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Introduction

Le présent article est issu d’une enquête réalisée en 2010-2013[2], dont le questionnement central a porté sur l’accès aux soins en santé génésique et reproductive. Plus spécifiquement, ce sont des femmes dites « précaires »[3] ou migrantes d’un territoire du sud de la France qui ont constitué notre population cible. Nous proposons ici de montrer comment des (futures) mères intègrent (parfois malgré elles) des dispositifs institutionnels (ici sanitaires), et d’analyser les modes de catégorisation des familles produits les professionnelles[4] rencontrées.

Certes, il existe déjà une littérature qui a notamment étudié le soutien à la parentalité comme norme institutionnelle dans le champ du travail social (par exemple, Giuliani, 2009 ; Cardi, 2010 ; Pothet, 2016). D’autres travaux ont plus spécifiquement porté sur les professionnels de la protection maternelle et infantile (PMI), comme ceux de Serre (1998 ; 2012) ou encore de Vozari (2011). Nous proposons ici une entrée différente, puisqu’en nous intéressant à des professionnelles de la santé (dans la continuité des travaux de Vozari, 2011), nous interrogeons la similarité des pratiques entre elles (champ du social et champ du sanitaire). Au fond, peut-on dire que le travail de catégorisation et de traitement des familles est le fait de l’institution ou, plus largement, d’une politique sociale et sanitaire ou répond-il à un certain type de public ? Notre étude ne suffira pas pour répondre à l’ensemble de ces questions, mais souhaite y contribuer.

Nous avons choisi de privilégier une démarche qualitative, menée par une équipe pluridisciplinaire d’anthropologues[5] et de sociologues[6]. Ainsi, nous avons mené des entretiens semi-directifs[7] auprès de professionnels médicaux, d’intervenants sociaux et auprès de femmes en situation de précarité. Nous avons par ailleurs réalisé de nombreuses observations (plus de 170) auprès de professionnels des structures socio-sanitaires du territoire (consultations de sages-femmes, de gynécologues-obstétriciens du service de maternité de l’unique structure hospitalière du territoire, consultations de sages-femmes de la PMI, du Centre de Planification et d’Éducation Familiale (CPEF) et d’un cabinet de sages-femmes libérales).

La zone où nous avons enquêtée[8] présente des particularités sociologiques. Il s’agit en effet d’un territoire rural très vaste qui se distingue par une double problématique sanitaire et sociale. Y vit une population fortement précarisée (le taux de chômage y est toujours supérieur aux moyennes départementale et régionale – atteignant au premier trimestre 2009 9,9 %, contre 8,6 % dans le département et 8,4 % dans la région)[9] et la couverture médicale, en termes de structures et de professionnels de la santé, y est plutôt faible, avec une forte sous-médicalisation dans certaines communes. La désaffection de l’exercice médical en milieu rural de manière générale en France, et particulièrement vrai sur ce territoire en particulier, car ce dernier fait l’objet d’une stigmatisation de la population – souvent associée, par exemple, à une forte consommation d’alcool, à un taux d’analphabétisme important[10] et à une grande précarité[11].

Les résultats présentés ici s’appuient plus précisément sur des observations et des entretiens menés dans des services de PMI de trois communes du territoire. Il s’agit donc d’un travail d’enquête réalisé essentiellement avec des sages-femmes et dans une moindre mesure des puéricultrices, des assistantes sociales et des médecins gynécologues du CPEF qui interviennent auprès des familles et des femmes enceintes.

La protection maternelle infantile – créé en France par l’ordonnance du 2 novembre 1945 – est conçue à la fois comme une politique de santé publique et comme une politique de gestion des risques familiaux, appelée plus généralement « protection de l’enfance ». D’un côté, on a bien affaire à une « bio-politique de la population » (Thiaudière, 2004, p. 23) qui, aux premiers moments de l’histoire de l’institution, s’est orientée vers la surveillance médicale des femmes enceintes et des enfants dans le but de réduire la mortalité infantile. Aujourd’hui, elle est davantage axée sur un suivi des grossesses et un contrôle du calendrier vaccinal des enfants, pour une population défavorisée. D’un autre côté, on est aussi en présence d’une surveillance sociale, de familles identifiées comme présentant des « facteurs de risques » qui pourraient venir mettre en danger la socialisation de l’enfant et nuire à son intégration sociale. Pour D. Serre (1998, p. 110), on assiste « […] à un glissement de l’objectif de surveillance généralisée vers celui d’assistance différenciée. Ainsi, d’après une circulaire de 1983, les services de PMI sont censés “offrir un service de qualité à toute la population”, mais aussi “agir de façon renforcée et spécifiquement adaptée pour les familles les plus défavorisées”. L’émergence progressive de cet objectif d’assistance différenciée a pour effet immédiat de cibler la population visée par la PMI et de promouvoir l’idée d’une “action sur le milieu.” » Ce sont donc essentiellement les familles pauvres qui font à la fois l’objet d’une attention particulière et qui sont la cible de politiques spécifiques ayant pour objectif de corriger les inégalités sociales. Si l’objectif annoncé par le Conseil général du département étudié est d’ouvrir les consultations (pédiatriques, de puériculture, de gynécologie…) à l’ensemble des familles, lors des observations, nous avons pu constater comme d’autres avant nous (Roman, 2014 ; Jourdain-Menninger et al., 2006), que le public demeure en majeure partie précaire. Il est en effet fréquent de voir en consultation ou lors des visites à domicile des sages-femmes de la PMI, des femmes et des jeunes femmes, généralement seules, non diplômées ou déscolarisées, sans emploi ou au chômage, ou encore bénéficiaires du RSA. Il faut ajouter que les principales bénéficiaires des services de la PMI sont des femmes. Comme l’a montré S. Gojard (2010), le métier de parent comporte un aspect fortement genré. Dès lors qu’on parle de la préparation de l’accueil d’un enfant (à venir), des savoirs et savoirs-faire en puériculture, on entre dans un territoire quasi exclusivement féminin (les (futures) mères et les professionnelles). Ainsi, comme l’a noté C. Cardi (2010, p. 35), « les mères sont la cible et le levier des interventions, qu’il s’agisse de traiter, de repérer ou de prévenir des situations familiales jugées dangereuses ou à risques – dont elles sont considérées comme responsables. L’analyse des discours et des pratiques fait apparaître combien l’ordre familial, et au-delà l’ordre social, reste pensé avec l’“ordre de genre”. […] La dimension sexuée des politiques et des interventions sociales apparaît ainsi nettement. »[12] « La mère est ainsi tour à tour désignée comme une figure disciplinaire et une figure à discipliner. » (Cardi, 2010, p. 37) Ces mères ne sont pas n’importe lesquelles, ce sont les femmes des milieux populaires qui sont jugées responsables des désordres. Alors que le rôle de mère est présenté dans d’autres milieux sociaux sous le mode de l’accomplissement personnel, il est pour ces femmes « un risque social supplémentaire » (Pothet, 2016, p. 3). On comprend ainsi en quoi la catégorie du genre et les rapports sociaux de classe sont essentiels pour appréhender les pratiques des professionnelles (Cardi, 2010 ; Serre, 1998 ; 2012). Nous insisterons particulièrement sur les rapports de classe parce que dans le cas des professionnelles de la santé étudiées, ces dernières se présentent comme des expertes d’un savoir médical qui accentue d’autant plus la distance sociale avec les usagères.

Nous montrerons d’abord comment les femmes suivies en PMI sont identifiées selon des caractéristiques qui renvoient, en creux, à des indicateurs de « qualité » de la parentalité. Puis, nous nous interrogerons sur les « techniques d’entrée » des professionnelles dans les familles et ferons le constat que les bénéficiaires observées ont souvent compris qu’elles ne correspondaient pas parfaitement au modèle attendu par l’institution – elles mettent donc en place des stratégies pour se conformer, le temps de la visite, aux attentes des professionnelles ou pour y échapper ponctuellement. Ici, il s’agit de s’intéresser à ce qu’il y a de plus « micro » dans la relation de suivi. L’observation nous a permis de saisir ce que D. Serre (1998) appelle les déviances « mineures » et la façon dont elles sont requalifiées par les professionnelles, en termes de risques pour l’enfant à venir. L’objectif est bien ici d’avoir un effet de loupe sur le quotidien des familles dans leur rapport à l’institution, à travers une description fine des pratiques professionnelles.

Un public à « normaliser »

Un public contrasté en termes de précarité

Il paraît important, dans un premier temps, de présenter l’espace géographique sur lequel interviennent les professionnelles observées. Les situations socio-économiques sont contrastées entre le nord et le sud du territoire. La zone nord (Castamarande (sous-préfecture du département)) et la zone intermédiaire (Sérignac) présentent des problématiques plus fortes en termes de précarité et d’accès aux soins. Par exemple, 42,5 % des femmes de 15 à 44 ans ayant un revenu faible résident dans le nord, contre 19,3 % des femmes appartenant à la même tranche d’âge dans la zone sud[13]. Le nord du territoire est très enclavé, isolé[14] de la périphérie et du centre urbain où se concentre l’offre de soins. La zone sud, de par sa proximité avec la communauté urbaine de la grande ville V., bénéficie des mêmes services en termes de soins et de son attractivité économique.

Les professionnelles rencontrées pointent régulièrement ces différences entre le nord et le sud ainsi que les conséquences de l’éloignement de la population des services de soins de premiers recours et de la maternité de l’unique structure hospitalière du territoire, située au centre de la zone nord. Le Dr W., gynécologue (56 ans), exerçant en CPEF depuis 22 ans (zones nord et sud) explique :

On n’a pas beaucoup de précaires ici [dans le sud du territoire], par rapport à ce qui peut y avoir sur Sérignac [zone intermédiaire]. Je me souviens de toute une population de gens du voyage sur Sérignac. Je me souviens, à Castamarande [zone Nord] et Sérignac, les gens ne venaient pas sur V. [la grande ville] à cause [du manque] des moyens de transport. […] Ceci dit, moi, j’ai quand même découvert le quart-monde ! Quand j’ai commencé les consultations, il y a 22 ans, j’étais loin d’imaginer qu’à 80 km de V., il y avait des gens aussi démunis ! L’enquêteur : À quel niveau ? Le Dr W. : Physiquement. Moins sur Châteauneuf [zone sud], mais quand je faisais les consultations sur Castamarande et Sérignac, on voyait quand même des gens qui habitaient dans des caravanes, dans des cabanes, qui habitaient dans la forêt, dans des conditions plus que précaires ! Je ne sais pas si ça a beaucoup changé ; apparemment c’est encore le cas pour certains, puisque j’entends parler encore aujourd’hui de conditions de vie assez rudes. Moins sur Châteauneuf, car ce sont des gens qui ont beaucoup plus de liens avec V. Sur Castamarande et en haut [du territoire], on voyait des gens qui habitaient sur le bord de mer qui avaient vraiment l’air… bon… assez isolés, avec pas de salle de bain, ou pas d’eau, pas de sanitaires ! Alors qu’ici, on a des jeunes qui travaillent ou sont à l’école, ou étudiants à V.

La population la plus défavorisée du territoire recourt de façon importante à l’offre de soins publique, en raison de la faible présence de structures sanitaires, de praticiens libéraux (notamment des gynécologues) et de la gratuité des consultations de la PMI. Pour la partie la plus isolée, les professionnelles (de la PMI) observées proposent des consultations à domicile.

La population rencontrée au cours des visites à domicile est majoritairement féminine. Les femmes suivies par les sages-femmes de la PMI ont entre 14 et 45 ans. La moyenne d’âge au premier enfant, sur le territoire, est de 25,9 ans[15]. Les travaux de Davie et al. (2010) ou  Prioux et al. (2010) montrent que les femmes dites “très diplômées” (après le baccalauréat) ont en moyenne leur premier enfant à 30 ans, alors que pour celles qui n’ont aucun diplôme, l’âge moyen se situe vers 25 ans. De même ces dernières sont en couple et ont un premier enfant plus rapidement, et connaissent plus souvent des situations de monoparentalité. On retrouve ces grandes caractéristiques chez les familles et les femmes qui viennent à la PMI. Il est fréquent de voir, en consultation ou lors des visites à domicile, plutôt des jeunes femmes, seules, non diplômées ou déscolarisées.

Nous avons ainsi souhaité observer le suivi proposé par les professionnelles pour saisir ses spécificités dans un contexte de pauvreté. En nous centrant sur les modes d’identification et d’entrée des femmes dans la PMI, nous pourrons mettre en évidence comment les professionnelles mobilisent des indicateurs de « qualité » d’une bonne famille.

Identifier les « familles en difficultés »

Comme l’a mis en évidence F. Giuliani (2009, p. 84), « la catégorie ordinairement mobilisée pour désigner les populations visées par les mesures de protection de l’enfance est celle de “famille”. À travers elle, on désigne les groupes sociaux (et les individus) dont les modes de socialisation échappent en partie aux modèles prescrits. » Nous pouvons distinguer deux grands modes d’identification des femmes et des familles : un direct et un autre plus indirect.

Le mode le plus utilisé pour « sélectionner » les femmes est le « repérage » d’une parturiente par un collègue. Les travailleurs sociaux de la MDSI (assistantes sociales, conseillères conjugales) et plus rarement les médecins gynécologues des CPEF, peuvent « signaler » le cas de femmes enceintes « identifiées » en rendez-vous ou lors de visites à domicile pour un autre motif. En effet, les femmes suivies par la sage-femme bénéficient fréquemment d’autres mesures (concernant l’emploi, le logement…) et sont donc « connues » des différents professionnels des services de la MDSI concernée. Les réunions d’équipe  qui ont lieu mensuellement à la maternité de la zone nord permettent aussi à la sage-femme de la PMI qui y assiste, de prendre connaissance de dossiers des patientes qui ont consulté pour une grossesse ou qui sortent du service de suite de couches et qui pourraient bénéficier d’un suivi. Le rôle de la sage-femme de la PMI est d’autant plus important à la maternité, que le travail d’accompagnement social des populations en situation de précarité, y semble peu présent. Au cours de nos observations, il est apparu que le personnel hospitalier avait tendance à déléguer le traitement des problématiques sociales vers l’extérieur, notamment aux professionnelles de la PMI.

La seconde méthode de sélection des femmes est leur identification à partir des déclarations de grossesse que la Caisse d’allocations familiales[16] transmet au Conseil général, et donc aux sages-femmes de la PMI. Le traitement des dossiers se fait à partir de critères laissés à l’appréciation des sages-femmes, qui réalisent ce travail individuellement. Ceux qui rassemblent un certain nombre d’éléments considérés comme de potentiels « facteurs de risque » feront l’objet d’une attention particulière. Par exemple, si la déclaration de grossesse d’une femme a été renseignée par un médecin généraliste, cet élément est considéré par la sage-femme comme un indicateur négatif qui vient souligner l’absence d’un suivi spécialisé. D’autres critères, comme l’âge de la parturiente, sont retenus : la femme peut être considérée comme étant soit trop âgée (plus de 40 ans), soit au contraire trop jeune (mineure ou jeune majeure) pour accueillir un enfant. Si dans le premier cas, le suivi de la gestation doit être médicalement renforcé, il s’agit surtout pour la sage-femme de la PMI de s’assurer, notamment dans le cas d’une famille nombreuse, que l’arrivée du nouvel enfant soit « compatible » avec les ressources socio-économiques de la famille et ses conditions de vie. Dans le deuxième cas, la grossesse peut être non désirée ou la fragilité de la relation conjugale pourraient constituer un risque pour l’enfant à naître. L’âge du conjoint peut aussi faire l’objet d’une attention particulière. Un écart d’âge trop important entre les futurs parents est jugé comme le reflet d’une union potentiellement instable. Enfin, d’autres critères sont aussi utilisés, comme la non déclaration d’une couverture sociale, la perception de prestations familiales, la profession occupée ou l’absence d’activité rémunérée, etc. À partir de tous ces éléments, la sage-femme sélectionne un certain nombre de patientes, à qui elle propose un rendez-vous à domicile (que chaque parturiente est libre de refuser). Tous ces critères participent à l’élaboration d’une définition des risques familiaux, propre aux professionnelles. Ainsi, les familles distinguées multiplieraient les formes de vulnérabilité : sociale, économique, psychique.

En regard de ces caractéristiques, se dessine en creux une définition de la normalité. Une observation dépeint particulièrement bien ces effets de classement :

Ce matin-là, nous rencontrons à leur domicile, pour une première grossesse, deux jeunes femmes (19 ans et 23 ans) qui vont être qualifiées de « normales » par la sage-femme de Castamarande. Toutes deux sont pourtant sans emploi (conjoint en contrat précaire de quelques mois pour l’une ; conjoint en formation CAP pour l’autre) et ont de faibles revenus. Leur habitat est vétuste. Mais ce qui semble fortement les distinguer des autres, c’est qu’elles parlent beaucoup de leur grossesse (l’une d’entre elles fait de la sophrologie et souhaite utiliser ses connaissances pendant la grossesse et l’accouchement), qu’elles ne rencontrent pas de difficultés de déplacement (grâce au réseau familial) et ne sont donc pas isolées. Il faut préciser que ces deux parturientes n’avaient pas été « pré-sélectionnées » par la sage-femme, elles l’ont sollicité elles-mêmes (cette situation représente environ, d’après nos observations, 10 % des consultations en PMI (notes de terrain)).

Cet exemple illustre à la fois comment les professionnelles conçoivent la notion de vulnérabilité comme une superposition de difficultés et comment les (futures) mères sont repérées avant tout pour ce qu’elles sont ou, surtout, pour ce qu’« elles ne sont pas » (Giuliani, 2009, p. 91).

Les normes de « bonne » parentalité

Nos observations ont permis de relever les critères de jugement utilisés par les professionnelles pour anticiper et évaluer les capacités de la femme enceinte à devenir un bon parent. Le premier indicateur renvoie à une catégorie assez large : le rapport au corps. Plusieurs éléments apparaissent, comme l’hygiène. Si peu de conseils sont donnés pendant la consultation, l’hygiène fait systématiquement l’objet d’une remarque au sociologue : « Chez elle, c’est pas mal propre », ou encore : « Les enfants n’étaient pas très propres aujourd’hui. » Ces remarques peuvent aussi être transmises à la puéricultrice du service. Par exemple, lors d’une consultation post-natale, une des sages-femmes constate que la fille de Mme X, âgée de quelques semaines, n’a jamais reçu de soins capillaires (des dreadlocks commencent à se former), elle en informe la puéricultrice dès son retour à la PMI, qui décide d’avancer le rendez-vous de sa prochaine visite auprès de la jeune femme. L’alimentation ou la conformation visible (Bourdieu, 1977) est un autre critère. Outre les conseils classiques sur les risques liés à l’alimentation pendant la grossesse (listériose, toxoplasmose), la sage-femme insiste de façon récurrente sur l’importance de l’équilibre alimentaire au nom du bon développement physiologique de l’enfant. Le grignotage, une trop forte prise de poids, un problème de surpoids déjà existant avant la grossesse sont présentés comme des comportements à risque et sont transposés à la situation de parentalité[17]. Pour les professionnelles, les mauvais comportements pourront être reproduits avec les enfants. Enfin, le savoir sur le corps est aussi mentionné. La population rencontrée est décrite comme ayant une connaissance sommaire de l’anatomie féminine. Cette lacune est souvent présentée comme un obstacle à un accouchement « facile », mais plus largement comme un problème pour comprendre les modifications corporelles ou percevoir et signaler un éventuel symptôme. Les consultations sont donc l’occasion, à l’aide de différents supports (planche anatomique, CD-Rrom), d’exposer le fonctionnement d’un corps féminin enceint. La présentation, souvent faite à la façon du cours magistral, renvoie ces femmes à leur difficulté de recevoir des conseils ou à acquérir des savoirs selon un modèle scolaire, lequel a déjà pu les mettre en échec, par ailleurs. Ces différents registres corporels sont « autant de points d’appui qui permettent aux professionnelles de juger les éducations parentales » (Serre, 1998, : p. 109). Notons enfin que ce qui relève du corps est ici associé au genre. On juge la compétence des femmes, pour des tâches qui leurs sont traditionnellement dévolues (Pothet, 2016).

Le deuxième indicateur se rapporte davantage à une appréciation de l’interaction avec l’enfant à venir. Ici, les professionnelles vont chercher à appréhender le type de « relation gestationnelle » que la future mère établit de façon précoce avec son futur enfant. Pour ce faire, elles observent et interprétent la manière dont la future mère en parle et dont elle se projette dans son rôle de parent. C’est-à-dire que la bonne parentalité est aussi évaluée en fonction de l’aptitude de la femme à interroger ses capacités parentales, à se raconter, à poser des questions, à faire part de ses doutes – au fond, à montrer qu’elle est prête à jouer le rôle de mère et à avoir une réflexion sur ses compétences maternelles. Certaines femmes rencontrées semblent en difficultés face à ces attentes. Pour les femmes étrangères, mais pas seulement pour elles, l’expression orale peut constituer un obstacle. On relève également que la possibilité de parler de ses craintes face à une représentante de l’institution est dans certains cas limitée, car potentiellement « dangereuse ». Pour les femmes rencontrées, il n’existe aucune ambiguïté sur l’action de placement que peut mener la PMI. Confier des difficultés d’ordre conjugal (séparation du couple, violences), familial (situations d’échec scolaire rencontrées par exemple par les aînés, problème éducatif), comportemental (consommation d’alcool, de drogues…) ou encore économique, c’est d’une certaine façon s’exposer à cette menace. On comprend ici la « perversité » du modèle d’évaluation d’entrée dans le rôle de mère : il faut l’exprimer tout en ne donnant aucune information, qui pourrait venir mettre en doute l’accomplissement de ce rôle. Celui-ci se mesure également en fonction d’éléments plus objectifs tels que l’aménagement du domicile pour que le futur enfant dispose d’un espace personnel, l’anticipation par la mère d’une nouvelle organisation des tâches familiales s’il y a déjà d’autres enfants, d’un mode de garde pour l’enfant à venir et les autres enfants, etc.

Des indicateurs plus secondaires sont présents dans les consultations et fonctionnent aussi comme critères de bonne parentalité. La gestion du budget, par exemple, est un sujet fréquemment abordé par les professionnelles de santé. S’il faut que la future mère fasse la preuve, par des achats, de son investissement dans l’accueil de l’enfant, il faut que ceux-ci répondent à un certain nombre de règles. Les futurs parents doivent afficher leur capacité à gérer leur budget « de façon rationnelle et prévoyante » (Serre, 1998 : 115). Ainsi, « il y aurait une manière “normale” de compter et une autre, “moins normale”, de gérer son budget » (Perrin-Heredia, 2014, p. 30). Chez les professionnelles rencontrées, il existe parfois un discours sur la mauvaise utilisation des ressources par les familles en situation de précarité. L’achat de gadgets, la multiplication de vêtements, d’accessoires de puériculture sont présentés comme une absence d’anticipation des contraintes économiques à venir et amènent à penser que les parents reproduiront ces erreurs éducatives tout au long de la socialisation de l’enfant. Alors qu’on peut y voir « un nécessaire ajustement aux contraintes », comme le dit D. Serre (1998) – l’événement de la naissance est apprécié dans son immédiateté mais ses conséquences ou les ajustements qu’il demande ne peuvent être projetés –, on peut aussi analyser ces achats pour le nourrisson du point de vue des parents, comme « une preuve » donnée à la famille et à l’institution de leur aptitude à pourvoir à la vie future de l’enfant. La profusion d’équipement viendrait appuyer l’idée que plus on achète, plus on confirme qu’on est en mesure d’accueillir un enfant, alors que le schéma familial ou l’histoire de cette famille, sa situation socio-économique, ont pu générer des doutes chez les professionnelles[18]. Pour J.-B. Comby et M. Grossetête (2012, p. 251), « les injonctions à la tempérance n’ont pas la neutralité que leur prêtent les entrepreneurs de morale. Elles participent aux reproductions des divisions sociales dans la mesure où être prévoyant relève d’une disposition inégalement distribuée. Une ligne de démarcation sépare ainsi ceux qui peuvent se targuer de tempérance, sans pour autant modifier substantiellement leurs modes de vie, de ceux dont l’existence rend la prévoyance improbable sinon impossible. » Le modèle de tempérance porté par les professionnelles s’oppose ici à l’impossibilité pour les femmes de planifier leur avenir, compte tenu de la situation d’insécurité dans laquelle elles sont placées. « Profiter de l’instant, vivre au jour le jour, gâter les enfants est une façon de s’adapter à une situation qui laisse penser que “les enfants auront toute leur vie pour trimer” » (Serre, 1998, p. 118).

Un autre élément plus « intime » joue également comme norme : le contrôle des naissances. Les femmes suivies par les sages-femmes de la PMI ont entre 14 et 45 ans. Devant la complexité des histoires familiales, auxquelles s’ajoutent des conditions de vie précaires, les sages-femmes ont un rôle de prévention important, en termes de contraception. Le sujet est systématiquement évoqué lors des rendez-vous, et ce, dès le premier, alors même que la femme vient consulter parce qu’elle est enceinte. Les sages-femmes rencontrées expliquent que les femmes qu’elles suivent peuvent être en difficulté avec la prise de la pilule anticonceptionnelle (mésusage, oubli). À titre d’exemple, une des professionnelles observée recommande la pose de stérilet. Le gynécologue du CPEF de son territoire ayant très peu recours à ce mode contraceptif, la sage-femme n’hésite pas à se déplacer en dehors de sa circonscription, pour conduire les patientes dans un autre cabinet. Le contrôle des naissances, l’accès à la contraception, l’ajustement des comportements reproductifs à la norme procréative (Bajos et al., 2002) sont des objectifs forts de la PMI, précisément parce que l’arrivée d’un nouvel enfant pourrait ébranler une famille déjà fragilisée du point de vue économique ou éducatif.

En matière de suivi des grossesses comme en matière de la puériculture, le référentiel des pratiques des professionnelles se heurte aux difficultés qu’ont les familles à pouvoir s’y soumettre. Les obstacles sont d’ordre économique (exiguïté et salubrité des logements, capacité à pouvoir s’alimenter selon les recommandations, à pouvoir se déplacer) et sont surtout liés à des divergences dans la conception des rôles parentaux. Nous ferons ici deux remarques : premièrement, comme l’a noté C.  Farnarier (2009), le facteur culturel est souvent mis en avant par les professionnelles pour expliquer le non-respect des bons comportements, et tend à faire oublier l’importance du facteur économique. Deuxièmement, comme l’ont montré S.  Gojard (2010) et D.  Serre (1998), le modèle savant mis en œuvre par les professionnelles renvoie à un modèle de classe (moyenne / supérieure) ; or les professionnelles ont souvent tendance à « personnaliser les causes des déviances », en les interprétants en termes psychologiques. ÀA la suite d’une visite chez une patiente, une sage-femme déclare au sociologue :

La dame qu’on a vue ce matin [elle fait allusion à une jeune mère de quatre enfants dont un est suivi pour un handicap neurologique ; elle est enceinte de son cinquième enfant, vit seule et est sans emploi], t’as vu, elle allait pas bien. Elle est perdue avec ses quatre gamins, plus celui qui arrive. Les assistantes sociales ont voulu l’aider plusieurs fois, mais elle refuse. Qu’est-ce que tu veux faire ? C’est dans sa tête que ça va pas, car elle pourrait y arriver.

On voit ici comment dans le cas de cette patiente, les obstacles rencontrés, sont renvoyés non pas à une position sociale mais plutôt à des difficultés d’ordre personnel qui, de fait, la rendent responsable de sa situation. Cet exemple illustre parfaitement bien, le processus de psychologisation décrit par R. Castel (1981) ou M. Bresson (2012). Les politiques sociales et sanitaires (Fassin et Memmi, 2004) imposent des modes d’intervention individualisés. Les femmes sont jugées selon leurs capacités psychiques à pouvoir se raconter, à montrer leurs compétences à être de bonnes mères. Et c’est en étant accompagnées, qu’elles pourront dépasser leurs difficultés pour un meilleur accomplissement de leur rôle. De nombreux auteurs (par exemple, Cardi, 2010 ; Bresson, 2010) ont montré que le discours des travailleurs sociaux est largement imprégné de théories psychologiques, lesquelles reposent par ailleurs sur une conception traditionnelle des rôles parentaux[19]. On peut facilement transposer ce constat aux sages-femmes, qui ont été, chez les professionnels de la naissance, les premières à intégrer un savoir sur le psychisme (Jacques, 2007 ; Garcia, 2011) dans leur pratique et, plus facilement encore, aux sages-femmes de la PMI, qui travaillent dans une structure dominée par une « culture psychologique » (Vozari, 2015). Le travail de la sage-femme répond à un objectif prioritaire : s’assurer que la (future) mère (prioritairement) soit apte à répondre aux besoins psychologiques de l’enfant, notamment en s’assurant, comme on l’a vu précédemment, qu’elle sait en prendre soin en termes d’alimentation, de soins du corps, etc.

« Contrôler » au domicile par le soin

Écouter et prendre soin, est-ce surveiller malgré soi ?

La mission des sages-femmes de la PMI, comme de l’ensemble des travailleurs de l’institution, est essentiellement préventive et comporte un travail de care important, qui repose principalement sur des compétences relationnelles nécessaires pour établir des liens et entrer dans des familles. L’imaginaire collectif s’est construit sur l’idée selon laquelle l’éthique de la sollicitude (Paperman et Laugier, 2011), l’empathie renvoyaient à des dispositions morales féminines, ce qui expliquerait la forte présence des femmes au sein de l’ensemble des professions du sanitaire et du social. Pour M. Bessin (2009), l’histoire du travail social s’est construite sur le mythe d’une « socialisation de l’amour maternel », d’un « féminisme maternaliste », sur une dichotomie sexuée des compétences (rationalité versus sentiments) et des espaces (public versus privé).

Le travail relationnel trouve son expression la plus aboutie chez les sages-femmes de la PMI, car la technique occupe peu de place dans les consultations (pas de monitoring, peu ou pas d’examen du col de l’utérus). Plus que le care, c’est l’empathie qui domine la relation entre la sage-femme et les parturientes. Des travaux (Cresson et Schweyer, 2000) ont déjà montré que moins le travail fait appel à des compétences techniques, plus la part relationnelle est investie et présentée comme le cœur de métier. Le contenu de l’activité repose fondamentalement sur la relation à l’autre, et ce, d’autant plus que les rencontres ont lieu le plus souvent au domicile. Les caractéristiques de notre population d’enquête amènent les sages-femmes à mettre en exergue leurs « compétences » de genre, en orientant leur pratique davantage sur le lien et sur la prévention que sur le cure.

Les travaux de F. Bouchayer (1984) attestent que pour que les paroles et les conseils soient entendus des mères, « il faut d’abord établir une relation ». L’écoute et l’échange sont les temps forts des consultations et participent de la compétence relationnelle mise en avant par le métier (Jacques, 2007). La sage-femme de la PMI peut également « rendre des services », elle peut proposer à une patiente de la conduire à un rendez-vous médical si elle n’a pas de véhicule ou, de manière exceptionnelle, elle peut l’accompagner pour régler des formalités administratives relevant du droit commun (couverture sociale, démarche Caf). Elle peut aussi faciliter le lien avec les autres services de la MDSI. Toutes ces « attentions », permettent aux intervenantes d’instaurer une relation de confiance, même si elles ne sont pas intentionnellement offertes dans cet objectif. Comme le dit L. Virolle-Zadje, les professionnelles « oscillent entre leur volonté d’aider les femmes à s’en sortir et leurs pratiques de contrôle » (2016, p. 11). Du côté des femmes, on peut y voir des « adaptations secondaires » au sens goffmanien. « Si elles semblent ne rien attendre du travail sur le lien mère-enfant prescrit par les professionnelles, elles trouvent en revanche un intérêt (pratique) à solliciter de l’aide. » (Giuliani, 2009, p. 89).

Peut-on voir comme certains, dans cette sollicitude, « “une technique”, un moyen pour faire passer d’autres normes » (Bouchayer, 1984, p. 84), qui peut s’apparenter de façon implicite à une forme de surveillance ? En effet, des similitudes au niveau des méthodes de travail entre les travailleurs sociaux et les professionnelles de la santé sont remarquables. Il se met en place un travail sous-terrain, quotidien, qui prend la forme d’un paradoxe entre l’écoute bienveillante et le « soupçon permanent », que D. Quessada (2010) nomme la sousveillance[20]. À titre d’exemple, la consommation de drogue ou d’alcool doit faire l’objet de questions, en raison des risques qu’elle comporte pour le fœtus, notamment. La sage-femme peut ainsi chercher à s’informer sur le mode de la conversation ordinaire. S. raconte :

L’enquêteur : Comment tu fais avec les femmes qui consomment de l’alcool ? Mme S. : « Je demande. Quelquefois, on me dit que non et quelquefois, il te faut ré-insister pour voir. Tu tournes autour. […] Quand tu sais qu’une femme a bu – par exemple j’en ai eu une, quand elle a bu et que t’es dans la voiture, c’est pas évident de le dire. Ça sentait ! Au bout d’un moment, je lui ai dit : « C’est comme quand mes filles buvaient, je rentrais dans leur couloir le matin, ça sent pareil. Vous avez bu ? » Et elle me dit : « Ouais, euh bon, j’ai bu un whisky », parce que c’était son anniversaire. « On s’est fait un petit repas. » Je lui dis alors : « Ah, on a trinqué ! » Mais j’essaie de le faire passer sur l’humour, de faire passer l’évènement comme quelque chose qui intègre le normal, tu vois. Après, je lui dis : « Mais c’était pas un verre, c’était la bouteille, que vous avez bue ? » Et là, elle me répond : « Euh, oui ! » Bon là, c’est dit.

Cette confidence est possible par le travail relationnel mis en place par la professionnelle de la santé qui, à la fois, ici, fait appel à un exemple de sa vie personnelle et s’appuie sur la situation de proximité dans laquelle elles sont placées (elles voyagent dans le même véhicule pour aller à un rendez-vous). On peut en effet imaginer que la même scène, dans une salle de consultation, aurait pu souffrir d’un manque d’intimité et aurait rendu la confession plus difficile.

Un dernier élément peut nous permettre d’appréhender le travail de « surveillance ». Des travaux ont mis en évidence une forme de confusion entre le niveau personnel et le niveau professionnel chez les sages-femmes, alors même que la médecine se présente comme « hors de la culture » (Nacu, 2011), non influençable par l’histoire de vie personnelle. Pourtant, les identités maternelles et professionnelles ne peuvent plus se distinguer, une fois vécue l’expérience intime de la naissance (Jacques, 2007). Cette expérience délivre un savoir qui prend un sens particulier, parce qu’il est acquis individuellement, parce qu’il se construit avec l’histoire et la personnalité de chacune ; c’est un « savoir-être mère ». Deux hypothèses peuvent alors être envisagées. Premièrement, cette confusion des savoirs ne permet pas de distinguer, dans les critères de jugement de la future mère émis par les professionnelles, la part profane de la part experte – cela explique aussi qu’elles acceptent parfois des pratiques hybrides ou qui s’écartent de la norme (Serre, 1998 ; Giuliani, 2009). Deuxièmement, l’empathie de la sage-femme, qui repose en partie sur sa propre expérience de la maternité, joue aussi comme un moyen pour mieux « prescrire » des normes de bonne parentalité. Cette façon de faire, très inconsciente chez les sages-femmes, leur permettrait de faire passer au second plan, voire de faire disparaître, leur statut de représentante de l’institution.

Les stratégies d’évitement ou comment ne pas laisser l’institution entrer dans l’intime

Les patientes et les familles rencontrées expriment parfois le besoin de prendre de la distance avec l’institution en raison d’une mauvaise expérience antérieure, ou tout simplement parce qu’elles souhaitent pour un temps, par exemple celui de la consultation, échapper au contrôle, aux injonctions. Rappelons que nous avons affaire à des familles pour qui les suivis institutionnels se superposent (celui de la sage-femme quand il y a une grossesse, mais le plus souvent aussi celui de l’assistante sociale ou de l’éducateur, de la travailleuse familiale, de la puéricultrice, etc.).

Les stratégies sont multiples. Les plus simples sont l’absence, l’oubli du rendez-vous programmé ou son report. Les femmes peuvent aussi décider d’aller consulter ailleurs, plus loin, là où la famille n’est pas « connue ». Alors qu’on aurait pu penser que les problèmes économiques et surtout les distances géographiques étaient de vrais freins à la mobilité, nous constatons que pour beaucoup, cette contrainte est parfaitement socialisée. Les problèmes de déplacement étant inhérents au territoire, les femmes les ont parfaitement intégrées à l’organisation et à la durée de leur déplacement. Au fond, habiter le territoire, c’est accepter de parcourir de longues distances géographiques pour se rendre chez son médecin, à la maternité, ou simplement pour faire ses courses.

Comme nous l’avons dit, une grande partie de notre échantillon connaît une situation de chômage ou bénéficie des minimas sociaux. Certaines alternent entre inactivité et emplois précaires (le plus souvent saisonniers). Les travaux de D. Schnapper (1994) ont bien montré que l’expérience du chômage ou d’emplois atypiques est dégradante. « Pour les pauvres, le fait d’être contraint de solliciter les services d’action sociale pour obtenir de quoi vivre altère souvent leur identité préalable et marque l’ensemble de leurs rapports avec autrui. » (Paugam, 2008, p. 90) En effet, le fait d’avoir besoin de demander l’aide à la MDSI ou de recourir à l’offre de soins gratuite de la PMI constitue pour certaines enquêtées une situation dévalorisante. Deux sentiments sont présents dans les discours : cette offre est indispensable et on peut y faire appel de façon ponctuelle, mais l’humiliation intervient quand on devient un usager régulier de ces services et qu’on n’a donc plus d’espoir d’améliorer son sort (Parizot, 2003). Les familles observées ont bien compris que la prise en charge proposée pouvait leur renvoyer le stigmate de la précarité. Leur situation personnelle se confond alors avec l’image négative du recours à l’institution. Si certaines femmes déclarent connaitre des difficultés économiques, la majorité d’entre elles refusent de se désigner comme appartenant à la catégorie des femmes en situation de précarité. Elles ont tendance à projeter cet état sur « les autres ». On y peut voir une façon d’échapper au travail de catégorisation des professionnels. En effet, en refusant de se définir comme précaires, elles rejettent l’image négative des statuts sociaux subalternes et des différents dispositifs d’aide vers lesquels les professionnels peuvent les orienter. Pour certaines femmes, recourir à l’aide est pénible non seulement parce qu’elle stigmatise, mais aussi parce qu’il faut aussi se raconter (Memmi, 2003) et donc se placer dans une position de demande et d’exposition de soi.

Je suis allée à la mairie parce que je savais pas trop où il fallait aller, et on m’a dirigée vers la MDSI de Castamarande. J’ai eu des aides d’urgence, mais c’est tout. On m’a proposé un logement social, mais on attend. […] Mais quand je reprendrai le travail, ça ira, je m’en fais pas trop. C’est en attendant, quoi. Et puis, mon mari aussi n’aime pas trop [recourir aux services sociaux]. Alors je vais pas insister parce que sinon, ça pourrait créer des histoires entre nous et c’est pas la peine, vraiment, on n’a pas besoin de ça. L’enquêteur : Mais ça se passe bien avec votre assistante sociale ? Mme P. : Oui, ça va, mais bon, quand on est dans la position… je veux dire quand on demande, ça met pas à l’aise. (Mme P., 28 ans, 1re grossesse, sans emploi, conjoint cuisinier en intérim)

L’estime de soi (Erhenberg, 1995), la « préservation du moi », « de la face » (Goffman, 1973) sont des manifestations très présentes dans les récits. Ce sont les « petites misères » quotidiennes qui reflètent l’expérience de la dépréciation sociale, le sentiment de ne pas être reconnu, la crainte de devenir « des exclu[e]s de l’intérieur » (Paugam, 2008). Ces expériences, qui se répètent tout au cours d’une vie, conduisent au sentiment de discrimination, d’injustice et peuvent amener les individus à développer des sentiments ambivalents face aux « autres », qui partagent pourtant la même situation de vulnérabilité, et à prendre de la distance – volontiers définitivement – avec les institutions qui ont assigné le statut d’individu précaire.

Les pères ou futurs pères sont peu mobilisés par les professionnelles, d’une part parce que, nous l’avons dit, dès lors que l’on entre dans les sphères de la naissance (Jacques, 2007) et de la parentalité (Gojard, 2010), les rôles sexués traditionnels dominent, les hommes ne sont plus « pensés » et, d’autre part, parce qu’ils ont eux-mêmes bien intériorisé l’idée qu’ils doivent se sentir peu concernés. Et pourtant, aujourd’hui, on attend du père qu’il partage les soins, qu’il passe du temps avec l’enfant, qu’il intervienne dans les décisions éducatives, et ce, de façon précoce. Désormais, pendant la grossesse, un père doit assister aux échographies et aider sa compagne à préparer l’arrivée de l’enfant. Sa présence à l’accouchement est devenue une norme ; son absence attirerait l’opprobre de la femme, de la famille, des professionnels de la santé (Jacques, 2007). Le rôle traditionnel du père sévère n’a pas complètement disparu, mais on parle désormais davantage d’une autorité négociée (Castelain-Meunier, 2005). Et pourtant, les études sur la répartition des tâches prouvent bien que le temps consacré au travail de care reste plus important chez les femmes, et ce, quelle que soit l’activité professionnelle occupée (en termes de statut, de rémunération, ou encore de temps passé sur le lieu de travail (Regnier-Loilier, 2009)). Il faut d’autant plus nuancer la portée de ces transformations que nos données de terrain nous ont amené à rencontrer des pères ou à prendre connaissance de récits sur eux qui semblent très éloignés de l’idéal précédemment décrit. Les familles observées renvoient selon nous à un modèle de paternité plus traditionnel, plus « bricolé » au gré de la mouvance des liens familiaux (Jamoulle, 2005) et des obstacles socio-économiques et biographiques rencontrés. Nous avons bien affaire à une paternité populaire qui se distingue en tout point du modèle énoncé plus haut. On retrouve ici le partage des rôles traditionnels selon une conception familialiste, androcentrée : l’homme pourvoit aux besoins économiques de la famille, il joue un rôle d’autorité ; la femme s’occupe de l’éducation des enfants. Dans la situation étudiée, ce modèle est d’autant plus présent que dans la plupart des familles, seul l’homme occupe un emploi, le plus souvent précaire (emploi atypique, contrat à durée déterminée, travail saisonnier dans les vignes ou pendant la saison estivale, intérim, etc.). Ainsi, la femme est « disponible », pour se consacrer au travail ménager et familial. On remarque également chez ces familles que cette rigidité des normes de genre est peu contestée ou interrogée par les femmes elles-mêmes. Ces dernières justifient leur absence ou leur sortie du marché du travail par un contexte économique défavorable (et ce, d’autant qu’elles sont sans diplôme) mais aussi par une incompétence des hommes à prendre en charge les enfants. Mme H. (22 ans, première grossesse, sans emploi, son conjoint est en apprentissage) explique « que les hommes ne savent pas faire. J’ai jamais vu autour de moi des hommes qui se lèvent pour donner le biberon ou pour changer une couche. C’est normal… Lui [son conjoint], il rentre tard du travail, je vais pas lui demander de se lever la nuit, non plus. Les enfants, je sais que c’est moi [qui vais en avoir la charge, la responsabilité]. » Si les caractéristiques du père traditionnel sont bien présentes ici, on peut peut-être y voir une autre explication. Nous avons affaire à des femmes qui, en majorité, sont sans emploi. Lorsqu’elles ont une activité rémunérée, elle est souvent précaire et impose des conditions d’exercice difficiles (c’est le cas des emplois saisonniers comme ceux de la restauration, de l’hôtellerie ou du travail de la vigne), ce qui favorise « leur attachement à un modèle de genre qui fait de leur rôle maternel leur seule source de valorisation symbolique » (Serre, 2012, p. 61). Le rôle de mère est donc le seul qui leur fournisse encore un statut reconnu par la société (Schwartz, 1990). Par ailleurs, soulignons que les professionnelles observées développent un discours ambivalent sur le rôle paternel et à l’égard des pères. Si l’homme est absent du foyer lors de la visite, les sages-femmes questionnent la femme sur son implication dans la grossesse, dans l’éducation des autres enfants. Lorsque des séances de préparation à l’accouchement sont proposées, le père est systématiquement invité. La sage-femme peut proposer un rendez-vous tard le soir pour s’adapter à l’horaire de travail ou au mode de vie. Mais souvent, sa proposition ne reçoit pas l’écho attendu. Les pères en situation de précarité y voient peu d’intérêt. Lorsque le père est présent à la consultation (le plus souvent au domicile), nous avons pu observer trois situations types. Tout d’abord, il peut s’enfuir à l’arrivée de la représentante de l’institution (c’est une situation fréquemment observée), ce qui témoigne pour la sage-femme de son désintérêt pour le rôle de père. P. Jamoulle (2005), dans son étude sur l’identité masculine en milieu précaire, indique comment « les pères éprouvent des difficultés (avec) les services d’aide. Ce rôle est traditionnellement dévolu aux femmes. Leur fierté est blessée par les questions des professionnels. Ils sont “gênés” et veulent protéger leur vie privée » (Jamoulle, 2005, p. 185). La deuxième situation est celle où le père est physiquement proche de sa femme, mais n’accorde aucune importance à la consultation. Il fait autre chose, le plus couramment il regarde la télévision ou est assis devant un ordinateur. Dans la troisième situation type, le père est paradoxalement trop présent. Souvent, les sages-femmes avouent qu’elles préfèrent l’absence des hommes pour pouvoir plus facilement interroger les femmes sur leur vie sexuelle et reproductive (notamment sur la prise de contraceptifs).

Conclusion

Ce travail a permis de saisir la manière dont les parentalités « à risque » sont non seulement identifiées mais également accompagnées. Ce dispositif d’« encadrement », repose sur la mise en place d’une relation de confiance, de proximité qui met en scène des compétences d’empathie qui peuvent brouiller la réalité du suivi social. Le travail de care apparaît donc d’autant plus efficace qu’il peut aussi se transformer en contrôle social. Le recours à des compétences dites féminines (individuelles et expertes) renforce l’idée d’une invisibilité de l’action de surveillance des professionnelles, qui présentent l’interaction sous les traits de la bienveillance.

Par ailleurs, le suivi des femmes dévoile des rapports sociaux de genre et de classe. Le modèle savant incarné par les professionnelles, sous-tend un modèle de classe qui vient se heurter à des pratiques parentales éloignées, voire en contradiction avec un modèle de pensée expert. La disqualification des futurs parents repose sur un principe de non-conformité qui n’a rien d’individuel, mais qui se fonde plus largement sur des conditions de vie tributaires d’une instabilité économique, matrimoniale, ou d’une situation d’isolement. Et pourtant cette observation ne fait que confirmer une tendance à la psychologisation des comportements chez les professionnels socio-sanitaires, déjà mise en évidence par d’autres chercheurs (Serre, 1998). Il n’est pas ou plus possible de penser les obstacles rencontrés par les populations en situation de précarité comme relevant de déterminismes macrosociaux. Les individus sont renvoyés à leur propre (in)capacité personnelle. Largement dominée par la psychologie, la prise en charge des familles « à problèmes » a évacué toute causalité sociale, collective (Castel, 1981). Depuis plus d’une trentaine d’années, les « théories psychologiques » exercent une forte influence sur la formation des intervenants médico-sociaux et donc sur leur façon de concevoir notamment la famille et les rôles parentaux. Si cette conception permet de classer les individus selon des niveaux de risque, les termes savoirs-faire parentaux et compétences ont aussi pour effet de personnaliser les erreurs éducatives, les causes des déviances, qui sont pour les professionnelles à mettre en lien avec des caractéristiques individuelles, biographiques. L’individu est considéré comme entièrement responsable de sa vie (Dubet, 1994) et des vies dont il a la charge. La subjectivité est placée au cœur de l’interprétation, « la précarité et la pauvreté, la déviance et la violence, les drames personnels et les tragédies collectives [sont] réinterprétés au prisme de l’intériorité » (Fassin et Memmi, 2004, p. 35). On comprend aussi que plus l’écart social entre les professionnelles et les patientes est grand, plus la psychologisation fonctionne comme une ressource pour appréhender les comportements des femmes, des familles et pour intervenir sur elles (Nacu, 2011).

Nous avons remarqué en outre que les pratiques normées dépassent largement le cadre de la santé et s’imposent plus largement aux champs de la famille, du travail, du logement, intervenant même dans la sphère privée, l’estime de soi. La participation de plus en plus d’acteurs médicaux et sociaux, mandatés pour intervenir dans les situations de vulnérabilité dénote de l’étendue du dispositif de normalisation. Le public et ses caractéristiques amènent ces intervenants à imposer (souvent malgré eux) une forme de « régulation sociale » des existences. Les femmes que nous avons rencontrées ont d’ordinaire compris qu’elles ne correspondent pas au modèle de l’institution, et certaines peuvent choisir stratégiquement de se conformer aux pratiques expertes, aux attentes institutionnelles le temps de la visite de la professionnelle.