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Problématique

Les ouvrages récents sur les valeurs font consensus sur le fait que la famille se classe parmi les valeurs les plus importantes pour l’ensemble des générations, dans toutes les couches de population et autant chez les hommes que chez les femmes ainsi que dans diverses régions du monde. Cette tendance a été observé tant au Québec (Belleau et Le Gall, 2004; Pronovost et Royer, 2004; Roy, 2004; Cloutier, Champoux, Jacques et Lancop, 1994; MEQ, 1980) et au Canada (Bibby et Posterski, 1986, 1992) qu’ailleurs dans le monde, en Europe (Galland, 2004; Houseaux, 2003; Galland et Roudet, 2001, 2005; Bréchon, 2000) et aux Etats-Unis (Howe et Strauss, 2001; Hofstede, 2001). La grande enquête mondiale sur les valeurs (Boudon, 2002; Inglehart, Basanez et Moreno, 1998) indique aussi la même tendance : la famille se présente comme une valeur dominante.

Cette importance accordée à la famille ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, en 1983, un rapport de l’OCDE présentant les résultats d’une analyse de documents fournis par quinze pays sur les 14-25 ans avait indiqué un grand attachement des jeunes à la vie de famille. De fait, même s’ils ont exprimé des critiques et des insatisfactions à l’égard de leur famille, les adolescents de la plupart des pays ayant participé à cette enquête ont fait preuve d’une attitude très positive à son endroit. « En Allemagne, en Suède, en Autriche et aux États-unis, les jeunes disent que la famille et le cercle de leurs amis sont les principaux fondements d’une vie d’adulte satisfaisante. Pour ces adolescents la famille est primordiale » (OCDE, 1983, p.16).

Sur le plan socio-historique, d’autres analyses (Bréchon, 2000; Galland et Roudet, 2001; Assogba, 2004) dont des comparaisons que nous avons faites de différents résultats d’enquêtes[1] dénotent une nette progression de la famille dans le système de valeurs des jeunes. Les résultats comparés des trois grandes enquêtes européennes sur les valeurs[2] contribuent entre autres à mettre en lumière cette progression depuis 20 ans : « en 1990 76% d’entre eux [les jeunes], comparativement à 85% en 1999, considèrent que la famille occupe une place capitale dans leur vie » (Assogba, 2004, p.17).

Les relations avec les parents : satisfaction, intensité et objets de mésententes

Une composante incontournable de la vie de famille tient aux relations que les jeunes entretiennent avec leurs parents. D’une manière générale, on sait que leurs attitudes sont positives à l’endroit des parents et qu’elles sont empreintes d’affection et de respect (Galland, 2001). Les jeunes déclarent généralement bien s’entendre avec leurs parents (Bunel, 1976; Belleau et Bayard, 2002) et être satisfaits de leur vie de famille (FEEP, 2001), cela même s’ils semblent passer généralement peu de temps en famille ou avec leurs parents.

Le temps passé en famille variera en fait selon l’âge et la composition des familles[3]. Par exemple, dans une étude sur les 13-16 ans, Bunel (1976) avait observé qu’alors que les adolescents déclaraient bien s’entendre avec leurs parents, en revanche, ils ne discutaient que très peu avec eux. Ses données indiquaient que les repas n’étaient pas nécessairement pris en famille, que le jour chacun vaquait à ses occupations et que la télévision captait les attentions du soir. Dans son interprétation, il avait avancé que cette indépendance manifeste des membres de la famille contribuait probablement à éviter des tensions. Plus récemment, Galland (2001; 2004) explique que les bonnes relations familiales ne signifient pas nécessairement que la famille soit le lieu d’une intense sociabilité. En fait, écrit-il, « le maintien, dans les relations entre générations, d’un certain quant-à-soi est le garant de l’entente familiale ». L’harmonie familiale serait ainsi « le résultat d’un modus vivendi qui permet aux jeunes de profiter du soutien parental tout en vivant leur vie personnelle sans que, dans ce domaine, les parents disposent d’un réel droit de regard ou d’intervention. » (Galland, 2004, p.83; 215).

Bien que la majorité des adolescents se disent satisfaits de leur vie de famille et de la relation avec leurs parents, frustrations et insatisfactions sont, il va sans dire, inévitables. Des résultats d’enquêtes indiquent que les sources de dissensions et de désaccords les plus courants entre les adolescents et leurs parents ne tiennent pas tant dans des discussions à propos de l’école, du travail, de la politique ou de la religion par exemple (des valeurs importantes à leurs yeux), mais plutôt à des questions de « bienséance » et des « façons de voir la vie » : leur apparence, leurs dépenses, leurs sorties, leurs comportements et leurs rapports avec les autres dont les amis de coeur (Belleau et Bayard, 2002; OCDE, 1983). Les filles, sur lesquelles le contrôle parental s’exerce plus sévèrement (Galland, 2004), mentionnent d’ailleurs plus souvent les heures de sortie et l’ami de coeur comme sujet de désaccord avec leurs parents (Belleau et Bayard, 2002; Belleau et Le Gall, 2004).

Par ailleurs, les résultats d’une étude réalisée auprès de plus de 34 000 élèves du secteur de l’enseignement privé du Québec (FEEP, 2001) a révélé que, du reste, 14,8% des élèves ayant participé à cette étude se sont dits insatisfaits des relations avec leurs parents (17,5% de filles et 12% de garçons). Les analyses qui ont tenté de mettre en lumière ce qui distingue les élèves insatisfaits des élèves satisfaits ont indiqué que les adolescents qui démontrent le plus de satisfaction à l’égard des relations avec les parents sont ceux qui disent se sentir aimés de leurs parents, avoir à la maison des conditions de vie qu’ils jugent favorables à leur épanouissement personnel, avoir le soutien de leurs parents dans leurs études ainsi que des relations de qualité avec leurs parents. En revanche, les adolescents qui se disent insatisfaits de leurs relations avec les parents : vivent moins des conditions de vie favorables à leur épanouissement personnel, reçoivent moins souvent ou jamais un témoignage d’appréciation de leurs parents, se sentent moins aimés de leurs parents, ont des parents qui ne tiennent pas compte de leurs points de vue dans les décisions qui les concernent, qui les soutiennent moins dans leurs études et sont rarement ou jamais disponibles et… ces jeunes pensent sérieusement beaucoup plus à se suicider que les autres. La satisfaction paraît ainsi fortement tributaire de l’amour et du soutien manifesté par les parents.

De plus, sur le plan de la qualité de la relation, on sait aussi que les jeunes, tant les garçons que les filles, s’entendent généralement mieux avec leur mère, à qui ils se confient davantage, qu’avec leur père (Galland, 2001; 2004) et que les relations avec les parents sont légèrement plus difficiles chez les adolescents qui vivent des difficultés que chez les autres : les relations sont moins positives et il y a plus de violence verbale et physique (Cloutier et al. 1994).

En matière de valeurs, il y a un consensus assez fort autour du fait que les adolescents partagent les valeurs de la société de même que celles de leurs parents (c.f. Belleau et Le Gall, 2004; Galland, 2004; Boudon, 2002; Belleau et Bayard, 2002; Bibby et Posterski, 1986; MEQ, 1980;). Mais ce même attachement à la famille que partagent les jeunes et leurs parents ne signifie pas pour autant que leurs pratiques soient identiques (Galland, 2002). Ainsi, comme le souligne aussi Galland, les jeunes adultes se marient de nos jours en moins grand nombre et plus tardivement, ils font moins d’enfants et ils sont plus nombreux à se séparer que leurs parents.

Le projet de fonder une famille

Du côté des projets d’avenir, bon nombre d’études indiquent qu’une large part des adolescents et des jeunes adultes désirent fonder une famille (Boudon, 2002; Belleau et Bayard, 2002; Cloutier et al., 1994; Bunel, 1976) et avoir des enfants (Bibby et Posterski, 1992; MEQ, 1980). L’importance d’avoir « une famille unie » figure même en tête du palmarès des représentations que les collégiens se font de la réussite de leur vie : « La famille devance le succès au travail et l’engagement dans le milieu, ainsi que le fait de pouvoir faire beaucoup d’argent ou de devenir une personne importante et influente » (Roy, 2004, p.104).

Le projet de fonder une famille pourrait varier selon le genre et la manière d’envisager le futur. Ainsi, alors que les résultats de Cloutier et collègues (1994) n’indiquaient aucune différence entre les garçons et les filles sur le projet de fonder une famille, ceux de Belleau et Bayard (2002) et de Belleau et Le Gall (2004) suggèrent que les filles placent d’abord la carrière comme projet prioritaire alors que les garçons priorise la famille. Il a aussi déjà été souligné que le fait d’avoir un projet de famille est lié à l’optimisme des jeunes quant à leur futur et leur vie professionnelle (Cloutier et al., 1994; MEQ, 1980). Ils veulent voyager, stabiliser leur carrière, faire des choix éclairés (MEQ, 1980)[4]. Ces préoccupations auront pour effet de repousser la mise en oeuvre du projet familial, ce qui contribue à différencier les jeunes des générations précédentes par une mise en couple plus tardive[5].

Pourquoi la famille est-elle si importante?

Le fait que la famille se présente comme une valeur centrale peut ne pas étonner si l’on considère que l’adolescence est une période de la vie caractérisée par la construction de l’identité et, donc, marquée par une forte intensité des interactions sociales dont les relations familiales font partie. La construction identitaire se réalise en effet en partie par le biais des échanges qui se concrétisent au sein de la famille laquelle demeure « le foyer des échanges les plus intenses entre les individus » (Galland, 2004, p.214) et sans doute l’un des groupes sociaux auquel les jeunes sont le plus liés (Pugeault-Cicchelli, Cicchelli et Ragi, 2004). Sur le plan de la socialisation, la famille est aussi reconnue comme un lieu d’insertion sociale (Galland, 2004). Elle joue, par ailleurs, un rôle prépondérant dans l’ensemble du monde relationnel des jeunes, tant du point de vue des relations avec les parents que dans l’ouverture de la famille aux amis (Cloutier et al., 1994; Bibby et Posterski, 1992). Au surplus, la cohésion familiale ainsi que la mutualité entre frères et soeurs joueraient un rôle dans le sentiment de bien-être personnel des individus.

Malgré le fait que de profonds changements aient affecté la structure familiale depuis les années 70 (fratrie restreinte, séparation parentale - peut-être suivie d’une recomposition - mères sur le marché du travail, fréquentation de la garderie, etc.), les études empiriques continuent d’indiquer que la famille est une valeur de la plus grande importance pour les jeunes. Étant donné que la grande majorité des études sur les valeurs ont été réalisées par questionnaire, le sens de cette valeur - la famille - c’est-à-dire ce qu’elle signifie pour l’adolescent, demeure mal connu. Pourquoi la famille est-elle donc si importante à ses yeux?

Dans la suite de cet article, après avoir procédé aux descriptions méthodologiques habituelles, nous allons présenter les composantes du système global de valeurs des jeunes qui se dégage de notre étude sur les valeurs pour ensuite nous concentrer sur cette valeur pilier fondamentale qu’est la famille. Nous allons tout particulièrement examiner comment se définit le rapport à la famille et aux parents : les conceptions des jeunes à l’égard de la famille, leurs attentes, leur vision de leur avenir familial. Comment, à 14 et à 19 ans, définit-on la famille? Pourquoi a-t-elle tant d’importance? Désire-t-on ou non fonder une famille, avoir des enfants?

Méthode

L’étude sur les valeurs

L’analyse qui suit provient d’une étude que nous avons entreprise en 2003 sur les valeurs sociales des jeunes québécois (Pronovost et Royer, 2004, 2005)[6]. Le but visé par cette étude était d’explorer et de mettre au jour les valeurs d’adolescents québécois, c’est-à-dire des manières d’être ou d’agir qu’ils considèrent comme idéales et qui les rend désirables (Rocher, 1969). Alors que de grandes enquêtes sur les valeurs avaient cours ailleurs, notamment en Europe (Bréchon, 2000; Galland & Roudet, 2001, 2005; Stoetzel, 1983; Riffault, 1994; Voyé, 1992)[7], et aux Etats-Unis (Hofstede, 2001; Yankelovich, 1974), nous constations que peu d’études s’étaient récemment penché sur cette question au Québec. Cette observation exclut les sondages ponctuels réalisés par des firmes et diffusées dans les journaux et magazines (cf. CROP, 2002; La Presse, 2004; Turenne, 2004). Aussi, nous désirions aborder la question des valeurs en tant que phénomène et non en tant que problème social, d’absence ou de défaut. Nous voulions l’aborder d’un point de vue neutre plutôt que d’un point de vue alarmiste comme celui qui a trop souvent cours dans l’opinion publique. Nous espérions identifier ce qui est fondamentalement important pour les jeunes : ce qui compte pour eux.

Comme nous cherchions à cerner et à comprendre les valeurs des jeunes telles qu’elles se présentent pour eux, avec leur complexité, et selon un point de vue constructiviste, les données à la base de l’étude ont été recueillies par entretiens semi-directifs. Trente-deux entretiens ont été réalisés par deux intervieweuses au cours du printemps et de l’été 2003 auprès de jeunes âgés entre 14 et 19 ans (des enfants nés entre 1984 et 1989) de la région de Montréal et de Trois-Rivières.

Le recrutement des participants s’est fait essentiellement de trois manières. D’une part, pour les jeunes âgés de 14 à 16 ans fréquentant le secondaire, nous avons pu recruter par l’entremise d’enseignants. D’autre part, pour les jeunes âgés de 17 à 19 ans fréquentant les cégeps, le recrutement s’est réalisé sur une base accidentelle dans les aires de circulation des cégeps. Les jeunes ne fréquentant pas les écoles ont été recrutés par réseau. Le consentement des parents a été obtenu pour les jeunes âgés de moins de 18 ans. Les entrevues se sont déroulées en divers endroits, au choix des participants : à la résidence, à l’école, au café, au parc.

Le guide d’entretien prévoyait une question de départ visant à identifier les valeurs les plus importantes pour le participant. Puis, de façon rotative, chacune des valeurs nommées ont été explorées de manière à cerner les raisons de leur importance, les représentations et les conceptions des jeunes à l’égard de chacune, les interrelations éventuelles. Enfin, le guide d’entretien prévoyait aussi une exploration d’autres valeurs sociales déjà connues, mais non nommées par les participants. Ce faisant, nous voulions recueillir leur point de vue sur chacune des grandes valeurs sociales traditionnellement étudiées dans les grandes enquêtes sur les valeurs : famille, sociabilité, relations amoureuses, études, travail, religion, politique.

Toutes les entrevues ont été enregistrées, puis retranscrites. L’analyse des données a été réalisée à l’aide du logiciel QSR NVivo (version 2.0) selon une approche mixte (Miles et Huberman, 2003)[8], c’est-à-dire que nous avons codé en fonction des catégories prédéterminées déjà prévues au guide d’entretien tout en étant sensibles aux nouvelles dimensions émergeant des données. Parmi ces nouvelles dimensions ayant émergées figurent l’argent, le bien-être et la santé, le bonheur, l’entraide et la solidarité. En plus de permettre l’identification des valeurs les plus importantes pour ces jeunes, les données recueillies ont aussi permis de documenter de manière substantielle les raisons de leur importance et ce qu’elles représentent aux yeux des jeunes.

Les valeurs

Ce que nous a appris l’étude sur les valeurs : esquisse d’un système de valeurs[9]

Parmi les grands constats qui se dégagent des études antérieures sur les valeurs, on distingue comme nous l’avons déjà fait remarqué en introduction, la place importante et constante de la famille et cela de génération en génération. La vie de couple n’est plus nécessairement ou strictement conçue à l’intérieur de l’institution sacrée du mariage. Elle est d’abord considérée comme affaire de sentiments et de relations basée sur le respect, la fidélité, la compréhension mutuelle. Les enquêtes font aussi consensus sur l’importance du travail, encore et toujours pour les intérêts matériels qu’il procure, mais aussi et de plus en plus comme un espace d’épanouissement et de réalisation personnels. Les tendances enregistrées démontrent par ailleurs une diminution de la religiosité, dont la croyance en Dieu, au profit, peut-être, de l’augmentation d’autres formes de croyances (la vie après la mort par exemple) et en lien, peut-être encore, avec une augmentation du niveau d’instruction. Pour ce qui est de la politique, elle connaît une dévalorisation généralisée. Les jeunes ne croient plus en l’appareil politique ce qui aurait d’ailleurs une incidence sur leur participation directe à des manifestations et peut-être aussi sur leur engagement social[10].

Notre enquête a révélé un système de valeurs généralement partagées par les adolescents. La famille et les amis occupent une place centrale dans le système, tandis que d’autres valeurs sociales, la religion et la politique par exemple, sont apparues comme étant nettement moins importantes pour eux. Les études, le travail, le bien-être, le plaisir, le bonheur de même que l’entraide et le respect d’autrui caractérisent le système de valeurs des adolescents que nous avons rencontrés. Les 14-19 ans partagent ainsi dans une large mesure les valeurs de la génération qui les précède dont font partie leurs parents.

Le système de valeurs des jeunes que nous avons rencontrés se compose d’un certain nombre de valeurs qui se regroupent pour former des noyaux : des valeurs relationnelles, des valeurs instrumentales, des valeurs expressives, des valeurs personnelles et de grandes valeurs morales. Toutes peuvent être désignées comme des valeurs sociales fondamentales car elles contribuent à structurer les représentations et les actions de l’individu (Bréchon, 2000) de même qu’elles participent à créer et maintenir le tissu social.

L’ensemble de ces valeurs est représenté à la figure 1 (Royer, 2004). Il s’agit d’un essai de modélisation du système de valeurs des adolescents québécois que nous avons rencontrés, un reflet de ce nous apprend notre enquête quant à la composition de cet univers de valeurs. Nous disons que c’est un essai parce qu’il émerge d’une démarche inductive d’analyse et qu’il n’a été validé que dans nos données d’enquête. Cette manière de représenter les valeurs enrichit les listes standardisées que fournissent les grandes enquêtes en donnant une forme et un relief au système de valeurs des jeunes. Il faut garder en tête qu’il s’agit d’une construction dont les contours demeurent un peu flous.

Figure 1

Essai de modélisation du système de valeurs d’adolescents québécois

Essai de modélisation du système de valeurs d’adolescents québécois

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On peut dire de ce système qu’il est relativement poreux, qu’il est dynamique (par opposition à linéaire), qu’il se compose de groupes de valeurs famille-amis, études-travail-argent, plaisir-bien-être, bonheur, amour-respect-entraîde. Il se lit du centre vers l’extérieur : partant de l’individu pour aller vers la société. Les deux pôles de ce système, c’est-à-dire le centre ainsi que l’arrière plan, sont des valeurs relationnelles.

De manière plus spécifique, on voit ainsi que :

  • la famille et les amis constituent le coeur du système (ce sont des valeurs centrales relationnelles); lorsque l’on demande aux jeunes de nous parler de ce qui est important pour eux, presque tous les adolescents rencontrés mentionnent ces valeurs tout à fait spontanément et la plupart du temps de manière concomitante. Ces deux valeurs vont aller jusqu’à se superposer à certains égards, les adolescents exprimant des perceptions et des attentes très similaires à leur endroit. Il faut tout de même garder en tête que ce ne sont pas des univers interchangeables (Bernier, 1997);

  • les études, le travail et l’argent sont réunis dans un même groupe – ce sont des valeurs qui s’avèrent être à la fois instrumentales (qui peuvent mener à quelque chose ou à un état) et expressives (réalisation de soi) : les études sont importantes parce qu’on veut un bon emploi, intéressant, dans lequel il est possible de se réaliser, et payant en tout cas suffisamment pour permettre de répondre à ses désirs;

  • le plaisir (l’hédonisme) et le bien-être (du confort matériel, la santé physique et psychologique) : des valeurs personnelles (qui les concernent personnellement);

  • tout cela pouvant conduire au bonheur : une valeur personnelle… partagée;

  • tout le système baigne dans des valeurs très importantes en terme de cohésion et d’harmonie sociale – l’amour, le respect, l’entraide. Ce sont des valeurs morales fondamentales, aussi de type relationnel puisqu’elles concernent les relations avec les autres[11]. Elles sont transversales, c’est-à-dire qu’elles se trouvent partout dans le système de valeurs, croisant les autres valeurs, leur servant d’arrière-plan ou de système de référence. À l’adolescence, les valeurs morales semblent être surtout limitées au microcosme de vie des jeunes – nous pensons qu’à leur âge ils ne sont pas encore décentrés de leur personne et de leur environnement immédiat, ce qui se manifestera davantage chez les plus âgés de l’échantillon ainsi que chez les jeunes adultes (18-30 ans) comme d’autres études l’ont indiqué (Gauthier, Gravel & Brouillette, 2004).

La famille

Faisant écho à la plupart des enquêtes qui se sont intéressées aux valeurs des adolescents (15-18 ans) et des jeunes adultes (18-30 ans) (c.f. Belleau et Bayard, 2002; FEEP, 2001; Galland et Roudet, 2001; La Presse, 2004; Houseaux, 2003; Turenne, 2004), notre étude confirme la place tout à fait centrale de la famille dans le système de valeurs des adolescents, en plus d’apporter d’inédits compléments. Pourquoi la famille est-elle si importante pour les adolescents? Qu’en disent-ils? Comment en parlent-ils? Qu’y trouvent-ils? Comment la conçoivent-ils? Autrement dit, sur quoi repose cette valeur? Nous verrons que les jeunes nourrissent des représentations fort positives de la famille. Ils la voient comme un milieu de vie, d’éducation, d’aide et de soutien, et la plupart désirent fonder une famille.

Tout d’abord, quelques remarques sur l’échantillon (tableau 3.1). Les jeunes que nous avons rencontrés proviennent de tout type de familles. Un peu plus de la moitié d’entre eux vivent avec leurs deux parents; les trois quarts avec au moins un de leurs parents. La moitié d’entre eux a un frère ou une soeur.

Tableau 1

Profil du milieu de vie des adolescents interviewés (N=32)

Profil du milieu de vie des adolescents interviewés (N=32)

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Les représentations de la famille

Entre autres choses, nous voulions connaître les représentations adolescentes à l’égard de la famille. Pour ce faire, nous avons tout particulièrement examiné la manière dont ils parlent de la famille et dont ils la définissent. Au cours des entrevues, les intervieweuses posaient la question : C’est quoi, pour toi, la famille? À l’analyse, on peut distinguer deux catégories de représentations : 1) la famille définie comme un groupe, et 2) la famille définie comme un lieu.

Un ensemble

Une partie des conceptions de la famille s’exprime à travers des définitions structurales[12] qui la dépeignent comme un ensemble, comme un groupe de personnes, comme une « unité solidaire ». De fait, quand on demande aux jeunes interviewés d’expliquer ce qu’est pour eux la famille, les réponses que l’on obtient débutent par des énoncés du type : « la famille, c’est des personnes qui… », « la famille, c’est quelqu’un qui… », « la famille, c’est ceux qui… », « c’est ma mère ». Selon cette catégorie de conception, la famille apparaît comme une entité composée de personnes, du moins un parent et un enfant, qui sont en relation. Le plus souvent, comme d’autres l’ont aussi observé (c.f. Charbonneau, 2004), il sera question de la famille d’orientation - c’est-à-dire la famille d’origine (Galland et Roudet, 2001, p.37) : d’abord les deux ou l’un des deux parents sont identifiés, ensuite viennent les frères et soeurs. Quelques personnes clés de la famille telles qu’une tante, un grand-parent, un cousin ou une cousine seront plus rarement identifiées. Les adolescents que nous avons rencontrés nourrissent ainsi une conception structurale et nucléaire de la famille : la mère, le père, les frères et soeurs.

Un lieu

Le second noyau de sens regroupe des définitions dites fonctionnelles ou « par l’usage » (Legendre, 1988, p.150), c’est-à-dire qui font référence à l’utilité pratique de la famille. Selon Legendre, ce genre de définition est couramment formulé par les jeunes. Les représentations se montrent plus riches et diversifiées dans ce second noyau. Pour notre part, nous avons considéré les définitions formulées par les jeunes comme des marqueurs importants pour saisir et comprendre la valeur qu’ils accordent à la famille. Dans ce groupe d’énoncés, la famille est surtout dépeinte comme un lieu (physique et imaginé), un espace : « la famille, c’est le premier endroit où… », « c’est un lieu de… », « c’est là où… », « c’est un environnement dans quoi… ». Bref, des éléments de définitions qui mettent en scène la famille comme un milieu de vie et un lieu de référence.

… un lieu de conception de la vie et d’éducation

À l’instar des conceptions classiques de la famille, les adolescents que nous avons rencontrés attribuent toujours à la famille contemporaine un rôle fondamental dans la reproduction (Cicchelli-Pugeault et Cicchelli, 1998). Sans conteste, aux yeux des jeunes, la famille est un lieu de genèse de la vie. Ils la définissent comme le lieu de la conception de la vie, le contexte dans lequel l’enfant naît, « la sphère de vie première », « l’unité de base de la vie ». Que ce soit grâce à leurs parents ou à cause d’eux, ils reconnaissent en quelque sorte et à leur manière devoir leur vie à leurs parents : « c'est quand même à cause d'eux autres [mes parents] si je suis là (rire) il ne faut pas oublier ça » (Betty, 14 ans, fréquente l’école secondaire, vit avec ses deux parents et sa soeur).

La famille, c’est aussi le lieu où l’enfant grandit, où il apprend, se développe, intègre des valeurs. Pour plusieurs d’entre eux, la famille est l’environnement qui les a amenés à devenir ce qu’ils sont devenus. Cette conception de la famille comme lieu d’apprentissage, d’éducation et de développement de la personne est assez présente dans le discours des jeunes. Ils conçoivent la famille comme un lieu d’éducation très important, voire central dans la vie d’un individu. Plusieurs lui donnent préséance sur l’école, en regard notamment du développement de la personne : « je pense que c’est là [dans la famille] le premier endroit là [pour l’éducation de l’individu], [ce n’est] pas nécessairement l’école là » (Alain, 18 ans, fréquente le cégep, vit avec ses parents et ses deux soeurs). Parlant de sa mère, Caroline (18 ans, père décédé, vit avec sa mère et le compagnon de sa mère, fréquente le cégep) dira aussi :

C'est () elle qui m'a élevée, qui m'a inculquée tout ce que je suis. C'est tout mon apprentissage, mon bagage que dans le fond. C’est à cause de la famille, si tu es comme ça aujourd'hui. Ils ont beau dire qu'à l'école on apprend bien des affaires mais en fait c'est toute la famille dans le fond qui te montre. Ah, j'ai appris, genre, c'était où l'Afrique sur une carte, à l'école, mais, je veux dire, la personne que je suis c'est, comme, mes parents qui vont former tout ça.

Ainsi, comme on le verra plus loin, si l’école est plutôt associée à l’acquisition de savoirs dans le discours des jeunes, la famille, pour sa part, sera liée à la formation de l’être dans son entièreté, « avec tout son bagage », « toutes ses valeurs ». Tout comme Catherine, plusieurs des jeunes que nous avons rencontrés utilisent le terme « élever » dans leurs façons d’exprimer le rôle éducatif de la famille. En corollaire, et tel que le désigne d’ailleurs l’expression « élever ses enfants », l’expression soutient l’idée que les jeunes se représentent d’autant la famille comme un lieu d’éducation et de formation. D’autres études ont également contribué à mettre en perspective la fonction éducative et socialisante de la famille (cf. Bibby et Posterski, 1986; Quéniart, 2004).

… un lieu d’aide et de soutien

Parmi les représentations que les jeunes nourrissent à l’égard de la famille, on la voit aussi apparaître comme un lieu de soutien assuré et stable. De fait, les jeunes disent pouvoir compter de manière inconditionnelle et permanente sur les personnes qui composent leur famille. C’est de ce soutien dont il est question ici. C’est une idée absolument dominante dans le discours des jeunes à l’égard de la famille.

La famille est considérée comme un lieu de soutien sur à peu près tous les plans. D’une part, les jeunes voient leur famille comme étant composée de personnes qui peuvent leur fournir un soutien moral, psychologique, affectif, matériel et financier. D’autre part, la famille est un lieu où se trouvent des personnes sur qui ils peuvent compter lorsque vient le moment de faire des choix, de prendre des décisions ou plus simplement de partager les bons coups ou de confesser les mauvais.

Plus encore, les jeunes considèrent leur famille comme un lieu de soutien inconditionnel. Offrir un soutien inconditionnel, cela signifie que nonobstant les erreurs, les maladresses ou la situation dans laquelle l’adolescent se trouve, il conçoit que sa famille sera là pour l’aider et le soutenir : « La famille, c’est le support, le soutien, c’est l’entraide quand t’as/ () puis eux vont être là pour te supporter peu importe tes erreurs, tes choix » (Xavier, 18 ans).

À cette idée de soutien (moral, psychologique, matériel, etc.) inconditionnel (peu importe la situation), vient s’ajouter une vision de stabilité et de permanence. Voir la famille comme une structure permanente d’aide et de soutien, c’est concevoir qu’elle a été là depuis la naissance de l’enfant et qu’elle sera toujours là, dans l’avenir.

Parce qu'ils sont tout le temps là pour moi pis / et je sais que même si ils sont frustrés ou que je suis fâchée après eux autres, je sais que je vais tout le temps revenir à eux autres peu importe, j’sais que je vais revenir, facque[13] (..) c'est ça, ils sont tout le temps là pour moi (Amy, 18 ans).

J'ai appris que mes parents, ma famille, ils vont tout le temps être là pour moi (Brigitte, 19 ans).

Nos résultats indiquent que d’autres éléments de conceptions contribuent à définir la famille comme un refuge (un endroit où le jeune se sent bien, où il se sent en sécurité), comme un port d’attache (un endroit où il revient tout le temps), comme un lieu d’échange, de communication, d’écoute et de respect mutuel. Les jeunes attribuent ainsi à la famille de nombreuses vertus.

… un vide de sens

D’un autre côté, il y a bien entendu un certain nombre d’adolescents pour qui la famille revêt moins d’importance. Selon toute vraisemblance, ce sont des jeunes qui ont vécu un peu à l’écart de leur famille ou avec un seul parent, dans une famille qu’ils disent « instable » ou « éclatée » ou avec qui ils n’arrivaient pas à s’entendre et à cohabiter. Ce témoignage en dit long sur la façon dont cette jeune femme de 19 ans, Maude, voit la famille :

Mon père, je lui ai parlé peut-être cinq fois depuis qu’il m’a mis dehors, pis j’ai dix-neuf [ans] [ce qui fait que] ça fait peut être un an et demi deux ans là… [que je ne l’ai pas vu]. Non, ça fait deux ans parce que je vais avoir vingt. En tout cas, quelque chose de même là. Un an et demi là environ. Deux ans, je sais pas ! Hier je l’ai pas appelé pour la fête des pères, j’ai oublié. Tsé, tu vois, je prends pas la famille vraiment très au sérieux tsé… (…) Je pense, JE PENSE[14], que j’ai une relation plus intime avec la famille de mon chum qu’avec ma propre famille parce que la mienne est vraiment éclatée, là. Mes parents ont jamais été ensemble, là. Ils m’ont faite sur un sofa, genre (Maude, 19 ans).

Bien qu’à travers ce témoignage Maude porte un regard sévère sur la famille, son récit laisse tout de même entrevoir que si elle accorde peu d’importance à sa famille biologique, elle entretient néanmoins un lien de nature familiale avec celle de son ami de coeur, une autre famille. Il a été soulevé par d’autres interviewés que la famille ne désigne pas exclusivement des personnes avec qui ils ont un lien biologique. Ainsi, pour certains, la notion de famille pourrait aussi inclure les enfants du ou de la conjointe et, parfois, un ami qu’ils considèrent comme un frère ou comme une soeur. C’est un aspect qui demeure peu documenté dans notre corpus mais il pourrait constituer une piste pertinente pour approfondir les conceptions de la famille telle qu’elle se présente aujourd’hui, avec ses nouvelles formes de parentalité qui débordent du modèle traditionnel (c.f. Fournier, 2004).

Projets de famille

Jusqu’ici il a été question des représentations que les jeunes nourrissent à l’égard la famille. Généralement, les exemples que les jeunes donnent pour exprimer leur pensée concernent la famille d’orientation. Charbonneau (2004) avait relevé la même tendance dans le cadre d’une étude qu’elle a réalisée auprès de jeunes québécois âgés de 25 à 30 ans. Mais un autre aspect que nos données permettent d’explorer est celui de la famille projetée ou désirée (famille de procréation). Si la famille est si importante pour les adolescents, quelles sont leurs intentions? Comment expriment-ils leurs désirs ou leur refus de famille?

Sur ce plan, les jeunes que nous avons rencontrés ont des aspirations toutes simples et légitimes de rencontrer quelqu’un, avoir une vie de couple, fonder une famille et avoir des enfants. Le fait de fonder une famille est cependant conditionnel à un certain nombre de conjonctures : cela devra généralement attendre la fin des études; pour des raisons de sécurité financière, il faudra avoir trouvé un emploi; et, bien entendu, il faudra avoir trouvé l’âme soeur. La moitié d’entre eux souhaitent se marier. En 1986, 85% d’entre eux comptaient le faire (Bibby et Posterski).

Quand on leur demande comment ils voient leur famille future, ils disent désirer une famille heureuse, unie (« pas de divorce », « pas de chicane »). Ils se voient avec des enfants, dans une situation économique confortable. Certains disent vouloir une famille semblable à celle qu’ils ont eue.

Regard sur les relations avec les parents

Nos données laissent entrevoir que les adolescents que nous avons rencontrés sont généralement satisfaits de leur famille, suffisamment en tout cas pour ne pas vouloir y changer grand-chose. Quelques-uns se disent fiers de leur famille, d’autres s’en sentent parfois gênés. Ils se disent heureux de la confiance et du respect que leurs parents leur témoignent. Ils considèrent avoir de bonnes relations avec eux; ils les respectent et les aiment, en dépit de certains petits défauts qu’ils peuvent avoir - certains les jugent, par exemple, trop stricts, rigides, fermés et surprotecteurs. De manière tout à fait spontanée, plusieurs se disent reconnaissants de ce que leurs parents leur ont légué et cela concerne particulièrement les valeurs : honnêteté, respect, entraide et partage, persévérance, études, travail, des valeurs que nous savons importantes pour les adolescents rencontrés (figure 1).

Notre étude ne nous permet pas de savoir combien de temps ils passent en famille puisque nous cherchions surtout à cerner les valeurs et le sens qu’elles ont aux yeux des jeunes, mais nous savons qu’ils apprécient les discussions et les échanges qu’ils ont avec leurs parents ainsi qu’avec leurs frères et soeurs. Ils apprécient d’autant plus se sentir écoutés et aimés, être acceptés tels qu’ils sont sans être jugés. Ils accordent ainsi une grande importance à la communication dans la famille, tant sur le plan des possibilités de communication (l’ouverture et la disposition d’écoute des parents) que sur celui de la qualité de la communication. La présence de leurs parents, leur soutien financier, matériel et affectif sont aussi des aspects positifs souvent mentionnés par les jeunes que nous avons rencontrés.

Lorsqu’on leur demande ce qu’ils changeraient dans leur famille, les jeunes sont généralement plutôt réservés : leur famille est imparfaite, mais ils la trouvent bien ainsi. Il y a tout de même lieu de mentionner que parmi les quelques changements souhaités que nous avons pu relever dans le cadre des entretiens, le plus récurrent se rapporte aux parents. Ceux qui considèrent leurs parents comme étant trop « rigides », « stricts », « fermés » ou « surprotecteurs » souhaitent qu’ils aient été plus ouverts. Cette ouverture souhaitée touche divers aspects de la vie des adolescents interviewés : 1) une plus grande ouverture à la communication - tout particulièrement de la part du père; 2) une plus grande liberté dans le choix de leurs activités et dans leurs sorties – notamment les filles; et 3) une plus grande part d’intimité pour les affaires les concernant. Alice, une jeune Haïtienne de 17 ans, souhaite pour sa part une plus grande ouverture de ses parents à l’égard de la place et du rôle de la femme dans la famille :

Je changerais le fait que dans ma famille ils sont très fermés, ils sont pas ouverts, ils sont fermés. (…) J’essaie toujours d’ouvrir mes parents au fait que oui, ok, une femme… une fille, lorsqu’elle se marie, elle sert son mari mais pas au point d’être, comme, une femme au foyer pis d’écouter tout ce qu’il lui dit, tu sais, des choses comme ça. Ça je changerais. Je changerais en un clin d’oeil si je pouvais. (…) Être soumise, ça je suis pas capable. Tous les jours je me bats pour ça. (…) Je dois, en tant que fille, je dois faire à manger, je dois faire l’éducation, je dois faire la vaisselle, faire la lessive et tout. Puis l’homme, il reste là à nous regarder.

Quelques-uns mentionnent aussi qu’ils auraient aimé des relations familiales plus harmonieuses, c’est-à-dire moins de disputes, de plaintes et complaintes à leur égard de la part de leurs parents, particulièrement de leur mère.

Il est intéressant de souligner que plusieurs des adolescents rencontrés mentionnent que leur perspective aurait été différente si on leur avait posé la question deux ou trois ans auparavant. Il semble que les relations avec les parents ont été plus difficiles vers l’âge de 12 à 14 ans. Ils se disent plus raisonnables et acceptent mieux le point de vue et le caractère de leurs parents à mesure qu’ils vieillissent :

« j’ai grandi puis j’ai réussi à comprendre le sens qu’ils donnaient à ça, tu sais » (Alain, 18 ans, cégep, trouvait ses parents trop rigides).

« Moi, à l’adolescence, j’ai jamais été proche de mes parents (…) j’ai eu une passe de rébellion là (…) j’avais des valeurs différentes de celles de mes parents. C’est mes amis qui comptaient dans ce temps là puis maintenant, c’est mes parents. Oui, ça compte mes amis, mais je m’entends mieux avec mes parents » (Brigitte, 19 ans, fréquente le cégep).

Conclusion

Cet article visait à analyser de manière particulière la valeur « famille », une des valeurs identifiées comme étant des plus importantes pour les adolescents. Les résultats présentés sont issus d’une plus vaste enquête réalisée en 2003 sur les valeurs des adolescents québécois. Les résultats indiquent que les jeunes ont des représentations de la famille qui se divisent en multiples paliers. Tour à tour, en plus de représenter un ensemble de personnes, elle sera un lieu de reproduction, un lieu d’éducation et de transmission de valeurs, un lieu de soutien, d’entraide et de solidarité. D’autres, plus rares, n’ayant pas trouvé à satisfaire leurs besoins au sein de leur famille, pourront vraisemblablement trouver refuge ailleurs, dans une famille empruntée. Pour la plupart, ils désirent fonder une famille et avoir des enfants… lorsque leur situation professionnelle le permettra.

À l’instar de Bibby et Posterski (1986) nous avons observé que les jeunes orphelins ainsi que ceux dont les parents sont divorcés diffèrent peu des autres quant à l’importance qu’ils accordent à la famille. Les orphelins de notre échantillon ont des projets d’avenir, veulent fonder une famille, avoir des enfants. Les adolescents dont les parents sont divorcés ne se plaignent pas non plus de leur situation, sauf ceux qui se sont sentis abandonnés par le parent manquant ou absent (le cas de Maude dans notre échantillon). Cela corrobore aussi ce que faisait remarquer Bibby et Posterski (1986) lorsqu’ils avançaient que les enfants de parents divorcés s’en tirent bien pour autant qu’ils aient le sentiment que l’autre, le parent avec lequel ils ne vivent pas, fait toujours partie de leur monde.

Les adolescents que nous avons rencontrés ont une perception généralement fort positive de leurs relations avec leurs parents. Il peut être intéressant de se rappeler que ceux qui ont participé à notre étude sont des enfants uniques ou ont une fratrie restreinte (1 frère ou 1 soeur). Les parents, de plus en plus instruits (mais non moins occupés), portent peut-être une attention plus grande à leurs adolescents. Dans une analyse des relations sociales à l’adolescence, Bernier (1997) suggérait même que « dans un contexte de complexification et d’incertitude croissante du processus d’insertion sociale et d’accès à l’âge adulte, la famille tend d’ailleurs à apparaître comme une alliée plutôt que comme un obstacle à l’acquisition de l’autonomie » (p.42). Les relations entre les adolescents et leurs parents seraient ainsi passées, au cours des dernières années, d’un rapport autoritaire à un rapport démocratique. Cela semble en partie se corroborer dans notre échantillon, les jeunes étant plutôt satisfaits de la place qu’ils occupent dans la famille et de l’attention qu’on leur porte.

En somme, si la famille est si importante pour les adolescents, c’est qu’ils la voient comme un lieu de grande solidarité, un refuge où l’enfant trouvera soutien et réconfort, où il sera écouté, « éduqué », préparé à la vie adulte et où, adolescent et puis adulte, il trouvera toujours quelqu’un sur qui s’appuyer.

L’importance que revêt la famille aux yeux des adolescents va ainsi dans le sens de certaines théories modernes et contemporaines de la famille. Au-delà de son rôle dans la reproduction des individus, la famille joue un rôle de soutien identitaire. « C’est la chaleur du foyer qui est valorisée et à laquelle, même si elle n’implique plus le mariage, on attribue néanmoins une action sanitaire et morale indéniable : aujourd’hui comme il y a un siècle, l’intégration familiale se révèle protectrice pour les individus » (Besnard, 1997 dans Cicchelli-Pugeault et Ciccheli, 1998, p.102).

Par-delà la famille, se trouvent aussi les amis. C’est à tout le moins de quoi se compose le coeur du système de valeurs des adolescents que nous avons esquissé à la figure 1. À l’adolescence, les amis jouent des rôles similaires à ceux que les jeunes attribuent à la famille. Tour à tour, les deux valeurs se superposent, se chevauchent, se relaient, agissant sur des zones d’interactions parfois différentes, d’autres fois complémentaires. Belleau et Le Gall (2004) ont aussi observé que la famille et les amis sont des valeurs très proches l’une de l’autre et que selon les variables analysées (genre, origine, génération d’immigration), leur importance relative peut varier situant, selon, la famille ou les amis en avant scène. Au surplus, Bibby et Posterski (1986) avaient observé que la triade composée de la famille, les amis et le moi représente les facteurs clés qui marquent l’adolescence. Dans leur étude de 1992, les amis arrivaient nettement devant la famille au chapitre des valeurs les plus importantes. D’autres dimensions telles que le respect, l’amour et l’entraide – identifiées comme des valeurs relationnelles transversales dans le système de valeurs que nous avons esquissé plus haut - doivent aussi être considérées dans notre effort pour saisir les multiples sens ainsi que le rôle complexe de la famille dans l’univers des valeurs des jeunes. De même, les relations importantes qui s’illustrent entre la famille et le travail ainsi qu’entre la famille et les études ou encore entre la famille et le bonheur méritent d’être regardées avec beaucoup plus d’attention. Autant de voyages qu’il faudra encore entreprendre pour mieux comprendre le sens des valeurs des adolescents québécois.