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Introduction. Contexte social, problématisation et méthodes d’enquête

De récentes avancées au sein des sciences du vivant[1] ont permis l’émergence et la diffusion d’une nouvelle promesse médicale dont les enfants sont les premiers destinataires. Il serait désormais possible, en intervenant de façon précoce sur leur environnement – notamment nutritionnel (Burdge et Lillycrop, 2010 ; Choi et Friso, 2010) –, de prévenir l’apparition de pathologies chroniques (cancer, maladies cardiovasculaires, affections respiratoires, etc.) à l’âge adulte. L’alimentation des parents durant la période périconceptionnelle, celle des femmes durant leur grossesse puis celle des enfants durant leurs premières années de vie influencerait ainsi, par modification épigénétique, la santé future de ces derniers. Concrètement, le comportement alimentaire durant cette période d’exposition critique qui dure environ mille jours ne déterminerait pas la survenue de maladies à l’âge adulte mais créerait une susceptibilité ou une résistance à les développer plus tard, et ce en fonction de l’évolution du contexte nutritionnel des individus. Cette susceptibilité, à la fois héritée et acquise, pourrait ensuite être transmise à la génération suivante. C’est sur cette base scientifique encore fragile et sujette à controverse (Fournier et Poulain, 2017 ; 2018) que des campagnes de sensibilisation émergent à l’échelle internationale dans le but de réduire certains des facteurs de risque caractéristiques des sociétés « modernes » (obésité, cholestérol, diabète, etc.), qui seraient responsables de 63 % des décès dans le monde selon l’Organisation Mondiale de la Santé (2011). Adossées au concept de la DOHaD (Developmental Origins of Health and Disease) (Charles et Junien, 2012), ces avancées scientifiques apparaissent, du seul point de vue médical, non seulement légitimes mais aussi indispensables pour améliorer la santé et le bien-être des générations futures.

Elles contribuent toutefois à produire un ensemble de dispositifs de contrôle et d’autocontrôle visant à gouverner la vie et engageant ainsi une nouvelle phase de la biopolitique. En tant que sociologues, il nous a semblé à la fois nécessaire et stimulant d’en interroger les subséquentes retombées sur les individus : sur les parents d’une part, en termes de nouvelles injonctions, voire de construction de nouvelles figures parentales idéalisées et, en contrepoint, stigmatisées ; sur les enfants d’autre part, en termes de redéfinition de leur statut, de leurs intérêts et de leurs droits. De tels questionnements s’articulent à un contexte sociétal dit de « panique morale » (Cohen, 1972) et de médicalisation des comportements (Fassin et Memmi, 2004) traversant aussi le domaine de l’enfance. Ainsi, la régulation anxiogène et la surveillance des corps enfantins puis, par extension, des corps adolescents, ont déjà été mises en évidence sous l’angle du suivi alimentaire (Diasio, 2013) ou de l’entrée dans la sexualité (Bozon, 2012). Ce qui l’est en revanche moins, c’est la manière dont les corps adultes sont mobilisés et entrent en jeu « pour le bien » de leur progéniture, en aval de leur naissance mais aussi – et c’est là le plus grand changement sur le plan social – en amont (Lupton, 2012a). Car désormais, ce sont à la fois les périodes préconceptionnelle, intra-utérine et postnatale précoce qui se présentent comme des fenêtres d’action opportunes, devenant dans le même temps des moments appréhendés sous le seul angle du risque.

Tel est le contexte de l’enquête que nous avons récemment menée auprès des principaux promoteurs du programme dit des « mille premiers jours de vie » dans les pays occidentaux. Cette enquête est tirée d'un programme de recherche (2016-2018) intitulé « Vers une politique de l’épigénétique. L’élaboration du programme de santé publique sur les mille premiers jours de vie »et financé par le LabEx TEPSIS (https://tepsis.io).  La méthodologie (Tableau 1) associe une revue de littérature scientifique et grise portant sur l’épigénétique nutritionnelle et l’origine développementale de la santé et des maladies (DOHaD[2]), une ethnographie de l’organisation non gouvernementale états-unienne 1,000 Days[3] qui a concrètement lancé et publicisé ce programme dans les Suds puis dans les Nords (dès 2010), et des entretiens semi-directifs auprès d’experts internationaux travaillant dans les institutions l’ayant relayé et légitimé.

Tableau 1

Méthodologie

Méthodologie

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La revue de littérature nous a d’abord permis d’appréhender l’état des connaissances scientifiques et des recommandations institutionnelles dans les domaines de l’épigénétique nutritionnelle et, plus généralement, de la DOHaD, d’en saisir les enjeux et controverses à l’œuvre, puis d’identifier les principaux acteurs et institutions impliqués dans le développement du programme dit des mille premiers jours.

L’ethnographie de l’ONG 1,000 Days a été réalisée à partir de différents outils : une analyse de contenu du site Internet, vitrine par laquelle l’ONG promeut des bonnes pratiques à l’intention des jeunes et futurs parents, et met en scène les faits marquants de son histoire ainsi que les trajectoires de ses employées (uniquement des femmes) ; deux entretiens de type semi-directif réalisés auprès de Pamela[4], une des responsables dont nous brossons un portrait ; des échanges informels avec le reste du personnel ; l’analyse du réseau social Facebook de l’ONG et une étude « écologique » de ses bureaux situés dans un building du centre-ville de Washington, D. C. De par sa fonction principale de lobby (groupe de pression), l’ONG tente d’influer sur le monde politique et l’opinion publique quant au rôle clé de la prévention précoce, notamment la « bonne » nutrition prénatale et postnatale, dans la promotion de la santé, mais aussi de la réussite (scolaire et professionnelle) future des enfants. Forte d’une assise scientifique qu’elle tient de la diffusion des recherches sur la DOHaD et l’épigénétique dans la revue médicale The Lancet, l’ONG mobilise également les écrits grand public – tout particulièrement celui de Roger Thurow, ancien reporter du Wall Street Journal, auteur de The first 1,000 days. A crucial time for mothers and children – and the world (Thurow, 2016). Nous avons intégré l’analyse de cet ouvrage dans notre protocole d’enquête. Elle sollicite enfin des personnalités politiques – notamment Hillary Clinton durant sa campagne pour la présidence des États-Unis – et des acteurs hollywoodiens, mettant à profit leur popularité pour soutenir de « bonnes causes » – Matt Damon, par exemple, participe à un film de promotion du programme, support lui aussi analysé dans le cadre de notre enquête.

Nous avons complété cette enquête ethnographique par des entretiens, toujours de type semi-directifs, auprès des principaux acteurs institutionnels du développement, de l’enfance et de la (mal)nutrition, satellites spécialisés de l’ONU créés par le système de Bretton Woods. Nous avons d’abord rencontré à Washington, D. C. une représentante du Global health bureau and nutrition de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), cette institution étant très impliquée dans le programme Feed the future[5], une vaste initiative du gouvernement états-unien visant à lutter contre la sous-nutrition et la malnutrition dans le monde. Nous nous sommes ensuite rendus à Genève, en Suisse, pour rencontrer des experts émanant de différentes institutions des Nations Unies impliquées de près dans le programme des mille jours : un représentant du Department of nutrition for health and development à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), deux représentants du département Private fundrasing and partnerships du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (Unicef) travaillant dans le cadre de la campagne Early child development[6], et une responsable du secrétariat de Scaling up nutrition (Sun)[7], un mouvement créé en 2010 pour faire dialoguer Nations-Unies, société civile, donateurs, entreprises et chercheurs dans le but d’éradiquer la malnutrition. Tous ces acteurs jouent un rôle essentiel dans la dynamique de normalisation de la surveillance des corps – des enfants, mais nous le verrons, pas seulement.

Dans le prolongement des réflexions engagées à la suite des travaux de Foucault par Rabinow et Rose (2006) ainsi que par Fassin et Memmi (2004), nous appréhendons ces différents acteurs comme participant à l’exercice d’un biopouvoir, au sens foucaldien du terme, qui opère par le biais de multiples dispositifs de régulation et de gouvernement des conduites quotidiennes des individus. L’alimentation, la sexualité, l’entretien du corps ou encore l’éducation des enfants se retrouvent ainsi au cœur d’arbitrages politiques, moraux et économiques au nom de la santé future des enfants. Dans cet article, nous accordons une attention spéciale aux conséquences concrètes de cette « panique morale » autour de la nutrition des « organismes en formation » (ou récemment nés) sur les « organismes maternels » (ou récemment accouchés) (Rouch, 2005). Quels arguments concrets mobilisent les principaux promoteurs (et promotrices) du programme des mille jours afin que les publics s’en emparent ? Pourquoi les enjeux sociaux portés restent-ils peu interrogés du point de vue sociologique et, en particulier, du genre ? La santé des embryons-fœtus et des enfants est-elle le seul impératif politique visé par le programme ? Il s’agissait donc de cerner plus concrètement les groupes sociaux identifiés comme cibles principales de contrôle : les « corps reproducteurs » féminins sont-ils d’éternels objets passifs et prioritaires de surveillance (Rouch et al., 2005 ; Tain, 2013), en tant que principaux porteurs, allaitants ou pourvoyeurs de soin des enfants ? Dans un contexte de légitimité croissante de la problématique de l’égalité de genre au sein des institutions (Le Feuvre, 2018) et de reconnaissance des processus épigénétiques impliquant la qualité du sperme dans la formation de l’épigénome des corps à naître (Lambrot et al., 2013), les corps reproducteurs masculins sont-ils pensés, voire mobilisés, comme cibles, et de quelle manière ? Les individus, quelle que soit leur position dans le système sexe / genre, sont-ils appréhendés indépendamment des autres rapports sociaux, de classe ou de race ?

À travers l’examen de ses conditions d’émergence, une première partie de l’article mettra en discussion les rhétoriques et pratiques de promotion du programme des mille jours, dévoilant comment, derrière un discours de santé publique circulant des Suds vers les Nords, émerge une politique de (re-)normalisation de la division sexuelle du travail et de promotion d’un certain idéal maternel occidental. Dans la seconde partie de l’article, une attention spécifique sera accordée aux groupes particulièrement ciblés par un changement de pratiques – ici, en l’occurrence, alimentaires. L’objectif est de mieux saisir le processus de production de cette nouvelle « panique morale » en Occident, afin d’entrevoir dans quelle mesure cette panique ne sous-tend-elle pas des rapports inégaux entre les groupes sociaux, ne les renforce-t-elle pas et, surtout, ne cache-t-elle pas des objectifs différents du bien-être des enfants.

Le contexte d’émergence et de promotion du programme des mille jours ou la construction du corps politique des enfants à travers le corps politique des mères

« Nous sommes l’organisme sans but lucratif qui a le plus à cœur de garantir par son travail la santé des mères et des enfants au cours des 1 000 premiers jours de leur vie, et ce, où que ce soit sur la planète.[8] » Telle est la manière dont se dépeint l’ONG 1,000 Days sur son site Internet, dans la rubrique « Our story » (« Notre histoire »). Afin de mieux cerner le programme que diffuse cette organisation à travers le monde, il importe tant de retracer sa genèse géopolitique que de présenter ses principales promotrices.

Le programme des mille jours, des Suds vers les Nords

L’histoire du programme des mille jours est intéressante à plusieurs égards : d’une part, elle trouve ses origines dans des pratiques de prévention à l’échelle internationale relativement anciennes, et d’autre part, elle s’illustre par une dynamique atypique de circulation mondiale des projets de santé publique impliquant les femmes, des Suds comme des Nords. Non que les savoirs scientifiques d’influence dominante soient issus des Suds (Connell, 2007), mais c’est bien dans les Suds que les premiers programmes de suivi nutritionnel des femmes enceintes ou jeunes accouchées s’opérationnalisent, sous le joug des ONG et des institutions internationales de promotion de la santé et de lutte contre la malnutrition et la dénutrition des femmes enceintes ou allaitantes, et des nourrissons : « Je pense que nous avons toujours eu cette attention très forte, je dis nous pour la santé publique, je pense que l’OMS a toujours eu cette attention très forte aux mille jours mais qu’elle ne les avait jamais appréhendés de la sorte. La grossesse et la petite enfance je veux dire »[9] (Epidémiologiste, Department of Nutrition for Health and Development, WHO, Genève). C’est seulement dans un second temps que le programme va s’étendre aux pays des Nords, où il continuera de s’exprimer, nous le verrons, avec des relents d’une rhétorique de réduction des écarts de santé proche de ce que Fassin (2010) nomme le « gouvernement humanitaire ».

Ainsi, l’histoire de 1,000 Days s’inscrit dans l’histoire des politiques de développement. Miroirs des rapports de force entre les Nords et les Suds (Falquet, 2003), ces politiques renvoient à un domaine d’activités spécialisées connues sous le nom d’« actions », ainsi qu’à une médecine humanitaire (dans le cas des situations urgentes) et à la coopération médicale (sur le plus long terme). D’ailleurs, la trajectoire professionnelle de Pamela, notre interviewée, est marquée par un profil international : diplômée d’une prestigieuse université états-unienne en géographie et socio-anthropologie, Pamela se spécialise sur l’Afrique et est d’abord employée au sein de l’organisation internationale Gain (Global alliance for improved nutrition), « travaillant d’abord sur la malaria puis sur la nutrition – la malaria où notre remède miracle d’ailleurs était la nutrition, il n’y a pas de remède miracle hormis l’alimentation. Donc je pense vraiment que ce que les numéros spéciaux du Lancet ont conçu, c’est ce remède miracle »[10], comme elle nous l’explique.

À partir de 2008, en effet, The Lancet publie une série d’articles sur la santé et la nutrition maternelles, néonatales et infantiles, marquant un tournant tant dans la trajectoire professionnelle de Pamela que pour 1,000 Days. Les savoirs médicaux qui, selon Hélène Rouch (2005), avaient jusqu’alors plutôt occulté la gestation, s’y confrontent au même moment où les savoirs ONGistes issus des politiques « humanitaires » reviennent des pays des Suds vers ceux des Nords – du moins vers certains groupes sociaux des Nords. En outre, deux ans après cette première série d’articles, une campagne de sensibilisation au rôle de la nutrition intra-utérine et infantile durant les « mille premiers jours de vie » est lancée sous la responsabilité d’Hillary Clinton. Elle résulte d’une coalition entre des ONG spécialisées dans les domaines de l’aide humanitaire et de la malnutrition (notamment Gain et InterAction) et les gouvernements états-unien et irlandais, coalition qui débouche la même année (en 2010, donc) sur la création de 1,000 Days. Celle-ci sera financée en grande partie par la Fondation Bill et Melinda Gates, incarnation emblématique du « philantrocapitalisme », selon McGoey et ses collègues (2018). L’ONG, créée à Washington, D. C., s’attache à faire du lobbying auprès de financeurs potentiels, en développant un discours qui rappelle les préoccupations de l’ONU, cette « bienfaitrice responsable de l’humanité ». D’abord déployée dans les Suds, où les problématiques de malnutrition et de sous-nutrition sont les plus notables, l’initiative est ensuite relayée par l’OMS pour se « propager » progressivement aux Nords marqués, eux, par des problématiques de malnutrition et de suralimentation. À ces deux cibles sont associés les deux principaux objectifs de l’ONG : d’une part, la recherche de financement pour lutter contre les retards de croissance (dans les Suds), et d’autre part, la sensibilisation des pouvoirs publics aux bienfaits des congés de maternité pour augmenter la durée de l’allaitement maternel (dans les Nords, notamment aux États-Unis).

Une analyse des Lancet series, qui constituent le cœur de l’argumentaire scientifique mobilisé par les promoteurs du programme des mille jours, est tout à fait révélatrice de l’actuel mouvement de globalisation néolibérale, et de la manière dont le genre en est un organisateur central (Falquet et al., 2010). Cette revue scientifique extrêmement légitimante a en effet donné à plusieurs reprises l’occasion à des chercheur(e)s de premier plan du monde médical de coordonner des numéros spéciaux construits autour d’une revue de la littérature du moment et de recommandations. Les thèmes et la chronologie des quatre numéros spéciaux de The Lancet consacrés à la prévention précoce donnent à voir l’évolution des connaissances mais aussi des discours et des injonctions dont les femmes, en tant que gestatrices, sont les premières cibles. Le premier numéro, intitulé Maternal and child undernutrition, est publié en 2008 et consacré à la santé future dans les Suds ; il deviendra le fer de lance du programme des mille jours. Le second numéro, sorti en 2013, voit son titre et donc son champ d’action évoluer : il est maintenant question de Maternal and child nutrition. Le basculement aux Nords s’opère. Enfin, 2016 voit la parution des deux derniers numéros spéciaux, respectivement intitulés Early child development, qui marque un élargissement du focus vers le développement et le bien-être des enfants, et Breasfeeding, qui fait de l’allaitement la clé de voûte du programme, dans les Nords comme les Suds. Il faut dire que, comme le rappelle ici Suzy (employée d’USAID à Washington, D. C.), les États-Unis ont de piètres résultats en termes de durée de l’allaitement maternel et de réduction de l’obésité infantile : « Si l’on observe ces six grands objectifs[11], il y en a deux en particulier au regard desquels les États-Unis comptent parmi les pays à l’échelle mondiale qui se situent en deçà des cinquante pour cent de réussite, si ce n’est pas plus bas : on parle du taux d’allaitement et du taux d’obésité infantile »[12]. Elle nous apprend ainsi que cette aberration fut l’objet d’une discussion interne, au sein de l’USAID, qui justifia un tournant vers une approche véritablement globale et non focalisée exclusivement sur l’hémisphère Sud : « ça n’avait vraiment pas de sens de faire pression pour atteindre ces objectifs ailleurs dans le monde alors qu’ici aux États-Unis on n’atteint pas les deux premiers. C’est là qu’a opéré un glissement pour nous, on a alors commencé à penser vraiment global »[13].

Aux Suds comme aux Nords, il s’agit de rompre le cycle intergénérationnel de la pauvreté suivant une logique, en lignée féminine, selon laquelle les femmes malnutries donnent naissance à des filles malnutries, qui en grandissant seront elles-mêmes des mères malnutries. “Our angle is definitely on the health of mum and baby”, précise Pamela. S’ensuit une vague de médiatisation spectaculaire autour de l’impact de la nutrition intra-utérine au sein des pays des Nords, à l’exemple de la publication le 22 septembre 2010, dans le quotidien Times, d’un article intitulé How the First Nine Months Shape the Rest of Your Life[14]. La parution dans la revue Nature de l’article intitulé « Don’t blame the mothers » met pourtant en garde la fascination médicale et populaire pour les corps gestants (Richardson et al., 2014). L’influence des médias dans la valorisation d’un discours public a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses analyses critiques, en particulier dans le contexte états-unien (Chomsky et Edward 2003 [1988]). Et la montée en épingle d’une dénonciation publique, parfois erronée ou exagérée (Richardson et al., 2014), de certains risques (du diabète ou du surpoids gestationnel en passant par l’alcoolisme et la toxicomanie au cours de la grossesse) signe l’instauration d’un contrôle disciplinaire sur les corps gestants, et ce, sous le joug de la rhétorique du « bien-être des enfants ». En outre, la santé publique a une expérience d’utilisation de la responsabilité à l’égard des enfants, volontairement appréhendés comme d’« innocentes victimes » (Berridge, 1999) dans le cadre de la problématique du tabagisme passif, par exemple, et ce, afin de faire changer les normes et les comportements. C’est ce que Fassin (2005) nomme la biolégitimité, qui fait du corps malade, souffrant, menacé, qui plus est du corps enfantin – ce dernier étant perçu comme « vulnérable et à risque » (Lupton, 2013) – la justification presque inattaquable d’une prise en charge.

Et pour renforcer la légitimité des actions autour de cette fenêtre d’opportunité que constitue les mille premiers jours de vie, s’ajoute un argumentaire autour du « bien-être économique » des enfants (présents mais aussi et surtout, à venir). Proche de la perspective de l’investissement social et du fameux children mainstreaming développé au sein de l’Union Européenne[15], il s’agit de mettre en place une stratégie d’investissement en capital humain (Jenson, 2010) « pour un avenir plus sain et plus prospère[16] », comme l’explique Pamela. Ce programme serait une réponse aux principaux problèmes de santé publique des sociétés occidentales contemporaines : diminution de la prédisposition à l’obésité et à certaines maladies et à certains troubles chroniques (diabète, hypercholestérolémie, etc.) ou cancers. À l’inverse, une alimentation malsaine au cours de cette période contribuerait à la baisse des capacités d’apprentissage et des résultats scolaires, à une plus grande sensibilité aux infections, et ce faisant, à un éventuel manque à gagner pour l’économie. Les expert(e)s de l’Unicef que nous avons interviewés, se basant sur l’appel intitulé “Building brains, building futures” que leur institution a diffusé en 2017 à l’ensemble de la communauté, expliquent ainsi le phénomène : « pour les États, le prix à payer pour ne pas avoir investi dans les moments précoces, c’est des enfants en mauvaise santé, avec de plus faibles capacités d’apprentissage et un potentiel de gain réduit »[17]. Ce programme s’entrelace donc à un projet néolibéral de renouvellement du capitalisme : le manque à gagner est estimé à des milliards de dollars en termes de perte de productivité et à des hauts coûts sanitaires pourtant évitables.

De façon intéressante, on décèle à travers cette stratégie d’investissement sur les enfants en vue d’une rupture avec la transmission intergénérationnelle des désavantages, un ensemble de politiques impliquant directement les mères. Mais comme le rappelait Jane Jenson (2009), ces dernières sont pensées avant tout comme les premières responsables de la réussite de leurs enfants et donc, indirectement, de leurs échecs. Pour le dire autrement, loin de promouvoir une égalité transformative du point de vue du genre, c’est-à-dire, par exemple, une redistribution plus équitable des rôles parentaux entre les femmes et les hommes, la perspective de l’investissement social est ciblée sur « ce qui est le mieux pour les enfants » (Jenson, 2010, p. 71) et qui serait mécaniquement « le mieux » pour la prospérité d’États occidentaux « en crise ». Un mécanisme implicite sur lequel repose d’ailleurs le film 1,000 Days : Change a Life, Change the Future, et qui associe habilement la nutrition des femmes et de leurs enfants de moins de deux ans à leur future réussite scolaire et professionnelle, et à leur contribution à l’économie de demain. Dès lors, on comprendra que c’est une fois encore sur les femmes que repose le devenir des générations futures… comme les maux de la société.

Un « coaching nutritionnel » par des mères (privilégiées), pour des mères (défavorisées) 

Sur son site Internet, 1,000 Days se présente comme une organisation « par des mères, pour des mères ». Seules des femmes y sont salariées. Et bien que selon Pamela, cette non-mixité de genre soit fortuite puisque les hommes ne postulent pas à ce type d’emplois (« ça ne vient pas d’une volonté explicite que nous sommes une société composée uniquement de femmes »[18] nuance-t-elle, « la réalité c’est que je pense qu’étant donné le travail que nous faisons, nous attirons simplement plus de candidatures féminines »[19]) c’est un monde de femmes, avant tout blanches et diplômées.

Le constat selon lequel le programme des mille jours est « une affaire de femmes » n’a cependant rien de novateur. Car si les jeunes enfants constituent le public cible du programme, sa réussite tient prioritairement à l’implication de femmes, mères de jeunes enfants. Celles-ci sont de fait les premières concernées par le développement in utero des embryons puis des fœtus qu’elles portent. Et partout dans le monde, cette capacité procréative les a « naturellement » assignées à la gestion quotidienne de l’élevage de leur progéniture (Guillaumin, 1992 ; Tabet, 1985) – en particulier de leur alimentation. Aux Suds comme aux Nords, les mères ont en charge le carealimentaire (Fournier et Jarty, 2019). Les travaux de recherche féministes matérialistes tels qu’ils se sont développés à partir des années 1970 ont montré que les femmes étaient les dépositaires de la nourriture (McIntosh et al., 1998) – ce qui ne sous-entend ni un pouvoir ni un contrôle, mais « seulement » une responsabilité, alors soumise aux choix et aux préférences du conjoint et, s’il y a lieu, des enfants. En France, la division sexuelle du travail alimentaire (Ferrand, 1983) est toujours d’actualité (Dupuy, 2017), plus encore lorsqu’il s’agit du soin (Rochedy, 2017) et de sa « charge mentale », pour reprendre le concept élaboré par Monique Haicault (1984). Ainsi, l’alimentation demeure « une arme du genre » (Fournier et al., 2015) ou, pour le dire autrement, un outil au service de l’ordre de genre qui gouverne les relations entre les individus selon leur sexe de naissance (nécessairement binaire, mâle ou femelle) et leur position dans les hiérarchies qui en découlent. Notre terrain d’enquête jette toutefois un éclairage supplémentaire sur ces dynamiques largement étudiées en études de genre : si toutes les femmes procréant ou adoptant sont impliquées dans la préoccupation pour la santé des générations futures, des divisions entre les femmes elles-mêmes interviennent. Et ce sont les normes, valeurs et savoirs – certes genrés – des unes qui s’imposent aux autres.

De telle manière, Pamela (1,000 Days) et Suzy (USAID) sont deux États-Uniennes, blanches, diplômées, d’allure mince et soignée[20]. Elles ont obtenu leur emploi – relativement prestigieux – avant de devenir mères et après avoir effectué un parcours scolaire puis universitaire réussi. Leur insertion dans le marché du travail les a conduites à voyager, à bâtir un projet professionnel et de développement personnel. D’aucuns diront qu’elles partagent des attributs sociaux similaires, une conception proche des normes occidentales contemporaines de maternité, portées par des individus diplômés : autonomie financière, maternité « choisie » (après la stabilisation en couple et en emploi), attention et perméabilité aux discours médicaux, notamment sur le maternage des enfants. Notre première rencontre physique avec Pamela et Suzy prend la forme d’un entretien qui se déroule dans l’ambiance décontractée d’un café situé au rez-de-chaussée de l’édifice d’USAID (dans le quartier des affaires, proche de la Maison-Blanche). Elles qui ne se connaissent pas se montrent des photographies de leurs jeunes enfants, rient sur les réveils en pleine nuit et la difficulté de se lever le matin pour aller travailler. Elles échangent leurs cartes professionnelles. Nous, sociologues, restons hors de cette conversation et gardons une posture d’observation[21]. Elles adhèrent aux normes de santé féminine du Nord global sur lesquelles elles travaillent, voire promeuvent, telles des nutritionnistes « au féminin », un coaching ONGiste qui, de par l’implication de ses promotrices, s’éloigne de l’orthopraxie engagée par les travailleurs sociaux et médico-sociaux intervenant plus classiquement auprès des mères occidentales. Lorsque Pamela nous reçoit deux jours après ce premier entretien, cette fois-ci dans les locaux de 1,000 Days, nous l’attendons dans la salle de réunion pendant qu’elle tire son lait (l’ONG dispose d’un local prévu à cet effet).

Le sacrifice de soi, véritable révélateur d’une position dominée (Memmi, 2015), agit singulièrement pour Pamela mais plus encore pour Mary, une autre responsable de 1,000 Days, qui se présente, sur le site Internet de l’ONG, à la fois comme une professionnelle diplômée de l’université et une mère de famille hétérosexuelle (elle y évoque son mari et ses deux filles) : leur expérience de la maternité se convertit en expérience professionnelle hautement valorisable sur le marché de l’emploi, où elles font office de « coaches de la maternité » à distance. En outre, Pamela et ses collègues rentabilisent dans la sphère publique leurs expériences d’assignation au care dans la sphère privée, à la différence des femmes des classes sociales populaires, qui se voient souvent enjointes à transposer ces expériences en prestation de service dans le secteur (si précaire) de l’aide aux personnes dépendantes (Skeggs, 2015).

L’apologie de la parentalité occidentale

À qui s’adresse ce « coaching » ? D’emblée, nos premiers résultats de recherche invitent à une analyse des conséquences sociales d’un tel programme de médicalisation des pratiques quotidiennes. Si le programme des mille premiers jours de vie s’adresse à un certain profil de femmes (mères, blanches, diplômées, minces, entre autres), il s’agit d’une part d’entrevoir les mécanismes d’exclusion des autres femmes (non blanches, non diplômées, en surpoids ou obèses, entre autres) et, d’autre part, de saisir l’implication des hommes dans ce programme de médicalisation des pratiques quotidiennes et d’administration du pouvoir sur la vie.

Des corps reproducteurs féminins subalternes, contre les enfants et la nation ?

Devant l’apprentissage réussi de l’autocontrôle chez certaines femmes, d’autres se trouvent, plus ou moins directement, stigmatisées par leur « mauvaise » intériorisation des normes de santé : surveillance de son alimentation et de son poids dès la conception, modification de certains comportements alimentaires établis comme néfastes, vigilance accordée à la nutrition des nouveau-nés, contrôle du poids des jeunes enfants sont autant de pratiques érigées en code de conduite. Par contraste, c’est un travail de disqualification de certaines pratiques et habitudes qui opère par le biais de la mise en politique du programme des mille jours. Et ce faisant, le repérage des failles individuelles des parents et, plus encore, des mères, occulte les causes structurelles des changements alimentaires opérant dans les sociétés occidentales contemporaines depuis les années 1970, à l’instar du rôle majeur joué par l’industrie agroalimentaire dans la diffusion de ladite malbouffe. D’ailleurs, alors même que l’ONG n’hésite pas à promouvoir haut et fort une alimentation saine et revisitée, elle ne se positionne pas, ou alors si peu, sur les produits alimentaires industriels (« le produit est bon, c’est comment il est marketé »[22]), observe Pamela à propos du lait infantile industriel). Pourtant, leur rôle et leur responsabilité dans l’obésité et le surpoids, y compris chez les jeunes enfants, ont fait l’objet de nombreuses enquêtes (Lupton, 2012b).

Par-delà la responsabilisation individuelle des femmes qui l’accompagne, ce retour (perpétuel) de l’injonction médico-sanitaire à l’allaitement témoigne aussi d’une nouvelle moralisation du corps de celles qui ont la capacité (biologique) de porter des enfants à naître et le devoir (social) de s’en occuper prioritairement. Ce constat est réifié à travers la préoccupation pour l’allaitement maternel qui resurgit également dans le cadre du programme des mille jours. Dans les pays du Sud, le message de promotion de l’allaitement se construit autour de la problématique de l’accès à l’eau potable. Dans les pays du Nord, cet argument ne tient pas et c’est autour de la qualité du lait maternel que se centrent les discours. Raisonnant à partir de la « bonne preuve scientifique », Pamela fixe un idéal d’allaitement exclusif jusqu’à six mois et d’allaitement mixte jusqu’à deux ans et plus (« Je pense que l’on devrait considérer l’allaitement exclusif durant les six premiers mois comme un idéal, puis poursuivre l’allaitement jusqu’à deux ans et même au-delà »[23]). Du reste, et comme elle nous l’explique, au cours de la campagne présidentielle qui oppose Donald Trump et Hillary Clinton, l’ONG fait pression pour la rémunération d’un congé de maternité qui faciliterait l’allaitement puis la préparation des repas pour des parents, des femmes en particulier, qui se voient, pour des raisons financières, contraints de reprendre leur emploi le plus rapidement possible : « Fondamentalement, je pense que les familles manquent de temps, si les deux parents ou les pourvoyeurs de soin travaille à l’extérieur de la maison, vous êtes sur un moment de tension ou soit c’est l’allaitement soit c’est la préparation des repas »[24]. À travers le discours d’une de ses responsables, l’ONG déploie ainsi une rhétorique victimisante à l’égard des mères de milieux sociaux défavorisés, d’une part contraintes à un retour estimé précoce en emploi et de surcroît dans des conditions incompatibles avec « l’idéal maternel ». L’écologie des locaux de 1,000 Days, caractérisée par un environnement calme et intimiste composé de bureaux individuels et d’une cuisine collective équipée, contraste avec la description que Pamela fait du travail en usine, où les salles d’allaitement comme les réfrigérateurs pour conserver le lait sont impensés. Les associations comme la Leche League, figure de proue de la promotion de l’allaitement maternel, y voient d’ailleurs un relais pour réaffirmer la nécessité d’adaptation des conditions de travail. Mais, ainsi que le rappelait Elsa Dorlin, « [b]ien plus encore que l’allaitement maternel, qui est au fond une préoccupation très ancienne des médecins, c’est la figure de la mère en son entier qui porte et incarne l’ensemble des traits nationaux » (Dorlin, 2006, p. 200).

En d’autres termes, et empruntant une fois encore aux prolongements des théories foucaldiennes du biopouvoir (Rabinow et Rose, 2006) et de la gouvernementalité (Fassin et Memmi, 2004), ces injonctions « pour le corps sain des enfants » apparaissent comme des révélateurs d’une nouvelle forme de gouvernance du corps des femmes. Celle-ci passe d’autant plus facilement que c’est la santé des générations futures et même de la nation qui est en jeu. Mais cette gouvernance n’est pas sans contribuer à une nouvelle dynamique de moralisation de certains corps, par exemple les corps gros pour les femmes catégorisées « obèses » ou en « surpoids ». À titre de démonstration, si l’IMC (indice de masse corporelle) états-unien est connu pour être l’un des plus élevés du monde[25], les silhouettes de jeunes parents mises en scène sur le site Internet de l’ONG ou sur le compte Facebook de promotion de son programme se révèlent monocordes : il s’agit de femmes (en très grande majorité), blanches et non blanches, mais en aucun cas obèses. Interrogée sur l’universalité des messages de prévention précoce, Pamela répond avec assurance : « Toutes les mères et tous les bébés ont les mêmes besoins.[26] » L’on entrevoit ici la non-prise en compte ou la méconnaissance des dimensions socioculturelles, d’une part à propos de l’alimentation – cette dernière ne se résumant pas aux seuls aspects nutritionnels, des recommandations trop éloignées des habitudes sociales et culturelles de consommation pouvant avoir des effets contre-productifs d’un point de vue sanitaire (Poulain, 2006) –, et d’autre part au sujet des expériences du genre et de l’enfance – Suzy précisant ainsi, à la suite de Pamela, que « dans bien des endroits [à propos des pays pauvres des Suds], les filles deviennent mères à un âge très très jeune, elles ont parfois des enfants à l’âge de 15 ans, et donc elles ne savent pas que c’est à leur mère ou à leur belle-mère ou encore à leur communauté de leur dire ce qu’elles doivent faire, donc on doit les émanciper ».[27] De fait, le programme des mille jours parvient par le même mouvement à prôner l’amélioration de l’état de santé des mères et des enfants dans une logique universelle, et à affirmer un modèle ethnocentrique et spécifique de parentalité (et d’enfance). La focalisation sur les seuls aspects nutritionnels de l’alimentation des femmes enceintes et de leurs jeunes enfants serait la garantie – et c’est un point nodal du programme – d’une base fondatrice de la santé des générations futures (“Good nutrition in the 1,000 days between a woman’s pregnancy and her child’s second birthday sets the foundation for all the days that follow”, indique la page d’accueil du site Internet).

Il s’agit donc bien là de corriger les « déviantes » – au sens d’Howard Saul Becker (1985) – à ces nouvelles normes de maternité, non sans rappeler la pénalisation de certaines prostituées enceintes suite à leur accusation de consommation de crack pendant leurs grossesse (Richardson et al., 2014). Cette figure de paria s’entretisse avec celle de la victime : si les acteurs en santé tendent à l’identification de groupes cibles vulnérables, à risque, défavorisés, comme le rappelle la perspective des économies morales (Fassin, 2010), le registre de la morale compassionnelle et humanitaire produit aussi la stigmatisation de ces mêmes groupes.

Pourtant toutes les femmes, loin s’en faut, ne peuvent accéder aux formes contemporaines de maternité idéalisée. Les femmes des catégories sociales les plus précaires s’en trouvent éloignées : elles allaitent moins – tout au moins en France (Gojard, 2010), sont davantage en situation d’obésité (Lupton, 2012b ; Poulain, 2009), voient leurs comportements désignés comme des failles (manque de volonté, absence de contrôle).

Reprenant la terminologie de Bourdelais et Fassin (2005), nous faisons ici le constat d’une double sacralisation des corps, qui recouvre des enjeux éminemment politiques : corps des jeunes enfants et des enfants à naître d’une part, qu’il faut protéger – au moins jusqu’à un âge raisonnable – d’un des risques et dégâts créés par le système capitaliste lui-même, la « malbouffe » ; corps des mères (ou futures mères) saines et actives. À l’instar de Dorlin, la création de cette figure maternelle idéalisée apparaît comme définie en opposition aux figures d’une féminité « dégénérée » (Dorlin, 2006), qui coûte cher aux États néolibéraux occidentaux. Et les Afro-Américaines pauvres, historiquement stigmatisées, minorisées dans toutes les sociétés postcoloniales et aux États-Unis notamment (Hill Collins, 2016), font partie intégrante de cette catégorie devenue cible principale. Ces dernières sont d’ailleurs surreprésentées dans les campagnes de 1,000 Days : à l’onglet Educate du site Internet, par exemple, les vidéoclips Is your baby ready to start eating food ? et What should your baby eat in the first year ? mettent en scène une femme noire avec son jeune enfant.

C’est aussi à ces corps « à rééduquer », particulièrement concernés par l’obésité, qu’un des promoteurs du programme, Roger Thurow, dédie son deuxième ouvrage grand public, The first 1,000 days. A crucial time for mothers and children – and the world (2016). Unique citoyenne des Nords dans cet ouvrage, Jessica Saldana s’apparente à un stéréotype de cette féminité. Nul besoin des précisions de l’auteur pour comprendre que le personnage est une femme noire : elle vit à Chicago, dans la banlieue sud, « pauvre et violente ». Si Chicago ne fait aujourd’hui plus partie des dix villes les plus dangereuses du monde, son taux de criminalité ayant largement baissé ces dernières années, l’image d’une ville de malfrats lui colle encore quelque peu à la peau. Les personnes afro-américaines y sont toujours surreprésentées et sa banlieue sud est célèbre pour ses ghettos largement dépeints dans la littérature sociologique de la seconde école de Chicago. Jessica est une « ado » adepte de la malbouffe qui s’est laissée surprendre par la maternité (« devenir mère aussi jeune n’avait probablement jamais fait partie de ses plans »[28]). Bien plus qu’une résultante d’un mauvais accès à la contraception ou à l’IVG, les études sociologiques montrent que la maternité est, pour les femmes précaires et racisées, un moyen d’atteindre une certaine respectabilité féminine (Hill Collins, 2011), plus accessible par cette voie que par celle d’un emploi stable et rémunérateur. La référence à sa maternité « précoce » appuie nos résultats de recherche quant à la sacralisation des corps maternels blancs des classes moyennes et supérieures, présentés comme sains et responsables, mais aussi (et surtout ?) économiquement rentables. Ainsi, lesdites grossesses adolescentes, comme dans une moindre mesure celles dites « tardives », sont couramment pensées comme des « problèmes de société » bien plus que comme des « phénomènes sociaux » (Bessin et Levilain, 2012). Et la production d’enfants « précoces », hors des calendriers de naissance prescrits (soit dans le cadre d’une union « solide », juste après l’obtention d’un diplôme et d’un emploi stable), fait l’objet d’une stigmatisation de la part des gouvernements occidentaux : elle entraînerait à la fois un risque de déscolarisation et donc de précarisation des trajectoires professionnelles des mères, augmenterait les probabilités de séparation des parents et donc les situations de monoparentalité ; en somme, elle favoriserait la précarité et la pauvreté des femmes comme de leurs enfants, et donc, au final, la précarité des États.

Ce contrôle « policé » des corps reproducteurs n’échappe certes pas au monde de la recherche francophone en sciences sociales. De même, le fait que les femmes des classes les moins aisées soient la cible et le levier principal des politiques de protection de l’enfance, de surcroît lorsqu’elles sont « précaires » (Cardi, 2010 ; Serre, 2012) et racisées (Jacques, 2017), est largement étayé. Ce que notre enquête illustre en revanche, c’est à quel point les normes et injonctions encadrant la production d’enfants sont susceptibles de durcir l’ordre de genre dans ses clivages les plus profonds entre les femmes elles-mêmes. C’est d’autant plus le cas si l’on ne considère que les seules dimensions médicale et économique de la reproduction.

Invisible et inégale, la surveillance des corps reproducteurs masculins 

Les spécificités biologiques (la procréation et la gestation) et sociale (l’assignation au travail reproductif) du corps reproducteur féminin font donc des femmes les principales cibles de cette nouvelle gouvernance des corps à naître, ou tout récemment nés, ainsi que les déléguées à sa mise en œuvre. Mais en contrepoint, comment analyser la place occupée par leurs équivalents masculins dans ce programme biopolitique ? Quel est leur positionnement à eux, dans les instances déléguées de l’administration du pouvoir sur la vie ? Et comment leur corps, également impliqué dans la reproduction, est-il envisagé dans la production de « bébés de bonne qualité », pour reprendre les termes d’Ilana Löwy (2009) ?

Certes, nous l’avons vu, l’équipe de 1,000 Days est une ONG exclusivement composée de femmes. Nous l’avons vu aussi, Pamela regrette l’absence de candidatures masculines lors des campagnes de recrutement – et son souhait est loin d’être une revendication féministe (de travail en pleine parité, par exemple). Ce serait adhérer à une rhétorique égalitariste, symbole de modernité dans les sociétés occidentales contemporaines[29], que de l’interpréter de la sorte. Reste que c’est la figure d’un des hommes les plus puissants du monde qui plane sur l’ONG. C’est en effet la fondation que Bill Gates a créée avec sa compagne, la Bill & Melinda Gates Foundation, qui en est un des principaux partenaires fondateurs. De même, le célèbre journaliste Roger Thurow se trouve parmi les principaux contacts de l’ONG, et c’est l’acteur états-unien Matt Damon qui prête sa voix à la vidéo promotionnelle de 1,000 Days. Sans surprise, il en va de même pour la majorité des personnalités reconnues travaillant dans la sphère biomédicale. C’est un constat qui renvoie aux caractéristiques du processus de féminisation des professions dites « supérieures » : à quelques exceptions près, les hommes y conservent les positions les plus stratégiques, qui sont aussi les plus prestigieuses et les mieux rémunérées (Lapeyre, 2006).

Notre analyse montre donc que les hommes, loin d’être absents, occupent une place discrète mais cruciale dans le processus de surveillance de l’engendrement, confirmant une nouvelle fois que le gouvernement des corps (y compris les corps enfantins) n’est pas neutre du point de vue du genre (Angeloff et Gardey, 2015). Les hommes sont à la fois les spécialistes et experts de la reproduction (en génétique et en santé publique, notamment), des figures ponctuellement engagées dans sa promotion, mais également les financeurs de son contrôle. En revanche, ils demeurent en marge de la gestion sociale et psychologique du suivi des grossesses – ou, d’ailleurs, de leur interruption (Memmi, 2016). La médicalisation de la grossesse n’est en effet pas la médicalisation de l’ensemble du processus d’engendrement, qui est davantage l’apanage de corps professionnels ultraféminisés et relevant du paramédical ou du care, comme celui des sages-femmes, des institutrices ou des « assistantes maternelles ».

Pourtant, les avancées scientifiques autour de l’épigénétique soulèvent l’intérêt de faire un pas de côté quant à sa mise en politique, notamment en se penchant davantage sur les « modes de vie » des hommes, dont le capital génétique et épigénétique influencerait le génome et l’épigénome de leurs enfants à naître. Par exemple, en 2015, la célèbre revue Science publiait un article suggérant que la santé future des enfants – et même des petits-enfants – pourrait dépendre en partie de la « qualité » du sperme de leurs géniteurs (Siklenka et al., 2015). En outre, le sperme renfermerait une signature épigénétique singulière potentiellement altérable, certes selon l’âge[30], mais aussi selon les trajectoires de vie plus ou moins à risque (tabagisme, exposition à un environnement chimique toxique, stress, etc.) et l’état nutritionnel des pères au moment de la fécondation (Milliken-Smith et Potter, 2018). Force est de s’interroger sur la timide inclusion du corps des futurs pères à la logique de médecine préventive, timidité qui est sans doute attribuable à la légitimation de la dynamique politique égalitariste au sein des pays du Nord (Le Feuvre, 2018). Dans cette perspective, lors d’une conférence organisée en mars 2016 par le Fonds Français Alimentation santé, à Paris, une épigénéticienne y voit l’occasion de la réinsertion des hommes dans les débats. Mais une fois encore, ce ne sont pas n’importe quels futurs pères qui sont visés. Selon elle, ce serait l’occasion d’agir sur ceux… originaires du Maghreb ! Tombant dans le piège de la pensée postcoloniale et post-11 Septembre, aveugle aux dynamiques de genre, et dans celui de la rhétorique antiféministe de « l’égalité déjà là » (Devreux et Lamoureux, 2012), cette épigénéticienne voit les hommes des pays non occidentaux, et en partie ceux de culture musulmane, comme les seuls « à éduquer » pour l’avenir de leurs enfants.

En somme, alors que les avancées des sciences du vivant soulignent l’incidence probable de la santé des corps mâles sur la santé future de leur progéniture, et malgré la légitimisation croissante d’une vision égalitariste du couple (hétérosexuel) et la surinterprétation de l’influence des mères dans le processus de transmission des marques épigénétiques (Kenney et Müller, 2017 ; Chiapperino et Panese, 2018 ; Sharp et al., 2018), les hommes échappent davantage à tout processus de surveillance. Les résultats d’une enquête sur les conjoints s’impliquant dans les parcours procréatifs indiquent que la focalisation sur le corps des femmes évite certains écueils et ambiguïtés de l’idéologie de l’égalité (Quagliariello, 2017), notamment : négation de certaines spécificités corporelles féminines, injonctions du couple à la production d’enfants ; stigmatisation des mères n’ayant pas d’homme pour les accompagner (a fortiori et a minima les homosexuelles ou les célibataires). Reste que la focalisation sur les femmes, telle qu’elle s’exerce par la normalisation du contrôle de leur alimentation et de leur rôle de principales pourvoyeuses de care alimentaire, renforce l’ordre de genre. D’une part, elle perpétue une conception naturaliste de la parentalité les assignant à un surinvestissement domestique de plus en plus chronophage et, avec la redéfinition des frontières de l’enfance, de plus en plus hâtive. Mais d’autre part, cette focalisation s’inscrit dans une rhétorique responsabilisant encore et toujours prioritairement les femmes quant à la santé (physique, psychologique ou mentale) et la réussite (scolaire, professionnelle, etc.) de leur progéniture (Jenson, 2009).

Conclusions

Les nouveaux savoirs sur l’enfance, notamment ceux émanant des sciences du vivant, enjoignent à une intervention publique de plus en plus précoce sur les corps impliqués dans la santé des enfants. L’analyse du programme des mille jours, mis de l’avant par l’ONG états-unienne du même nom et dépeinte ici à grands traits, en donne un exemple saillant : reformulant les frontières de l’enfance, ce programme invite à anticiper le bon développement ainsi que la performance des générations futures dès le projet d’engendrement. Il contribue à l’assise d’une morale qui, comme les théories foucaldiennes l’ont parfaitement illustré, s’appuie d’abord sur une promesse médicale liée au biologique – celle d’un corps en meilleure santé. Mais une telle proposition s’adosse parallèlement à une promesse économique : ce corps en meilleur santé serait ici garant tant de la productivité des enfants – alors pensés comme des adultes en devenir – que des finances des nations, notamment des Nords, qui allouent des coûts importants à la lutte contre des pathologies (hypertension artérielle, diabète, obésité, cancer, troubles broncho-pulmonaires chroniques, troubles neuropsychiques, etc.) qu’il serait désormais possible de prévenir bien en amont. Se développe alors une rhétorique de performance des corps, véritable mise à l’épreuve des valeurs occidentales contemporaines : réussite professionnelle, contrôle de soi, production d’enfants selon des modalités et une temporalité précises.

Ainsi émerge en creux de ce programme un « dressage », comme le rappelait Colette Guillaumin, des corps gestants, et tout particulièrement des corps gestants subalternes (gros, racisés, malades, pauvres, etc.). Ce dressage s’exerce en positif ou en négatif – pour le dire autrement, de gré ou de force (Guillaumin, 1992). C’est alors que d’un côté, le message diffusé est celui de la valorisation d’un corps reproducteur attentif aux (dernières) recommandations médicales, disponible, précautionneux et éduqué en matière de nutrition. D’un autre côté, l’éloignement de ces normes sociales, médicales et genrées enclenche un processus de stigmatisation, voire de sanction. La surveillance – voire la répression – des femmes enceintes est loin d’être nouvelle dans les sociétés occidentales contemporaines ; les connaissances quant aux effets de l’alcool, du diabète et de certaines drogues comme la cocaïne ont en outre été largement diffusés – voire déformés – dans les discours populaires (Richardson et al., 2014). Ce qui est neuf dans notre analyse, c’est la manière dont certaines femmes bénéficient des avancées de l’égalitarisme quand d’autres en bénéficient beaucoup moins. Les femmes des milieux privilégiés n’ont pas échappé à l’emprise des dispositifs de normalisation : elles les ont intégrés dans leurs pratiques parce que c’étaient les plus accessibles. De surcroît, elles en retirent certains privilèges, comme au moment de faire leur place sur le marché de l’emploi, mais aussi comme l’occasion de faire figure d’exemple. La dynamique préventive place ces femmes au-delà du statut de simples spectatrices du travail que le biopouvoir effectue sur leur corps. En d’autres termes, la « biopolitique déléguée » (Fassin et Memmi, 2004) fonctionne pour les femmes des classes privilégiées, qui ont intégré la surveillance de leur corps de futures mères. Auprès des autres femmes, l’État ou des institutions intermédiaires se font le relais des politiques normalisantes : on les y entoure, pour ce faire, de médecins, d’assistantes sociales, de nutritionnistes, de doulas, etc.

Le contrôle et la condamnation (sociale et médicale) de certains corps reproducteurs « repoussoirs » (le plus souvent gros ou racisés, ou les deux) sont légitimés par un double mouvement : sacralisation des corps et de la réussite des enfants (Zelizer, 1985) d’une part, primat de l’enjeu de la santé économique et financière des nations occidentales « en crise » (Jenson, 2009) d’autre part. Il conviendrait en ce sens d’analyser les intérêts de la santé économique de l’industrie agro-alimentaire, secteur non des moindres au sein des sociétés néolibérales contemporaines. Notons aussi que le programme des mille jours n’est pas sans attiser la convoitise de ce secteur qui, quoique peu investigué dans cet article, demeure sans cesse à la recherche de nouveaux marchés. Ainsi la compagnie états-unienne Kellogg’s fait-elle partie des fondateurs de l’ONG 1000 Days. Symétriquement, en France, une association qui émane du groupe Danone et de sa société Blédina, Le grand forum des tout-petits, se veut le principal promoteur du programme des mille premiers jours, attirant l’attention des pouvoirs publics français sur le rôle de la nutrition précoce, organisant des manifestations scientifiques sur ce thème et finançant des projets de recherche.

Ajoutons enfin qu’il ne s’agissait pas, pour nous, de dresser un tableau noir des liens entre genre, enfance et avancées médicales. Au contraire, les remarquables travaux de Donna Harraway (2007) ou de Judith Butler (2005) témoignent d’une articulation entre genre et techniques laissant entrevoir le développement de l’agentivité et des émancipations possibles, facilitant par exemple l’appréhension des parcours de transition de genre. Il est d’ailleurs possible qu’à un niveau micro, des expériences soient initiées. À aucun moment, non plus, nous n’avons souhaité remettre en question l’importance évidente d’une alimentation équilibrée des gestatrices dans la santé de leurs enfants à naître. Ce que nous avons essayé de montrer à travers la monographie de 1,000 Days, c’est que la mise en politique de l’épigénétique et les formes d’intervention les plus médiatisées qui accompagnent le développement des enfants demeurent, cinq ans après les avertissements de Sarah Richardson et ses collègues (2014) publiés dans Nature, relativement aveugles aux apports des sciences sociales et des études genre en particulier.

Or, comme le préconisait Delphine Gardey, il semble important d’« ouvrir l’espace des alternatives en redonnant à voir les enjeux sociaux et de genre qui ont cours dans les choix scientifiques et médicaux ou, inversement, en montrant comment des réponses médicales et technologiques apparaissent au cours du XXe siècle comme des réponses socialement souhaitables, voilà une visée légitime tant pour la connaissance que pour la société » (Gardey, 2013, p. 157). Le décalage que nous donnons à voir ici, entre le crédit accordé aux résultats sanctuarisés des sciences du vivant et celui, tellement moindre, accordé à ceux émanant des sciences sociales, promeut une administration de la vie faisant inlassablement du corps reproducteur féminin un objet médical et concourant à faire de celui des enfants un instrument de réussite et de performance des nations occidentales.