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Depuis quelques années, l’étude des relations entre les jeunes et leurs parents est marquée par un intérêt pour les solidarités, les proximités affectives et l’entente intergénérationnelle (Arber et Attias-Donfut, 1999; Attias-Donfut et al., 2002; Leccardi et Ruspini, 2006; Molgat et Charbonneau, 2003; Royer, 2006). Pour les jeunes, ces relations permettent généralement une prise graduelle, puis une affirmation réelle d’autonomie, même si elles sont de plus en plus caractérisées par une dépendance financière à l’égard des parents (Singly, 2000). La fin des études, l’insertion en emploi, le départ du foyer parental, la mise en couple et la naissance du premier enfant sont autant d’évènements marquants du passage à la vie adulte qui peuvent influencer ce processus, tant en ce qui concerne la forme que la signification des relations avec les parents (Maunaye et Molgat, 2003; Mitchell, 2006). Les effets peuvent aussi s’inverser, les relations jouant un rôle non négligeable dans les choix des jeunes par rapport à ces évènements, le moment où ils surviennent, leur séquence et, enfin, leur « résultat » en termes de stabilisation ou de fragilisation des parcours. Le présent article s’emploie à mettre en évidence ces interactions relationnelles quant aux capitaux sociaux qu’elles permettent de mobiliser en vue de l’insertion professionnelle. Le cas ici étudié concerne plus spécifiquement les relations entre de jeunes adultes ayant délaissé leurs études secondaires et leurs parents, au moment où les premiers effectuent une transition vers le marché du travail.

Problématique

Le contexte sociétal dans lequel se situent les relations entre les jeunes et leurs parents peut être décrit suivant les théories de la modernité avancée et de l’individualisation. Suivant les travaux de Ulrich Beck, Anthony Giddens et Zygmunt Baumann, l’accélération des transformations sociales rend caduque de nombreuses certitudes associées aux institutions et groupes sociaux caractéristiques de l’évolution de la société au XXe siècle (Baumann, 2001; Beck, 1992; Giddens, 1990). Le travail comme voie d’intégration, la vie de couple et la famille comme bases relationnelles fixes, les groupes sociaux et les milieux géographiques comme fondements stables de l’appartenance… tout cela est remis en cause par des transformations sociales qui déstandardisent le travail et instaurent la primauté de l’individu sur le groupe et la collectivité. Ces changements accordent aux acteurs plus de liberté et de choix dans la conduite de leur existence et, comme l’affirme Beck, l’individu est désormais sommé d’exercer cette liberté et de faire des choix (Beck, 1998). On voit aisément que les conséquences de ces phénomènes peuvent être importantes au moment des transitions vers la vie adulte, les jeunes cherchant très majoritairement à s’insérer en emploi, à former un couple et à se former une image d’eux-mêmes comme adultes. Bien que ces transformations aient eu pour conséquence d’octroyer plus de liberté aux acteurs pour mener à bien leur parcours, tous ne sont pas égaux face à cette nouvelle liberté. L’ère des choix personnels renferme davantage d’incertitudes et de risques et comporte des difficultés de recours aux institutions sociales, affaiblies par les changements, notamment pour les personnes les plus démunies (Beck, 1998; Beck-Gernsheim, 2002; Giddens, 1994).

Les parents ont dans ce contexte un rôle important à jouer pour leurs enfants en voie de transition vers la vie adulte. Comme le souligne Bernier, « dans un contexte de complexification et d’incertitude croissante du processus d’insertion sociale et d’accès à l’âge adulte, la famille tend […] à apparaître comme une alliée plutôt que comme un obstacle à l’acquisition de l’autonomie » (1997 : 42). Cela témoignerait du fait que « la dynamique des relations parents-enfants […] tend à perdre son caractère d’évidence pour devenir un processus beaucoup plus conscient et réflexif » (ibid. : 41). C’est en ce sens que les parents sont aujourd’hui portés à favoriser l’émergence, dès l’enfance, de l’autonomie de leurs enfants, d’en faire des individus capables de décider de leur avenir et d’accéder à l’indépendance quand les ressources financières le permettront (Charbonneau 2004a, Singly, 1996).

En parallèle, et grâce à cet effort, les enfants sont de plus en plus considérés comme des individus dont il faut respecter l’identité et l’humanité, bref des « égaux en dignité » avec leurs parents (Cicchelli, 2001). Ces transformations affectent le lien de filiation, mais ne signifient pas qu’il se vide de son contenu éducatif ou qu’il ne permet plus la transmission des valeurs (ibid.). Elles signifient plutôt que la relation, ne révélant plus des logiques de conflits ouverts, mais plutôt un jeu constant d’oppositions et de tensions parfois fortes autour duquel s’affirment et se reconnaissent les individualités et l’authenticité des uns et des autres, se maintien selon des « ajustements continuels » (ibid. : 203). Dans ce contexte, les normes et les règles peuvent jouer un rôle important, celles-ci étant intégrées par les acteurs à leurs représentations de la relation : entre autonomie et indépendance, entre soutien et mise à distance, les parents et les jeunes « négocient » entre eux des espaces de vie, des règles de cohabitation (le cas échéant) et aussi des manières de reconnaître les parcours des jeunes. Les transactions sur cette dernière question sont importantes dans le cas des études et de l’insertion professionnelle. Cicchelli, dans son enquête sur les jeunes adultes Français qui continuent d’habiter le foyer parental au moment de leurs études, montre justement que « le financement des études est la contrepartie d’un comportement avisé, mûr, adulte, qui doit conjurer les risques de la dépendance associés à la prolongation de la prise en charge, tout autant qu’il doit soutenir les engagements scolaires » (ibid. : 86-87). Sont ainsi mises en oeuvre normes sociales et règles parentales dans le soutien aux études.

Mais qu’en est-il de cette relation lorsque les jeunes interrompent leurs études avant même d’avoir complété le secondaire? On peut penser que les plus faiblement scolarisés ont plus de difficultés à faire leur chemin, d’où l’importance renouvelée du lien parental qui peut permettre de créer des certitudes là où elles ont justement tendance à s’effacer avec l’abandon de la scolarité, soit dans le champ de l’insertion professionnelle. Mais tous les parents peuvent-ils accepter ce rôle? Qu’en est-il lorsque les parents sont eux-mêmes faiblement scolarisés, lorsque leur situation financière est précaire ou encore lorsque, adoptant les normes sociales concernant l’importance de la réussite scolaire, les parents voient d’un très mauvais oeil l’abandon prématuré des études?

Un cadre pertinent pour l’étude de ces questions est celui de l’analyse du capital social. Le capital social est inscrit dans les relations des individus avec autrui et permet d’accéder à des ressources pour réaliser des actions et des projets (Coleman, 1990). En Amérique du Nord, les travaux sur le capital social sont essentiellement inspirés des enquêtes de Coleman et de Putnam (Coleman, 1988; Coleman et Hoffer, 1987; Putnam, 1995, 2000). En termes de scolarité et de transitions des jeunes, les travaux montrent que divers types de capital social, produits à l’intérieur et à l’extérieur de la famille, mais toujours en lien avec elle, influencent positivement la réussite scolaire et plus largement le développement social des jeunes (Coleman, 1988; Furstenberg et Hughes, 1995; Marjoribanks et Kwok, 1998). Selon les théories qui alimentent ce point de vue, le capital social s’accumule en fonction du temps et des ressources que les parents consacrent à leurs enfants dès l’enfance, par exemple à travers l’aide aux devoirs et les encouragements à poursuivre les études ainsi qu’en fonction de l’enracinement de la famille dans une communauté où les parents prennent appui sur la densité et la qualité des liens sociaux et les valeurs partagées par les membres de cette communauté afin de favoriser l’émergence, chez leurs enfants, de formes conventionnelles de réussite sociale, dont l’obtention du diplôme et l’insertion en emploi (Coleman, 1988). Plus globalement, on peut affirmer qu’au cours du passage à la vie adulte, le capital social des parents peut permettre d’accéder à diverses ressources favorisant la prise d’autonomie et l’accès à l’indépendance.

Les enquêtes qui lient capital social et réseaux sociaux montrent certes de façon assez convaincante que le recours au réseau social, incluant les relations à l’extérieur de la famille, peut avoir une influence positive sur les parcours d’insertion professionnelle (Lévesque et White, 2001; Lévesque, 2005; Lin, 1999). Cet article s’attardera toutefois à une dimension restreinte du réseau, soit celle de la relation de filiation entre parents et enfants, puisque les premiers deviennent de plus en plus importants dans les parcours biographiques des jeunes dans le contexte sociétal que nous avons décrit. Cette focalisation permet aussi de tenir compte de manière plus approfondie des conditions nécessaires à la production du capital social (Charbonneau, 2005), notamment dans la mesure où l’accès aux ressources peut dépendre du partage de normes entre les protagonistes de la relation et de la transaction qui se produit entre eux. Ainsi, bien que les enquêtes mentionnées aient tendance à indiquer que la présence de diverses formes de capital influence positivement les parcours scolaires et d’emploi, elles révèlent peu au sujet des manières dont ce capital est ou n’est pas activé.

L’étude des soutiens intergénérationnels nous semble devoir faire appel à des analyses nuancées, qui traitent non seulement de la situation socioéconomique des parents et de la solidarité intergénérationnelle, mais aussi de l’ambivalence que font émerger certains évènements et décisions dans la vie des jeunes. Face à des parcours qui « bifurquent »[2] vers des trajectoires hors-normes, comme dans le cas des jeunes qui quittent sans diplôme le secondaire, les parents peuvent avoir des réactions diverses : compréhension, soutien, désaccord, rejet, etc..

La notion d’ambivalence intergénérationnelle a été développée par Lüscher et Pillemer (1998) dans le contexte de travaux sur les relations entre les parents vieillissants et leurs enfants adultes. Bien qu’elle soit encore en construction et fasse l’objet de débats théoriques[3], elle constitue à notre avis un cadre d’interprétation utile de la dynamique des relations entre les jeunes adultes et leurs parents. Lüscher affirme que l’ambivalence apparaît lorsque « des émotions, des pensées, des relations sociales et des structures polarisées et simultanées, qui sont jugées importantes pour la constitution d’identités individuelles ou collectives, sont (ou peuvent être) interprétées comme étant temporairement ou même indéfiniment irréconciliables » (traduction, Lüscher, 2002). L’ambivalence intergénérationnelle se manifesterait le plus souvent à partir de demandes contradictoires effectuées auprès de parents ou d’enfants, sur la base des rôles sociaux qu’ils devraient remplir. Elle comporte des dimensions sociologique et psychologique (Lüscher et Pillemer, 1998; Lüscher, 2002). La description de la première dimension s’appuie sur les travaux de Merton et Barber (1963) et Coser (1966) et renvoie à des attentes normatives contradictoires liées aux attitudes, valeurs et comportements qui sont associés au statut des individus. Selon cette perspective, l’ambivalence serait inscrite dans la structure même des statuts et des rôles. Elle se dénoterait aujourd’hui sur le plan des transitions vers la vie adulte, notamment lorsque celles-ci ne se réalisent pas en temps voulu ou n’assurent pas l’atteinte de l’indépendance financière et du statut d’adulte (Lüscher, 2005). La prolongation actuelle des transitions de l’école au travail, du domicile familial à son propre logement, du célibat à la vie de couple et de famille ainsi que la désynchronisation et la réversibilité de ces évènements mettent en valeur des parcours vers la vie adulte différents de ceux qui les ont précédés. Cela entraîne inévitablement des attentes normatives contradictoires à l’égard des parents : non seulement peut-il être attendu d’eux qu’ils soutiennent moralement et financièrement leurs enfants au cours de cette période prolongée, mais il est également souhaité qu’ils poussent ces derniers à devenir indépendants. En contrepartie, des transitions plus longues et moins ordonnées paraissent aujourd’hui plus acceptées par les jeunes adultes que par leurs parents, dont plusieurs aspireraient encore à des transitions rapides et sans détour vers la vie adulte. De nouvelles normes de transition émergent ainsi et seraient plus largement partagées chez les jeunes adultes. Ces derniers continueraient toutefois à ressentir la norme voulant qu’ils accèdent à l’indépendance.

Construisant sur ces attentes normatives « irréconciliables », parents et enfants adultes d’une même famille peuvent avoir des attentes différentes les uns à l’égard des autres. La croissance, depuis près de deux décennies, des contacts et du soutien intergénérationnel dans le cadre de la montée de la cohabitation des jeunes adultes avec leurs parents (Beaupré, Turcotte et Milan, 2006) ne manque pas de susciter de telles tensions : entre la volonté d’autonomie des jeunes et des situations de dépendance économique, entre des attentes de soutien et leur offre effective. Ces tensions peuvent aussi se produire à l’extérieur du cadre de la cohabitation, par exemple lorsque l’insertion professionnelle des jeunes devient problématique. Il y a donc nécessité d’analyser les rôles sociaux des parents et des enfants non seulement en fonction de leurs attributs dominants, mais aussi en tenant compte de la présence d’une organisation dynamique de normes et de « contre-normes » qui peuvent produire de l’ambivalence et, par la suite, des décisions et de l’action (Lüscher et Pillemer, 1998; Lüscher, 2002). La notion d’ambivalence est en ce sens inscrite dans une perspective de structuration de la société (Giddens, 1990) où l’acteur contribue à reproduire des structures et règles sociales ou à produire de l’innovation et du changement (Connidis et McMullin, 2002; Lüscher, 2002).

La seconde dimension de l’ambivalence est psychologique et s’appuie sur le constat qu’il existe chez l’individu des perceptions et des expériences subjectives contradictoires (Lüscher et Pillemer, 1998). Par exemple, des parents peuvent être heureux de côtoyer et même de soutenir leurs enfants adultes dans le cadre de la cohabitation tout en souhaitant que ces derniers accèdent le plus rapidement possible à l’indépendance, non seulement parce qu’il s’agirait d’un signe de réussite du passage à la vie adulte, mais aussi pour éviter certaines difficultés inhérentes au partage du logement, dont le manque d’intimité, les désaccords au sujet de la propreté et des tâches ménagères et la perception que le jeune adulte est trop dépendant (Mitchell, 1998). Les jeunes adultes cohabitant peuvent ressentir ces mêmes contradictions, mais en vue de l’accès à leur propre domicile (Heath, 2003).

On peut postuler, à la suite de ce qui vient d’être mis en lumière dans le cas de la cohabitation, que l’ambivalence peut aujourd’hui caractériser une grande part des relations intergénérationnelles au cours du passage à la vie adulte. La résolution de ces ambivalences peut avoir une influence certaine sur les soutiens qu’accordent les parents à leurs enfants quant aux parcours d’insertion professionnelle. D’emblée, certaines enquêtes indiquent que l’ambivalence pourrait être plus importante dans des situations où la bifurcation des parcours des jeunes les écarte des normes sociales dominantes, plutôt partagées par les parents. En ce sens, plusieurs recherches montrent que les jeunes ont aisément accès au soutien de leurs parents lorsque ces derniers estiment que les demandes de leurs enfants sont « légitimes » ou que les parcours répondent à leurs attentes en termes d’insertion professionnelle; les parcours d’études plus longs sont ainsi nettement favorisés (Galland et Oberti, 1996 : 67-73; Goldscheider et Goldscheider, 1993 : 141-153; Hillcoat-Nallétamby et Dharmaligan, 2003; Jones, 1995 : 80-101; Lee et Aytac, 1998; Pitrou, 1992 : 91-101).

L’enquête dont il est question dans cet article porte sur des jeunes dont on peut estimer que les bifurcations de parcours les éloignent nettement de ces normes dominantes parce qu’ils ont abandonné leurs études avant d’avoir obtenu le diplôme secondaire convoité. L’analyse jette donc un regard sur des situations où l’ambivalence risque fort d’être présente et le capital social des parents difficilement accessible. À titre d’hypothèse, nous avançons qu’il se présente dans ces parcours d’abandon d’études des conflits normatifs plus ou moins importants avec les parents, selon le niveau de scolarité de ces derniers. La résolution ou non de ces perspectives contradictoires, pour ce qui est des attentes parentales et des parcours et projets des jeunes, pourrait conduire soit à l’offre d’aides, soit au blocage des soutiens à l’insertion professionnelle. Suivant les analyses de données portant sur les attentes scolaires des parents (Statistique Canada, 2001), nous postulons que les parents ayant un faible niveau de scolarité jugent moins sévèrement l’abandon scolaire de leurs enfants et que leurs attentes et leurs soutiens permettraient ainsi aux jeunes sans diplôme de mieux assurer leur insertion professionnelle. En d’autres termes, l’entente intergénérationnelle qui s’établit dès le moment de quitter l’école permettrait aux jeunes non diplômés, dans ces cas, d’accéder aux capitaux que leurs parents sont en mesure de leur offrir. Un effet contraire existerait lorsque les parents ont atteint un niveau de scolarité plus élevé. Le départ de l’école créerait alors davantage d’ambivalence sociale et psychologique, favorisant des relations conflictuelles où les jeunes ont de la difficulté à demander et obtenir du soutien parental. Il existerait entre ces circonstances d’entente et de conflit, un grand nombre de situations intermédiaires où, selon la manière dont est résolue l’ambivalence, la qualité de la relation et les soutiens peuvent avoir des effets à plus ou moins long terme sur l’insertion professionnelle.

L’enquête[4]

L’étude du soutien parental aux jeunes non diplômés du secondaire repose ici sur l’analyse qualitative d’entretiens semi-structurés menés dans le cadre d’un projet de recherche sur l’insertion professionnelle et le rapport au travail des jeunes qui ont abandonné le système d’enseignement secondaire ou collégial québécois en 1996-1997, c'est-à-dire de quatre à six ans avant la réalisation de l’entrevue. L’échantillon de l’enquête a été constitué selon une méthode non probabiliste à partir de la Banque sur les cheminements scolaires du ministère de l’Éducation du Québec. Le recrutement des sujets, qui s’est étalé sur près d’une année, a été réalisé sur une base volontaire auprès de jeunes ayant fréquenté des écoles secondaires et des cégeps dans les communautés urbaines de Montréal (île de Montréal), de Québec et de l’Outaouais. En vue de recueillir les données, 99 entretiens rétrospectifs d’environ une quarantaine de minutes ont été réalisés à partir d’un schéma d’entretien, auprès d’un nombre relativement égal de jeunes femmes et hommes ayant délaissé soit le secondaire (n=48), soit le collégial (n=51). L’entretien rétrospectif portait sur le cheminement scolaire, la trajectoire professionnelle, le rapport au travail au moment de l’entretien, les représentations du processus d’insertion professionnelle, les autres dimensions du processus d’insertion, les mesures d’aide, et les représentations et projets d’avenir. En outre, comme matériel de collecte de données, les chercheurs ont utilisé une fiche de renseignements sociodémographiques et un calendrier de façon à faire le suivi des trajectoires depuis l’abandon des études. Tous les entretiens ont été enregistrés puis retranscrits intégralement.

Aux fins de cet article, seuls les verbatims des entretiens menés auprès de jeunes n’ayant pas obtenu un diplôme d’études secondaires (DES) ont été retenus (n=32)[5]. Ils ont été regroupés selon le niveau de formation des parents, puis soumis à une analyse de contenu par thèmes. Suivant les consignes de la codification élaborées par Strauss et Corbin (1998), nous avons d’abord établi des catégories de codification ouvertes, puis nous les avons spécifiées en retenant plus particulièrement les éléments de discours se rapportant aux attentes et aux soutiens des parents en matière de scolarité et d’insertion professionnelle ainsi qu’aux réflexions des interviewés sur leur départ de l’école et le parcours d’insertion professionnelle depuis ce moment. Enfin, nous avons développé une analyse fondée sur ces données et des catégories théoriques qui permettent de lier le matériel d’enquête au questionnement sur les relations intergénérationnelles et les conditions nécessaires à la production du capital social.

Parmi les 32 interviewés, environ les deux tiers (21 – Groupe 1) ont au moins un parent qui n’a jamais obtenu un DES, tandis que chez un peu plus du tiers des répondants (11 – Gr. 2), les deux parents ont au moins terminé leurs études secondaires. Dans le groupe des interviewés ayant des parents faiblement scolarisés (Gr. 1), le tiers est composé de jeunes dont les deux parents n’ont pas obtenu un DES. De plus, les pères des interviewés sont plus nombreux que les mères (17 et 11 respectivement) à ne pas avoir obtenu un DES. Dans le groupe où les parents sont davantage scolarisés (Gr. 2), les niveaux de scolarité atteints se déclinent comme suit : chez les pères, cinq sont diplômés du secondaire, cinq du collégial et un de l’université; chez les mères, six sont diplômées du secondaire, deux du collégial et deux de l’université.

Les deux groupes d’interviewés se distinguent assez peu quant aux caractéristiques liées au sexe, à l’âge, à la scolarité, à l’emploi et à leur situation en ménage. Chacun des groupes est composé d’une moitié d’hommes (Gr. 1 – 11; Gr. 2 – 6) et d’une moitié de femmes (Gr. 1 – 10; Gr. 2 – 5) et leurs âges sont relativement semblables : plus de 70 % des interviewés dans chacun des groupes sont âgés de 20 à 23 ans; un seul est âgé de 19 ans et tous les autres sont âgés de 24 ou 25 ans. Environ la moitié dans chaque groupe a abandonné les études après avoir terminé la quatrième année du secondaire (Gr. 1 – 12; Gr. 2 – 5), mais près du quart des jeunes dont un des parents ne possède pas de DES a quitté l’école après la 1re ou la 2e année du secondaire (5). Cette situation ne se présente que dans deux cas chez les jeunes dont les deux parents ont obtenu au moins un DES. Au chapitre de l’emploi, la part de jeunes au chômage ou bénéficiant de l’aide sociale est comparable entre les deux groupes (un peu plus du quart). Il en va de même pour l’emploi à temps plein qui est la situation de plus de 70 % des interviewés dans les deux groupes (15 et 8 cas, respectivement); de surcroît, plus de 60 % dans chacun des groupes a un emploi permanent (13 et 7 cas respectivement). Le niveau des revenus est assez faible pour l’ensemble des interviewés. Le quart du premier groupe (5) et plus du tiers du second (4) reçoivent un revenu hebdomadaire inférieur à 201 $. Les mêmes proportions s’appliquent aux revenus de plus de 401 à 500 $ par semaine, soit des revenus se situant entre 20,852 et 26,000 $ par an. Seuls deux répondants dans le premier groupe gagnent des salaires plus élevés. Quant aux situations en ménage, les célibataires sans enfants forment une minorité (Gr. 1 – 6; Gr. 2 – 4) et les couples sans enfants représentent environ 30 % des cas (Gr. 1 – 7; Gr. 2 – 3); des enfants sont présents dans plus du tiers des situations (Gr. 1 – 8; Gr. 2 – 4), mais dans le premier groupe, on compte trois chefs de famille monoparentale. Soulignons enfin que les deux groupes se distinguent sur la question du logement : alors que seuls 15 % du premier groupe vit au domicile parental (3), ce taux s’élève à 40 % dans le second (4); de plus, les quelques jeunes propriétaires de leur logement (3) se trouvent uniquement dans le premier groupe.

Vers une analyse des relations intergénérationnelles et du soutien parental

Dans cette section, nous examinons les types de relations qui s’installent entre les jeunes adultes et leurs parents à partir de l’évènement du départ de l’école. Le processus de construction de ces relations précède évidemment le moment où les jeunes quittent l’école, mais dans plusieurs cas, il est fortement affecté par cette bifurcation du parcours. L’évolution des relations détermine en grande partie les possibilités que du soutien parental soit offert et, le cas échéant, la nature de ce soutien. L’analyse permet de dégager quatre types idéaux de relations intergénérationnelles, d’où découlent des formes de soutien parental, mais aussi une diversité de réactions chez les jeunes.

1. L’entente intergénérationnelle : des parcours acceptés et soutenus par les parents

Le fait de quitter l’école secondaire sans avoir obtenu le diplôme convoité constitue une bifurcation par rapport aux parcours normatifs de l’insertion professionnelle des jeunes. Malgré cela, bon nombre de jeunes interviewés relatent que leurs parents ont accepté sans broncher ce départ de l’école, se sont préoccupés de leur parcours d’insertion professionnelle et y ont contribué de manière plus ou moins explicite. On constate peu d’ambivalences parentales dans ces discours : tous ces parents acceptent dès le départ l’abandon scolaire et s’emploient à offrir des soutiens afin que l’insertion professionnelle se déroule sans trop de problèmes. L’accès à l’emploi domine les attentes des jeunes et celles de leurs parents, créant ainsi une forte entente intergénérationnelle.

Ce premier groupe compte 11 interviewés (9 hommes et 2 femmes) dont sept ont au moins un parent qui n’a pas de diplôme secondaire. Signe que l’entente intergénérationnelle et le soutien parental ne sont pas des remparts à toute épreuve contre la précarité d’emploi, quatre jeunes dans ce groupe sont au chômage au moment de l’entretien, tandis que les autres occupent un emploi permanent à temps plein. Cependant, lorsqu’elles ne conduisent pas à des emplois permanents, ces relations favorables permettent de stabiliser les conditions de l’existence des jeunes.

L’absence d’ambivalence et l’entente intergénérationnelle au sujet de l’insertion professionnelle se façonnent souvent dès avant le départ de l’école, d’une part, parce que les parents n’ont jamais eu d’aspirations scolaires très élevées pour leurs enfants et, d’autre part, parce que les difficultés scolaires de ces jeunes ont commencé dès le primaire. Tous les parents ont encouragé leurs enfants durant leurs années scolaires, bien que certains ne possédaient pas les connaissances nécessaires pour aider leurs enfants avec les devoirs, notamment après le primaire. Mais devant le constat de difficultés et d’échecs répétés, les parents ont fini par accepter que leurs enfants quitteraient l’école avant d’avoir obtenu le diplôme secondaire. Le souci qu’expriment les parents envers les souffrances scolaires de leurs enfants se traduit alors de différentes manières. Une interviewée affirme que face aux difficultés scolaires liées à sa maladie chronique, sa mère l’a enjointe de ne plus poursuivre ses études, tandis qu’un autre affirme que son père l’a encouragé à quitter l’école pour aller travailler. D’autres parents justifient le départ de l’école en fonction de leur propre parcours scolaire, comme le relate Mathieu : « Ils m’ont appuyé. Ils m’ont appuyé dans ma décision. Ils ont dit […] mon père a dit : “Regarde, j’ai même pas mon secondaire cinq, moi” »

L’entente au sujet du départ précoce de l’école permet par la suite une mobilisation de divers soutiens parentaux à l’insertion professionnelle, à l’exception toutefois de soutiens financiers[6]. Bien que les premiers temps après le départ de l’école soient parfois marqués par des problèmes d’orientation professionnelle et des emplois faiblement rémunérés, conservés pendant de courtes périodes, les soutiens se manifestent du côté de l’affectivité : les parents donnent des encouragements ou s’abstiennent de critiques à l’égard des parcours et des difficultés en emploi. De plus, plusieurs parents soutiennent cette période de transition vers l’emploi en partageant le domicile familial sans exiger de pension ou d’autres contributions financières. La cohabitation représente alors pour les parents et pour les jeunes une situation temporaire, une période d’attente qui permet de stabiliser les conditions d’existence et le revenu nécessaires à l’indépendance résidentielle. Ce soutien est parfois un prolongement de la situation de cohabitation qui prévalait au moment du départ de l’école, mais il intervient aussi après la décohabitation, lorsque des jeunes ne peuvent plus payer leur loyer parce qu’ils ont perdu leur emploi ou ont vécu une rupture conjugale. Dans un cas, les parents accueillent même chez eux le couple qu’a formé leur enfant et qui peinait à stabiliser sa situation financière.

Au-delà de ces aides sous forme d’affectivité et de soutien matériel, les parents de ces jeunes sont nombreux à offrir des soutiens à l’insertion professionnelle elle-même. Ce soutien peut être indirect et se limiter à des conseils en termes d’orientation professionnelle, mais s’étendre aussi à la mobilisation des capitaux sociaux des parents à travers la mise en relation des jeunes avec des employeurs. Cette forme de soutien direct s’oppose à la théorie qui, croisant capital social et relations, affirme que les liens faibles offrent davantage de possibilités en termes d’insertion professionnelle que les liens forts, dont ceux de la parenté (Granovetter, 1973, 1982). S’appliquant plus dans les couches sociales les plus favorisées qu’au bas de l’échelle sociale, cette théorie soutient que les liens forts donnent un accès limité à de l’information utile au sujet des possibilités d’emploi parce qu’ils sont circonscrits à des réseaux relativement fermés où les niveaux scolaires et socioprofessionnels des membres sont comparables. Cette situation est le propre de trois jeunes dans ce groupe, dont les parents détiennent ou non un diplôme secondaire. Or, les autres jeunes interviewés relatent que leurs parents ont joué un rôle instrumental dans l’obtention d’un ou de plusieurs emplois, une situation qui a été notée par Le Gall (1999) dans des travaux de recherche auprès de jeunes Français faiblement scolarisés. Notre enquête montre que cette mise en relation n’est possible que si les parents ont suffisamment de connaissances dans des milieux de travail (dont parfois le leur) et qu’ils sont confiants que leurs enfants sauront répondre aux attentes de l’employeur. En établissant de tels contacts, les parents se portent garants de leurs enfants face à l’employeur, tant au sujet de leur disponibilité (légale) pour l’emploi que de leurs qualités professionnelles et personnelles telles que l’assiduité, l’honnêteté et le sens de l’organisation. Patrick relate ainsi qu’il a obtenu son emploi actuel parce que son père s’est rendu auprès d’un garagiste ayant pignon sur rue à proximité du domicile familial. Le père explique alors au garagiste que son fils est âgé de plus de 16 ans et qu’il ne fréquente plus l’école; de plus, il lui suggère de l’embaucher parce que, dit-il, il est « fiable ». Dans un autre cas, Mathieu décrit l’intervention de son père :

Puis après ça [deux années de petits boulots], c’est mon père qui m’a placé dans les fruits et légumes. C’était un petit contact, mais il savait que j’étais travaillant fait que […] Si j’avais été lâche, il ne me l’aurait pas dit. Alors eux [son employeur], ils ont été bien contents.

Si cette « force des liens forts » dans les parcours de jeunes faiblement scolarisés contraste avec la situation d’autres jeunes sans diplôme qui reçoivent des soutiens ne contribuant pas directement à l’insertion professionnelle, elle ne donne pas toujours des résultats qui s’accordent avec les aspirations des jeunes. La situation relationnelle s’inverse alors et des tensions s’instaurent. Ainsi, bien que certains jeunes et leurs parents se soient mis d’accord pour l’abandon des études en vue de l’obtention d’un emploi assuré par l’intermédiaire du père ou de la mère, quelques interviewés finissent par se rendre compte, parce que l’emploi promis tarde à se concrétiser, que leurs parents ont mal évalué la qualité de leurs contacts en milieu de travail[7]; d’autres constatent que leur travail dans l’entreprise familiale répond certes à un besoin de main-d’oeuvre et offre une stabilité d’emploi et de revenus, mais ne correspond pas à leurs aspirations professionnelles. Par la suite, les périodes de recherche d’emploi ou de réorientation professionnelle seront difficilement vécues par les jeunes. Ils auront le sentiment diffus de s’être trompés dans leurs parcours et blâmeront parfois leurs parents; mais ils continueront de dépendre d’eux pour ce qui est de la cohabitation. Sans surprise, dans ce contexte où sont introduites des tensions concernant les aspirations et les attentes, on sent chez ces jeunes une certaine urgence d’obtenir l’indépendance financière et résidentielle.

2. L’ambivalence résolue : des parcours jugés hors-normes mais tolérés par les parents

Dans d’autres situations, l’entente intergénérationnelle n’existe pas au moment du départ de l’école et ne se réalise que dans les mois, voire les années, suivant cette bifurcation du parcours. Contrairement au type précédent, le départ de l’école secondaire constitue un point d’achoppement de la relation entre les jeunes et leurs parents. Ces derniers manifestent clairement leur désaccord avec l’abandon des études et expriment alors des doutes sur les projets d’insertion professionnelle de leurs enfants. Ayant au départ mobilisé des arguments normatifs du type « tu n’as pas de diplôme, tu ne te placeras pas » ou « si tu n’as pas de diplôme, tu n’es rien », les parents finissent par tolérer la situation et, éventuellement, accepter les parcours que poursuivent leurs enfants. Onze interviewés (trois hommes et huit femmes) se retrouvent dans ce groupe, dont sept ont au moins un parent sans diplôme secondaire. Pour ce qui est de l’occupation, neuf ont un emploi à temps plein et dans sept cas, ces emplois sont permanents. Les autres ont un emploi à temps partiel (un) ou sont au chômage (un).

C’est une ambivalence inscrite au coeur de la relation avec leurs enfants qui permettra un réajustement de perspective. Pour certains, c’est avant tout le lien affectif entre parents et enfants qui permettra de résoudre le conflit normatif, alors que pour d’autres s’y ajoute l’impératif de l’insertion professionnelle. Dans tous les cas, l’ambivalence s’efface plus ou moins rapidement et les parents finissent par soutenir des parcours qu’ils avaient contestés au moment de l’abandon des études.

Il faut d’abord souligner que, contrairement au premier groupe, les parents de ces interviewés avaient des attentes scolaires fixées au moins sur l’obtention du diplôme secondaire. Pour certains parents plus scolarisés, les attentes scolaires plus élevées sont liées à un souhait de voir leur enfant occuper un emploi dans une profession précise. Les réactions parentales au moment du départ de l’école sont donc négatives et s’inscrivent dans une durée plus longue, surtout si le rendement scolaire n’était pas faible :

[Nancy :] C'est sûr que mon père aurait aimé ça que je continue. Lui, ce qu'il aurait pas fait [...] Il aurait aimé que je me rende plus loin. Mais comme il dit : « C'est sûr que si tu n’aimes pas ça, je peux pas te forcer non plus. » C'est sûr qu'au début il n'a pas aimé ça, mais après il s'est habitué…

Pour d’autres, le désaccord se manifeste uniquement au moment du départ; il s’agit surtout de situations où les jeunes vivent plusieurs échecs scolaires. Francis relate ainsi les discussions serrées qu’il a eues avec ses parents après avoir décidé de quitter l’école : « J'en avais parlé avec eux autres, ce qui en était, mes objectifs, où je voulais m'en aller […] puis ils m'ont approuvé. On en a parlé, ils ont eu des désaccords, j'en ai eu aussi… »

Parfois, des problèmes relationnels qui existaient déjà entre les jeunes et leurs parents viennent s’ajouter à cette équation. Annie ne s’est jamais bien entendu avec sa mère pour des raisons qui remontent à une enfance difficile. Les conflits entourant l’école vont alors cristalliser un antagonisme plus large et occasionner une rupture importante :

[Intervieweure :] Ta mère, qu'est-ce qu'elle pensait de ça, du fait que tu sois partie de l'école? [Annie :] C'est sûr que, elle qui est infirmière, elle s'attendait à plus de moi. Ça lui a fait bien de la peine je pense. Elle était bien frustrée. C'est une des raisons pour lesquelles […] C'est justement cette journée-là, je faisais mes examens de fin d'année et puis le professeur a réussi à l'appeler et lui a dit : « Savez-vous que votre fille a manqué tant de mois d'école cette année? » Elle ne le savait pas, alors quand elle l'a su, quand je suis rentrée à la maison dans l’après-midi, on a parlé de ça. C'est cette journée-là que je suis partie [de la maison et de l’école]. Ça a viré bien mal, mettons. [Intervieweure :] C'était une grosse chicane? [Annie :] Oui, oui, oui, oui. C'était quelque chose de « heavy ».

Dans toutes ces situations – et même lorsque les conflits paraissent très importants, comme dans le cas d’Annie –, il subsistera une ambivalence parentale. Bien que les parents perçoivent le départ de l’école comme une erreur ou un échec, ils continueront d’exprimer leur affection et un souci pour l’insertion professionnelle de leur enfant. Il n’y a ici aucune rupture définitive de la relation. Si, chez certains interviewés, ce sont les circonstances entourant la fin des études (échecs et difficultés scolaires) qui permettent aux parents de résoudre l’ambivalence en faveur de la situation des jeunes, pour d’autres, c’est davantage la suite des parcours d’insertion qui sera déterminante de l’attitude des parents. Le parcours de Julie constitue un bon exemple de ces dynamiques. Elle affirme que ses parents adhèrent à ces idées : « sans études tu n’es rien », « si tu n’as pas ton secondaire 5, ce n’est pas évident », et qu’au moment où elle a abandonné l’école secondaire ils se sont vivement inquiétés pour son avenir.

Le point de vue de Julie est fort différent. Celle-ci affirme ne pas avoir connu les mêmes succès scolaires que sa soeur aînée (qui a enfilé d’un trait études secondaires, collégiales et universitaires) et avoir eu « des choses à vivre ». L’interruption de ses études secondaires n’est donc pour elle qu’une sorte de repos et un moment d’exploration de soi. La désapprobation des parents prendra la forme d’encouragements répétés dès le retour aux études. Il s’ensuit alors un parcours où se font sentir les attentes des parents (pour poursuivre la scolarité) et la volonté de Julie d’exprimer son autonomie et d’expérimenter certaines libertés. Elle finira par recourir à un programme d’éducation des adultes pour compléter son secondaire, mais son parcours sera marqué par deux voyages, l’abandon des études collégiales après un trimestre et un va-et-vient entre le domicile parental et des logements qu’elle occupe comme locataire. Au moment de l’entretien, elle semble toutefois s’être stabilisée : elle travaille à temps plein, reçoit un salaire hebdomadaire de 450 $ et cohabite avec son conjoint. Au travers de ce cheminement un peu chaotique, et malgré leurs malaises face à un parcours qu’ils jugeaient hors-normes, ses parents lui ont toujours exprimé leur affection et offert du soutien financier pour ses études. De plus, ils n’ont jamais exigé d’elle une contribution sous forme de loyer ou de pension pour les périodes où elle a vécu chez eux.

On voit à travers cet exemple que les soutiens parentaux demeurent disponibles grâce au lien affectif maintenu en dépit des désaccords sur l’abandon des études et parfois sur la suite du parcours d’insertion professionnelle. Le soutien s’exprime bien sûr sur le plan affectif, sous la forme d’encouragements face aux difficultés, et de tolérance face à des situations jugées excessives par les parents. Il s’exprime aussi par des soutiens matériel et financier (cohabitation intergénérationnelle au domicile familial, aide monétaire pour payer les coûts reliés aux études). Chez les répondants qui ont des enfants, notamment de jeunes femmes, l’aide parentale pour la garde des enfants peut constituer un recours face aux demandes d’horaires de travail flexible ou dans le contexte d’un retour l’école. Il s’agit bien évidemment de formes de capital social mis en oeuvre directement dans la sphère familiale. Et, comme dans le premier groupe où l’entente intergénérationnelle est présente dès le départ de l’école, le capital social se déploie aussi lorsque des parents font intervenir leurs relations pour trouver de l’emploi à leurs enfants. Sur les 11 répondants de ce deuxième groupe, six ont pu bénéficier de cette « force des liens forts » pour obtenir du travail soit dans l’entreprise de la famille élargie, soit dans le commerce où travaillent leurs parents, soit encore dans un autre milieu de travail où les parents ont des connaissances. Ici, les mêmes logiques de mise en relation, de garantie de confiance et d’insertion professionnelle sont à l’oeuvre. En somme, toutes ces aides finissent par permettre l’insertion professionnelle des interviewés ou, à tout le moins, d’assurer une certaine stabilité de l’existence lorsque les conditions de travail et les parcours d’emploi sont plus difficiles.

3. L’ambivalence qui déstabilise : le refus de reconnaissance des parents

Dans un troisième cas de figure, les perceptions contraires à l’égard du parcours d’insertion professionnelle marquent les relations intergénérationnelles. Jeunes et parents s’opposent quant à la signification de l’absence du diplôme secondaire et au sujet des possibilités et projets d’insertion sociale et professionnelle. L’ambivalence des parents n’arrive pas à évoluer vers une acceptation des parcours et conduit les répondants à vouloir s’affranchir d’eux tôt après l’abandon des études secondaires. Aucun soutien, aucune aide ne transite par la relation après la fin des études et au cours de l’insertion professionnelle. Cependant, preuve faite de la réussite de l’insertion en emploi des jeunes, certains parents finiront par reconnaître la détermination de leur enfant et la validité du parcours entrepris malgré leur opposition initiale. Ce groupe compte six interviewés (deux hommes et quatre femmes) dont quatre ont un parent sans diplôme secondaire. Pour ce qui est de l’emploi, cinq répondants ont un emploi permanent à temps plein et une seule personne est au chômage. Cette « réussite » est toute relative, puisque la stabilisation en emploi ne s’obtient qu’après avoir emprunté un chemin d’insertion professionnelle long et sinueux.

Dès le moment où ils quittent l’école, les relations entre ces répondants et leurs parents sont lourdes de tension. Cette tension est alimentée par la perception qu’ont les jeunes du caractère contradictoire de la position de leurs parents. Du point de vue des jeunes, les parents sont incohérents parce qu’ils valorisent le lien de filiation et expriment envers leurs enfants de l’affectivité, tout en ne reconnaissant pas la volonté de leurs enfants de se réaliser selon leurs propres choix. Les soutiens que les parents cherchent à véhiculer dans le cadre de ces relations reflètent donc un souhait de réaffirmer le lien intergénérationnel et d’imposer une vision de l’insertion professionnelle, et parfois du parcours biographique dans son ensemble, qui ne concorde pas avec la situation ou les projets de leurs enfants. En somme, cette relation ne peut produire du capital social que si les jeunes délaissent leur autonomie et acceptent de se conformer aux voeux exprimés par leurs parents.

Voyant que le maintien d’un lien proche entraînerait l’imposition des points de vue parentaux, voire une forme de domination, ces jeunes choisissent de se distancier de leurs parents afin de mener seuls leur insertion professionnelle. C’est le cas de Brigitte qui, à 17 ans, abandonne ses études secondaires pour aller suivre un cours de coiffure dans une institution de formation professionnelle privée. Sa mère trouve « épouvantable » le fait qu’elle ne termine pas ses études secondaires. Amoureuse d’un jeune homme et ne pouvant plus supporter les pressions de sa mère à l’égard de ses études, elle emménage chez les parents de son conjoint. Pendant un an, elle suivra son cours de coiffure et travaillera comme secrétaire afin de payer les coûts de cette formation. En cours d’année, elle devient enceinte et s’installe avec son conjoint dans un logement indépendant. Sa mère réagit avec autant de vigueur à cette nouvelle et indique clairement que le parcours de sa fille ne correspond pas à ses attentes :

Ma mère, elle, ça a fait un choc! Parce que je partais, j’étais enceinte, j’avais dix-huit ans, puis [elle a dit] : “C’est épouvantable! Mais tu sais, c’est épouvantable!” Ça lui a fait de quoi parce que j’étais la dernière chez nous […] puis la première enceinte! Fait que, c’était tout l’inverse.

Après l’accouchement, Brigitte sera « femme au foyer » pendant deux ans pour s’occuper de sa fille. Par la suite, elle se trouve un premier emploi dans un salon de coiffure. En un an, elle gravit les échelons, passant du lavage des cheveux jusqu’à la pleine pratique de son métier de coiffeuse. Elle n’aura jamais demandé de conseils ni de soutien à ses parents en matière de formation et d’insertion professionnelle. Brigitte explique que bien que sa mère ait ardemment souhaité qu’elle emprunte un parcours plus linéaire et traditionnel (études, travail et vie familiale), elle a fini par accepter la situation et reconnaître la réussite de sa fille.

Bien que la détermination de ces jeunes explique en grande partie leur cheminement vers la stabilité en emploi, pour plusieurs d’entre eux, il faut souligner que d’autres soutiens, d’autres formes de capital social leur permettent de réaliser leur parcours. Le cas précité en donne un exemple percutant : Brigitte bénéficie du soutien de sa belle-famille, qui accepte de l’héberger le temps de suivre une formation, et de celui de son conjoint qui, par sa situation en emploi, offre à Brigitte la possibilité de s’occuper du bébé sans avoir à travailler. D’autres pourront bénéficier de ces mêmes aides et aussi de celles de la parenté ou des amis. Ces aides concernent l’hébergement donnant le temps de préparer l’insertion professionnelle réussie (formation, recherche d’emploi) et les contacts pour dénicher un emploi. Ainsi, on voit que ces jeunes ont davantage recours au capital social produit à l’extérieur de la famille nucléaire, les parents se montrant intraitables face à des choix de parcours qu’ils refusent d’accepter. Le maintien d’une relation affective au-delà de cette opposition et au cours du processus laborieux et long de l’insertion professionnelle de ces jeunes n’est pas chose facile, mais il peut permettre par la suite de rapprocher les liens que les tensions ont distendus.

4. Conflit, indifférence et rupture du lien : entre affranchissement et difficulté sociale

Ce cas de figure concerne des jeunes dont les relations avec les parents empêchent toute forme de soutien à l’insertion professionnelle en raison de la rupture des relations. Les conflits intergénérationnels autour de l’acceptabilité des parcours des répondants ou l’indifférence des parents à l’égard des parcours de formation et d’emploi des jeunes conduisent à la rupture des relations. Au moment de l’entretien, tout rapprochement et toute réconciliation semblent improbables. Contrairement au cas précédent, il est impossible ici de déceler une possibilité de production de capital social dans le cadre de la relation. En effet, pour qu’il y ait offre de soutien, il doit y avoir du lien. Or celui-ci fait cruellement défaut. Seuls quatre répondants (trois hommes et une femme) s’inscrivent dans ce cas de figure. Parmi eux, trois ont au moins un parent sans diplôme d’études secondaires. En ce qui concerne l’emploi, deux travaillent à temps plein sur une base permanente et deux sont au chômage.

Les deux interviewés qui ont une situation en emploi stable au moment de l’entretien paraissent avoir été laissés à eux-mêmes dès avant le moment de quitter l’école. Pas nécessairement faiblement scolarisés, leurs parents ne s’intéressent tout simplement pas à ce qu’ils font dans la vie ni à l’école ni au niveau social. Cette absence de liens et de soutiens parentaux ne conduit pas à l’échec du parcours d’insertion professionnelle, essentiellement parce que ces répondants font preuve d’une détermination remarquable. Ils dépendent peu du soutien des autres pour s’insérer en emploi, ayant presque exclusivement recours aux formes de soutien institutionnalisées (aide sociale, éducation aux adultes, services d’insertion en emploi). La stabilisation éventuelle de leurs parcours se dénote par le fait que l’un et l’autre occupent depuis deux ans et sans interruption des emplois à temps plein. Le parcours de Véronique illustre bien l’ensemble de ce propos. Ses parents n’étaient « pas bien-bien présents » au cours du secondaire, et pour eux, les études n’étaient pas une priorité. Cette différence « de mentalités » entre elle et ses parents ressort de sa description de leur implication dans son parcours scolaire :

Jamais mes parents ne se sont mis le nez dans mes affaires. Ma mère ne m’a jamais demandé ce que j’avais à faire, voir si mes examens allaient bien. Ils étaient juste là pour me chicaner si les professeurs appelaient à la maison. À part de ça, ils ne savent même pas en quelle année j’étais rendue [lorsque j’ai quitté le secondaire].

Leur indifférence à l’égard de ses études finit par créer entre fille et parents un véritable fossé. En abandonnant l’école, Véronique s’empresse de trouver un emploi et de quitter la maison. Aujourd’hui elle vit en couple, est mère d’un enfant et à nouveau enceinte. Ses parents ont été à peu près absents de sa vie depuis qu’elle a quitté le foyer familial. Elle a tout de même réussi à se stabiliser sur le marché du travail immédiatement après ses études en ayant recours à un service d’aide à l’emploi. Elle a occupé successivement deux emplois à temps plein comme secrétaire-comptable et était en congé de maternité au moment de l’entretien. Elle prend soin de souligner qu’elle n’a pas réussi cela toute seule, que son conjoint est pour elle une source de soutien inestimable.

Bénéficiaires de l’assistance-emploi au moment de l’entretien, les deux autres interviewés n’ont pas connu autant de succès. Après l’abandon des études secondaires, ils ont vécu des départs précipités du domicile parental, des situations précaires en emploi et des relations familiales envenimées. Dans ces parcours qui se soldent par des conditions de vie très difficiles, les répondants ne peuvent pas solliciter le soutien parental qui, pour d’autres interviewés se trouvant dans des circonstances semblables, permet de stabiliser le parcours professionnel ou les conditions d’existence. Ils estiment avoir été rejetés par leurs parents et paraissent incapables de surmonter cette meurtrissure. Il faut souligner que l’abandon des études n’est pas ici au coeur des conflits. Ce sont plutôt des échecs ou des choix liés à d’autres dimensions dans la suite des parcours biographiques qui suscitent les antagonismes.

Ainsi, Alexandre a été mis à la porte du domicile familial après le départ de l’école, essentiellement parce qu’il a des problèmes de consommation de drogues et ne travaille pas. Au moment de l’entretien, il affirme : « Je me suis pogné le beigne trop longtemps »; il estime avoir encore des problèmes à régler, dont celui de la consommation de drogues. Vivant seul et entretenant peu de relations significatives, on voit qu’il lui sera difficile de s’en sortir sans recourir à des formes d’aide formelles, à l’extérieur de son réseau social. L’autre répondant, Nicolas, a aussi abandonné les études secondaires en raison de problèmes de consommation de drogues. Après avoir obtenu un premier emploi (grâce à l’intervention de son père), ses parents exigent de lui une pension. Estimant cette demande injuste, il claque la porte du domicile familial pour emménager avec sa copine. Ses relations avec ses parents, notamment son père, se détériorent rapidement. Remplacé au travail peu de temps après par un collègue ayant plus d’ancienneté que lui, Nicolas se retrouve soudainement dépendant de l’aide sociale. Par la suite, une grossesse imprévue ne se déroulera pas sans heurts. Le couple songe à l’avortement en raison de leur instabilité financière et des problèmes de consommation de drogues de Nicolas. Mis au courant, le père de Nicolas menace de le « déshériter ». Ces évènements sont à l’origine d’une dépression et d’une forte recrudescence de la consommation de drogues chez Nicolas. S’il est heureux, au moment de l’entrevue, que lui et sa conjointe aient choisi de ne pas interrompre la grossesse, il se désole du peu de relations entretenues avec ses parents. De plus, le couple, bénéficiaire de l’assistance-emploi, est très endetté et éprouve beaucoup de difficulté à payer le loyer.

Conclusion

Cette analyse des parcours des jeunes non diplômés et des soutiens parentaux montre que la production du capital social dans le cadre de la relation intergénérationnelle parent-enfant requiert beaucoup plus que la simple existence du lien. Pour être activée au moment de la transition entre l’école et le marché du travail, la production de ce capital doit s’appuyer sur un lien pourvu d’affectivité et d’un intérêt réel pour les désirs des jeunes, leurs orientations face à l’emploi et les buts que certains d’entre eux affirment déjà poursuivre en quittant l’école. Bref, ces jeunes doivent être considérés comme des « égaux en dignité » avec leurs parents, soit des individus dont il faut respecter avant tout l’identité et l’humanité (Cicchelli, 2001). En outre, si le capital social doit permettre d’accéder à des ressources favorisant la prise d’autonomie et l’accès à l’indépendance, il ne semble pas pouvoir être produit dans le cadre d’un rapport de domination, où les parents cherchent à travers leur soutien à imposer leurs attentes face à l’insertion professionnelle de leurs enfants.

Pour que du capital social puisse être produit, il doit aussi y avoir une entente intergénérationnelle minimale sur la suite des parcours des interviewés après l’abandon des études. Il s’agit là d’une condition essentielle. À tout le moins, les parents doivent accepter de vivre avec une certaine ambivalence psychologique vis-à-vis de leurs enfants : celle d’être en désaccord avec leurs choix, notamment celui de quitter l’école avant l’obtention du diplôme, tout en acceptant de soutenir par la suite leur parcours au nom d’une relation qu’ils priorisent par rapport à leurs propres jugements normatifs. Dans plusieurs cas, cette ambivalence finit par se résoudre en faveur de la reconnaissance des choix des jeunes, les parents intégrant davantage la norme du soutien que celle du parcours ordonné vers l’emploi. Évidemment, cette résolution de l’ambivalence s’appuie parfois sur les parcours de jeunes qui finissent par retourner aux études ou qui réussissent à s’insérer en emploi de manière plus ou moins stable. En ce sens, bien que ce soient d’abord les parents qui réorientent leurs points de vue, la résolution de l’ambivalence peut aussi être le fruit d’un travail bidirectionnel sur les normes et les parcours, les jeunes et leurs parents se rapprochant réciproquement de la perspective de chacun.

Aussi, l’entente intergénérationnelle peut être dépourvue de toute ambivalence concernant l’abandon des études et l’insertion professionnelle, notamment lorsque les difficultés scolaires des jeunes remontent à plusieurs années et occasionnent chez ces derniers des difficultés et des souffrances importantes. Les parents seront dans ces cas très disposés à mobiliser des soutiens en faveur de leurs enfants. Il faut ici souligner toute la « force des liens forts » qui semble caractériser la production du capital social dans le cadre de ces relations. On peut se demander si ces liens sont d’autant plus mis à profit que les parents perçoivent leur nécessité longtemps avant le départ de l’école. Ils ont peut-être eu le temps de prévoir comment leurs relations pourraient être mises à profit pour contribuer à l’insertion professionnelle de leurs enfants.

La catégorisation des situations rapportées dans cette enquête montre que l’ambivalence parentale s’exprime moins souvent à l’égard des parcours des jeunes hommes que ceux des jeunes femmes. Bien que ces différences puissent se justifier par le hasard du recrutement, d’autres explications semblent possibles. D’une part, face à la généralisation de niveaux élevés de scolarité chez les jeunes femmes, il est possible que les parents aient des attentes plus fortes face à la persévérance scolaire de leurs enfants de sexe féminin. À cela pourraient s’ajouter le malaise, voire la désapprobation, des parents face aux projets de mise en couple et de parentalité qui peuvent apparaître au moment de l’adolescence et qui se concrétisent parfois par une grossesse avant le départ de l’école. L’« épouvante » ressentie par la mère de Brigitte à l’égard des choix scolaires, conjugaux et maternels de sa fille pourrait bien traduire la perception que des normes parentales, et même sociales, ont été transgressées. Inversement, les jeunes hommes sentent peut-être moins peser sur eux le jugement négatif de leurs parents. Des difficultés scolaires qui s’expriment tôt et un taux d’abandon d’études nettement plus élevé que celui des jeunes femmes peuvent faire en sorte que leur départ du secondaire sans avoir obtenu un diplôme soit davantage toléré et accepté. Enfin, il faut noter qu’à l’encontre des filles, les garçons abandonnent rarement les études pour des raisons familiales ou un projet parental (Bushnik et al., 2004).

Pour autant que les données ici présentées permettent de l’affirmer, et à l’encontre des hypothèses du départ, un niveau de scolarité minimal des parents ne semble pas former une condition nécessaire à la production du capital social dans le cadre de la relation parent-enfant. Il existe bien sûr des situations où des parents plus scolarisés acceptent très mal l’abandon des études et renoncent par la suite à appuyer leurs enfants parce que ceux-ci choisissent un chemin différent de celui qui a été souhaité, mais on ne dénote pas une forte différence avec des parents moins scolarisés. En fait, il semble que les parents faiblement scolarisés et occupant un emploi ont souvent dans leur milieu de travail des contacts « utiles», c’est-à-dire des liens qui permettent à leurs enfants d’accéder à des emplois. Mais il faut souligner que ces emplois exigent peu de qualifications et n’offrent pas toujours la stabilité ou les possibilités d’avancement et d’augmentation de revenus espérées. D’autres recherches permettraient d’explorer davantage cette relation entre la scolarité et l’emploi des parents et la production du capital social dans les parcours d’insertion professionnelle des jeunes faiblement scolarisés. La position scolaire et professionnelle des parents pourrait-elle expliquer la « force des liens forts » dont profitent ces jeunes concernant l’accès à l’emploi – mais rarement pour la mobilité socioéconomique ascendante –, comme cela a été montré à une autre époque au Royaume-Uni (Willis, 1977)?

Enfin, d’autres explications pourraient-elles justifier l’absence de différences notables dans l’accès au soutien parental entre les jeunes non diplômés de famille scolarisée et ceux dont les parents ne le sont pas? À notre avis, les théories de l’individualisation et de la modernité avancée auraient ici une certaine force explicative. On peut penser que les jeunes dont il est question dans cette enquête se trouvent clairement en porte-à-faux dans une société « du savoir », où l’insertion professionnelle et la mobilité sociale reposent de plus en plus sur la scolarité et l’obtention d’un ou de plusieurs diplômes et de moins en moins sur des certitudes liées à l’emploi. Les données à ce sujet sont claires : plus la scolarité est faible, plus les salaires sont bas et les taux de chômage élevés (Bowlby, 2005). Et à cet égard, les interviewés soulignent que leurs parents ont généralement été inquiets du sort qui leur serait réservé sur le marché du travail. Cette conscience des effets probables d’un faible niveau de scolarité sur l’insertion professionnelle, mais aussi l’action parentale de soutien face à ces dangers, ne constituent-elles pas une forme de réflexivité qui marque la construction des trajectoires individuelles dans les sociétés modernes avancées (Giddens, 1991)? Il s’ensuivrait un besoin de construire des « certitudes biographiques » (Zinn, 2004) pour ces jeunes qui ont passé outre le modèle normatif et ordonné (en termes de scolarité et d’insertion professionnelle) du passage à la vie adulte. Les parents, quel que soit leur niveau de scolarité, verraient donc l’offre de soutien comme une nécessité pour éloigner les risques de dépendance. Pour cela, et sur fond d’une relation où prime le lien affectif, ils seraient prêts à mettre leurs ressources à profit et, dans bon nombre de cas, à tolérer des ambivalences qui finissent par se résoudre.

En définitive, pour les interviewés, la production du capital social par l’entremise de la relation intergénérationnelle est ancrée dans des dynamiques de négociation et de reconnaissance de l’individualité de chacun. Elle repose aussi sur d’autres conditions, celles de l’emploi et des contacts des parents notamment, mais qui ne sont pas à la portée de tous. Dans ce contexte, la réponse aux incertitudes, pour celles et ceux qui ne peuvent compter sur le lien parental ou qui s’en éloignent pour ne pas être dominés, pourrait-elle se trouver dans d’autres parties du réseau social, c’est-à-dire auprès de la famille élargie et des amis? Si la vie de couple permet certainement à des interviewés d’accéder à d’autres soutiens, les relations avec les amis ou la famille élargie sont moins souvent inconditionnelles comme peuvent l’être celles entretenues avec les parents ou le conjoint. En ce sens, elles peuvent n’être que de faibles remparts contre l’incertitude. Certains jeunes se tournent aussi vers des types de soutiens plus formels, mais dans ces cas il est rarement question de production de capital social. Cependant, avec un peu de chance, ils peuvent trouver auprès d’organismes susceptibles de bien connaître les réalités de l’insertion professionnelle et sociale des jeunes plus faiblement scolarisées, des soutiens qui leur permettent de construire et d’affirmer leur autonomie et de lier leurs intérêts en matière d’emploi à des possibilités réelles d’indépendance.