Article body

Introduction

Notre recherche s’est intéressée à la mémoire familiale de jeunes en difficulté devenus parents, à travers le récit de leur histoire familiale. Cette population particulière régulièrement appelée « jeunes de la rue » cumule plusieurs problématiques d’ordre médical, psychologique ou social, tels les problèmes de santé mentale ou physique, l’instabilité résidentielle, la toxicomanie, la pauvreté, pour n’en citer que quelques-uns (Elliott, 2013 ; Gaetz et al., 2013 ; Leclerc et al., 2013 ; Levac et Labelle, 2009). Ces jeunes sont caractérisés aussi par une certaine débrouillardise qu’ils déploient au bénéfice de leur survie alors qu’ils sont en situation de grande précarité économique et relationnelle (Gagné, 1996). Survivre dans ces conditions nécessite de développer plusieurs habiletés ; celle de demander de l’aide constitue une des premières stratégies mais elle n’est pas toujours facile à adopter pour eux (Aubin, 2009 ; Gagné, 1996 ; Gilbert et Lussier, 2006 ; Lafortune et Gilbert, 2013 ; Monast, 2010).

Lorsqu’ils deviennent parents, ces jeunes en difficulté font face à des remaniements identitaires, familiaux et sociaux que toute personne traverse lorsqu’elle accueille dans sa vie un nouveau-né. Ce processus de transformations psychiques et sociales d’un adulte en parent est appelé parentalisation (Antoine, 2007 ; Coum, 2002 ; Moro, 2010 ; Mosca et Garnier, 2015 ; Neyrand, 2007 ; Winnicott, 1992 [1964]). Par ailleurs, ces jeunes parents se heurtent également à des enjeux spécifiques liés à leur situation actuelle et à une histoire familiale antérieure tourmentée. La consommation de drogue, le manque de moyens financiers, le conflit avec leur famille et la méfiance envers les services sociaux sont autant de difficultés qui gênent le tissage du berceau affectif et relationnel de leur bébé, ou, en d’autres termes, qui contrarient leur développement en tant que parents (Émard et Gilbert, 2016 ; Lafortune et Gilbert, 2013 ; Gilbert et al., 2013). Quant à leurs expériences infantiles de maltraitance, d’abus, de négligence, d’abandon et pour certains de placement, elles teintent leur regard sur leur enfant pour le pire et le meilleur, allant des scénarios catastrophes – comme la crainte que l’enfant soit à son tour victime de la violence des autres ou d’eux-mêmes – jusqu’au rêve de créer une famille idéale prenant la forme d’une réparation d’un passé en souffrance (Baret et Gilbert, 2015).

Dans ce contexte tumultueux, la répétition des difficultés familiales est au cœur des préoccupations des jeunes parents (Poirier et al., 1999 : 77), mais aussi des intervenants soucieux de la protection de l’enfant et de la souffrance des parents (Chamberland et al., 2007 ; Pagé et Moreau, 2007). Suivant cette perspective, plusieurs recherches se sont intéressées à la récurrence de dysfonctionnements familiaux entre les générations – notamment la maltraitance et la victimisation – pour mieux les prévenir (Gilbert et Lussier, 2013 ; Lemay, 1994 ; Moreau et al., 2001 ; Puskas, 2002 ; Richard et al., 2014). Notre recherche[1] poursuit les mêmes intérêts dans une perspective psychodynamique. Plus spécifiquement, il s’agissait de comprendre les enjeux sous-jacents à la parentalisation chez les jeunes adultes en difficulté et leur articulation avec le réseau d’aide psychosociale. Une première analyse de nos données a montré combien leur représentation de l’histoire individuelle et familiale pouvait faire entrave à la relation avec leur enfant et leur environnement (grands-parents de l’enfant et services sociaux) (Baret et Gilbert, 2015). Comprendre la manière dont ces jeunes parents en difficulté élaborent l’héritage familial nous a paru être une piste intéressante pour mieux les accompagner dans leur processus de parentalisation psychique et sociale, et pour les soutenir dans leur désir de rompre avec une répétition des dysfonctionnements familiaux. L’objectif de cet article est de présenter la manière dont les jeunes parents en difficulté déploient leur mémoire familiale, grâce à l’analyse de la narration et de la représentation[2] de leur famille.

Mémoire familiale : de l’héritage narratif vivant au fardeau contraignant

La mémoire familiale est le récit sur sa famille dont on a d’abord été le dépositaire, que l’on a enrichi de nos expériences et que l’on raconte à notre tour, tel un héritage narratif vivant qui se transmet de génération en génération (Delage, 2013 ; Lemieux et Gagnon, 2007 ; Muxel, 1996). En cela, la mémoire familiale est toujours une reconstruction personnelle de l’histoire de la famille, combinant le souvenir et l’oubli, les faits et les fantasmes, le « je » et le « nous ». Anne Muxel (1996) identifie trois fonctions principales de la mémoire familiale :

1) la transmission, qui permet de situer l’individu dans sa généalogie et de l’inscrire dans une identité familiale partagée ;

2) la reviviscence, qui active les souvenirs de l’enfance chargés d’affects et d’expériences vécues ;

3) la réflexivité, qui amène l’individu à un regard critique et distancié sur sa destinée.

En devenant parent, l’individu n’est pas seulement porteur de ce qui lui a été transmis, mais également le vecteur de cette transmission (Jérémic et Vinois, 2008) : se pose alors la délicate question de ce qu’il souhaite ou non transmettre de son histoire, de ses expériences et de son vécu à son enfant. Cet héritage se transmet par les mots et par les silences (Tisseron, 2002, 2007). Par ailleurs, l’activité narrative de la mémoire familiale a une fonction d’organisation de sens, d’ordonnancement du temps et de lien (Delage, 2013 : 13). En effet, c’est dans la relation à l’autre que l’on est à même de se raconter, de faire du sens avec nos expériences et les émotions suscitées, et de s’inscrire dans une temporalité liant sans les confondre le passé, le présent et l’avenir. Et c’est à partir de cette histoire familiale vivante – dynamique et malléable – que le parent, mais également l’enfant, seront à même de se positionner comme appartenant à un groupe familial tout en se distinguant comme individus ayant une place à part entière (Gaulejac, 2007).

Parfois, l’histoire familiale marquée par des traumatismes[3] individuels ou groupaux ne parvient pas à se transmettre de manière structurante pour l’individu : on parle alors d’une « transmission bloquée » (Tisseron, 2002), d’une « impasse généalogique » (Gaulejac, 1999) ou encore d’un « traumatisme familial » (Neuburger, 2005). Dans ces cas, l’histoire familiale, au lieu d’être porteuse d’identités et d’avenir, « inhibe, enferme, contraint, jusqu’à donner le sentiment au sujet qu’elle est un élément destructeur auquel il doit échapper pour assurer sa survie » (Gaulejac, 2007 : 6). La mémoire familiale semble alors être un fardeau contraignant dont il conviendrait de se débarrasser. La transmission se trouverait ainsi entravée par un désir de se protéger et de protéger son enfant (Baret et Gilbert, 2015). Pour les jeunes en difficulté, ce refus de faire partie d’une histoire familiale tourmentée peut se manifester par la rupture avec leur famille d’origine (Lussier et Poirier, 2000) ou avec leur famille créée (Baret et Gilbert, 2015), ruptures souvent synonymes de précarité psychique et sociale, voire de répétitions entre générations (Gilbert et Lussier, 2013).

Néanmoins, loin de soulever uniquement des obstacles insurmontables, la naissance d’un enfant pour un jeune en difficulté peut également être un levier de changement. Mus par une nouvelle volonté et une crainte de la répétition, les jeunes parents se mobilisent pour modifier leurs habitudes de vie qui pourraient se montrer délétères pour eux et pour leur enfant (Antoine, 2007 ; Baret et Gilbert, 2015 ; Desjardins et Paquette, 2008 ; Haley et al., 2005). Il convient en intervention de soutenir ce désir de construction d’un environnement favorable à l’accueil de leurs enfants. Pour cela, il nous apparaît nécessaire de mieux comprendre comment les jeunes en difficulté s’approprient ou non leur histoire familiale et comment leur enfant s’inscrit à leurs yeux dans cette dernière. Nous rejoignons ici la visée de la fonction de réflexivité de la mémoire familiale selon Anne Muxel : « Ce travail de mémoire est un travail de mise à distance pour permettre l’émancipation du sujet. Le discours de la réflexivité défend le point de vue de l’individu face à l’édiction d’une norme familiale. » (Muxel, 1996 : 33). Dans leur récit, la norme serait la victimisation de l’enfant et le travail de mémoire réflexif leur permettrait d’imaginer une autre façon d’être parent. À partir d’une méthodologie qualitative, nous avons cherché à mettre au jour les mécanismes de narration de leur mémoire familiale et de comprendre en quoi ces mécanismes peuvent favoriser ou entraver la réévaluation de leur histoire familiale et des rôles de chacun (enfant, parents, grands-parents, institution).

Méthodologie qualitative : dispositif pour une conceptualisation

Grâce à notre partenariat avec l’organisme communautaire montréalais Dans la rue[4], nous avons rencontré individuellement et à deux reprises six femmes et six hommes âgés de 19 à 28 ans, présentant d’importantes difficultés psychosociales. Les 12 participants étaient tous francophones, nés au Québec ou issus d’au moins un parent québécois. La plupart sont devenus parents relativement jeunes : les pères avaient en moyenne 22,5 ans au moment de la naissance de leur premier enfant tandis que les mères avaient en moyenne 21 ans. À titre d’exemple, l’âge moyen des mères montréalaises à la naissance de leur premier enfant était de 29,0 ans en 2009 (Comeau, 2011) alors qu’il était de 20,9 ans pour les mères rencontrées ; dans ce contexte, nous pouvons parler de « maternité précoce ». Concernant leur situation familiale actuelle, neuf des douze participants (cinq pères et quatre mères) avaient un seul enfant ; deux (une mère et un père) en avaient deux ou plus ; et une femme était enceinte de son premier enfant[5]. Huit parents (trois mères et cinq pères) étaient séparés de leur partenaire et n’avaient plus la garde de leurs enfants, âgés en moyenne de trois ans au moment de l’entretien (allant d’un à sept ans). Notons enfin que sept parents (quatre pères et trois mères) ont placé volontairement leur enfant chez leurs parents ou délégué complètement leur fonction de garde à l’autre parent, en dehors de toute intervention socio-judiciaire (Baret et Gilbert, 2015).

Tous les participants à notre recherche cumulent de nombreux problèmes bien avant leur majorité : leur adolescence est marquée par de multiples comportements à risque et leur enfance par de grandes difficultés et transgressions familiales (abus, maltraitance, abandon). L’intervention de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ[6]) concernerait sept des douze participants : deux jeunes hommes durant leur petite enfance, deux autres durant leur adolescence, et trois jeunes filles entre treize et quinze ans. Par ailleurs, leur socialisation à l’adolescence est compliquée par de nombreuses problématiques : toxicomanie, décrochage scolaire, intimidation, délinquance, conflits majeurs avec les parents ou l’autorité se manifestant par des fugues, etc. Nous pouvons alors saisir l’ampleur des défis qu’ils rencontrent et qu’ils ont rencontrés. C’est dans ce contexte plutôt chaotique et précaire qu’une grossesse s’est déclarée et qu’ils ont décidé de la poursuivre pour donner naissance à un enfant, et bien souvent à un projet de famille.

Suivant la méthodologie d’entretien semi-directif élaborée au sein de notre groupe de recherche[7] (Gilbert, 2007, 2009), les participants ont été invités à parler de leur famille créée et d’origine, en déployant spontanément leur récit à partir d’une même amorce, identique à chacun des entretiens : « J’aimerais que tu me parles de ta famille ». Les deux rencontres avec chaque participant ont duré d’une à deux heures et se sont succédé à quelques jours d’intervalle. L’emphase sur l’écoute et la limitation volontaire des interventions du chercheur ont rendu possible une élaboration riche et complexe par les participants de leur histoire familiale, permettant une co-construction (Blanchet, 1999) entre chercheur et participant.

Dès les premiers entretiens, nous avons amorcé une analyse « comparative constante » des verbatims[8] suivant une méthode inductive à deux niveaux : selon les méthodologies d’analyse descriptive thématique[9] et d’analyse interprétative à l’aide des catégories conceptualisantes (Gilbert, 2009 ; Paillé et Mucchielli, 2012). Au cours de la première analyse a émergé la catégorie « représentation de la famille », définie comme la façon dont le participant partage son regard particulier et subjectif sur son histoire familiale, à la fois en tant qu’observateur et partie prenante. Il s’agit de la représentation de la famille créée et de la famille d’origine. Retenons que nous n’avons pas fait de distinction franche entre les deux filiations dans notre analyse, nous nous sommes plutôt intéressées aux mécanismes de narration au-delà des personnages représentés (ascendants ou descendants).

Poursuivant la piste de la catégorie « représentation de la famille », nous avons analysé de manière plus approfondie les premières réponses[10], les plus spontanées du discours, en élaborant à cette fin une métaphore issue de la technique photographique. L’utilisation d’une métaphore pour soutenir cette seconde analyse plus ciblée des verbatims nous a semblé propice à instaurer une « épochè » théorico-conceptuelle afin d’appréhender avec un regard neuf le matériel et de faire émerger une compréhension originale du phénomène étudié (Paillé et Mucchielli, 2008 : 251). À partir de six critères (se référer au tableau 1), nous avons cherché à préciser la catégorie en émergence « représentation de la famille » et ses composantes. Nous avons poursuivi notre analyse dans le reste des retranscriptions pour enrichir la typologie en construction. De ce travail, trois dimensions principales se sont démarquées, lesquelles seront présentées dans nos résultats.

Tableau 1 : Les six critères d’analyse, selon la métaphore de la photographie de famille

Tableau 1 : Les six critères d’analyse, selon la métaphore de la photographie de famille

-> See the list of tables

Notre démarche se situe dans un processus d’induction théorisante (Paillé et Mucchielli, 2008 : 248). Dans un premier temps, nous avons cherché à produire des catégories conceptualisantes, non pas à partir de référents théoriques déjà existants, mais à partir de « constructions discursives originales », comme en témoigne l’appellation des trois types de représentation mémorielle présentés dans nos résultats. Dans un deuxième temps, nous avons procédé à la discussion de nos résultats en fonction d’éléments théoriques issus de notre sensibilité théorique et expérientielle (Paillé et Mucchielli, 2008 : 81), essentiellement d’approche psychodynamique. Pour des raisons de synthèse, nous présenterons d’emblée, dans la section suivante, des éléments de réflexion provenant de la littérature et venant éclairer nos analyses. Nous développerons de manière plus approfondie ces éléments théoriques, en lien avec nos résultats, dans la discussion de notre article afin de proposer des pistes d’intervention.

Analyse des résultats : Déclinaison des représentations énigmatique, altérée et trompe-l’œil

L’analyse qualitative approfondie de l’ensemble des entretiens nous a permis de fonder une typologie de la mémoire familiale, autrement appelée « représentation mémorielle de la famille »[11]. Elle peut se concevoir grâce à la construction narrative particulière et personnelle du sujet invité à parler librement de sa famille. Chez nos participants, la représentation mémorielle se décline en trois types[12] : énigmatique, trompe-l’œil et altérée. Cette dernière est divisée en deux sous-types : altérée tronquée et altérée dysfonctionnelle.

Concernant spécifiquement la première réponse à la consigne d’entame des deux entretiens, la représentation altérée tronquée était la plus représentée dans notre échantillon, avec 8 occurrences sur 23[13]. Le tableau 2 montre que la représentation énigmatique est la deuxième plus fréquente : 5 occurrences sur 23. Nous constatons par ailleurs que dans notre échantillon, la représentation altérée dysfonctionnelle comme première réponse se retrouve préférentiellement dans le récit des femmes alors que la représentation altérée tronquée est plus le fait des premières réponses des hommes. L’ensemble du tableau 2 illustre que les répondants interpellent divers modèles de mémoire familiale dans leur discours, bien qu’à des degrés divers.

Tableau 2 : Répartition des représentations pour la première réponse aux deux entretiens des 12 participants

Tableau 2 : Répartition des représentations pour la première réponse aux deux entretiens des 12 participants

Pour chaque première réponse (1er et 2e entretien), nous avons caractérisé la représentation mémorielle de la famille des participants : il existe donc deux représentations par individu, sauf pour le père qui n’est pas revenu au deuxième entretien. Ainsi, le tableau donne la répartition des types de représentation pour un ensemble de 23 occurrences.

Les colonnes « nb mères », « nb pères » et « nb parents » correspondent aux nombres de participants présentant un type de représentation de la famille à la première réponse. Certains participants ont formulé leurs deux premières réponses avec le même type de représentation, d’autres ont présenté leur famille sous des types différents, ce qui explique que le total des colonnes mères ou pères ne correspond pas à 6.

-> See the list of tables

En approfondissant l’analyse des processus de construction narrative et de représentation, nous avons pu inférer trois mécanismes psychiques distincts : la scotomisation, la fixation et la fabulation mémorielles[14]. Chacun de ces mécanismes relève d’une représentation mémorielle particulière. Nous les avons retrouvés dans l’ensemble des entretiens des participants, à des niveaux plus ou moins importants et avec une certaine prépondérance pour certains d’entre eux. Néanmoins, on ne peut réduire le récit des participants à un type de représentation ou de mécanisme en particulier ; tout au plus peut-on évoquer pour un individu un type prédominant, non exclusif. La typologie présentée se veut utile pour la réflexion et la compréhension. Elle n’a pas pour objectif de formaliser un nouvel étiquetage, d’autant plus que ces jeunes cumulent déjà plusieurs étiquettes, comme en témoigne avec humour une participante :

Je rentre [en service psychiatrique] parce que j’ai des problèmes d’anorexie, de boulimie puis de tentatives de suicide. Puis, ils me sortent d’autres affaires : borderline, crise d’angoisse, anxieuse, dépression majeure… En tout cas, je suis sortie avec une liste grande comme ça… C’est comme au supermarché, tu vas chercher de quoi, et tu ressors avec 10-20 morceaux !

La figure 1 schématise les trois types de représentation de la famille des jeunes que nous avons rencontrés, selon notre conceptualisation.

Fig. 1

Figure 1 : Représentations mémorielles de la famille et mécanismes opérants

Figure 1 : Représentations mémorielles de la famille et mécanismes opérants

-> See the list of figures

Nous présenterons chacune de ces représentations de la famille et expliciterons les mécanismes à l’œuvre dans la mémoire familiale des 12 jeunes parents rencontrés.

Représentation énigmatique et scotomisation mémorielle

Ce qui prédomine dans la représentation énigmatique de la famille est son caractère mystérieux et insaisissable. De façon générale, le participant élabore peu au sujet de sa famille, comme s’il lui était étranger. Dès lors, l’analyse dévoile un objet familial aux contours imprécis, dont les dynamiques relationnelles et les enjeux demeurent indéfinis.

Représentation minimaliste et désincarnée de la famille

Deux des douze jeunes rencontrés, Katy[15] et Antoine, ont présenté de façon massive une scotomisation mémorielle qui s’est manifestée par une élaboration restreinte à propos de leur famille tout au long des deux entretiens. La réponse de Katy à la consigne démontre un premier exemple d’inhibition :

[J’aimerais que tu me parles de ta famille.]

Qu’est-ce que tu veux savoir ?

[Comme tu veux.]

Je sais pas quoi dire. J’ai deux frères, une sœur, ils habitent [dans une autre province]. Je sais pas...

[Tu viens de là-bas ?]

Non, mais ils ont déménagé là-bas voilà 5, 6 ans. [Silence] C’est quoi qu’il faut que je dise ?

Se dégage une représentation minimaliste et parcellaire. Katy donne à voir spontanément de sa famille ses frères et sa sœur exclusivement ; ses parents, son conjoint et sa fille sont absents de cette première représentation. Ce récit se distingue par rapport à ceux des autres participants, dont la première réponse englobe généralement au moins deux générations (soit le participant et ses parents, soit le participant et ses enfants). Au-delà de la réduction de la représentation émergent d’autres caractéristiques de la scotomisation mémorielle : la banalisation et le sentiment d’étrangeté face à sa famille. Le discours d’Antoine illustre bien ces deux phénomènes :

[J’aimerais que tu me parles de ta famille.]

Hum… Qu’est-ce que tu veux savoir ? Mes parents sont bien normaux, ils sont encore ensemble. C’est des bourgeois, québécois normaux. Je ne sais pas… Les deux travaillent. Les deux, ça fait 25 ans qui sont mariés. À part ça, pas grand-chose. À part ça, je ne sais pas… C’est des citoyens bien normaux…

La banalisation de l’histoire familiale d’Antoine, qui perdure tout au long de l’entretien, renvoie à une représentation désincarnée de ses parents, donnant l’impression qu’aucune proximité ou intimité n’a été partagée avec eux. Dans ce contexte, l’énigme que revêt la famille (son histoire, ses composantes, etc.) amène souvent à la percevoir comme étrangère, ce qui se traduit dans le discours par l’équivalence métonymique entre « je n’ai rien à en dire » et « nous n’avions rien à nous dire ». Ce positionnement face à sa famille et à son histoire peut soutenir une représentation du sujet désaffilié et abandonné, comme l’illustre Ellen :

J’ai ma mère qui s’est beaucoup occupée de ma sœur, moi je me suis effacée de ma famille. C’est ce qu’elle m’a dit. J’ai eu beaucoup de problèmes avec le lien. Je ne connais pas ma mère. Ma mère ne me connaît pas. Mon père, je ne l’ai pas connu, il est mort j’avais 11 ans […]. Ma famille, c’est comme... ça m’intéresse pas de les avoir, mettons.

Les conflits sous-jacents à la représentation énigmatique sont abordés à quelques reprises pendant les entretiens ; cependant, ceux-ci demeurent généralement peu élaborés. Selon notre analyse, l’instabilité des repères familiaux, la désaffiliation familiale, le sentiment de marginalité et le rejet des attitudes parentales d’empiètement[16] ou d’indifférence peuvent constituer les soubassements de la représentation énigmatique de la famille. Ainsi, le caractère confus ou étranger donné à l’histoire familiale proviendrait notamment du rejet à l’égard des figures parentales avec qui les relations sont restées conflictuelles, comme l’a illustré Ellen. Le sentiment d’étrangeté à sa propre famille pourrait provenir également d’une difficulté d’assimilation des évènements familiaux ou de leur méconnaissance, sur fond d’instabilité familiale.

Quand l’instabilité est synonyme d’incompréhension

Comme première réponse à la consigne « J’aimerais que tu me parles de ta famille », nombreux sont ceux qui, comme Bruno, présentent leur famille d’origine – celle de leur enfance – en termes d’instabilité, parfois en lien avec une intervention de la Direction de la protection de la jeunesse :

Ils avaient ma garde légale, au fond, la DPJ. Fait qu’ils pouvaient me trimbaler d’une place à l’autre, puis ça ne dérangeait pas, tu sais.

[Tu n’étais pas au même endroit tout le temps, c’est ça ?]

Non, pas tout le temps. J’ai fait 10 familles d’accueil [entre ses 3 et 14 ans].

Pour la moitié des sujets rencontrés, la famille se présente avec une forme d’instabilité de composition (membres de la famille) régulièrement accompagnée d’instabilité résidentielle. Les contours de la famille sont changeants. Les personnes responsables des enfants sont multiples voire interchangeables. Les lieux d’habitation se succèdent rapidement, comme en témoigne Christina :

Ma mère a changé la garde, puis là c’est lui [son père] qui a eu la garde jusqu’à… C’est difficile à définir, parce que dans le fond, il n’y a pas eu de garde, légalement, il n’est pas mon père. Ça fait qu’il n’y a pas eu de garde. Il m’a juste prise, et j’ai été balancée un peu entre ses blondes et ma tante aussi.

Ces remaniements importants induisent dans le discours des jeunes une représentation des membres de leur famille comme des passants qui vont et viennent. Parfois, ce mouvement se répète avec les intervenants psychosociaux issus des institutions qui pourtant cherchent à pallier les défaillances du milieu familial. Bruno en donne un exemple :

À l’âge de mes huit ans, j’ai fait quatre familles d’accueil.

[Dans la même année ?]

Dans la même année. Puis entretemps, ben, je changeais de travailleur social. Fait que… Tu sais, le travailleur social, lui, il a ton dossier. Mais si ça passe d’une main à une autre main, puis dans une autre main, puis dans une autre main, le dossier ; il n’a pas le temps de me connaître, le travailleur social.

De la description d’une masse mouvante et indéfinie des personnes responsables de la garde de ces jeunes, aucune figure positive et significative d’attachement ne semble émerger. Dans le récit de deux jeunes rencontrés qui ont été placés entre trois et cinq ans, nous avons repéré un sentiment d’aliénation par une autorité toute-puissante à laquelle ils n’ont pas consenti, enfants, à se soumettre. La représentation de l’instance nourricière et protectrice que peuvent représenter la famille ou la DPJ semble faire défaut :

Dans le fond, j’ai été élevé par la société, je n’ai pas été élevé par mes parents. Mais, ils ont quand même fait l’effort d’essayer. Ils n’ont jamais pu vouloir me reprendre, parce que c’est le gouvernement qui me détenait, dans le fond. (Christophe)

Quand ils ont refusé ma garde légale [ses parents], au fond c’est quoi que ça a fait, ben – comment dire – pas « ça a donné raison »… Comment je pourrais dire… Mais oui, ça a donné raison à la DPJ de pouvoir me contrôler. (Bruno)

Pour la plupart des jeunes rencontrés, des sentiments d’incompréhension, de solitude et d’injustice émergent de l’instabilité familiale. Si une mesure de protection et de placement semble être appropriée et juste dans un contexte familial maltraitant ou négligent, il peut être difficile pour l’enfant de comprendre la séparation d’avec sa famille dans un premier temps. Les jeunes rencontrés semblent conserver une rancœur lorsque les remaniements familiaux (et les émotions associées) tels les recompositions familiales, les déménagements ou les placements sont accompagnés par un sentiment de ne pas être écouté ni impliqué dans ces changements,. L’appropriation de leur parcours paraît difficile pour ces raisons, et s’exprime de manière particulière dans leur récit.

Verbalisation empêchée ou confuse : les signes d’une mentalisation difficile ?

Dans les entretiens avec certains jeunes, nous retrouvons de nombreux signes infra-verbaux de scotomisation provoquant la rupture dans la narration. La verbalisation paraît empêchée. Le mystère persiste sur de nombreuses sphères de la vie des jeunes rencontrés, notamment en ce qui a trait aux conflits ou ruptures avec leur famille, aux motifs de placement de leur enfant, ou encore aux deuils. Le deuxième entretien avec Mathilde est le théâtre de toutes sortes de comportements qui freinent ou qui annulent les tentatives d’élaboration et de co-construction entre la chercheuse et la jeune. Malgré un désir évident de se raconter, les bâillements répétitifs de Mathilde, les plaintes corporelles et les sorties du local d’entrevue qui font rupture dans le discours semblent exprimer des tensions internes, des résistances à l’élaboration. La réponse de Mathilde à notre question sur son expérience des entretiens montre cette ambivalence entre parler et se taire :

[Comment as-tu vécu ces deux entretiens ?]

Quand même assez bien, ça fait du bien de – comment je peux dire – de dégager un peu, libérer ce que j’avais, ce que j’avais à l’intérieur. Ça fait du bien, c’est enrichissant. […] Pour moi, ma famille, c’est quand même tabou d’habitude.

Au-delà de la prise en compte de sa situation concrète (manque de sommeil et inconfort physique), il est intéressant de constater que les manifestations corporelles de Mathilde s’expriment à des moments particuliers de sa narration : quand sont abordées les difficultés relationnelles avec ses parents, avec ses enfants, avec les pères de ses enfants, etc. Comme si la remémoration suscitait une trop grande tension provenant d’émotions tues ou interdites ; c’est alors son corps qui parle pour elle (Aubin, 2009).

Christina illustre un autre aspect de la scotomisation mémorielle qui prend la forme d’une narration confuse :

[Comment as-tu rencontré le père de ton enfant ?]

Dans le fond, j’avais mon premier chum, que… Mon père à un moment donné, mon père avait habité dans… mon père, il avait habité avec une famille qui s’est comme déconstruite, elle avait un enfant de 18 ans, 17, 18, et une fille de 14, 15 ans. Et euh… dans le fond, quand lui, il s’est retrouvé en prison, moi je me suis retrouvée là. Parce que, quand, j’ai été… Au début j’ai voulu aller habiter avec ma mère et mon beau-père. Mais dans le fond, ce qui s’est passé c’est qu’il m’a séquestrée.

Il semble que l’enchevêtrement des évènements se répercute dans le discours de Christina en le condensant jusqu’à la confusion. Nous pouvons comprendre qu’elle a rencontré son conjoint dans un contexte très perturbé, mais il est difficile d’en savoir davantage sur leur couple. Ce moment d’incohérence dans le discours de Christina pourrait marquer une perte de sens de son expérience interne, témoignant de l’échec du processus de mentalisation lors du rappel d’évènements particulièrement douloureux de son histoire (Berthelot et al., 2013).

Toutefois, l’attitude du participant en entretien ne permet pas toujours de spécifier si le flou de la représentation de sa famille relève de la méfiance à l’égard du chercheur, d’une méconnaissance de sa propre famille, ou encore d’une surcharge d’émotions qui crée la confusion dans le discours et qui entrave la capacité de mentalisation. Selon Fonagy et ses collègues, la mentalisation correspond à une habileté des individus à se comprendre eux-mêmes et à comprendre les relations avec les autres ; elle permet aux individus de saisir le sens de leurs actions et de celles des autres en se référant aux états mentaux régissant les comportements, tels que les croyances, les intentions, les sentiments, les désirs et les pensées (cité par Berthelot et al., 2013 ; Berthelot et al., 2014). Chez les jeunes rencontrés, on constate une certaine répétition de l’incompréhension face aux difficultés sociales ou familiales. Les raisons des conflits sont inconnues, de l’ordre du non-dit et du non-su. C’est une situation très fréquente décrite par les participants : ils subissent des ruptures répétées dans des contextes confus dont les enjeux sont difficilement accessibles. La mentalisation des échecs relationnels semble ainsi compliquée pour les jeunes parents en difficulté, ce qui les amènerait à se représenter leur famille sous une forme normalisée ou banalisée.

La scotomisation des aspects conflictuels de la famille empêche d’accéder à une image globale et vivante de la famille, ce qui la rend floue et énigmatique. Il s’agit donc d’une forme de réduction de la représentation de la famille. La fixation mémorielle que l’on va définir dans la prochaine section, en est une autre : elle restreint, pour sa part, la représentation de la famille à son côté altéré, perdu ou dysfonctionnel.

Représentation altérée et fixation mémorielle

La représentation altérée se caractérise par un mécanisme de fixation mémorielle par lequel le sujet donne à voir sa famille sous un aspect principalement détérioré. Il la définit par ce qui lui manque, par ce qui a été perdu (1er sous-type, représentation tronquée) ou ce qui ne fonctionne pas (2e sous-type, représentation dysfonctionnelle), et par les réactions affectives engendrées chez lui ou les autres membres de la famille.

Deux sous-types de représentation altérée

De notre analyse ont émergé deux formes de représentations altérées de la famille, en fonction de l’objet ou de la situation mis en exergue dans le récit du sujet rencontré. Il s’agit de la représentation tronquée et de la représentation dysfonctionnelle. Dans le premier sous-type, le participant répond à notre consigne par la présentation des membres de sa famille disparus ou absents, avant même de présenter les membres de sa famille qu’il côtoie tous les jours, comme Ellen :

[J’aimerais que tu me parles de ta famille.]

Ma famille, hey... c’est un gros sujet, ça. Mon père est mort j’avais 11 ans. Mon grand-père, la personne la plus proche de moi est mort j’avais 6 ans. J’ai commencé à avoir des problèmes après ça.

Cette surreprésentation des absents se retrouve tout au long de l’entretien de recherche pour certains participants, ce qui donne l’impression d’une famille tronquée, privée d’une partie importante de ses membres.

Le deuxième sous-type, la représentation dysfonctionnelle, se caractérise par des situations d’empiètement ou d’indifférence de la part des figures parentales racontées d’emblée par le participant. La famille est présentée en premier, voire exclusivement, par ses abus et ses manquements. Dans un rapport de métonymie, la famille ayant vécu des dysfonctionnements graves devient souvent dans le discours des jeunes rencontrés une « famille dysfonctionnelle ». Il se produit alors un raccourci sémantique qui transforme l’expérience en identité, venant recouvrir tout autre aspect caractéristique de l’entité familiale, comme en témoigne la première réponse de Géraldine :

[J’aimerais que tu me parles de ta famille.]

Oui. Mais moi, je viens d’une famille un petit peu dysfonctionnelle. J’ai vécu de multiples abus quand j’étais plus jeune, de 5 ans jusqu’à 14 ans, par mon beau-père. J’ai été beaucoup dans les familles d’accueil, les centres d’accueil, ainsi que les appartements supervisés.

Dans les deux sous-types de la représentation altérée, il se produit une focalisation sur les éléments manquants (représentation tronquée) ou problématiques (représentation dysfonctionnelle) de la famille à l’exclusion parfois des ressources et des soutiens[17] maintenus hors champ de la représentation et de la mémoire familiale.

Représentation tronquée

Le récit de Géraldine offre également des exemples de représentation tronquée, premier sous-type de la représentation altérée. En effet, les sentiments de tristesse, de colère ou d’injustice prédominent lorsqu’elle évoque ses fausses couches : « Je n’ai pas fait mon deuil. Je trouve ça encore extrêmement difficile. Des fois, j’ai envie de mourir à cause de ça. Parce qu’elles n’ont jamais pu voir le jour. C’est encore très présent dans ma mémoire. » Géraldine paraît en grande souffrance face au deuil périnatal qu’elle a vécu, nourrie par un sentiment de culpabilité. Elle imagine qu’elle n’est pas « capable de garder ses enfants en elle », en omettant qu’elle y est parvenue pour son fils. Ce dernier, bien que valorisé comme étant « son bijou », semble être relégué au second plan. Le deuil de ses grossesses interrompues, toujours aussi vif, semble rendre l’investissement de sa relation à son fils difficile : « J’aime autant mon petit Mathis que j’aurais aimé les petites. Je l’adore mon enfant, c’est ma prunelle. Mais j’aurais aimé avoir mes petites. Il ne me manquait pas beaucoup de mois, il me manquait trois mois… [elle pleure] ». L’absence de ses filles paraît masquer la présence de son fils. On retrouve ce même phénomène chez Paul : « Mais quand je vois mon gars, mais je vois ma fille [dont il est séparé] au travers de lui, puis ça me manque. Là, il y a un vide. J’ai un gros vide intérieur. »

La représentation tronquée de la famille évoque un travail de deuil difficile relié à des pertes (séparation ou décès) ou au rêve impossible de fonder la famille idéale. Charles illustre bien le sentiment d’avoir échoué à réaliser son rêve. Comme pour beaucoup de jeunes parents rencontrés, ce rêve de famille idéale s’inscrit en réponse à un désir de réparation (Baret et Gilbert, 2015 ; Gilbert, 2015) et une volonté de ne pas répéter « les erreurs » parentales :

Moi, mon idéal au travers de ça, c’était : ne pas faire l’erreur que mes parents ont fait. Il y a des raisons pourquoi ils se sont séparés. Il y a des raisons aussi pourquoi ma mère n’a pas attendu mon père après un certain nombre de gaffes peut-être qu’il avait faites. Donc, moi, c’est vraiment ce que je voulais éviter le plus possible. Donc, quand je vois ça [la séparation très conflictuelle avec sa conjointe], c’est un peu les idéaux qui se brisent.

L’énergie psychique de ces jeunes en souffrance et leurs considérations semblent tournées vers le passé, se fixant douloureusement sur leurs pertes, aux dépens de l’enfant présent ou survivant, ou encore aux dépens de la croyance en un avenir meilleur. Tel qu’il a été conceptualisé en premier par Freud (1968 [1915]), le travail de deuil s’apparente à une série d’opérations psychiques conscientes et inconscientes entraînées par la perte d’un objet affectivement et pulsionnellement investi. Il peut s’agir de « la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. » (Freud, 1968 [1915] : 146). Quand ce processus s’accomplit, le sujet parvient progressivement à se détacher de l’objet perdu et à réinvestir d’autres personnes ou d’autres sphères de sa vie. Chez Géraldine, la fixation mémorielle semble être une complication du deuil périnatal dans le sens de son prolongement (Fréchette-Piperni, 2005 : 287), comme l’illustre cet extrait : « J’essaye de passer à travers. J’essaye de ne pas trop y penser. Mais moindrement que je vois un enfant sur la rue… T’sais juste aujourd’hui, j’ai vu deux petits bébés. Pis, j’avais des larmes aux yeux… Parce que le premier, il aurait bientôt deux ans. »

L’attachement à l’objet perdu ou à l’idéal perdu, les sentiments de culpabilité et l’absence d’un espace d’élaboration de la perte semblent entraver le processus d’acceptation et l’atténuation du deuil, tel qu’en témoigne Paul : « Je n’ai même pas eu d’aide là-dedans [concernant le deuil lié à la fausse couche de sa conjointe]. Il n’y a pas personne qui m’a dit : “Hey, ça va-tu ?” Non, non. Seulement, peut-être en prison, quand j’ai voulu me suicider. »

Représentation dysfonctionnelle

La représentation dysfonctionnelle de la famille, quant à elle, se caractérise par une fixation mémorielle qui concerne spécifiquement les expériences de victimisation. Il s’agit du deuxième sous-type de la représentation altérée, qui se manifeste notamment par le récit des situations d’abus, de violence, de négligence répétées par différents protagonistes (parents, institutions, pairs, etc.), abordées tout au long de l’entretien de recherche, empiétant sur le reste de la mémoire familiale. Bruno, placé à l’âge de trois ans, présente sa famille comme étant « dysfonctionnelle ». L’abandon de ses parents, leur négligence, les conflits avec eux à l’adolescence et les grandes difficultés rencontrées en milieu de la protection de la jeunesse ont occupé l’avant-plan de sa narration, occultant presque tout à fait son fils âgé de sept ans. C’est ainsi que dans la représentation dysfonctionnelle de la famille, le souvenir d’évènements familiaux douloureux semble accaparer toute l’attention des participants. Dans leur récit, la prédominance des liens avec leurs parents maltraitants et des souffrances associées masque l’éventuel apport des autres liens familiaux ou sociaux.

La fixation à une position de victime, issue de l’enfance ou de l’adolescence, peut également se manifester dans le regard que les jeunes parents portent sur l’avenir de leur enfant. Dans leurs projections, l’enfant devient généralement la victime de la violence des autres. De victimes, les jeunes parents se voient, non sans crainte, prendre la place de leurs parents maltraitants. Ils anticipent des scénarios catastrophes (Baret et Gilbert, 2015) souvent bien éloignés des défis développementaux actuels de leur progéniture. On comprend que leurs souvenirs et leurs inquiétudes de la répétition voilent le regard porté sur leur enfant. La crainte de la répétition serait reliée à l’identification aux parents maltraitants d’autrefois, avec lesquels les jeunes entretiennent fréquemment une relation ambivalente. Le rejet côtoie bien souvent le désir de rapprochement et le désir de réparation des dommages subis. Ce paradoxe de la relation aux figures parentales évoque ce que Lussier et Poirier ont nommé « la hantise des liens » ou l’impossibilité de la rupture (2000). Les jeunes parents semblent encore pris dans leur relation de dépendance à leurs figures parentales, comme s’ils ne pouvaient pas s’en détacher ou s’en séparer.

Objet parental altéré ou manquant : une entrave au processus de séparation

Se détacher nécessite une certaine charge d’agressivité. Si on tue la figure de « l’enfant merveilleux » en grandissant (Leclaire, 1981), on tue également nos figures parentales idéalisées car « grandir signifie prendre la place du parent » (Winnicott, 1975 : 199-200). Nous constatons qu’il est très difficile pour la plupart des jeunes en difficulté d’adresser leur colère, leur agressivité et leur ressentiment à leurs parents anciennement maltraitants ou négligents. Le processus de séparation semble entravé par le fait que les figures parentales sont fragilisées ou absentes. En effet, les mères des jeunes rencontrés auraient souvent été victimes d’abus sexuel ou de violence par le passé, dans leur enfance, mais également à l’âge adulte, au sein de relations conjugales délétères. Plusieurs mères sont présentées comme alcooliques, toxicomanes, dépressives ou ayant des problèmes de santé mentale. Certains jeunes mentionnent qu’ils se sont placés dans le rôle d’en prendre soin ou de la protéger, face à un conjoint maltraitant ou en réponse à la vulnérabilité ressentie de leur figure maternelle. Dans la relation à leur père, la nostalgie de ne l’avoir jamais eu à leurs côtés semble primer dans leur récit. La majorité des pères des participants et participantes auraient été absents et désinvestis de l’éducation de leur enfant : un père qui ne les a pas reconnus à la naissance, qui les a abandonnés dans leur première année de vie, sur qui ils n’ont pas pu compter quand ils en avaient besoin, etc. Géraldine illustre bien cette relation manquée : « J’ai beau dire n’importe quoi sur mon père. Sauf que j’aurais aimé qu’il soit là. J’aurais aimé qu’il prenne soin de moi. J’aurais aimé qu’il m’aime. »

Face à la représentation d’un objet parental altéré, souvent maternel, la charge agressive semble ne pas pouvoir s’exprimer. Tandis que la représentation d’un objet parental manquant, souvent paternel, génère un maintien des attentes et une nostalgie qui empêche le renoncement. Pour Berger (2003), il existe chez les enfants qui ont subi de mauvais traitements un impossible travail de renoncement ou la persistance de l’espoir têtu d’obtenir un jour une réponse apaisante et adéquate de la part de son père ou de sa mère. Le travail de deuil[18] est impossible car l’illusion de retrouvailles satisfaisantes persiste. Cela semble conférer aux représentations parentales une place immuable dans la psyché des jeunes rencontrés et nourrir ce que nous avons analysé comme étant un processus de fixation mémorielle. Contrairement à cette rigidité de la représentation altérée de la famille, il existe dans le troisième type de représentation mémorielle de la famille, la représentation trompe-l’œil, une variété de représentations qui peuvent aller jusqu’à la contradiction.

Représentation trompe-l’œil et fabulation mémorielle

La mémoire familiale en trompe-l’œil se caractérise par une représentation de la famille (ses membres, son histoire, sa dynamique) double sinon multiple et discordante. Le participant donne à voir plusieurs représentations successives ou juxtaposées qui s’opposent dans leurs termes. La forme présentée dans un premier temps est souvent avantageuse ou idéalisée alors que la forme secondaire révèle une autre réalité : deuil, souffrance, conflits ou difficultés sociales dont rien dans le discours initial ne présageait l’existence.

La fabulation mémorielle : rendre acceptable l’inacceptable

L’exemple le plus significatif de notre recherche concerne Mathilde, qui a révélé lors du deuxième entretien que l’un de ses enfants était mort un an auparavant. Elle avait partagé de nombreuses anecdotes à propos de ses trois enfants tout au long du premier entretien, laissant entrevoir la difficulté de les élever et de gérer les rivalités fraternelles. Mathilde dévoile le trompe-l’œil dès le début du deuxième entretien sans autre forme d’explication de sa part :

[J’aimerais que tu me parles de ta famille.]

Comme j’ai dit la dernière fois, j’ai beaucoup d’enfants, beaucoup de grossesses. C’est ma sixième grossesse à mon actif, maintenant. J’ai déjà trois enfants, un qui est décédé l’année passée. […] Puis, bébé numéro quatre à venir.

Mathilde n’avait pas non plus mentionné sa grossesse actuelle, ni ses fausses couches lors de notre première rencontre. L’acceptation de la perte de son enfant semble difficile et se manifeste également par l’emploi préférentiel du présent pour parler de lui. Elle parvient à se corriger au second entretien en utilisant le passé ou le conditionnel : « Mon premier s’en va sur son cinq ans. Mon deuxième s’en va sur ses quatre ans, aurait eu quatre ans. Il aurait eu trois ans cette année, l’année prochaine quatre ans. » Au niveau intrapsychique, on peut évoquer ce que les auteurs appellent le « clivage du Moi » (Bacqué et Hanus, 2001 ; Nachin, 2006). Comme si chez Mathilde s’était opérée une scission entre la partie qui reconnaît sa perte (mais pas nécessairement sa douleur), et l’autre partie qui nie cette même perte. La représentation en trompe-l’œil de la famille serait issue de cette partie du Moi qui n’accepte pas la mort de son enfant et qui continue à le faire vivre au sein de la famille imaginaire. De manière plus générale, la fabulation mémorielle semble concerner certains évènements souffrants et peu intégrés psychiquement : deuils d’enfants, abandon par le père, maltraitance, violence conjugale, contexte du placement de ses enfants, etc.

Bien qu’il existe des liens importants entre les représentations énigmatiques et trompe-l’œil de la famille, leur fonctionnement se distingue par leur mécanisme prédominant. Le mécanisme de scotomisation mémorielle reviendrait à « effacer » de la mémoire et du discours des souvenirs difficiles, alors que la fabulation permettrait au sujet d’inventer une réalité plus acceptable. Ces deux mécanismes procèderaient à leur manière d’un déni, à deux niveaux différents : la scotomisation mémorielle servirait au déni des membres altérés ou conflictuels de la famille (absence de représentation) alors que la fabulation mémorielle servirait au déni de l’altération de la famille (représentation sous un jour plus favorable).

Le récit de Géraldine illustre le processus d’idéalisation liée à la fabulation mémorielle. Elle décrit le contexte de sa rencontre avec son conjoint à la manière d’un conte de fées, sur fond de relation idyllique. Pourtant, une autre réalité émerge dans un second temps. Géraldine a subi des comportements violents de la part de son conjoint par le passé et ce, très précocement dans leur relation. Plusieurs descriptions de son conjoint s’opposent dans son discours, il apparaît tour à tour comme le fils à protéger, le prince charmant, le conjoint jaloux et maltraitant, puis l’objet d’une stratégie de survie :

Tu veux absolument être aimée même si tu es au péril du danger, tu vas rester avec la personne pareil parce que tu as peur d’être toute seule. Parce que tu as peur de te faire attaquer dehors. Parce que t’sais des filles, on est plus fragiles. Pis le monde de la rue, c’est extrêmement difficile !

D’une part, ces multiples représentations renvoient à différentes dimensions et fonctions de leur relation conjugale, montrant la complexité de leur dynamique de couple. D’autre part, la discordance de ces représentations marquerait la nécessité pour Géraldine de maintenir un lien indispensable et potentiellement nocif. Le maintien de ce lien particulièrement conflictuel pourrait bien pallier l’extrême précarité de ses relations sociales et familiales, une réalité partagée par plusieurs jeunes rencontrés. Par ailleurs, travestir la réalité peut être aussi une stratégie consciente pour se protéger des réactions des autres, notamment celles de leur famille ou des intervenants psychosociaux.

Travestir la réalité comme stratégie d’adaptation

Il n’est pas rare que les jeunes ne mentionnent pas leurs difficultés de consommation de drogue, leurs problèmes avec la justice ou de précarité sociale à leur famille, autant à leur apparition que quand les difficultés se maintiennent dans le temps. Compte tenu du sentiment de marginalité qu’ils vivent déjà au sein de leur famille, ils semblent craindre d’être d’autant plus stigmatisés et rejetés. C’est ainsi que le sentiment de honte ou la crainte de la désapprobation semblent les empêcher de se confier.

Le mensonge par omission et les arrangements avec la réalité semblent avoir plusieurs fonctions : masquer la colère, la souffrance, la honte, mais aussi se présenter sous un jour favorable aux yeux d’autrui pour éventuellement en tirer bénéfice. L’exemple le plus significatif concerne l’expérience de certains jeunes avec les instances de la DPJ : sept d’entre eux ont vécu des interventions et des placements sociojudiciaires pendant leur enfance ou leur adolescence. Ils décrivent dans les entretiens des relations aux intervenants accompagnées de sentiments d’aliénation et d’injustice. Certains semblent s’être défendus en répondant faussement aux exigences du milieu :

À la DPJ, pour ce qui était de ma consommation, je n’ai jamais répondu à une minute de vérité là-dedans. Je veux dire : le mensonge est devenu mon meilleur ami. À un moment donné, tu fais : « Ok, je ne dirai pas ce que je pense. Je vais leur dire ce qu’ils veulent entendre. » […] Ben là-bas [en centre d’accueil], c’est tellement de même. Tu vas leur dire quelque chose, pis ça va tellement se revirer contre toi. Tout le temps ! Que tu es mieux de mentir. (Aurélie)

Les jeunes semblent craindre de révéler leurs difficultés par peur d’être punis ou rejetés. Selon eux, la meilleure stratégie dans les centres d’accueil de la DPJ serait de ne pas être soi, de ne pas se confier, mais plutôt de répondre aux attentes et exigences du milieu. Se trahir pour s’inscrire dans un lien non conflictuel avec les figures d’autorité. On peut se demander en quoi ce mécanisme volontaire peut témoigner de dynamiques psychiques éventuellement plus ancrées et moins conscientes.

Le trompe-l’œil relationnel et psychique : fonctions et obstacles

Nous distinguons ainsi deux types de trompe-l’œil narratif : celui qui se met en place consciemment au sein d’une relation et celui qui témoigne d’un fonctionnement intrapsychique plus inconscient. Au niveau relationnel, le trompe-l’œil narratif servirait à répondre à une image normative du « bon adolescent », du « bon parent » ou de la « bonne famille », dans une tentative de se conformer à une norme socialement acceptable, au regard de la société ou de l’interlocuteur. Révéler ses difficultés, pour certains des jeunes rencontrés, équivaudrait à prendre le risque d’être rejeté, de perdre un lien indispensable ou de se montrer vulnérable. Si le choix de ne pas révéler leurs difficultés présentes ou passées les amène à penser qu’ils se protègent, d’un autre côté cela les empêche d’accéder à une forme de soutien dont ils auraient besoin.

Au niveau intrapsychique, le trompe-l’œil narratif serait un indice de la mise en place de mécanismes de défense face à un traumatisme ou une souffrance intolérable. La fabulation mémorielle viendrait alors soutenir la possibilité de se raconter et d’entrer en relation, au prix d’un clivage avec la part d’ombre de son histoire familiale. Le clivage du Moi serait une forme de mise en latence de la souffrance et permettrait au sujet de maintenir un niveau fonctionnel pour faire face à la réalité quotidienne. Cela permet de faire abstraction pour un temps plus ou moins long de la perte ou de tout évènement que le sujet est d’abord incapable de s’approprier, de l’ordre du traumatisme (Nachin, 2006). Néanmoins, si le clivage du Moi – et la dissociation psychique qui en résulte – persiste dans le temps, le traumatisme ne peut s’intégrer psychiquement et cela pourrait avoir des répercussions sur le sujet traumatisé et ses enfants (Abraham et Torok, 1987 [1978] ; Cyrulnik, 2004 ; Collin-Vézina et Cyr, 2003 ; Moreau et al., 2001 ; Nachin, 2006 ; Tisseron, 2002, 2005, 2007 ; Tisseron et al., 2004 ; Tychey, 2001).

Intégrer psychiquement[19] un traumatisme relève d’un processus progressif conscient et inconscient qui aboutit à la capacité de mettre en mots l’expérience douloureuse ou de pouvoir l’évoquer sans être submergé par les émotions associées. Il s’agit de la capacité à traduire les images et les affects ressentis en représentations verbales compréhensibles d’abord pour soi-même, puis pour les autres. Lorsque l’enfant est confronté à des manifestations de souffrance qui résultent d’un traumatisme non élaboré et clivé chez son parent, et desquelles ce dernier ne peut ou ne veut rien dire, l’enfant pourrait en être profondément marqué au point d’être en difficulté pour penser, pour communiquer et pour apprendre (Tisseron et al., 2004). Soutenir l’élaboration psychique des jeunes parents en difficulté, les aider à mettre en mots les épreuves du passé qui ne passent pas, c’est non seulement leur permettre de cicatriser leurs plaies, mais également travailler à prévenir l’émergence de difficultés majeures chez leurs enfants.

Discussion : Parentalisation et mémoire familiale

L’analyse des représentations énigmatique, trompe-l’œil et altérée de la famille tend à démontrer que l’appropriation de l’histoire familiale est difficile chez les jeunes parents que nous avons rencontrés. L’intégration de certains évènements de la vie familiale à la mémoire familiale semble faire défaut : la représentation de la famille apparaît déguisée, désincarnée ou très réduite. Cela peut éclairer le remaniement de l’histoire familiale inhérent à la parentalisation chez les jeunes en difficulté et les effets possibles sur leur parentalité. La crainte de la répétition (Baret et Gilbert, 2015 ; Poirier et al., 1999), notamment de la maltraitance et de la victimisation de l’enfant, pourrait provenir d’une représentation de l’histoire familiale parcellaire et rigide. En devenant parent, le jeune craint de se mettre à la place de son parent maltraitant ou abandonnant : un rôle qui paraît déjà défini et contre lequel il se débat. Dans une visée d’intervention et de prévention, l’objectif serait de trouver les moyens de les aider à se reconstruire et à se définir comme sujets de leur histoire, en les soutenant notamment dans leur volonté de ne pas répéter le cycle de la maltraitance (Lemay, 1994 ; Moreau et al., 2001 ; Robin et Séverac, 2013). Selon certains auteurs, il semble primordial pour rompre la répétition de la maltraitance d’être conscient de sa propre histoire de violence et de l’impact de celle-ci sur sa trajectoire (Berthelot et al., 2013 ; Berthelot et al., 2014 ; Collin-Vézina et Cyr, 2003). Il s’agirait alors de favoriser un travail de mentalisation, de résilience ou de réflexivité (Cyrulnik, 2004 ; Manciaux, 2001 ; Muxel, 1996 ; Tychey, 2001) chez les parents soucieux de ne pas répéter les difficultés familiales.

Remaniement de l’histoire familiale, travail de deuil et parentalisation

Devenir parent ne relève pas seulement de la biologie et de la physiologie : la révolution qu’entraînent l’attente et l’accueil d’un nouveau-né pour une mère et pour un père est fondamentalement intime et subjective. Tel que le formule si bien Sophie Marinopoulos (2009 : 41) : « Naître parent ne va pas de soi. Il s’agit de pouvoir supporter les multiples métamorphoses imposées par sa propre histoire. » La parentalisation désigne le processus dynamique de construction et d’appropriation des fonctions parentales aux niveaux psychique, social et juridique (Houzel, 1999 ; Neyrand, 2007 ; Théry, 2002). Cette métamorphose nécessaire au devenir parent peut connaitre des ratés de plus ou moins grande ampleur au niveau psychique (Antoine, 2007 ; Le Camus, 2006 ; Marinopoulos, 2009 ; Mosca et Garnier, 2015). La parentalisation nécessite en effet une élaboration psychique du changement identitaire et social associé au devenir parent et qui découle de l’histoire familiale. Ce processus implique, entre autres, un travail de deuil de son enfance : « le parent serait alors celui qui renonce non seulement à l’enfant mais également à l’enfance pour qu’un fils lui advienne dans la chaîne de la succession des générations » (Coum, 2002 : 93). Plus spécifiquement, le parent en devenir serait confronté au deuil de son enfance et des objets infantiles parentaux idéalisés (Manzano et al., 2010), poursuivant ainsi le deuil développemental de l’adolescence (Delaroche, 2000) pour tendre vers une certaine autonomie psychique (Gilbert, 2015).

Concernant les jeunes que nous avons rencontrés, le deuil de leur enfance et des parents idéalisés de l’enfance – suscité par l’adolescence et la parentalisation – paraît entravé par la prégnance d’attentes fortes envers leurs figures parentales, de l’ordre de la réparation des mauvais traitements subis, de l’empiètement ou de l’abandon. Ce que Lussier et Poirier (2000) ont nommé « la hantise des liens » ou l’impossibilité de la rupture serait une manifestation de ce deuil de l’enfance compliqué chez les jeunes en difficulté. Pour certains, le désir de réparation se fera à travers leur enfant à qui sera attribuée une fonction d’enfant sauveur (Lafortune et Gilbert, 2013) ou d’enfant-guérison (Émard et Gilbert, 2016) comme un objet réparateur du narcissisme blessé du parent (Lemay, 1994). Autrement dit, le parent lésé imagine qu’il pourra se nourrir de l’amour de son enfant, lui donner une vie meilleure et profiter d’un nouveau statut plus valorisant : devenir le parent merveilleux qu’il n’a pas eu. Les exigences parentales deviennent alors très élevées et l’échec paraît difficilement tolérable, comme en témoigne Therese F. Benedek :

L’enfant à la naissance est une énigme. Il représente espoir et promesse de réalisation de soi et en même temps menace de la mise en lumière non des valeurs mais des défauts du parent. La menace de l’estime de soi du parent peu sûr de lui active la sévérité de son surmoi et intensifie parfois jusqu’à un degré pathologique ses efforts pour prévenir les erreurs et éviter les fautes. (Benedek, 2013 [1959] : 35)

Dans cette perspective, nous avons avancé l’hypothèse que pour certains jeunes en difficulté, l’auto-exclusion parentale (Baret et Gilbert, 2015) – à savoir le renoncement volontaire de la garde de son enfant – deviendrait une solution pour prévenir les erreurs et éviter la répétition des fautes parentales. Au-delà du désir de protection de leur enfant, ces jeunes parents vivent un sentiment d’incompétence parentale et une difficulté de s’autodéterminer comme parent « suffisamment bon » au sens de Winnicott. Plus que le résultat seul de difficultés actuelles, il s’agirait aussi des effets de leur histoire familiale et sociale. Pour cela, il nous paraît intéressant de donner aux jeunes parents l’opportunité d’un véritable travail de mémoire, entre identification et différenciation, entre le « nous » et le « je », entre inscription et émancipation. Le travail de parentalisation psychique – ici contrarié et que l’on aurait à favoriser – serait alors un travail de différenciation sur deux plans. Il s’agirait de se distinguer de ses parents afin de pouvoir faire émerger sa capacité de se construire et de s’auto-déterminer en tant que parent « suffisamment bon » en lien avec un enfant singulier. Il s’agirait également de reconnaître les spécificités de son enfant en dehors d’une redite, d’une répétition ou d’une réparation de sa propre enfance.

Des pistes d’intervention : une reprise du travail de mémoire

À partir de notre analyse, la scotomisation, la fixation et la fabulation mémorielles ne semblent pas permettre une appropriation des deuils, conflits, difficultés sociales ou psychiques et leur résolution. C’est bien à partir de la mentalisation des souffrances, que l’on pourrait appeler aussi « travail de mémoire », que l’on peut parvenir à une forme de résilience et d’émancipation par rapport au passé. Selon les termes d’Anne Muxel (1996), la mémoire familiale est bien plus une mémoire individuelle qu’une mémoire collective. En cela, elle s’inscrit dans une « conscience de la séparation » (nous dirions un processus de différenciation) : « La conscience de la séparation induit non seulement la conscience d’un passé mais aussi la nécessité d’une négociation avec ce passé » (Muxel, 1996 : 203). Les récits des jeunes parents que nous avons rencontrés, concernant leur famille, renverraient à la difficile conscientisation d’un passé par différents mécanismes : 1) par l’effacement du passé provoqué par la scotomisation mémorielle ; 2) par le travestissement du passé permis par la fabulation mémorielle ; 3) par la suspension du temps et la reviviscence induite par la fixation mémorielle.

L’usage seul de ces trois mécanismes ne peut être considéré comme pathogène. C’est la rigidité et la prédominance de l’utilisation d’un mécanisme en particulier qui nous paraît être problématique et empêcher la mentalisation (Berthelot et al., 2013 ; Berthelot et al., 2014), la résilience (Cyrulnik, 2004 ; Manciaux, 2001 ; Tychey, 2001) ou le travail de réflexivité (Muxel, 1996). Nous pourrions ajouter que la rigidité des mécanismes de scotomisation, fabulation ou fixation mémorielles entraverait à long terme le deuil d’un passé révolu.

La scotomisation et la fabulation mémorielles paraissent être adaptatives sur le court terme, car elles permettent au sujet de se défendre par le déni ou le clivage de l’accablement moral dû à des deuils ou à des frustrations intolérables (Nachin, 2006 ; Tychey, 2001). Néanmoins, elles ne permettent ni de se souvenir, ni de se séparer ou de se différencier du temps passé. Comme le souligne Anne Muxel (1996 : 203) : « c’est parce que l’on est séparé des temps antérieurs de son existence et des êtres qui les ont peuplés que l’on peut se souvenir ». Si la représentation énigmatique ou la représentation trompe-l’œil ne correspondent pas à un travail de mémoire, ne permettant pas la conscience d’un passé au sens d’Anne Muxel, la représentation altérée n’en est pas plus une manifestation. En effet, la tristesse et la colère envahissantes propres à la représentation altérée pourraient constituer des signes d’un blocage du deuil (Bacqué, 2007 ; Fréchette-Piperni, 2005) ou, autrement dit, une résistance au travail de mémoire : « une dépression aiguë, prolongée, bloque le travail de mentalisation de la perte […]. Celui-ci n’est possible que si la dépression est “mentalisée”, c’est-à-dire dynamique et non pas fixée. » (Bacqué et Hanus, 2001 : 46). Nous pourrions associer la représentation altérée à la mémoire reviviscente[20] (Muxel, 1996), avec toutefois quelques nuances : la représentation altérée renvoie à la souffrance, aux frustrations, à la colère issus d’un passé perçu comme exclusivement malheureux. La perception et le ressenti d’un passé plus heureux, d’une histoire positive, de relations soutenantes paraissent alors momentanément inaccessibles.

Entre les extrêmes de la représentation énigmatique et de la représentation altérée, nous pouvons imaginer qu’il existe une manière de se représenter sa famille qui intègrerait les éléments souffrants aux éléments structurants de son histoire familiale. Si nous convenons que toute représentation de sa famille issue d’un travail de mémoire est une reconstruction personnelle de son histoire familiale, nous pouvons distinguer la fabulation mémorielle de la subjectivation[21] . En effet, la fabulation nie l’altération de la famille et la souffrance qu’elle occasionne pour le sujet tandis que la subjectivation de l’histoire familiale tendrait à l’acceptation de l’altération de la famille et à l’appropriation de ses souffrances, ce qui est paradoxalement une condition à l’émancipation de son passé (Gaulejac, 2007 ; Muxel, 1996).

L’intervention avec ces jeunes parents en difficulté viserait donc à leur offrir un espace de parole et d’écoute afin de permettre une élaboration des impasses généalogiques de leur histoire familiale (Gaulejac, 2007), à travers une relation de confiance comme support à la résilience (Cyrulnik, 2004). Nous avons pu constater dans nos entretiens de recherche que l’offre d’un espace de parole libre basé sur une relation de confiance permet aux jeunes d’effleurer leurs deuils autrement tus et de tendre vers une plus grande authenticité dans leur discours.

Conclusion : se souvenir, s’affilier, s’émanciper

La parentalisation peut permettre au sujet de traverser une nouvelle étape de son développement, comme Therese F. Benedek (2013 [1959]) l’a proposé, et dans son sillage Judith Viorst : « Paternité, maternité peuvent constituer une phase constructive du développement en ceci qu’elles permettent de soigner certaines des blessures de l’enfance et de reformuler la perception qu’on s’en fait selon des axes moins aliénés, moins conflictuels » (Viorst, 1988 : 302). Cela nécessiterait de pouvoir se souvenir, s’affilier et s’émanciper. C’est pourquoi travailler sur la mémoire familiale avec des jeunes parents au passé tourmenté paraît constituer une piste intéressante pour accompagner leur processus de parentalisation psychique et sociale. Il s’agirait notamment de les aider à accepter que l’histoire qui s’écrit pour leur enfant ne sera pas une réécriture de leur propre histoire, ni uniquement de l’ordre de la réparation. Néanmoins, cela ne saurait suffire. Il reste primordial de prendre en considération les multiples problèmes qui caractérisent les jeunes en difficulté, notamment sur les plans social, économique et médical. La complexité des enjeux entourant la parentalité nous amène à une certaine humilité et à une reconnaissance de la nécessaire complémentarité des approches, tant du point de vue de la recherche que de l’intervention.