’enquête et nous prennent à témoin « un enfant qui ne fait pas son travail, c’est pas de la maltraitance ! ». Cette famille semble exprimer combien elle n’a pas été entendue dans ses préoccupations. En effet, la nature de l’activité semble en décalage avec les préoccupations scolaires qui les motivaient pour demander l’intervention. Dès lors, comment participer activement à l’activité proposée par l’éducatrice ?

C’est encore par comparaison avec la situation vécue un an plus tôt que le couple ci-dessous forge son expérience et son jugement. Ils estiment la nouvelle intervenante du Conseil général intrusive et directive :

Et puis, madame I là, la dame qui vient, franchement, moi j’ai jamais parlé ou une ou deux fois, mais elle est pas sympa. Elle cherche à se mêler de tout elle. Et puis euh madame C. elle faisait un accompagnement, un suivi, quelque chose qui allait dans notre sens… on discutait, elle imposait pas… tandis que madame I. elle est là et on la voit pas beaucoup, mais le peu de temps qu’elle est là elle impose les choses. […] On a l’impression qu’on peut même pas intervenir dans nos vies, c’est elle qui dirige tout voilà. (Famille A)

Confortés par les mois de suivi dans le cadre de l’« AEMO renforcée », les parents supportent mal ce changement de cadre d’intervention, de professionnels et d’objectifs. Ils font part de leur surprise devant l’injonction à l’autonomie décrétée par l’éducatrice du Conseil général. Cette dernière estime que la famille est « très entourée » et souhaite la voir s’émanciper de ses appuis. De leur côté, les parents ont le sentiment que ce sont justement ces appuis, et en particulier l’intervention régulière et attentive de la TISF qui permettent progressivement à la mère de prendre en charge leur fille depuis sa sortie de l’hôpital psychiatrique. Cette évolution de la mesure entre les deux entretiens souligne un paradoxe entre cadre institutionnel et mise en œuvre de la mesure. En effet, la famille est passée d’une intervention prescrite par le juge (l’AEMO renforcée interrompue) à une mesure administrative, théoriquement plus négociée, sous l’autorité du Conseil général (AED). Cependant, l’appréciation a évolué de manière péjorative en raison du sentiment d’une diminution de la prise en compte des besoins familiaux, auquel s’ajoute une attitude prescriptive de l’intervenante.

Si certains se soumettent tout en faisant part de leurs remarques, d’autres disent très clairement qu’ils sont prêts à tout accepter pour pouvoir garder l’enfant avec eux (famille H). Cela se traduit par une forme de soumission au juge et à ses écrits, mais cette soumission s’accompagne souvent d’un sentiment d’emprise de l’éducateur sur la vie familiale et d’une sorte de négation du statut d’adulte : « C’est qu’on a l’impression qu’en fait, on peut pas voler de nos propres ailes, en fait… » (famille N). Si un désir d’émancipation s’exprime dans ce témoignage, une autre mère (famille O) représente la figure par excellence de la soumission aux travailleurs sociaux. Sans travail, O s’est déjà trouvée sans domicile à plusieurs reprises durant sa vie d’adulte et de mère célibataire. Certains de ses enfants ont été placés en raison de l’inceste que leur frère aîné leur a fait subir. Au moment de la première vague d’entretiens, elle vit avec son nouveau-né dans un centre maternel. Le jour où l’éducatrice nous présente O, elles évoquent le souhait de celle-ci de réunir pour le week-end une partie de la famille chez sa fille majeure installée dans un appartement comportant deux pièces, dont une chambre. L’éducatrice émet plusieurs réserves ; toutes les conditions sont acceptées sans discussion par la mère. Une relation ancienne de plus de dix ans unit les deux protagonistes. O accepte cette relation dont elle dépend pour le logement, pour la garde de ses enfants et pour les dépannages financiers. L’éducatrice préserve l’image de la mère aux yeux des enfants, elle écoute ses souhaits et tente de les mettre en œuvre, tout en ménageant des choix alternatifs pour faire face aux aléas familiaux. Durant l’année entre les deux entretiens, il s’agira des déboires amoureux de O, de ses relations fluctuantes avec sa fille, puis enfin une maladie de O. Dans un contexte de grande précarité et de grande dépendance vis-à-vis des travailleurs sociaux, O adopte une attitude docile, sans passer par le stade de la discussion. Cependant, durant l’année entre nos deux rencontres, O prend certaines décisions qui conduisent l’éducatrice d’AEMO à modifier son intervention. Ainsi, alors que le service était sur le point de trouver un logement pour elle, O quitte le centre maternel avec son enfant. Ce centre est situé à 35 km environ de la ville où habitent ses enfants majeurs vivant de manière autonome et ceux placés en maison d’enfants à caractère social (MECS). Elle va s’installer chez sa fille, c’est-à-dire dans un logement qui se trouve également à proximité de ses enfants placés et du service d’AEMO. Elle prend cette décision de son propre chef, de manière relativement soudaine, mais en informe l’éducatrice aussitôt son installation effectuée. C’est une manière de gérer ses relations avec le service d’AEMO qui s’est produite à deux reprises durant l’étude. O adopte une attitude de soumission, mais prend la liberté de partir quand l’occasion se présente. Elle s’échappe, se situe « dans la débine », pour reprendre le terme de Laé et Murard (2011), sans vraiment s’enfuir puisque l’éducatrice peut toujours la joindre. Elle alterne ainsi moments de soumission et échappées.

Tension éducateur-parent

En dehors des tensions éducateur-parent(s) déjà évoquées précédemment, mais dont nous avons souligné l’absence d’expression, une seule situation d’opposition est relatée par les parents. Dans ce cas (famille C), l’éducateur souhaite que la mère dépose plainte pour protester contre les coups portés à son fils par un enfant du voisinage, en milieu scolaire. La mère refuse et tient tête à l’éducateur. Cependant, dans ce cas que la mère relate avec beaucoup de détails et de fierté, nous pouvons constater que le cœur du conflit ne concerne pas strictement les relations de la mère avec ses enfants, mais qu’il touche la vie de l’enfant à l’extérieur de la famille, ici à l’école. La mère considère que le problème concerne les relations sociales entre voisins, domaine qu’elle estime de son ressort et hors du champ de l’intervention de l’éducateur. Celui-ci d’une certaine manière lui donne raison et laisse assez rapidement tomber l’affaire.

Les situations de tension sont donc plus généralement non exprimées. Si le recours pour médiation, la méfiance, le délai, la réponse partielle et la soumission sont les principales figures de ce face-à-face éducatif où la nature des échanges repose essentiellement sur le dialogue entre la mère et l’éducateur, les relations des familles avec la TISF sont singulièrement différentes.

Les relations avec la TISF

Dans les entretiens, les familles parlent aisément des TISF. Après quelques préalables, le prénom de la TISF est utilisé par les parents pour désigner la professionnelle, tandis que madame X ou monsieur Y sont employés tout au long des entretiens pour désigner l’éducatrice ou l’éducateur. Ce point illustre la proximité ressentie par les parents avec la TISF, tandis que la distance persiste avec l’éducateur, même lorsque le suivi éducatif s’établit dans la durée. Cette différence se retrouve dans tous les entretiens, y compris lorsque la TISF est employée par le service d’AEMO.

Une relation de soutien

La plupart des propos concernant les TISF sont relativement développés. Ils rendent compte d’une relation qui s’appuie sur des services matériels et procure un soutien moral. La référence à la confiance vis-à-vis d’une personne sur qui la mère ou les parents peuvent compter emprunte soit au registre amical (Caradec, 1995), soit à celui de la parenté (Déchaux, 1995).

Elle discute beaucoup, elle m’aide à faire certaines tâches à la maison… c’est pas des grosses tâches ménagères, c’est un coup de main. […], elle m’aide à sortir parce que j’ai du mal à sortir de chez moi, avec le monde extérieur. […] C’est vraiment un soutien moral. On peut aborder n’importe quel sujet, elle me donne son avis, après elle s’impose pas, elle dit juste ce qu’elle pense elle, mais elle n’impose pas l’idée. (Famille A)

Mais bon, c’est vrai quand je suis pas bien, j’ai pas du tout envie de sortir… et avec P. (la TISF), elle me donne des conseils, et tout, parfois elle me pousse un peu, elle m’aide pour mon fils S. Maintenant, c’est plus le fait de sa présence, quand je sais qu’elle va venir, je suis bien et tout. (Famille E)

Les TISF, […] elles m’aident pour les enfants, […]. La dernière fois j’avais plus de vêtements quand on est venus habiter ici, parce que on n’avait pas de placard là-bas, et on était obligés de caser le linge dès qu’on pouvait quelque part et avec la moisissure des murs, le linge était pourri. Et j’avais pas d’argent, c’était soit payer ma caution, soit garder l’argent pour mes enfants donc elles sont venues, elles nous ont amené du linge, elles nous ont amené des couvertures, un matelas pour nous dormir… (Famille N)

Comme le montre ce dernier extrait d’entretien, à l’occasion d’un des nombreux déménagements qui ont eu lieu entre les deux vagues d’enquête (Tillard et Rurka, 2013), ces relations vont parfois au-delà des obligations professionnelles. Les TISF font jouer un réseau informel de solidarité ou ont recours aux associations caritatives pour faire face à des besoins urgents, éléments déjà précédemment décrits lors d’une observation prolongée des relations entre TISF et familles (Tillard, 2010). Comme dans d’autres modes d’intervention de professionnels à domicile, le travail effectué s’accompagne alors « de l’établissement de relations personnelles » (Weber et al., 2003 : 13). Plus généralement, ces témoignages, qui concordent avec une large majorité des familles, attestent de la combinaison d’un soutien moral et d’une action concrète visant à satisfaire les besoins primaires de la famille. Ils soulignent également la concordance entre les attentes des parents et la nature de l’aide reçue, et attestent de la qualité des relations établies entre les professionnelles et les parents, plus particulièrement les mères.

Conflits

Cependant, à côté de ces relations harmonieuses qui engagent la subjectivité des familles et des professionnelles, il existe aussi des situations où les échanges tournent mal. Nous avons ainsi eu connaissance de deux conflits ouverts entre familles et TISF.

Ainsi, dans la famille C, la TISF est critiquée par la mère, qui la juge incompétente dans les situations de disputes entre ses enfants. La mère relate une séquence de repas filmée par l’une des enfants. Durant cette séquence, les enfants crient, se battent et la TISF est dépassée par la situation. L’utilisation de la vidéo du téléphone portable à l’insu de la TISF, mais peut-être en toute conscience des frères et sœurs a pu exacerber les tensions du moment du repas, tensions auxquelles toutes les TISF intervenant dans la famille ont eu à faire face. La mère récrimine alors contre la TISF et se dit insatisfaite du manque d’autorité de la professionnelle. Cependant, elle ne conteste pas que son intervention soit utile de son point de vue autant que du point de vue des travailleurs sociaux. En effet, la mère élève seule ses enfants et garde une activité sociale en donnant des cours de sport ; elle a besoin de déléguer la garde de ses enfants à certaines heures de la semaine pour se libérer de ses obligations maternelles. La mère et la TISF s’expliquent, les responsables du service de TISF sont informés par les deux parties. Durant l’année suivante, l’association demande alors successivement à deux autres TISF de prendre en charge le travail dans cette famille.

Un autre conflit concerne la famille H, dont la mère relate plusieurs éléments menant à la rupture avec la professionnelle : un malentendu sur un point de rencontre où la TISF, la mère et l’enfant devaient se retrouver, un sentiment de nervosité ressenti par la mère chez la TISF, mais surtout une réticence de la TISF à concentrer son attention sur les questions de papiers administratifs pour lesquels la mère demande son aide – la TISF focalisant son attention sur l’enfant, consacrant une partie de son temps aux activités d’éveil que la mère estime être capable de gérer seule. Les tensions croissent et se cristallisent lors d’un incident au cours duquel la mère dénigre la TISF en présence de celle-ci à la mairie, dans une langue étrangère, langue comprise par la TISF, ce que la mère ignore. Finalement, la mère décide la rupture : « J’ai appelé la responsable, j’ai dit stop. Elle va choisir une autre personne, parce que ça m’intéresse pas, ça m’intéresse pas de rester avec elle. »

Dans un cas, le conflit porte donc sur la question de l’exercice de l’autorité et a trait aux méthodes éducatives, tandis que dans l’autre il s’agit d’un conflit qui suggère que les priorités de la mère n’ont pas été entendues. Cependant, dans les deux cas, le conflit se résout à la manière des relations employeur-employé dans de nombreuses professions de services, où l’accroche positive entre les principaux partenaires est considérée comme nécessaire à la qualité du service rendu. L’association qui emploie les TISF joue alors un rôle de médiation entre familles et professionnelles, sans toutefois que l’échange porte sur l’objet du malentendu. Il s’agit davantage d’attribuer à la famille une nouvelle professionnelle. Une solution est trouvée au problème relationnel, mais les nouvelles TISF attribuées sont confrontées aux mêmes difficultés dans la famille C et, pour la famille H, poursuivent les objectifs de l’intervention centrée sur l’enfant. Cependant, nous constatons que les mères n’ont pas hésité à se déplacer ou à téléphoner au service pour faire valoir leurs insatisfactions. Aucune situation analogue entre les familles et les éducateurs d’AEMO n’est relevée durant l’étude.

Ces situations témoignent de la possibilité pour les familles de protester contre la TISF auprès de son employeur, situation qui contraste avec l’absence d’expression des désaccords avec l’éducateur.

Suspension de la mesure

Plusieurs fins d’intervention de la TISF entre les deux entretiens avec la famille attirent notre attention sur une autre modalité d’expression de la volonté des parents. Lorsque ceux-ci considèrent que leurs besoins ne sont pas couverts par les aides proposées, nous constatons un redéploiement de leurs liens privilégiés vers d’autres professionnels. C’est le cas de la famille N. Après la fin de l’emménagement dans une nouvelle maison, la mère ne s’est pas présentée à l’association de TISF pour payer sa part des heures à effectuer. Par ailleurs, elle est entrée en relation avec la conseillère en économie sociale et familiale (CESF) du dispositif de réussite éducative[8]. Celle-ci s’est chargée à la fois de demander au maire un détour du ramassage scolaire pour que les enfants puissent venir plus facilement à l’école et de stimuler la participation des enfants aux activités extra-scolaires. Durant cette année où l’aîné connaît des difficultés scolaires, ayant du mal à accepter l’autorité des maîtres, les relations privilégiées avec cette professionnelle permettent de répondre à des besoins nouveaux dans le domaine éducatif, besoins propres à l’enfant, mais également besoin de médiation entre la famille et l’école.

La recherche de services correspondant à de nouvelles attentes conduit donc certains parents à mettre fin à l’intervention de certains services qui leur sont proposés. C’est le cas des relations entre familles et TISF, tandis que la relation avec l’éducateur spécialisé d’AEMO inscrite dans la décision du juge se poursuit avec un sentiment d’inéluctabilité.

Discussion

La perception par les familles de ces deux professions est très différente. Le positionnement des parents face à elles s’ancre à la fois dans la nature de l’aide reçue et dans le cadre institutionnel qui préside aux activités de chacune. L’éducateur travaille avec la famille essentiellement par entretien, ce qui est perçu par les parents comme étant assez éloigné de leurs préoccupations quotidiennes. De plus, il dispose d’un rôle essentiel auprès du juge lors de l’audience annuelle, ce qui entraîne la persistance d’une réserve à son égard, malgré les procédures d’information des parents intervenues en 2002. Les éventuels désaccords sont tus. Les TISF ont des rapports d’une plus grande familiarité avec les familles. Leur présence est d’une durée plus longue et moins imposée. Leurs activités sont perçues par les familles comme répondant à des besoins concrets de la vie quotidienne et le plus souvent s’accompagnent d’une relation procurant un soutien moral. Cependant, certains désaccords surviennent et s’expriment.

Le nombre restreint de 15 situations familiales ne nous permet pas d’établir une nouvelle modélisation des facteurs influençant la perception de l’intervention par les parents dans le cadre d’une mesure contrainte. Cependant, nous pouvons tirer plusieurs leçons de cette recherche, en nous appuyant sur des travaux s’intéressant à des situations ayant en commun l’absence de volontariat initial des familles. Dans un chapitre s’intéressant à l’approche participative des parents en contexte d’autorité, Carl Lacharité relève sept obstacles à une approche participative des parents :

1. la distance sociale entre parents et intervenants,

2. « le spectre de la collusion » lors du rapprochement nécessaire à la mise en œuvre de la participation,

3. l’évacuation à peu près systématique des préoccupations parentales qui ne sont pas directement en lien avec le mandat des intervenants,

4. un discours objectivant envers les parents,

5. la prééminence de la logique « top-down » dans les services,

6. une littéracie expérientielle limitée ou restreinte des parents,

7. la méfiance des parents quant aux conséquences liées aux expressions de soi à l’intérieur d’un contexte institutionnel (Lacharité, 2011 : 69-70).

Ces obstacles interviennent différemment selon les deux professions examinées. Dans la suite du développement, nous discuterons nos résultats en contexte français, au regard de ces critères.

« Littéracie » et conséquences sur la relation éducateur-famille

Le rapport établi au moins une fois chaque année par l’éducateur pour le juge des enfants (Rousseau, 2007) joue un rôle essentiel dans la perception que les parents ont de l’éducateur. Au regard des obstacles cités ci-dessus, ce rapport concrétise particulièrement le 6e obstacle à la participation des parents au travail de l’éducateur. Des travaux sur le même objet, comme ceux de Michel Boutanquoi et al. (2014) sur les entretiens entre les parents et les éducateurs d’AEMO, vont dans le même sens. Les éducateurs ont l’obligation de porter le rapport à la connaissance des parents avant l’audience chez le juge, durant un entretien. Durant celui-ci, l’éducateur cherche à obtenir l’accord des parents, mais l’échange est d’une portée très limitée dans la mesure où le rapport est déjà écrit et parfois même déjà envoyé au juge (Boutanquoi et al., 2014). Cette rencontre permet tout au plus d’anticiper la situation dans le bureau du juge, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un espace de négociation du contenu du rapport. Or, ce rapport et la discussion qui s’ensuit chez le juge jouent un grand rôle dans le devenir de la mesure et donc, indirectement, dans l’acceptation des éventuelles poursuites de l’intervention.

Les parents, dont nous avons souligné la précarité et la faiblesse du niveau d’étude, sont mal à l’aise avec l’écriture, ils ne peuvent pas vraiment s’approprier ce temps de lecture, fut-elle une « lecture dirigée ». De plus, la forme de ce rapport est particulière. En effet, les parents assistent à la lecture d’un écrit qui les concerne et qui est formulé à la troisième personne, lu une première fois par l’éducateur en leur présence, puis à nouveau en présence du juge et de l’éducateur. Si lors de nos rencontres, ils n’évoquent pas la forme « objectivante » du discours (4e obstacle), les parents sont inquiets de ne pas comprendre les sous-entendus et de les découvrir dans le commentaire oral de l’éducateur durant l’audience. C’est pourquoi ils apprécient particulièrement la franchise de l’éducateur, c’est-à-dire la capacité à dire ce qu’il pense et à expliquer clairement la portée de ses propos. Même si la famille n’est pas d’accord avec certains passages, la franchise facilite l’anticipation des parents et les aide à se préparer au moment difficile de l’audience. Quel que soit leur point de vue, dans la crainte des conséquences qu’aurait une posture contradictoire, ils font profil bas, conformément à ce que Schreiber et al. relevaient. Le moment solennel de l’audience met en scène l’asymétrie évidente entre les protagonistes. Le rapport hiérarchique ne se joue pas dans le service (comme évoqué dans le 5e obstacle). Cependant, entre le juge, l’éducateur et la famille s’établit bien un jeu de pouvoir où les protagonistes ne remplissent pas les conditions nécessaires à un réel partenariat.

L’expression de soi

L’expression de soi est une tendance encouragée par la modernité. Or, les parents rencontrés n’ont probablement pas été davantage entraînés à l’expression de leurs affects et de leurs plaintes qu’ils n’ont eu l’occasion d’acquérir les subtilités du langage écrit. Lors des rencontres avec les éducateurs, une place centrale est donnée à la verbalisation des intentions et s’impose aux familles (Memmi, 2003), bien que cet outil ne fasse pas partie de leur univers familier. Les parents se reconnaissent peu dans les propositions de psychothérapie. Celle-ci est peu acceptée si elle est utilisée seule, sans connexion avec les besoins matériels de la famille. Les parents affichent donc une distance vis-à-vis des suivis psychologiques tout en collaborant a minima, lorsque la proposition émane de l’éducateur.

Dans le cadre de la protection de l’enfance, la « méfiance des parents quant aux conséquences liées aux expressions de soi » se nourrit de diverses expériences des parents confrontés aux travailleurs sociaux d’une part durant leur propre enfance, d’autre part à propos de l’éducation des aînés de la fratrie.

Certes, les logiques institutionnelles ont évolué progressivement depuis les années 1970 (Fablet, 2005 ; Breugnot, 2011). Les séparations sont moins longues et moins distantes. Les réponses institutionnelles se diversifient progressivement. Cependant, les parents qui ont été concernés par des mesures de protection durant leur propre enfance n’ont pas nécessairement perçu ces évolutions. De plus, l’expérience des parents est prolongée par leurs relations avec les travailleurs sociaux à propos des aînés de la fratrie. Le placement des aînés de la fratrie concerne la plupart des familles, soit 12 parmi les 15 familles. Parfois, il s’agit d’un placement ayant eu lieu dans le passé. Pour certains, il s’agit d’un passé proche qui justifie l’intervention actuelle pour faciliter le retour à domicile de l’enfant. Enfin, fait marquant, quatre placements sont décidés durant la période d’étude. Si a priori beaucoup d’AEMO sont mises en place, selon les professionnels, pour éviter un placement, comme transition après un placement ou comme alternative au placement, force est de constater que l’ombre d’un placement antérieur et sa réactualisation potentielle planent dans une large majorité des familles rencontrées.

Distance sociale de l’éducateur, proximité de la TISF

Entre les éducateurs et les TISF existe à la fois une différence de mission, de positionnement institutionnel et de positionnement sociologique. En effet, le diplôme d’éducateur est plus élevé sur le marché du travail et dans l’échelle de salaire que celui de la TISF. Ceci est doublé par une origine sociale globalement plus modeste des TISF par rapport aux éducateurs. Aussi, chez les éducateurs, la proximité avec une morale familiale est voisine de celle des assistants de services sociaux décrite par Delphine Serre (2009 : 139). De plus, même si le métier d’éducateur est majoritairement exercé par des femmes, en 2014, 22 % des nouveaux diplômés étaient des hommes (Nahon, 2014), ce qui n’est pas le cas du métier de TISF. Ils ne sont que 5 % parmi les nouveaux diplômés. En outre, les tâches de la TISF sont plus proches du travail domestique, ce qui contribue à associer leurs activités au « sale boulot » (Hughes, 1996). Cet ensemble de points tend à faire de la TISF une professionnelle plus proche que l’éducateur des familles précaires que tous deux côtoient. Dans notre étude, cette proximité est attestée par la familiarité des familles à leur égard.

De plus, en dehors de son activité en protection de l’enfance, la TISF intervient également pour le compte des Caisses d’allocations familiales dans des situations de difficultés passagères. Ceci confère à la TISF l’image d’un service universel et donc moins stigmatisant. Aux yeux de l’entourage, ses activités techniques peuvent servir d’écran à la prescription de leur intervention. Les familles perçoivent la position des TISF comme celle d’un travailleur social subalterne par rapport à l’éducateur. Son intervention est souvent conseillée, mais elle est plus rarement prescrite avec le même formalisme que le rôle de l’éducateur, mentionné dans l’ordonnance du juge. Cette différence lui donne au départ une moins grande légitimité. Cependant, cette contrainte plus faible est un atout auquel s’ajoute dans la perception des parents celui d’une origine sociale plus modeste. Il est probable qu’à l’image de la travailleuse familiale (Duriez, 1995), les normes éducatives présentes dans les interventions des TISF connaissent une certaine adaptation au registre de la famille. L’intervention est donc au total moins stigmatisante et elle émane d’une professionnelle séparée des familles par une distance sociale plus faible, ce qui correspond à la levée du 1er obstacle signalé précédemment.

À l’inverse, il n’est pas exclu que cette proximité n’éveille « le spectre de la collusion » chez les autres travailleurs sociaux. Si ce point n’a pas été relevé dans cette étude, il a néanmoins été exprimé lors de l’enquête préliminaire menée à l’occasion d’une précédente étude portant sur cette même profession (Tillard, 2010). Jean-François Laé définit l’intimité comme « une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquence sociale » (Laé, 2003 : 140). Cependant, il y a probablement des situations où les confidences conduiraient les TISF à l’obligation professionnelle d’intervenir. Ainsi, si elle était témoin de maltraitance à l’égard de l’enfant, elle serait dans l’obligation de dévoiler ce qu’elle a vu. Dans ce cas, sa parole à l’extérieur de la cellule familiale aurait des retombées sur la vie sociale et familiale. La TISF serait amenée à rompre l’intimité qu’elle partage avec la famille. Même si les parties connaissent les limites de cette familiarité, nous constatons que les parents tentent d’inclure les TISF dans leur entourage, tandis qu’elles se protègent des éducateurs.

Si les parents tiennent leur distance par rapport à l’éducatrice, tandis qu’ils ont tendance à être plus proches de la TISF, ils espèrent être traités avec tact par les intervenants, quelle que soit leur profession. « Être sympa, donner son avis, mais ne pas l’imposer », résume assez bien les espoirs des parents. Cet énoncé tend à gommer le caractère prescriptif de la mesure pour énoncer la préférence des parents pour des professionnels empathiques et laissant la famille se déterminer. Comme nous l’avons souligné précédemment, le contexte institutionnel ne favorise pas ce rapport avec les familles, même si des auteurs ont souligné l’apport des compétences relationnelles des professionnels à la participation des parents (Schreiber et al., 2013).

La prise en compte des préoccupations parentales hors mandat

Compte tenu de la précarité économique des ménages rencontrés, l’activité des TISF est plus directement en lien avec les besoins quotidiens ressentis par les parents. De plus, elle se joue dans une proximité de collaboration autour de tâches partagées. Le plus souvent, « faire avec » les parents leurs tâches éducatives ordinaires permet à ces professionnelles d’avoir une place privilégiée auprès des parents, de la mère en particulier. Dans cette étude, cette proximité se traduit par l’emploi du terme « confiance » pour qualifier la relation qui les lie. On comprend d’autant mieux ce terme que les entretiens évoquent les paroles échangées au cours des activités domestiques, des confidences et le réconfort moral ressenti. Cette familiarité se manifeste dans les échanges informels entre familles et professionnelles rencontrées également dans une autre étude auprès de cette profession (Tillard, 2010). Les parents partagent avec elle des petits secrets, des arrangements informels qui cimentent la relation et témoignent de l’entrée des TISF dans l’intimité de la famille. D’une certaine manière, ces échanges ont une dimension subversive dans la mesure où ils réactivent dans un contexte professionnel des valeurs du registre des échanges familiaux (Déchaux, 1995), et dans la mesure où ils réintroduisent dans l’activité professionnelle, une part de « l’imprévisibilité du bénévolat » (Donzelot, 1977 : 137) que l’institution des professions du travail social tend à éviter.

Dans notre étude, nous constatons qu’il y a généralement adéquation entre TISF et famille, il existe quelques expériences moins réussies. Une des causes des suspensions de l’intervention et de conflits survient lorsque la famille a le sentiment d’une inadéquation avec les nouveaux besoins de la famille ou d’une absence d’écoute de ses préoccupations principales, parfois absentes des objectifs de l’intervention auprès de l’enfant (3e obstacle). En dehors des désaccords sur le style éducatif, les motifs d’abandon ou de rupture soulignent l’impasse à laquelle l’intervention aboutit lorsque l’approche est centrée sur les relations parents-enfants et qu’elle ne prend pas en considération les autres besoins ressentis par les adultes ayant la charge des enfants, c’est-à-dire lorsqu’elle ne prend pas en considération l’ensemble des acteurs et des conditions nécessaires.

Cette question ne concerne pas seulement l’intervention de la TISF, mais également celle de l’éducateur. Ainsi, ce point affleure quand le motif qui conduit les parents à recourir à l’aide est écarté (B), non entendu (A en 2e année), que les relations de voisinage sont ignorées (C) ou quand les appuis reçus par les membres de la famille élargie et donnés par les parents aux autres membres de cette même famille élargie ne sont pas vus comme une ressource de la famille, mais comme une entrave à l’intervention. Dans ces situations, l’intervention semble être en difficulté pour prendre en compte les règles implicites de solidarité familiale et pour adopter une vision écosystémique de l’intervention.

Le cadre d’intervention, le mandat, la formation et la nature des activités forment un ensemble relativement cohérent pour chacune de ces deux professions. Dans un contexte où la contrainte continue d’être la modalité la plus fréquente d’intervention éducative à domicile, la TISF, plus proche socialement des parents et plus directement en prise avec leur réalité quotidienne, parvient à établir une relation généralement satisfaisante et à collaborer avec eux. Cependant, sa position professionnelle au sein des travailleurs sociaux est plus « fragile » que celle de l’éducateur. Son intervention est prescrite, tout en laissant une marge de manœuvre aux parents. Ceux-ci peuvent exercer auprès d’elle et de son employeur un certain degré de négociation : négociation au jour le jour d’une partie des tâches de la demi-journée, mais aussi négociation pour changer de professionnelle, garder la même TISF ou mettre un terme à son intervention. La profession d’éducateur d’AEMO est détentrice d’un pouvoir fort auprès du juge, ce qui colore l’engagement des parents d’une inquiétude toujours présente. L’une et l’autre de ces deux professionnel(le)s intervenant en protection de l’enfance sont toujours tiraillées entre deux objectifs auxquels elles tentent de répondre : celui d’une focalisation sur l’enfant et ses relations avec les parents, et celui d’une attention aux besoins élémentaires des membres des familles nucléaires le plus souvent pauvres auprès desquelles elles interviennent. Compte tenu de leur difficulté à répondre aux deux objectifs précédents, la préoccupation de l’insertion locale de la famille dans son environnement familial et dans son quartier ne semble pas prioritaire dans leurs modalités d’intervention, relevant davantage en France du domaine de la « politique de la ville » et de la « cohésion sociale ».