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Introduction

La question de l’avortement suscite la controverse au Canada, comme dans la plupart des pays occidentaux. Le tollé déclenché, en juillet 2008, par la nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada, certains membres de l’Ordre allant jusqu’à rendre leur insigne pour protester contre ce choix d’accorder le plus grand honneur national à un défenseur du droit à l’avortement, est révélateur de la sensibilité canadienne face à cette question. Au cours des vingt dernières années, une autre question, intimement reliée à celle de l’avortement, soit la protection du foetus ou de l’enfant à naître, est cependant venue complexifier le débat sur le sujet. La nature conflictuelle de ces questions ne semble toutefois pas justifier que l’on ouvre un débat officiel à la Chambre des communes, car la majorité s’oppose farouchement à une telle entreprise. En effet, ces questions s’expriment difficilement sur la place publique, où chaque fois qu’elles se pointent elles sont prestement refoulées.

Dans La condition foetale : une sociologie de l’engendrement et de l’avortement (2004), le sociologue Luc Boltanski a étudié ce phénomène du refoulement de l’avortement. Il y a aussi identifié des catégories foetales, catégories qui seraient implicites à la fois dans les discours des individus, des experts et de certains textes juridiques français portant sur la question de l’avortement (Boltanski, 2004, p. 172). Dans ce qui suit[1], nous montrerons comment la typologie élaborée par Boltanski nous permet de mieux comprendre ce qui se passe au Canada en matière de débat sur l’avortement. Considérant la grande difficulté à trouver dans la littérature portant sur ce sujet des analyses sans parti pris, soit pour ou contre l’avortement, l’analyse sociohistorique que nous propose Boltanski nous a semblé exceptionnellement nuancée. Notre emprunt du cadre théorique élaboré par ce sociologue vise donc, avant tout, à en confirmer la valeur heuristique.

Avant de rapprocher l’ouvrage de Boltanski du cas canadien, nous verrons d’abord comment le débat sur l’avortement a été déplacé de la Chambre des communes à la Cour suprême du Canada, en plus d’insister sur la situation unique du Canada en matière d’avortement. Un échantillon de cas tirés de la jurisprudence canadienne sur l’avortement et la protection du foetus, représentatif des catégories foetales mises en lumière dans le travail de Boltanski, sera ensuite présenté. N’étant pas nous-même juriste, nous avons choisi de tirer cette jurisprudence de recensions parlementaires[2]. Notons au passage qu’au Canada, la Cour suprême agit comme juridiction d’appel de dernière instance. Après les plaidoiries et les délibérations, les juges rendent leur décision relativement aux questions qui leur ont été soumises. En moyenne, un peu plus de la moitié de ces jugements sont unanimes (McCormick, 2004). Lorsque les juges de la Cour ne sont pas d’accord, des opinions majoritaires et dissidentes minoritaires sont rédigées. Puisque ces juges sont nommés par le gouvernement en place et non élus, on ne peut cependant pas dire que leurs jugements sont représentatifs de la population canadienne en général. Ils n’en restent pas moins intéressants pour deux raisons : d’abord et avant tout parce qu’ils sont révélateurs de la complexité des opinions sur ces questions au Canada, et ensuite, parce qu’ils sont susceptibles d’alimenter et d’éclairer les discussions, actuelles et futures, à la Chambre des communes. En dernière analyse, nous montrerons comment les observations de Boltanski nous permettent de lire autrement l’actualité politique touchant aux questions de l’avortement et de la protection du foetus au Canada.

La décriminalisation de l’avortement au Canada

Lorsque le projet Omnibus du ministre de la Justice, Pierre Elliott Trudeau, adopté le 28 août 1969, a abouti à une première décriminalisation de l’avortement, les réactions n’étaient pas plus mitigées qu’elles le sont aujourd’hui. Ces modifications de l’article 251 (maintenant l’article 287) du Code criminel, soit la Loi sur l’avortement, permettaient l’avortement dans certaines conditions : un comité de l’avortement thérapeutique d’un hôpital accrédité ou approuvé, formé par trois médecins, devait décider que « la continuation de la grossesse de cette personne de sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière[3] ». On pourrait dire que le gouvernement fédéral se délie alors de toute responsabilité en matière d’avortement. Selon certains analystes, comme Collins (1987), cette refonte législative signifiait surtout un transfert du pouvoir décisionnel du juridique au médical.

La nouvelle loi n’a toutefois mené qu’à davantage d’insatisfaction dans la population canadienne. Certains trouvaient que le gouvernement était allé trop loin dans la libéralisation de la Loi, alors que d’autres soutenaient qu’il aurait dû la libéraliser encore plus. Au cours des années soixante-dix, la frustration atteint son comble. À cette époque, le Dr Morgentaler s’est illustré comme l’un des plus ardents défenseurs de l’accès aux services d’avortement pour les femmes canadiennes. Dès 1969, il ouvre une clinique illégale d’interruption de grossesse à Montréal et ne se prive pas d’afficher publiquement les services qu’il offre aux femmes. Morgentaler est arrêté par les autorités pour la première fois en 1970. Plusieurs procès ont été intentés contre lui au cours de cette décennie. En dépit de son acquittement par des jurys successifs, la persécution du Dr Morgentaler n’allait toutefois pas cesser pour autant.

Le débat sur l’avortement arrive à un tournant avec l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982. Les Canadiens et les Canadiennes ont alors pu tirer de cet ajout constitutionnel de nouveaux motifs fondés sur les droits et libertés afin de présenter leurs litiges à la Cour suprême. Le législateur ayant refusé d’agir, c’est à la Cour suprême qu’il revenait, et qu’il revient d’ailleurs encore aujourd’hui, de résoudre les problèmes découlant de l’absence de loi en matière d’avortement au Canada.

En octobre 1986, la Cour suprême accepte d’entendre le cas de Morgentaler et de deux autres médecins, soit les docteurs Scott et Smoling. Ils avaient été accusés d’avoir pratiqué illégalement des avortements, c’est-à-dire en ne respectant pas les conditions en vertu desquelles l’avortement thérapeutique était permis. Ils ont, pour ainsi dire, remis en question la « sagesse » de la loi canadienne sur l’avortement en ouvrant une clinique d’avortement à Toronto au début des années quatre-vingt. Ils étaient aussi accusés de complot pour avoir pratiqué des avortements sur des femmes qui n’avaient pas obtenu de certificat d’un comité de l’avortement thérapeutique d’un hôpital accrédité. Leur avocat, maître Manning, en plus de demander leur acquittement, soutenait que l’article 251 entrait en conflit avec l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits, soit « le droit de l’individu à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi ». Aux dires de l’avocat, l’article 251 enfreignait également l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, soit « la liberté de conscience et de religion » ainsi que le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » conféré par l’article 7 de la Charte. L’article 7 précise aussi qu’on ne peut porter atteinte à ce droit « qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Enfin, maître Manning soutenait que la Loi sur l’avortement portait atteinte à l’article 12, soit le « droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités » de la Charte (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, par. 5-7).

L’arrêt Morgentaler

À la majorité (5 contre 2), les juges ont décidé que l’article 251 portait effectivement atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte. Ils ont aussi conclu que cette limitation aux droits n’était pas justifiée en vertu de l’article premier de la Chartecanadienne qui permet de restreindre les droits de manière raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique[4]. En conséquence, ils ont déclaré l’article 251 du Code criminel inconstitutionnel en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Les juges majoritaires ont rédigé trois jugements distincts.

Le juge en chef Dickson et le juge Lamer ont d’abord tenu à préciser que leur interprétation de l’article 7 se limitait uniquement au droit de chacun à la sécurité de sa personne ainsi qu’aux principes de justice fondamentale. Selon eux, plusieurs limites entraînées par l’article 251 menaçaient la vie et la santé de la femme enceinte. Ils évoquent alors l’atteinte à « l’intégrité physique » de même que « la tension psychologique causée par l’État » qu’entraîne l’article 251 : « Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener à terme le foetus, à moins qu’elle ne remplisse certains critères indépendants de ses propres priorités et aspirations, est une ingérence profonde à l’égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne » (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 5-6).

Se limitant également au droit à la sécurité des femmes, les juges Dickson et Lamer ont aussi affirmé que la procédure et les restrictions administratives que comportait l’article 251 ne respectaient pas les principes de justice fondamentale. Plusieurs facteurs rendaient difficiles, voire impossibles dans certains cas, les conditions d’obtention d’un avortement thérapeutique légal. D’abord, le fait qu’un minimum de trois médecins devaient être disponibles afin d’autoriser et de pratiquer un avortement dans un hôpital. Ensuite, l’accès à l’avortement était compliqué par les restrictions empêchant certains hôpitaux d’être accrédités, ainsi que par le fait que rien n’obligeait les hôpitaux autorisés à pratiquer des avortements et appliquer certaines règlementations provinciales. De plus, l’attente qu’avaient à subir les femmes pour obtenir un avortement portait-elle atteinte à leur sécurité personnelle. Enfin, les juges Dickson et Lamer dénonçaient l’arbitraire de la norme appliquée par les comités d’avortement thérapeutique et le caractère vague du mot « santé » (Ibid., p. 6-7).

Le juge Beetz, écrivant en son nom et celui du juge Estey, critique lui aussi l’atteinte au droit à la sécurité de la personne, le non-respect des principes de justice fondamentale et la menace de répression pénale qu’entraînent les exigences imposées par l’article 251. Il critique, plus spécifiquement, le fait que cet article retarde souvent le traitement médical requis pour interrompre une grossesse (Ibid., p. 9). Selon lui, en vertu du premier article de la Charte canadienne des droits et libertés, l’objectif de l’article 251, soit la protection du foetus, est néanmoins tout à fait légal et n’entre pas en conflit avec le pouvoir du Parlement en ce qui concerne le droit criminel : « Je pense que l'article premier de la Charte permet de limiter raisonnablement le droit d'une femme compte tenu de l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus » (Ibid., par. 162). En fait, aux dires du juge Beetz, les droits de la femme sont secondaires au regard du but principal de l’article 251, soit la protection du foetus. Ce sont toutefois les exigences procédurales imposées par cette loi qui sont excessives :

L’objectif premier, celui de la protection du foetus, touche effectivement à des questions qui sont urgentes et importantes dans une société libre et démocratique et qui, conformément à l’article premier de la Charte, justifient que des limites raisonnables soient imposées au droit d’une femme. Toutefois, les moyens choisis par l’art. 251 ne sont pas raisonnables et leur justification ne peut être démontrée

Ibid., p. 9-10

Le juge Beetz admet néanmoins la possibilité que le Parlement adopte une loi qui sache équilibrer de manière plus proportionnelle les droits de la femme et l’intérêt de l’État à protéger le foetus. Le fait que la vie et la santé de la femme soient davantage menacées au cours du dernier trimestre est, selon lui, une raison légitime de limiter les droits des femmes et d’exiger l’opinion d’un médecin avant d’obtenir un avortement vers la fin de la grossesse (Ibid., par. 131).

La juge Bertha Wilson reconnaît elle aussi le fait que les droits à la liberté et à la sécurité de la femme sont menacés par l’article 251 qui entre en conflit avec les principes de justice fondamentale. Elle est toutefois plus libérale que les autres juges dans son jugement en ce sens qu’elle dénonce toute intervention d’un tiers dans la décision de la femme à se faire avorter en rappelant l’atteinte à la liberté de conscience :

L'atteinte au droit conféré par l'article 7 en l'espèce enfreint la liberté de conscience garantie par l'alinéa 2a) de la Charte[5]. La décision d'interrompre ou non une grossesse est essentiellement une décision morale et, dans une société libre et démocratique, la conscience de l'individu doit primer sur celle de l'État

Ibid., p. 13

Pour la juge Wilson, le problème principal de l’article 251 est qu’il retire le droit à la femme de décider ce qu’elle veut faire de son corps à toutes les étapes de sa grossesse. À ses yeux, cette décision est loin d’être banale et doit être respectée. Dans le prochain passage, elle illustre toute l’ampleur de la décision d’avorter :

La décision que prend une femme d’interrompre sa grossesse relève de cette catégorie de décisions protégées. Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. C’est une décision qui reflète profondément l’opinion qu’une femme a d’elle-même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n’est pas seulement une décision d’ordre médical; elle est aussi profondément d’ordre social et éthique

Ibid., p. 12

La juge Wilson mentionne toutefois, elle aussi, que la protection du foetus est un objectif législatif qui est tout à fait valide et convenable. Elle ajoute qu’il faut considérer que la valeur du foetus augmente au fur et à mesure que la grossesse avance : dans les premiers mois de la grossesse, c’est l’autonomie de la femme qui a préséance sur la vie potentielle de l’enfant à naître, ce qui permet l’avortement, mais au cours des derniers mois de la grossesse, puisque la vie de la femme et du foetus encourent tous les deux plus de risques, l’État a intérêt à protéger le foetus en limitant l’avortement. La juge Wilson souligne néanmoins qu’il revient au législateur, éclairé par les avis de disciplines pertinentes, de fixer le moment où il convient d’accorder la priorité à l’intérêt de l’État dans la protection du foetus en tant que vie potentielle (Ibid., p. 14).

Dans leur dissidence, les juges La Forest et McIntyre rejoignent le jugement majoritaire en ce qu’ils reconnaissent l’existence d’un intérêt public dans la protection des enfants non encore nés (Ibid., par. 193). Ils considèrent toutefois que l’article 251 du Code criminel est tout à fait valide et estiment qu’il devrait être conservé. Selon eux, il n’existe aucun droit constitutionnel à l’avortement dans le droit, la coutume ou la tradition du Canada, sauf quelques dispositions du Code criminel qui autorisent l’avortement dans les rares cas où la vie et la santé des femmes sont menacées. Selon le point de vue de ces juges, l’article 7 de la Charte n’introduit aucun droit à l’avortement. Le juge McIntyre (écrivant pour lui-même et pour le juge La Forest) est toutefois très clair dans sa dénonciation de l’ingérence de l’opinion des membres de la Cour dans le processus législatif. Il revient, selon lui, à la Chambre des communes de gérer cette question :

Je prétends cependant qu'en veillant « à ce que les initiatives législatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiques qu'exprime la Charte canadienne des droits et libertés », les tribunaux doivent s'en tenir aux valeurs démocratiques qui sont clairement énoncées dans la Charte et s'abstenir d'imposer ou de créer d'autres valeurs qui ne s'y trouvent pas. Il s'ensuit donc, selon moi, que notre tâche en l'espèce consiste non pas à résoudre ni à tenter de résoudre ce qu'on pourrait appeler la question de l'avortement, mais simplement à examiner le contenu de l'art. 251 en fonction de la Charte. Quoique cela puisse paraître évident en soi, la distinction revêt une importance capitale. Si une interprétation particulière n'est pas appuyée, expressément ou implicitement, par la Charte, la Cour est alors impuissante à prêter à cette interprétation un caractère constitutionnel. Il n'appartient nullement à la Cour de substituer ses propres opinions à celles du législateur concernant le bien-fondé d'une question donnée. La Cour ne doit pas considérer ce qu'elle estime être la meilleure solution aux problèmes posés; son rôle se limite à décider si la solution adoptée par le législateur va à l'encontre de la Charte. Si c'est le cas, la disposition en question doit être déclarée invalide ou inopérante et il est alors loisible au législateur d'adopter toute disposition différente qu'il pourra juger à propos

Ibid., par. 186-187

Précisons que chacun des jugements dans l’arrêt Morgentaler de 1988 confirme qu’il est de la responsabilité du Parlement d’adopter une loi qui poserait des limites à la pratique de l’avortement. Après que la Cour ait rendu cet arrêt, le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney a présenté le projet de loi C-43, « Loi concernant l’avortement », réduisant le comité d’avortement thérapeutique à un seul médecin, mais il a été défait au Sénat le 31 janvier 1991, à la suite d’une égalité des voix ayant entrainé son abandon (Dunsmuir, 1999). Aucune tentative parlementaire afin de légiférer sur l’avortement n’a depuis dépassé l’étape de la deuxième lecture.

L’exceptionnel « cas » canadien

Depuis que la Cour suprême a décidé, en 1988, que la Loi sur l’avortement de l’époque était inconstitutionnelle, le Canada est le seul pays démocratique à n’avoir aucune loi criminelle portant sur cette pratique. Cependant, plusieurs chercheurs ont réfuté un mythe tenace en démontrant qu’il est faux de croire que cette absence de loi permet aux femmes canadiennes de faire tout ce dont elles ont envie de leur corps. Lorsqu’il s’agit de leur liberté d’avorter, plusieurs limites extrajuridiques font obstacle à leur choix de devenir mère ou non.

Il existe notamment des limites considérables imposées par les différences provinciales en matière de couverture financière et d’accès aux services (Langevin, 2004). Il n’existe, par exemple, aucun service d’avortement sur demande pour les femmes de la province de l’Île-du-Prince-Édouard. De plus, un rapport de 2006 de l’Association canadienne pour la liberté de choix a relevé des inégalités nationales significatives dans l’accès aux services d’avortement dans les centres hospitaliers. Ce rapport souligne aussi que des différences provinciales dans l’accès aux services d’avortement seraient attribuables à des facteurs comme la variabilité des délais d’attente (jusqu’à six semaines) et la limite d’âge gestationnel accepté (de dix à vingt-deux semaines). On y fait également mention des limites imposées par les professionnels de la santé. Ainsi, dans les provinces où une femme doit être envoyée à une clinique d’avortement par son médecin de famille, le Code de déontologie médicale de l’Ordre national des médecins lui permet de refuser de signer l’ordonnance nécessaire si cela est contraire à ses valeurs (Shaw, 2006).

Richer (2008) a quant à elle souligné que la division des pouvoirs entre le provincial et le fédéral complique l’accès aux services d’avortement. Car même si la réglementation des procédures médicales est de compétence provinciale, le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral lui permet d’exercer un contrôle sur les soins de santé. La Loi canadienne sur la santé, qui assure une couverture financière pour toutes les interventions médicales nécessaires, en constitue un exemple. Afin de pouvoir bénéficier de subventions fédérales, les provinces doivent se conformer à certaines normes. Or même si le gouvernement fédéral a spécifié que les services d’avortement devaient être considérés comme un service médical nécessaire en vertu de cette loi, il n’a jusqu’à maintenant rien fait pour assurer le respect de cette consigne.

Toujours est-il que depuis 1988, c’est principalement à la Cour suprême qu’il revient d’arbitrer les divers litiges ayant trait à la question de l’avortement. Au cours des vingt dernières années, la Cour a aussi été amenée à statuer sur la question du statut juridique du foetus. Toute une jurisprudence s’est constituée sur cette question, de sorte que l’on ne peut désormais plus réfléchir sur les droits de la femme en matière d’avortement sans considérer aussi la jurisprudence qui existe sur les droits des enfants à naître. Selon Langevin (2004, p. 57), la question du statut juridique du foetus serait même résolue depuis que la Cour suprême a reconnu l’autonomie reproductive des femmes canadiennes et qu’elle a refusé de reconnaître la personnalité juridique du foetus. Nous examinerons cette jurisprudence plus loin.

Les catégories foetales

Dans La condition foetale, Luc Boltanski remarque qu’une manipulation ontologique du foetus est repérable dans les sociétés occidentales où l’idéologie du « projet parental[6] » est répandue. Le sociologue repère, d’un côté, ce qu’il appelle le foetus authentique, qui correspond à un projet parental, et de l’autre, le foetus tumoral, qui, lui, finira par être avorté. Ce dernier est perçu comme un « rien » pouvant être éliminé selon le désir d’enfant de la femme, alors que le premier a une valeur inestimable, dans la mesure où la mère a décidé qu’il devait être considéré comme un enfant potentiel. Boltanski reconnaît que cette catégorisation, qui est soutenable d’un point de vue théorique, devient de plus en plus intenable avec les nombreux progrès de la science et de la technique, lesquelles augmentent à la fois la visibilité et les connaissances que l’on possède du foetus. Il ajoute donc une troisième catégorie à sa typologie, soit le techno-foetus, afin de décrire l’être qui se donne à voir avec la technologie et qui, de surcroît, provoque de nombreux débats philosophiques, juridiques et moraux sur sa qualification. Selon Boltanski, le développement des connaissances sur le foetus auraient été impossible sans la dépénalisation de l’avortement, laquelle correspond à une situation historique inédite : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le foetus, qui en avait été jusque-là exclu[7], apparaît sur la scène publique et est inclus dans l’univers social et politique (Boltanski, 2004, p. 185). En s’inspirant des travaux de Bruno Latour, il soutient même que le foetus est devenu un véritable « être social » :

Mais on dira qu’un être est un être social uniquement quand ces chaînes associatives sont activées, c’est-à-dire lorsque la relation que ces êtres entretiennent aux autres est susceptible de faire problème pour les personnes qui sont en relation avec eux. En ce sens, on peut voir un indice du fait qu’un être accède à la vie sociale quand il prend la parole, lui-même ou par l’intermédiaire de porte-parole, que s’ouvre, à son sujet, une discussion, un débat, éventuellement une dispute, ou encore lorsque tel ou tel être se trouve placé au centre de ce que nous avons appelé ailleurs une « affaire »

Ibid., p. 205

Selon Boltanski, plus on en apprend sur le foetus, plus il devient évident que le foetus authentique et le foetus tumoral renvoient au même être, ce qui révèle une contradiction inhérente à la pratique de l’avortement. Cette contradiction expliquerait aussi la tendance, individuelle et sociale, à refouler la question de l’avortement ou, pour utiliser une expression plus boltanskienne, à l’enfouir, dès qu’elle apparaît sur la place publique.

Pour comprendre pourquoi la nécessité de faire disparaître l’avortement s’impose avec tant de force, quelles que soient les positions, favorables ou indignées adoptées par ailleurs à l’égard de cette pratique, il faut donc revenir à ce qui, dans le statut ontologique de l’avortement, le porte du côté de l’enfouissement : c’est parce qu’il dévoile, quand il se trouve exposé, les tensions qui habite l’engendrement dans ses formes proprement humaines, et qu’il les donne à voir sur le mode d’une contradiction à la fois indépassable et douloureuse, que l’avortement peut faire l’objet, d’une manière aussi étrangement consensuelle, d’efforts pour le repousser du côté de l’ombre et pour l’oublier, comme on oublie un mauvais souvenir

Ibid., p. 329

Depuis 1988, le droit en matière d’avortement est demeuré inchangé au Canada : les femmes sont libres d’avorter à n’importe quel moment de leur grossesse. N’empêche que plusieurs conflits, arbitrés par les opinions des juges de la Cour suprême, ont émergé au fil des années entre les intérêts des mères et ceux de l’enfant à naître. C’est cette jurisprudence sur la protection de l’enfant à naître que nous avons choisi de passer ici au crible, en nous donnant comme tâche d’y relever comment les catégories foetales identifiées par Boltanski s’articulent aux raisonnements des juges. Nous verrons qu’une sensibilité grandissante à l’égard du foetus creuse l’écart entre ces visions foncièrement antagonistes, rendant d’autant plus difficile, voire impossible, la conciliation des points de vue. Ainsi, malgré les réserves des responsables politiques et des Canadiens et des Canadiennes en général à rouvrir le débat sur l’avortement à la Chambre des communes, on peut dire qu’un débat faisant apparaître ces catégories foetales s’est intensifié au cours de la dernière décennie à la Cour suprême.

La femme seule décide

Le premier cas à examiner est celui de Joseph Borowski, porte-étendard de la lutte contre l’avortement des années quatre-vingt. Borowski soutenait que les modifications apportées à l’article 251, en 1969, entraient en contradiction avec les articles 7 et 15 de la Charte[8]. Pour lui, le foetus devait être considéré comme une personne, et ce, dès le moment de sa conception. Lorsque la Cour accepta finalement d’entendre ce cas, l’arrêt Morgentaler venait d’être rendu. Sept juges ont donc unanimement décidé que le pourvoi de Borowski était sans objet et que les redressements qu’il avait demandés à la Cour n’étaient plus pertinents (Borowski c. Canada (Procureur général) [1989] 1 R.C.S. 342, p. 14).

L’année suivante, des hommes du Manitoba, de l’Ontario et du Québec ont essayé d’interdire à leur ex-compagne de se faire avorter. Dans les deux premières provinces, l’entreprise a fait long feu, cependant au Québec, Jean-Guy Tremblay obtient une injonction interlocutoire de la Cour supérieure du Québec, empêchant son ex-conjointe, Chantal Daigle, de se faire avorter. Tremblay soutenait que le foetus est un « être humain » et qu’on devait donc lui reconnaître la personnalité juridique.

Daigle fit appel à la Cour suprême et les neufs juges qui se sont prononcés sur son cas ont unanimement réaffirmé : a) que les droits du foetus étaient inexistants et b) que le père n’avait aucun droit sur le foetus et qu’il ne pouvait empêcher la femme de contrôler son propre corps. Les juges ont aussi réaffirmé que le foetus ne jouissait de la personnalité juridique qu’à la suite de sa naissance vivante. De nouveau, ils s’abstiennent toutefois de décider si le foetus devait être visé dans le terme « chacun » de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530).

Deux ans plus tard, en 1991, la Cour confirme encore une fois que le foetus ne doit pas être considéré comme une personne dans l’arrêt R. c. Sullivan et Lemay. Ce cas concernait deux femmes accusées de négligence criminelle causant la mort d’un enfant et de négligence criminelle causant des lésions corporelles à la mère de l’enfant après que l’enfant qu’elles aidaient à accoucher soit mort dans la filière génitale. Les juges devaient décider si « [...] un enfant vivant, partiellement né, est une personne au sens de l’article 203 (maintenant 220)[9] du Code criminel et, dans l’affirmative, s’il convient d’appliquer une norme objective pour déterminer la culpabilité » (R. c. Sullivan, [1991] 1 R.C.S. 489 : 3-4). Le jugement majoritaire (8 juges sur 9) statue finalement que le foetus n’est ni une « personne » ni un « être humain » (R. c. Sullivan, [1991] 1 R.C.S. 489, p. 20-21).

Les trois cas que nous venons de rappeler brièvement confirment que c’est à la femme et à personne d’autre qu’il revient de décider de la teneur ontologique du foetus qu’elle porte. Ils sanctionnent donc le droit absolu de la femme de décider comment définir l’être qui croît en elle. C’est elle, et seulement elle, qui peut décider s’il est un foetus authentique, qu’elle portera jusqu’à sa naissance, ou un foetus tumoral, qu’elle est libre d’éliminer si elle ne souhaite pas le porter jusqu’au terme de sa grossesse.

Les deux cas qui suivent et qui datent de la fin des années 90 reflètent une sensibilité plus grande à l’égard du foetus. Un réel débat semble s’être instauré à la Cour suprême où s’affrontent, d’un côté, les opinions majoritaires qui confirment les jugements précédents et cristallisent encore plus l’idée selon laquelle la définition du foetus comme foetus authentique ou foetus tumoral revient à tout prix à la mère et, d’un autre côté, les opinions dissidentes qui évoquent une nouvelle sensibilité à l’égard du foetus comme être à part entière, vis-à-vis duquel il s’avère insensé de permettre à la mère d’imposer n’importe quel traitement. Ces dissidences révèlent une préoccupation de plus en plus importante pour le foetus et rappellent les problèmes apportés par l’apparition de ce que Boltanski a nommé le techno-foetus sur la scène publique.

Le principe de la naissance vivante : un « anachronisme juridique »

En 1997, dans le premier de ces deux cas, soit l’affaire de l’Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. G. (D.F.), les juges doivent décider si un enfant qui est né vivant peut obtenir une réparation pour un dommage qu’il aurait subi alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Dépendante de la colle, D.F.G. est enceinte de cinq mois de son quatrième enfant lorsqu’un juge de la cour supérieure du Manitoba décide qu’elle devrait être confiée à l’Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg afin de recevoir des traitements pour sa dépendance jusqu’à la naissance de son enfant. L’Office a eu recours à la Cour suprême lorsque la Cour d’appel du Manitoba a réussi à annuler cette ordonnance.

Au nom des sept juges majoritaires, la juge McLachlin réitère la non-reconnaissance par la loi des droits du foetus. Elle précise aussi que la détention de la mère doit être considérée comme illégale avant la naissance du foetus, mais elle ajoute qu’il revient au législateur de changer cette loi s’il la juge inéquitable. Enfin, la juge McLachlin refuse d’étendre la compétence parens patria de l’État afin d’inclure la protection de l’enfant à naître[10].

Nous avons repéré l’influence de ce que Boltanski appelle le techno-foetus dans le jugement minoritaire rendu par le juge Major dans cette affaire de l’Office. Écrivant en son nom et celui du juge Sopinka, il décide que la règle qui veut que seuls les foetus qui naissent vivants et viables sont des êtres humains à part entière est un « anachronisme juridique » (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925, p. 6). Il fait valoir ce point de vue en soulignant qu’à ses yeux les progrès de la science devraient faire évoluer la position officielle de la Cour en ce qui concerne la naissance vivante comme préalable au droit d’action pour un préjudice subi par le foetus :

Ce principe de la common law, qui pose que le foetus doit naître vivant pour pouvoir acquérir les droits juridiques attributs de la personnalité, est une présomption en matière de preuve qui tire son origine de connaissances médicales rudimentaires et non une règle de droit substantiel. Les connaissances médicales limitées d’antan ne permettaient pas de déterminer si l’enfant in utero était vivant au moment où il subissait un préjudice, à moins qu’il ne naisse vivant, affecté de la lésion. La technologie médicale d’aujourd’hui s’est améliorée au point d’éliminer presque tous les problèmes de preuve à l’origine du principe de la « naissance vivante » et il n’est plus logique de conserver ce principe, étant donné que son application serait erronée

Ibid., p. 6

Le juge Major explicite autrement son point de vue un peu plus loin :

Historiquement, on considérait que le préjudice subi par le foetus ne donnait ouverture à un droit d’action que si l’enfant naissait vivant. On croyait que ce n’était qu’à ce moment-là qu’il était possible de déterminer le préjudice subi par l’enfant. L’utilité de cette règle est disparue avec les progrès de la médecine moderne. De nos jours, l’échographie et d’autres techniques de pointe permettent de déterminer le sexe du foetus et de suivre l’évolution de son état de santé peu de temps après la conception. Les interventions chirurgicales complexes pratiquées sur des foetus avant la naissance contredisent également la nécessité du principe de la « naissance vivante »

Ibid., par. 67

Prenant position contre l’opinion de la juge McLachlin, le juge Major ajoute que la science et les interventions faites au cours des dernières années sur le foetus prouvent que la compétence parenspatriae devrait dorénavant inclure les droits du foetus. Il considère aussi que le foetus mérite d’être inclus dans la catégorie des personnes (Ibid., par. 120) et que « le droit d’assurer dans la mesure du possible » son bien-être revient à l’État (Ibid., par. 66).

Enfin, le juge Major prend encore position contre l’idée de la juge McLachlin selon laquelle la création d’une nouvelle loi serait obligatoire afin d’apporter les modifications du droit nécessaires à l’ordonnance de détention d’une femme enceinte qui continuerait d’inhaler de la colle, mais ne voudrait pas se faire avorter (Ibid., par. 60). À ses yeux, la common law est assez souple pour permettre une telle décision. Le juge Major s’oppose à l’idée que l’ordonnance de détention brimerait l’autonomie de la femme et insiste, au contraire, sur l’importance de limiter l’autonomie de toute personne qui porterait atteinte à autrui. Le tort subi par l’enfant, une fois qu’il est né, doit être considéré comme suffisamment important pour limiter les droits de la mère pendant la grossesse, spécifie le juge. L’ordonnance doit, selon lui, être imposée lorsque le comportement de la mère peut sérieusement nuire au bien-être de son enfant une fois qu’il sera né :

Bien que l’octroi d’une telle réparation porte atteinte au droit à la liberté de la mère, à mon avis, ce droit doit fléchir dans un cas où il est si facile de prévenir un préjudice dévastateur et toute une vie de souffrances. De toute façon, une telle atteinte est toujours assujettie au droit de la mère de décider de mettre fin à sa grossesse en se faisant avorter

Ibid., par. 93

Le juge Major ajoute que l’idéal demeure que le législateur prenne des mesures afin d’éliminer ce préjudice à l’égard du foetus, mais que si le Parlement refuse d’agir, les tribunaux ne soient pas complètement impuissants. À condition que ce soit de leur compétence, ils peuvent et doivent prendre position : « Lorsque le préjudice est si important et la séparation temporaire si bénigne, une intervention juridique s’impose » (Ibid., par. 138). Le juge Major considère toutefois cette mesure comme exceptionnelle et précise que les tribunaux devraient toujours préférer des solutions moins extrêmes à l’ordonnance d’internement.

La dissidence du juge Major donne vraisemblablement une consistance ontologique au foetus : elle le reconnaît comme un être qui doit être distingué de sa mère et mérite d’être considéré ainsi. Selon ce juge, il est inopportun que la Cour suprême continue d’utiliser des principes « désuets et injustifiables » comme celui de la « naissance vivante » (Ibid., par. 109). Pour utiliser un vocabulaire plus boltanskien, les propos du juge Major confirment vraisemblablement la reconnaissance du foetus en tant qu’« être social » et montrent qu’il est désormais l’objet d’un débat multidimensionnel à la Cour suprême.

La cristallisation des catégories foetales

Ce débat s’accentue deux ans plus tard dans l’arrêt Dobson c. Dobson. Les juges devaient alors décider quel était le recours de l’enfant qui aurait subi, une fois né, les conséquences des actes posés par sa mère au cours de sa grossesse. Cynthia Dobson, l’appelante, était enceinte de vingt-sept semaines lorsqu’elle a provoqué un accident automobile en raison de sa négligence au volant. L’accident a causé la naissance prématurée de son fils, Ryan Leigh McLean Dobson, en plus de lui infliger des déficiences physique et intellectuelle graves. Il revenait aux juges de décider si la mère devait être tenue responsable des dommages subis par son enfant.

Le jugement majoritaire note tout d’abord que la Cour reconnaît le droit de l’enfant qui naît vivant et viable de poursuivre un tiers qui lui aurait causé un préjudice lors de sa vie intra-utérine (Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, [1999] 2 R.C.S. 753, par 12). La situation dans le cas Dobson est toutefois inédite, puisque l’inculpée est la mère de l’enfant. Écrivant pour la majorité (cinq juges), le juge Cory affirme que l’obligation de diligence ne peut pas être imposée à la femme enceinte avant la naissance de son enfant en raison du caractère unique de la relation qui existe entre la mère et le foetus qu’elle porte. L’obligation risque aussi d’entraîner des conséquences psychologiques négatives à la fois sur la relation de la mère et de l’enfant ainsi que sur toute la famille. Il ajoute que s’il la croit absolument nécessaire et qu’elle respecte la Charte canadienne des droits et libertés, le législateur demeure libre de créer une loi qui responsabiliserait la mère à l’égard de son foetus. Mais une telle loi, précise-t-il, donnerait lieu à de nombreuses difficultés liées à l’élaboration d’une norme qui définirait le comportement raisonnable d’une femme enceinte, ce qui provoquerait des problèmes à l’égard du choix de mode de vie de la mère et porterait probablement atteinte à sa vie privée. Autrement dit, même si le juge Cory admet que le législateur peut proposer une loi qui responsabiliserait la mère, il estime qu’il serait préférable de s’en tenir à une « obligation morale » de la mère à l’égard du foetus qu’elle porte. À vrai dire, le juge Cory préconise une « retenue juridique » : « La meilleure solution consiste donc à permettre que l’obligation de la mère envers le foetus demeure une obligation morale reconnue de plein gré par la plupart des femmes et respectée par elles sans que la loi ne les y obligent » (Ibid., p. 3).

Ce sont les motifs concordants de la juge McLachlin pour ce même cas qui témoignent le plus du maintien de la position jusque-là officielle de la Cour cristallisant les catégories foetus tumoral/foetus authentique. Comme le juge Cory, la juge McLachlin est également contre l’obligation de diligence de la mère à l’égard de son enfant à naître, puisque, soutient-elle, une telle loi porterait gravement atteinte au droit à la liberté et à l’égalité des femmes enceintes.

En général, les Canadiens sont entièrement libres de décider ce qu’ils mangeront ou boiront, de choisir leur lieu de travail et de se déterminer dans leur vie personnelle. Les femmes enceintes, cependant, seraient privées de ce droit. En plus d’être assujetties à l’obligation habituelle de se conduire prudemment dans l’exercice des activités humaines, les femmes enceintes feraient l’objet de toute une gamme de restrictions supplémentaires. N’importe qui peut éviter de commettre un délit en s’isolant des autres membres de la société. La femme enceinte, elle, ne le peut pas. Elle porte le foetus 24 heures par jour, sept jours par semaine. Dire que les femmes choisissent de devenir enceintes n’avance à rien. La grossesse est essentiellement liée au fait d’être femme. Il est une réalité inexorable et essentielle de l’histoire de l’humanité que les femmes – et seules les femmes – peuvent être enceintes. Elles ne doivent pas être pénalisées parce qu’elles appartiennent au sexe qui porte les enfants : Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219. Dire que l’imposition d’importantes contraintes juridiques concernant la conduite des femmes enceintes ne constitue pas une inégalité de traitement parce que les femmes elles-mêmes choisissent de devenir enceintes, c’est renforcer l’inégalité dont elles font l’objet par la fiction du consentement réputé et la négation de la nature même de la femme

Ibid., par. 86-87

L’opinion de la juge McLachlin accorde donc l’immunité complète à la mère à l’égard du foetus qu’elle porte, étant donné qu’elle admet le recours contre tout fautif qui aurait porté atteinte au foetus au cours de sa vie intra-utérine excepté la mère. Si on fait un rapprochement avec la typologie boltanskienne, lorsque le foetus n’a pas été reconnu en tant qu’enfant futur par sa mère, ce qui ferait de lui un foetus authentique, il ne jouit d’aucun droit particulier, sa mère étant libre de faire de lui ce qu’elle juge bon, y compris un foetus tumoral.

Prenant position contre l’opinion de la juge McLachlin, le juge Major, dans sa dissidence, souligne quant à lui que la relation unique qui existe entre la mère et l’enfant ne justifie pas qu’un préjudice prénatal puisse être impunément infligé à ce dernier. À son avis, l’enfant né vivant devrait avoir la possibilité d’un recours délictuel contre sa mère pour un préjudice prénatal. Dans le cas Dobson, il faut, selon lui, parler des droits de l’enfant, puisque le foetus, une fois né vivant, aura à endurer une souffrance directement imputable aux actions de sa mère alors qu’il était dans son ventre. Il souligne qu’une telle responsabilisation de la mère face à son foetus ne porterait pas atteinte au droit à la liberté et à l’égalité de la femme enceinte. Le fait que la mère avait avant tout une obligation de diligence envers les autres automobilistes sur la route et tous les passagers de son véhicule devrait aussi la rendre responsable de son enfant né vivant (Ibid., par. 111-114).

Avec égards, je suis en désaccord avec la conclusion du juge McLachlin que le droit à la liberté et à l’égalité de la femme enceinte est en cause dans le présent pourvoi. Les valeurs inscrites dans la Charte canadienne des droits et libertés n’accordent à la femme enceinte aucun droit en matière de négligence au volant. Compte tenu des faits de la présente affaire, le droit prima facie de Ryan Dobson d’intenter une action en responsabilité délictuelle prend naissance pour les mêmes motifs et de la même manière que celui du conducteur de l’autre automobile. Dans ces circonstances, la liberté d’action de l’appelante n’est pas en cause et l’idée que son fils doit être privé de ses droits pour protéger sa liberté d’action à elle est hors de propos

Ibid., par. 114-115

Pour le juge Major, malgré le fait que la « responsabilité pour préjudice prénatal » n’existe pas dans le droit canadien et que le foetus n’est jusqu’à maintenant pas protégé par l’État (Ibid., par. 102), la nature de la relation entre la mère et le foetus, telle qu’elle est décrite par la juge McLachlin, n’est pas une raison suffisante pour dégager la femme enceinte de toute responsabilité délictuelle à l’égard du foetus qu’elle porte :

La relation spéciale entre la femme enceinte et le foetus est importante tant pour la mère-défenderesse que pour l’enfant-demandeur né vivant, et les incidences touchant la politique juridique ou sociale que l’on peut déduire de ce fait biologique ne peuvent pas être vérifiées en l’absence d’une reconnaissance égale des droits de l’enfant. Accorder l’immunité à la femme enceinte pour les conséquences raisonnablement prévisibles de ses actes sur son enfant né vivant créerait une distorsion juridique, car aucun autre demandeur ne doit supporter un tel fardeau unilatéral, et aucun défendeur ne jouit d’un tel avantage

Ibid., p. 6-7

Le raisonnement du juge Major est surtout fondé sur l’idée que ce qui justifie la responsabilisation de la mère est la souffrance qu’elle impose au foetus après que celui-ci soit devenu un être humain. Selon lui, l’enfant peut donc légalement poursuivre sa mère pour un tort qu’il aurait subi alors qu’il était encore dans son ventre. Le juge Major ajoute toutefois que le législateur peut supprimer, dans les limites acceptables de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit de l’enfant né vivant d’intenter une action en responsabilité délictuelle contre toute personne, incluant sa mère, qui aurait été négligente à son égard et aurait porté atteinte à son intégrité physique (Ibid., par. 133).

L’augmentation de la sensibilité à l’égard du foetus

Malgré l’opinion du juge Major qui reconnaît d’une manière rétrospective la personnalité et les droits du foetus, les jugements majoritaires mènent à la même conclusion, soit que la Cour suprême refuse de reconnaître l’altérité du foetus. Celui-ci n’est reconnu officiellement qu’au moment où il sort, vivant, du corps de sa mère. Avant cela, les corps de la femme et de l’enfant demeurent indivisibles. Les jugements majoritaires sont donc fidèles à la division foetus authentique/foetus tumoral propre à l’idéologie du projet parental. Par extension, il revient à la femme, et à elle seule, de décider si le foetus qu’elle porte est un foetus authentique, qu’elle souhaite porter à terme, ou un foetus tumoral, dont elle veut avorter. Les arrêts que nous venons de rappeler rendent toutefois compte d’une tension qui semble s’accroître entre, d’une part, la position majoritaire des juges qui maintiennent l’opposition entre le foetus authentique et le foetus tumoral et, d’autre part, les jugements dissidents qui tiennent compte des changements historiques apportés par l’apparition de ce que Boltanski nomme le techno-foetus.

Comme nous l’avons déjà mentionné, on ne peut généraliser les opinions des juges de la Cour suprême à l’ensemble de la population canadienne. Cependant, l’actualité politique récente témoigne elle aussi d’une augmentation certaine de la sensibilité à l’égard du foetus. En effet, au cours des dernières années[11], un nombre record de projets de loi, que certains ont accusés de remettre en question la liberté des femmes canadiennes en matière d’avortement ou d’accorder indirectement des droits au foetus, ont été présentés à la Chambre des communes. Le projet de loi privé C-484, intitulé « Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels », du député conservateur Ken Epp, en faisait partie. Ce projet de loi concernait l’aggravation de la peine dans les cas où une femme enceinte aurait été blessée[12]. Plusieurs autres projets de loi similaires ont été présentés à la Chambre à peu près en même temps que celui du député Epp. Ces projets auraient probablement été impensables sans l’augmentation de la sensibilité à l’égard du foetus, ce que Boltanski a appelé l’apparition du techno-foetus dans la sphère publique.

Depuis la publication au milieu des années soixante des célèbres images de foetus du photojournaliste suédois Lennart Nilsson, la technologie propose des occasions de plus en plus fréquentes de mieux connaître cet être. Un tour d’horizon suffit à nous convaincre de la place considérable que prend aujourd’hui le foetus dans la vie sociale. La compagnie UC Baby offre, par exemple, des échographies 3D et 4D au Canada, depuis 2003. Dix-neuf cliniques existent maintenant partout au pays. Grâce à l’échographie 4D, qui transforme des images juxtaposées de foetus en vidéo, les futurs parents ont actuellement l’occasion d’observer leur bébé en action. Ils peuvent le voir en train de jouer avec son cordon ombilical ou de sucer son pouce. Ces images sont vues par les familles des futurs parents, et elles circulent aussi dans leurs réseaux sociaux, dont les réseaux Internet, comme Facebook, où certaines femmes affichent souvent des images de leur baby bump, permettant à leurs « amis » de suivre leur grossesse au fil des semaines. Leurs proches et parfois même des étrangers peuvent ainsi développer un lien avec leur foetus avant même sa naissance.

À mesure que la technique et la science continueront de nous en apprendre sur le foetus et sa vie intra-utérine, la sensibilité à son égard va sans doute continuer, elle aussi, d’augmenter. Mais cette sensibilité accrue est également attribuable à un ensemble d’autres facteurs comme la baisse de la fécondité, le report de l’âge de la première grossesse ainsi que la signification sociale de l’enfant dans nos sociétés. En fait, il ne serait pas exagéré de dire que la sensibilité à l’égard du foetus a gagné la sphère symbolique. Un article du Globe and Mail, qui date du mois de mai 2007, rapporte que de plus en plus de familles dans la ville de Sarnia, en Ontario, choisissent d’organiser des services funéraires afin de commémorer une fausse couche ou même, parfois, un avortement thérapeutique.

De plus en plus de femmes et leurs défenseurs, parmi lesquelles certaines sont résolument pro-choix, revendiquent la reconnaissance officielle du foetus perdu lors d’une fausse-couche comme le symbole de leur souffrance et de leur perte. Dans certains cas, elles ont recours à ces rites, même si elles ont décidé de mettre fin à leur grossesse pour des raisons médicales[13]

Abraham, 2007

Ces cérémonies solennelles mettent à mal la catégorisation foetus tumoral/foetus authentique, implicitement adoptée par la Cour suprême, puisqu’elles montrent qu’une femme peut choisir de se faire avorter même si elle endosse l’existence du foetus qu’elle porte. On pourrait même dire que ce genre de rite de passage permet à ces familles et à leurs proches de faire le deuil d’un projet parental.

Conclusion : au-delà de la polarisation croissante du débat

Chez nos voisins du Sud, le Nebraska est devenu, en avril 2010, le premier État américain à utiliser la douleur que ressent le foetus afin de justifier une loi interdisant la majorité des avortements effectués après vingt semaines de grossesse (Hétu, 2010). Il n’est pas impossible qu’une telle demande soit présentée chez nous au cours des prochaines années. Ce genre de conséquence, souvent insoupçonnée, de l’augmentation de la sensibilité à l’égard du foetus pour les droits des Canadiennes, ne devrait pas être négligée.

La clarification de la position canadienne en matière d’avortement semble incontournable pour s’assurer que les femmes conservent leurs droits malgré les revendications qui vont probablement continuer de se manifester à la Chambre des communes. Une telle entreprise demeure pourtant difficile, voire impossible, puisque les débats qui apparaissent à la Chambre des communes et sur la place publique sont plus que jamais polarisés. Une tension évidente sépare ceux qui souhaitent rouvrir le débat sur l’avortement et ceux qui, au contraire, veulent qu’il reste clos. « Le débat sur l’avortement est ouvert et il ne faut pas en avoir peur », soutenait le cardinal Marc Ouellet lors d’une conférence de presse à Ottawa, le 26 mai dernier. L’archevêque revenait alors sur ses récentes déclarations, faites lors d’un congrès pro-vie dans la capitale nationale quelques semaines auparavant. Au cours de ce même congrès, il avait aussi déclaré que l’avortement était non justifiable, et ce, même en cas de viol, propos qu’il avait d’ailleurs réitérés la semaine suivante, à Québec (Journet, 2010). À ces déclarations polémiques du cardinal s’opposent celles d’autres figures politiques qui, souvent sur la défensive face à de telles provocations, réaffirment le caractère clos du débat sur l’avortement. C’est justement ce que s’est hâtée de faire la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, Christine St-Pierre, en martelant à propos de la question de l’avortement : « Cette question est réglée. C’est clair qu’on ne rouvrira pas cette question-là, tant sur la scène fédérale que provinciale. Il n’y a pas de débat » (Dion-Viens, 2010). Même le premier ministre conservateur, Stephen Harper, aurait pris des mesures afin de « museler les pro-vie » à la Chambre des communes, en demandant à ses députés de voter contre tous les projets de loi qui auraient pour but de criminaliser l’avortement, au risque d’être expulsé du caucus (Bellavance, 2010).

C’est ce refus catégorique de rouvrir le débat sur l’avortement qui semble avoir gagné la majorité. Les résultats d’un sondage Angus Reid, sorti le 3 août 2010, révèlent qu’un total de 55 % des 1022 Canadiennes et Canadiens interrogés est d’avis qu’il n’y a aucune raison de rouvrir le débat sur l’avortement au Canada. Ils montrent aussi que pas moins de 27 % souhaitent le statu quo en matière de réglementation de l’avortement. L’aspect le plus surprenant de cette enquête est néanmoins le fait que 41 % des répondants pensent qu’au Canada, « une femme peut avoir un avortement seulement au cours des trois premiers mois de sa grossesse, sans aucune autre restriction », alors que seulement 21 % ont répondu qu’une femme pouvait se faire avorter à tout moment de sa grossesse, et ce, sans restriction, ce qui est la réalité. Ces résultats révèlent que la plupart des Canadiens et des Canadiennes ignorent probablement les faits juridiques et historiques entourant la question de l’avortement.

C’est sans doute avec raison que ceux et celles qui résistent à l’idée de discuter de la question de l’avortement à la Chambre des communes craignent que l’ouverture de ce débat ne porte atteinte au droit si difficilement acquis des femmes canadiennes en matière de reproduction. Mais la non-décision des Canadiens et des Canadiennes sur cette question, qui perdure depuis plus de vingt ans a, comme nous l’avons vu, des conséquences sur l’accessibilité à ce service. Car sans position officielle, ce sont les provinces et les professionnels de la santé qui déterminent les services d’avortement disponibles à travers le pays. Par ailleurs, alors qu’on refuse de déclarer le débat officiellement ouvert, la Cour suprême continue de se charger de cette responsabilité depuis déjà plusieurs décennies. Ainsi, en plus d’un débat sur la teneur ontologique du foetus, la jurisprudence que nous venons de rappeler met aussi en scène un débat sur le rôle de l’opinion de la Cour sur les questions pour lesquelles elle a été interrogée. Dans les premiers jugements que nous avons rapportés, les membres de la Cour répétaient à l’unanimité qu’il revenait au Parlement d’assumer ses responsabilités sur cette question. Cependant, au fil des années, certains juges ont commencé à dire que si le Parlement n’agissait pas, la Cour pouvait prendre des décisions à cet égard. C’est ce dont témoignent les dissidences du juge Major dans le cas Dobson et celui de l’Office.

Dans cet article, nous voulions montrer comment les catégories foetales et la contradiction qui sous-tendent l’avortement et l’engendrement des êtres humains, identifiées par Boltanski dans La condition foetale, nous ont permis de mieux apprécier la complexité du débat sur l’avortement au Canada de même que les facteurs qui contribuent peut-être à repousser cette question hors de la sphère publique. Mais nous voulions également montrer comment l’ouvrage de Boltanski nous a menée à prendre conscience de certains effets de l’infléchissement dans la perception du foetus sur la liberté d’avorter des femmes canadiennes. C’est ce très important changement historique et anthropologique qui indique, selon nous, l’inévitabilité d’un débat de fond sur cette question.