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Sociologue, raconte-moi la famille ! [1]

La sociologie s’est très tôt intéressée à l’objet « famille ». On pourrait même dire qu’elle s’est largement construite en s’intéressant à cet objet, surtout si l’on réintroduit dans son histoire ceux que l’on a appelé les « précurseurs » (Montesquieu, Le Play, Fourier, etc.). En tout cas, ses « pères » canoniques n’ont pas manqué d’en produire des analyses qui, pour en asseoir la validité théorique dans la compréhension du fonctionnement des sociétés, ont fourni autant de discours sur ce qu’était substantiellement la famille et la manière dont elle se faisait empiriquement. Autant de discours qui sont devenus l’enjeu de discussions théoriques quant à leurs présupposés analytiques, leur pertinence descriptive et leurs conséquences pratiques. Autant de discours, donc, datés et situés, mais dont la portée aura été celle d’une entreprise de théorisation du fait familial lui-même. Un domaine propre de la sociologie de la famille s’est ainsi constitué, de nombreux sociologues s’en réclament et nos universités dispensent largement un enseignement en ce domaine.

C’est d’abord ce discours sociologique sur le fait familial que nous considèrerons ici. Qu’ont dit et que disent les sociologues de ce fait familial, de ce qui le fait advenir au statut théorique de « famille » ? Et, ce disant, qu’ont-ils intégré, dans leurs analyses, de ce que les familles empiriques, ceux qui se rassemblent sous cette appellation et disent qu’ils sont une famille, peuvent eux-mêmes en dire et en faire ? Surtout lorsque ce qu’ils vont en dire s’écarte de ce qu’ils en vont en faire.

On cherchera donc à montrer ici, comment les approches sociologiques de la famille ont pu balancer entre des pôles interprétatifs qui, faisant la part belle à une dichotomie largement prévalente en sociologie, ont orienté la compréhension du fait familial dans une sorte de mainstream théorique conduisant à penser que celui-ci trouvait son principe explicatif dans une causalité fonctionnelle, efficiente et suffisante. Fût-elle historiquement inscrite dans l’évolution des sociétés dans lesquelles prend place ce fait familial. Ce balancement du principe explicatif pourrait lui-même admettre une justification en termes de configuration théorique historique, d’épistémè comme aurait pu dire Foucault. Le primat durkheimien accordé aux institutions étatique et juridique dans le faire famille se comprend mieux si on le rapporte au contexte sociétal qui valorise la capacité de l’instance étatique à devenir l’ingénieur ou l’instituteur du social. De même, le poids du privacy giddensien est à rapporter à la valorisation de l’individu dans des sociétés qui se pensent « individualistes ». Autrement dit les contextes historiques fournissent bien des paradigmes sociétaux à l’intérieur desquels ont pu être menées les analyses du fait familial et peuvent, subséquemment, en éclairer la logique d’apparition.

Mais c’est moins vers cette mise en perspective des thèses soutenues à l’endroit de la famille que nous souhaitons nous orienter et plus vers une appréciation méthodologique et épistémologique des démarches explicatives qu’elles recèlent. Pour le dire d’un mot, nous interrogerons les analyses sociologiques du fait familial à la fois sur leurs présupposés analytiques et leur posture théorique à l’égard de la famille qu’elles entendent comprendre et expliquer. En somme, nous nous interrogerons sur les implications méthodologique et théorique qu’il conviendrait de faire valoir pour appréhender de manière plus satisfaisante le fait familial ? Bref, répondre avec toute la complexité qu’elle recèle à la question de savoir comment se fait la famille aujourd’hui ? C’est pourquoi nous nous tournons vers le sociologue afin qu’il nous raconte la famille objet de tous ses soins analytiques.

Pour la clarté du propos, nous proposerons d’appréhender le fait familial à trois niveaux. D’abord, le faire famille dans ses modalités pratiques, celles que mettent en oeuvre ceux dont on dit et qui se disent constituer une famille. Les familles empiriques, si l’on veut, dont les manières d’être en famille, de penser la famille qu’ils font, vont pouvoir recevoir des formes variées dans le temps de l’histoire. Ensuite, le faire famille dans ses acceptions théoriques. Le faire famille des sociologues, des historiens, des juristes, etc., qui cherchent à comprendre les familles empiriques dans leur rapport à la société et à ses règles de structuration. Cette montée en abstraction conduisant à la formulation de théories dont la vocation première est de dégager les principes suivant lesquels se forme le fait familial. De là, la variété possible de théories qui mobilisent des cadres analytiques admettant eux-mêmes la variation. Enfin, le faire famille envisagé comme démarche analytique, c’est-à-dire comme procédure d’élaboration de l’objet famille lui-même. Autrement dit, le faire famille saisi depuis ses présupposés méthodologiques et épistémologiques ou, si l’on veut, du paradigme sociétal qui préside et dans lequel viennent prendre place les théorisations précédentes. Ce qui a d’immédiates incidences sur l’extension du fait familial empirique, sur le périmètre du familial, pris en compte par la théorie et, bien entendu, sur sa compréhension proprement théorique.

C’est donc vers une tentative de clarification du poids de ce troisième volet dans les productions sociologiques contemporaines du faire famille que nous souhaitons concentrer notre propos. Ce qui réclamera aussi une sorte de revue, nécessairement succincte et lapidaire, des théorisations du fait familial qui se sont imposées sur le plan sociologique.

1. Quid de l’État dans la production du fait familial ?

On sait comment la sociologie, dans son intention de compréhension globale de la société, a dévolu à la famille une place de choix dans la reproduction des relations sociales et la structuration du social. Mais, dans ce cadre, la place de choix, n’est pas une place choisie, ni par les familles elles-mêmes, ni, a fortiori, par les individus qui la composent. C’est vers d’autres institutions sociales, d’autres procédures de reproduction, que les sociologues se sont le plus souvent tournés pour rendre compte de l’efficience sociale de la famille. De Durkheim à Bourdieu, la figure de l’État va, ici, apparaître centrale. Partons du dernier cité pour en rendre compte.

Si, dans nos sociétés de division sociale du travail, Durkheim percevait volontiers dans l’État un instrument de fonctionnarisation du couple domestique, Bourdieu en fait l’opérateur premier du fait familial lui-même. Significativement Bourdieu reprend dans l’ouvrage intitulé Raisons pratiques un texte déjà publié dans sa revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales sous le tire « À propos de la famille comme catégorie réalisée » et le présente avec un nouveau titre « L’Esprit de famille » comme une illustration du rôle majeur de l’État ou du « champ bureaucratique » dans la reproduction des rapports sociaux de domination (Bourdieu, 1993 et 1994). Pour Bourdieu en effet, s’inscrivant par là dans la même logique que Parsons, le fait familial est à regarder comme une production sociale engageant tout à la fois un enjeu de reproduction de la société et une forme de structuration interne à la famille congruente avec cette société.

Selon Bourdieu, et dans une inspiration théorique proche de l’ethnométhodologie, la famille est à regarder comme une substantialisation d’une catégorie construite par l’État, « …responsable principal de la construction des catégories officielles… » (Bourdieu, 1993 ; 36). Ce, comme catégorie, intériorisée par chacun, constitutive de notre habitus, au fondement du sens commun, c’est-à-dire « …de la doxa acceptée par tous comme allant de soi. », bref, intégrée dans nos structures mentales au titre de « réalité » constitutive du social lui-même. Ce que Bourdieu appelle « l’ontologie spécifique des êtres sociaux » (Bourdieu, 1993 ; 33). L’idée de famille devient donc une fiction efficace, une prophétie autoréalisée qui va recevoir un ensemble de propriétés spécifiques : l’affection, la chaleur, la solidarité spontanée… En somme, une essence propre distincte de celle du social : la privacy avec ses secrets… de famille, son esprit de confiance et de la gratuité du don, le refus du calcul qui, lui, est le propre du marché, etc. Donc, une capacité à ordonner et le comportement des individus et nombre de rapports avec le monde social. Autrement dit la catégorie socialement construite de « famille » est un puissant performatif social. Ici, le mot fait la chose, la catégorie produit la réalité.

Ce qu’il est intéressant de noter dans cette approche est l’ordre conceptuel qui préside à l’analyse. La famille n’est pas première. Ce n’est pas la donnée de départ à partir de laquelle on pourrait poursuivre l’analyse. Que ce soit l’analyse historique de ses « évolutions », de ses « transformations », ou l’analyse de ses fonctions sociales et anthropologiques. La famille est ici une donnée dérivée, un produit social et historique. Ce qui est premier est le processus de sa production, lui-même social et historique. En somme, avec cette approche la famille perd tout caractère « naturel », toute consistance anthropologique fondamentale, toute transcendance sur la société ou même les individus. La famille est une construction sociale et à ce titre il importe au sociologue d’en dégager les principes de sa construction. Bourdieu en appelle, pour sa part, à « une histoire sociale du processus d’institutionnalisation étatique de la famille » (Bourdieu, 1993 ; 36).

Rémi Lenoir s’en acquittera dans son ouvrage Généalogie de la morale familiale. Celui-ci propose ainsi de penser que :

 la « famille » a été […] réinventée au XIXe siècle selon les principes du mode de domination rationnelle-légale, qui tend alors à s’imposer à l’ensemble de la population sous l’action de l’État et est à la base d’une politique visant à régulariser la vie sexuelle et la natalité mais aussi l’éducation et l’instruction, et, par là, d’un nouvel ordre social dont la légitimité n’est plus autant assurée par la tradition et les formes d’organisation administrative et religieuse qui lui étaient liées.

Lenoir, 2003 ; 35

Nous avons là esquissé le thème de la « famille instituée » qui veut que, aussi bien les institutions religieuses, juridiques, éducatives, que les instituts d’études démographiques à vocation « scientifique » ou les organismes de gestion des politiques familiales, etc., participent de la fabrication étatique d’une morale familiale ajustée à l’état de la société. L’historien britannique Peter Laslett (1965), qui connaissait bien Locke et son Traité du gouvernement civil, avait souligné combien les commandements de Dieu, notamment le quatrième : « tu honoreras ton père et ta mère… » (Exode 20.12), trouvaient leur application immédiate dans la préservation d’un ordre social qui, sous ce que Lacan appellera le « nom du père », empilera dans un même respect Dieu, le Roi, le Pater familias et son propre géniteur.

D’où la topique commune à de nombreux travaux de sciences sociales qui prennent pour objet la famille ou les rapports de genre, à penser analogiquement famille et société, ordre familial et ordre social. Le sens dans lequel opèrera l’analogie pouvant varier historiquement eu égard à la structure sociale et politique en vigueur. La société de la modernité, bourgeoise et démocratique, procèderait, pour sa part, comme tente de le monter Rémi Lenoir, à un façonnage de la famille depuis les institutions sociales les plus opératoires au sein de la République. De là le poids singulier qu’il accordera à l’entreprise de moralisation de la famille, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes qui énonceront la bonne manière de faire famille. Ce qui conduira, lorsque ces préceptes vacilleront sous l’effet des revendications à faire famille autrement, à ce que Rémi Lenoir appellent les crises du familialisme contemporain.

Autrement dit, en adoptant cette perspective théorique, se trouve affirmé une sorte de non possumus à penser la famille avec les seuls notions et concepts usuels de la sociologie ou de l’anthropologie de la famille. Il faut procéder à un détour par les superstructures sociales, par l’État et ses instruments bureaucratiques, pour saisir ce que représente, socialement, la famille et comment, socialement, elle se trouve produite et reproduite. Mais ce faisant on se retrouve dans une sorte d’impasse théorique lorsque l’État soi-même et ses instances de moralisation renoncent à édicter la morale familiale ou, pour le moins, à ne reconnaître qu’une seule bonne forme familiale, à ne reconnaître de famille que sous les auspices de ses injonctions morales. Or, c’est ce qui a pu être observé dès les années 70 lorsque, en France notamment, les politiques familiales ont professé une sorte de neutralité vis-à-vis de la forme de la famille qui accueillait l’enfant promu à devenir l’objet premier de leur intervention. Neutralité relative certes, puisqu’elle dérivait malgré tout du cadre légal qui pouvait encore circonscrire la famille. On pense, ici, aux revendications homoparentales, aux pratiques d’engendrement pour autrui, encore écartées par la loi française, à l’encontre de ce qui se faisait dans d’autres pays européens notamment.

Pour autant, s’il est indéniable qu’au cours de cette période l’État s’est engagé dans un renoncement à édicter la bonne forme familiale pour accorder son soutien à l’enfant et poursuivre son objectif de le voir se multiplier, s’il professe donc une neutralité axiologique à l’endroit de la famille, il ne renonce pas cependant à ses objectifs natalistes (Messu, 1994 ; Commaille et Martin, 1998 ; Chauvière et Bussat, 2000). Lesquels, au-delà de quelques discours alarmistes sur la situation démographique française, vont paraître être d’autant mieux satisfaits que la situation des autres pays européens va connaître un « effondrement » de leur natalité. Dès lors, se pose, en tout cas rétroactivement, la question de l’opérativité de l’instance bureaucratique étatique à dire et à circonscrire le périmètre familial, à l’inscrire dans sa visée morale. De fait, dans les années 70, les discours savants ou profanes sur la famille portent plutôt sur la remise en cause de la légitimité de l’intrusion des instances sociales de normalisation dans l’établissement du faire famille. L’État et son appareil bureaucratique au premier chef, mais aussi les morales sexuelles, conjugales, éducatives, comportementales au sens large. Sa force de contrainte à faire famille est devenue si faible que le thème sociologique et journalistique qui l’emporte est celui du devenir de la famille elle-même. « Finie la famille ? », tel est la forme d’interrogation qui s’impose alors. Il est vrai que la décennie suivante, sous l’effet des crises de l’emploi qui submergent les pays développés, va ré-intrôniser la famille comme instance sociale de solidarité en faveur de ses membres. C’est ce que montre le débat qui s’amorce alors autour du care et de ses modalités de mise en oeuvre. Mais là encore, l’État se trouve dans une sorte d’impuissance à (re)façonner la famille dans le but de l’amener à remplir plus intensivement la prise en charge de ses membres mis à mal par les mutations de leur environnement social que ce soit en termes de chômage, de ruptures diverses et de la solitude qui peut s’ensuivre. Cette impuissance va se mesurer à l’aune des mesures de politique sociale universaliste (politique de revenus de substitution principalement), ou de politique sociale « ciblée » qu’il se trouve de fait amené à prendre au cours des années 80. Ici, c’est d’abord la situation des individus (chômeurs de longue durée, jeunes en difficulté d’insertion sociale et professionnelle et toujours dépendants de leur famille, femmes seules chargées d’enfants, personnes âgées dépendantes…) qui est prise en compte, même si ceux-ci voient leur prise en charge parfois majorée parce qu’ils ont une famille à charge.

En somme, il est clair qu’au cours des années 70 et 80 la capacité de l’État à faire la famille s’est fortement affaiblie tant dans ses dispositions morales que matérielles, sans parler de sa moindre volonté à édicter les bonnes règles du faire famille et qui se traduira par toutes sortes de flottements juridiques autour des actes, et conséquences de ces actes, engageant peu ou prou une dimension familiale (conjugalité sans mariage, recomposition familiale hors mariage, etc.) Au cours de ces décennies, les analyses qui faisaient de l’État l’instance première de fabrication du fait familial s’en sont trouvées pour le moins en porte-à-faux. Trahies en quelque sorte par leur support argumentatif.

Parallèlement, toute une partie de la sociologie de la famille avait repris à nouveaux frais ses analyses du fait familial. Dans ces conditions, en effet, qui désormais pouvait faire la famille ? Si ce n’est l’État, serait-ce son sujet, son assujetti ?

2. La famille à la mesure des individus ?

À l’heure de l’individualisme triomphant, comme le voulait la vulgate sociologique ambiante, c’est du côté des individus eux-mêmes, donc des membres constitutifs du fait familial, que bien des sociologues de la famille vont alors se tourner. Mais sur quelle base ce renversement de perspective va-t-il s’opérer ? C’est Giddens qui énoncera le plus clairement la nature et les modalités de ce renversement. La transformation de l’intimité, pour reprendre l’un de ses titres, en aura été, semble-t-il, le moteur le plus puissant. La littérature dite du « développement personnel » (self-help) aura joué pour Giddens, comme il le dit dans la préface de son ouvrage, le rôle d’un révélateur du changement. Autant dire que c’est en considérant ce qui pouvait avoir changé du côté des familles empiriques que le reversement de perspective analytique devait s’imposer. Ce disant, il clair que Giddens et le courant d’analyse sociologique qui l’accompagnera s’inscrivaient dans une tradition déjà bien établie du côté des historiens de la famille qui avaient accordé un rôle important aux changements des mentalités dans les transformations du faire famille. Philippe Ariès, Jean-Louis Flandrin ou Edward Shorter l’avaient déjà largement montré et illustré. Cette approche sociologique alternative admettra donc que les révolutions des mentalités signent que les contraintes normatives d’hier, les entreprises de moralisation apparemment bien établies, les formes de la coercition sociale, se laissent transformer. Ou pour le moins, qu’elles peuvent composer avec ce qui se passe dans la tête des individus sociaux.

Ce que va fortement souligner Giddens est que, dans la famille contemporaine, opère d’abord une règle de négociation entre les partenaires familiaux. Il s’établit entre eux un « contrat roulant », comme il l’appelle. « Le contrat roulant n’est autre qu’un procédé constitutionnel présupposant la libre discussion entre les deux partenaires sur la nature exacte de leur relation, et permettant également la négociation au moyen de telles discussions » (Giddens, 2004, 234) Autant dire que l’ordre familial devait être pensé comme procédural quand certains sociologues, et non des moindres, continuaient à ne l’envisager que sous forme instrumentale, à ne le voir que sous la forme d’une imposition institutionnelle. En somme, ce qu’il convenait d’accepter était que les dispositions individuelles pouvaient prendre le pas sur les impositions conventionnelles. Notamment en matière de rôles, d’expression des sentiments et des désirs, d’engagement personnel et de confiance accordée. À la suite de Janet Finch, Giddens va donc mettre en doute la force de l’obligation sociale, même celle qui se trouve instituée, voire sacralisée, comme le mariage (Finch, 1989 ; Giddens, 1992).

Ainsi, ce qui se présente au principe du fait familial, au moins dans sa composante « constitutionnelle », celle qui autorise de se dire formant une unité familiale domestique, un ménage au sens de l’INSEE[2] en France, serait la capacité de l’individu à y consentir. Sa capacité d’autonomie, au sens de la philosophie politique et sociale. On comprend pourquoi nombre de sociologues de la famille vont suivre François de Singly lorsqu’il va ordonner les termes constitutifs du fait familial dans une articulation du « soi » et de la « famille » en passant par le « couple » (Singly, 1996 : 13). C’est que, pour les sociologues qui vont se réclamer d’une telle approche individualisante, la famille est désormais autant façonnée par les individus qu’elle ne les façonne. L’enjeu du faire famille n’est plus principalement sociétal, il est interne au faire famille lui-même. Il relève de l’ordre du privé avant d’atteindre l’ordre social.

Il convient donc d’admettre une sorte de dialogique qui permettra à aux membres de la famille d’attendre qu’elle les révèle à eux-mêmes, qu’elle contribue à promouvoir le « soi intime », dans le moment même où ceux-ci expérimentent, mettent en pratique, testent en quelque sorte leur « soi statutaire » (de conjoint, de parent, d’enfant). La relation dialogique veut dire que les rôles et les attentes de rôle ne peuvent plus être simplement regardés comme formellement définis, et susceptibles seulement de correction des éventuels écarts ou de sanctions disqualifiantes. Ils sont à chaque fois à « inventer ». Les partenaires familiaux ont à « définir », « contractualiser » leur relation, à la subsumer sous des aspirations, des expressions de l’intime, des valorisations du soi. La relation à l’autre, à l’autre membre de la famille, est dès lors plus qu’un lien socialement établi. C’est un lien individuellement et réciproquement construit. D’où le poids de la négociation dans sa construction. D’où aussi la reconnaissance d’une co-dépendance qui pourra toujours se révéler difficilement conciliable avec l’autonomie principielle, surtout lorsqu’elle est fortement revendiquée.

C’est pourquoi on n’aura de cesse, depuis plusieurs décennies maintenant, y compris dans les travaux de sociologie générale, de mettre en exergue l’instabilité des relations familiales, du couple au premier chef. L’instabilité, la négociation permanente, l’effacement des hiérarchies autoritaires et des subordinations statutaires, vont dès lors être tenus comme autant de signes de ce que Giddens avait pensé en termes de démocratisation de l’institution familiale. Mais ce faisant, si l’individu autonome y trouve son compte, de multiples effets désintégrateurs de l’ordre social vont alors être associés à ce nouveau mode de régulation familiale. D’autant qu’il recèle une multitude d’enjeux de valeur.

Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, entrer dans de telles considérations, nous noterons seulement combien les analyses menées dans divers domaines de la vie sociale tendent à considérer que les transformations du mode de régulation familiale, la démocratisation interne de la famille, sont à tenir pour des facteurs explicatifs des questions ou des problèmes sociaux qu’elle-même et ses membres rencontrent. De l’instabilité des couples et de la variabilité conjugale, qui conduisent à la recomposition ou à l’effacement des rôles sexués, notamment les rôles masculins et l’affaiblissement de la figure du père, jusqu’aux réaménagements des devoirs d’entretien des différents membres de la famille ou des transmissions patrimoniales, en passant par les troubles psychologiques des uns et des autres, on puise là des éléments susceptibles de rendre compte tout à la fois des difficultés scolaires de certains enfants, de la solitude si ce n’est l’abandon de personnes âgées, de l’appauvrissement de femmes élevant seules des enfants, de la surconsommation médicamenteuse, etc. Bref, l’individuation du familial n’affecterait pas seulement l’ordre familial, il produirait encore ses effets à l’échelle de la société globale, conduisant les instances régulatrices de l’ordre social à adopter de nouvelles règles et dispositions législatives, à mettre en place de nouveaux dispositifs de prise en charge des individus concernés ou de gestion de leurs problèmes. En somme, l’individuation du familial en appelle à de nouvelles interventions des instances sociales de régulation, à de nouvelles interventions de l’État et de ses instruments de normalisation.

Dans ces conditions d’évolution sociale du faire famille, et donc d’apparition de nouvelles sphères d’intervention pour les institutions sociales supra-individuelles, étatiques ou para-étatiques, où l’analyse sociologique va-t-elle pouvoir loger le fait familial lui-même ?

3. Le fait familial, une dynamique intersectionnelle

Plutôt que de balancer entre une détermination sociétale, étatique bureaucratique ou culturalo-normative du fait familial et une évanescente émanation des desiderata des individus, fut-elle arcboutée sur d’imprescriptibles droits humains, les travaux sociologiques les plus récents vont parler d’un nouvel ordre du familial, d’un « nouvel esprit de famille » (Attias-Donfut, Lapierre, Ségalen, 2002), d’un « nouvel ordre sentimental » (Bawin-Legros, 2003). Ce nouvel ordre du familial est moins pensé comme un basculement d’une vision somme toute holiste de la famille vers une vision strictement individualiste, ou, pour suivre Irène Théry, entre « deux représentations incompatibles de l’humain lui-même » (2005), que sous la forme d’une reconfiguration des processus d’élaboration du fait familial lui-même. Pour le dire autrement, la source du familial n’est plus monocentrée. Elle n’est plus centrée du tout. Inutile d’exciper de ce que ce n’est plus la loi, le mariage du code civil ou du sacrement religieux, qui fait la famille pour verser dans l’auto-production d’acteurs autonomes agissant dans une sphère communicationnelle pure. La famille est toujours ailleurs, se nourrit d’autres impératifs et ne s’épuise jamais dans la mise en oeuvre de l’un ou de l’autre. Le nouvel ordre du familial tend à faire de la famille une sorte de noeud, mieux, un véritable plexus d’attentes normatives.

Pour saisir la famille, il conviendrait de se situer en même temps en ses multiples centres, d’embrasser en une même vue ses multiples sources d’attentes, d’exigences ou de contraintes. De la percevoir comme la résultante de multiples forces qui vont produire un agencement à l’équilibre instable mais suffisamment stable pour produire un effet émergent, savoir ici, le fait familial lui-même. Pour le dire autrement, la sociologie de la famille, dans sa dimension analytique, est amenée à multiplier les points à partir desquels se voit, se conçoit, s’exécute le familial. Avec l’espoir, les thèses varient sur ce point, d’en appréhender un élément de consistance, une sorte de noyau dur peut-être, que l’on pourrait s’accorder à appeler « famille ». Et cela peut tout aussi bien se faire à partir du vocabulaire utilisé pour le dire, que de l’observation des pratiques de ceux qui le disent lorsqu’ils parlent de leur famille, que des instruments contrôlés d’analyse mis en oeuvre par les sociologues par exemple.

Evelyne Sullerot avait souligné combien le vocabulaire de la famille était lui-même en pleine « recomposition », réfléchissant par là, et pour l’auteur, une certaine volonté de « recomposer » le fait familial. Ainsi le label « famille monoparentale » ou « uniparentale » avait le mérite de dire une nouvelle manière de faire famille, quand, faut-il le rappeler, les appellations précédemment utilisées, fille-mère notamment, avaient pour effet d’éluder le lien entre la situation de cette femme et le faire famille. Pour Sullerot, cela contribuait d’abord à « supprimer le parent vivant mais absent, même si celui-ci ou celle-ci voit ses enfants deux fois par semaine » (2000, 194). Bernadette Bawin-Legros, pour sa part, va mettre l’accent sur les écarts entre les discours d’amour fusionnel, communicationnel et transparent et les pratiques effectives d’indépendance, d’évitement et de rupture. « Je parlerais plus volontiers, dit-elle, d’un fossé qui va s’élargissant entre les valeurs et les comportements » (2003, 196). En somme un grand écart entre l’image valorisée de soi et les manières dont elle est mise en oeuvre par l’intéressé. De ce point de vue, le living apart together exprimerait sans conteste, sur le mode de la contradiction vive, une manière de faire famille sans le dire ou de le dire sans la pratiquer au quotidien. Ce qui peut recouvrir autant une posture idéologique plutôt pratiquée dans la Upper class, que le sort subi par les migrants qui laissent au pays « leur » famille, gardant le lien par l’argent envoyé et les échanges téléphoniques ou internet.

C’est aussi, comme il a été bien des fois rappelé, que le nouvel ordre du familial n’échappe pas cependant aux stéréotypes sociaux, même si ces derniers peuvent désormais être qualifiés de stéréotypes mous, comme le fait Gilles Lipovetsky (1997). Les rôles masculins et féminins dans le couple, les relations parents-enfants, les places générationnelles, etc., gardent leurs poids de stéréotypes sociaux, même si les formes figées qui avaient pu prévaloir dans la société victorienne, par exemple, ont connu d’importants assouplissements. Autorisant parfois, l’expression de renversements spectaculaires. Ainsi de l’enfant-roi en sa famille, de la pâle figure du mâle dominant, des secondes carrières éducatives de grands parents, etc. Du moins en un certain nombre de cas jugés exemplaires du ramollissement des stéréotypes sociaux.

Qui plus est –on doit aussi le rappeler à l’instar d’Irène Théry–, au-delà de ces manières de dire, de penser et de pratiquer le nouvel ordre du familial, subsistent et opèrent d’autres impératifs sociaux dont on ne saurait faire l’économie dans l’analyse sociologique. La focalisation sur la manière de s’allier ou d’entrer en relation avec l’autre, dans une relation conjugale et domestique, éducative et affective, personnelle et communautaire, a eu tendance à faire passer au second plan de l’analyse ce qui traverse aussi la famille. Savoir : la filiation, l’agencement de la parenté et subséquemment la solidarité entre alliés et parents, qu’elle prenne la forme de l’obligation d’aliment ou le soin (caring) à l’endroit du membre dépendant de la famille. Cela vaut aussi pour la transmission intergénérationnelle, qu’elle soit patrimoniale ou symbolique. Tout cela participe également, par définition ou, si l’on préfère, par contrainte d’ordre social, à l’établissement du fait familial lui-même. En somme, la parenté, au sens anthropologique, représente toujours le point sur lequel viennent à buter les analyses sociologiques individualisantes du fait familial. Comme si ce dernier pouvait échapper totalement aux cadres sociaux, notamment juridiques, qui concourent aussi à le définir. « Définir la famille sans passer par les liens de parenté est proprement sortir du droit, en se référant à une sorte de substance non institutionnelle du fait familial », écrit par exemple Irène Théry (2005, 393). À l’appui, on pourrait faire valoir toute l’activité législative et juridique qui entoure, notamment depuis quelques décennies, la question de la filiation et de la transmission (du nom, des biens, mais aussi de la citoyenneté). Même si toute cette activité se fait, le plus souvent, en écho à ce qui se joue dans les pratiques sociales ou sur la scène des représentations et des normes sociales et comportementales, elle n’en continue pas moins à instituer le fait familial.

Ce disant, c’est encore souligner que le fait familial ne peut trouver de source unique. Souligner le poids de la filiation et de la transmission, c’est reconnaître l’imposition, par delà la volonté des seuls individus, d’une règle sociale, culturelle et historique bien entendu, mais en quelque manière intangible, pour établir qui sont ceux avec lesquels on se trouvera apparenté. On peut d’ailleurs apprécier sous cet angle nombre de revendications dites de solidarité entre individus dont la situation déborde encore les cadres légaux et prescriptifs du faire famille : homoparent, statut du beau-parent, adoption… Mais, ce serait sûrement retomber dans la quête d’un invariant structurel, susceptible d’arrêter ce qu’est la famille en soi, la « vraie » famille, que de proposer de regarder la filiation et la transmission comme le point nodal autour duquel peuvent se tisser les liens familiaux et les modes de faire famille. Car, même en ces matières, les pratiques sociales arrivent à déborder le droit. Ce, marginalement peut-être, mais significativement.

C’est pourquoi, on peut proposer de concevoir le fait familial comme ce qui résulte de l’intersection des différentes lignes de son édification. Le cadre légal d’abord, puisqu’il subsiste quels que soient les débordements dont il est l’objet et que, par ailleurs, il se transforme et s’adapte aux changements des valeurs et des normes comportementales. Les attentes subjectives, autonomes et autocentrées des individus, à travers ou au-delà des attentes de rôle et de sexe auxquelles ceux-ci peuvent également se soumettre, ensuite. Les structures de la parenté culturellement dominantes, en apportent une nouvelle. Les fonds idéologiques et religieux sur lesquels s’adossent tant les conceptions du soi que le sens des obligations, de la dette ou des droits, en quelque sorte l’univers des croyances, offre aussi une autre ligne d’édification. Et puis, toutes les déclinaisons possibles des unes et des autres. C’est dire combien cette intersection est modulable. Mais pour autant, c’est là, en ce lieu, que s’assemblera tout ce qui conduira à l’établissement du fait familial. En quelque sorte, nous avons affaire ici à un jeu social admettant rigidité et souplesse, liberté individuelle et contrainte sociétale, mais conduisant à la production d’un « fait social total », pour reprendre ici la formule de Mauss : le fait familial. Mais un fait familial pluriel, multiforme et possiblement plurivoque, si l’on accorde crédit aux expressions et adhésions des individus constitutifs.

On peut donc avancer l’idée selon laquelle –en tout cas pour une sociologie dont on reprendra ici la propre désignation comme sociologie du nouvel ordre familial–, ce qui fait aujourd’hui la famille est la rencontre, guère fortuite il est vrai, entre les divers paramètres qui désormais concourent à son édification. Une sorte de grammaire générative présiderait à l’établissement du fait familial. Dans ces conditions, on peut le présenter comme une matrice dans laquelle viennent se croiser les fils de la contrainte sociale et du libre choix de l’individu, sachant que l’un comme l’autre sont toujours déjà traversés ou habités par l’autre. La contrainte sociale, comme l’affirmait Durkheim, nous la suivons aussi parce que nous l’aimons. Le libre choix de l’individu, quant à lui, ne saurait être envisagé en dehors de son contexte et de l’air du temps dans lesquels il opère. Et, s’agissant du fait familial contemporain, nul doute que ces derniers aient pesé d’un grand poids. Il n’est pas, en effet, d’étude de sciences sociales de la famille qui ne tienne l’idéologie individualiste contemporaine, post-moderne ou néo-libérale qu’importe, pour un facteur majeur des changements qui ont affecté le « faire famille » empirique, depuis plusieurs décennies déjà.

4. Déconstruction / reconstruction du fait familial

Il conviendrait sûrement d’affiner plus avant ce que le triomphe de l’individualisme contemporain –tant dans les pratiques que sur le plan analytique–, peut bien vouloir refléter. Ne serait-ce que parce que, depuis les Lumières et la Révolution, en France tout particulièrement, on n’a eu de cesse d’approuver ou de désapprouver le triomphe, philosophique et social, de l’individu. Dans le domaine de la famille, l’individualisme révolutionnaire, celui qui traitera égalitairement les enfants –mais pas les « parents », il faudra en effet attendre longtemps pour que l’égalité des sexes soit reconnue–, celui aussi qui dissociera le public du domestique, le citoyen du privé, va soustraire pendant tout un temps le sort de la famille empirique à la sollicitude des pouvoirs publics. En France, il faudra la menace des conflits mondiaux pour que la République adopte des mesures en faveur des familles. Ce qui donnera, jusqu’à aujourd’hui, cette particularité que l’on présente volontiers comme « française », bien qu’elle ait été adoptée par d’autres pays, d’avoir une politique publique qui prenne pour objet d’intervention cette entité sociale, toujours résiduellement incertaine, qu’est la famille.

Au plan de l’analyse sociologique, il semble bien qu’il faille inscrire l’appréciation des changements du fait familial dans la durée, celle qui fait émerger les changements de paradigme dans l’histoire longue des sociétés. Car si le triomphe de l’individualisme, la valorisation de l’individu autonome, s’éprouve pleinement dans la manière dont celui-ci peut maintenant faire valoir son autonomie face aux contraintes instituées socialement, paraître être le moteur des manières de faire la famille, il ne peut finalement y prétendre que parce que le paradigme qui présidait à la représentation du familial s’était profondément modifié par rapport à celui qui avait cours antérieurement. Irène Théry, dans une inspiration proche de celle de Louis Dumont, a parfaitement raison d’insister sur cette dimension pour procéder à la compréhension de la distinction des sexes (Théry, 2007). Cela évite, en tout cas, de faire porter la charge explicative du fait familial sur un basculement simplement idéologique, comme s’il pouvait advenir de la seule conscience immédiate des individus concernés hic et nunc par le faire famille empirique. Cela évite aussi de ne focaliser la compréhension du fait familial contemporain que sur sa dimension « individualiste ». D’autant, comme le soulignait Bernadette Bawin-Legros, qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

Si l’analyse sociologique doit pouvoir déconstruire ce qui constitue son objet d’investigation théorique, c’est sûrement, en premier abord, en l’inscrivant dans l’histoire longue des sociétés dans lesquelles il trouve sa place. Ce qui revient à reprendre, dans une perspective socio-historique, les enjeux proprement sociaux qui l’ont façonné et lui ont donné tel ou tel type de configuration. De la famille représentation symbolique d’un ordre social métaphysique, pensé comme immuable et procédant du surnaturel, à la famille instrumentalisée au service des desiderata de ses composantes, en passant par la famille instrumentale au service d’enjeux sociaux supra-individuels, se joue bien plus que des changements d’optique idéologique, d’adhésion à des valeurs ou de valorisation d’un « soi » advenu au statut de primum movens ontologique. Il se joue aussi la place et le rôle que ladite famille va occuper dans la régulation des relations sociales, entre ceux qui vont pouvoir la constituer, d’une part, entre ceux-là et ceux qui lui resteront extérieurs et étrangers, d’autre part, entre ceux-là encore et la société abstraite dans laquelle ils se pensent et vivent empiriquement, enfin. En somme, à la déconstruction analytique de la perspective socio-historique répond la reconstruction hic et nunc de la description sociologique.

Mais l’appréhension de la signification des changements enregistrés, des figures et des fonctions du familial n’est peut être pas univoque. Elle ne se laisse pas englobée dans une seule perspective analytique, disciplinaire ou réflexive. Selon les disciplines ou les cadres analytiques que se donnent ces dernières, l’appréciation et les objets de cette appréciation vont varier et autoriser des discours pas toujours transposables d’une discipline à l’autre, d’un cadre analytique à l’autre. Ici, comme il arrive bien souvent dans les sciences sociales, les savoirs ne sont pas strictement cumulables, ils doivent être réinvestis des présupposés programmatiques de la discipline. Ainsi, et à titre d’exemple lapidaire, l’effacement de la figure du père, largement analysé par les approches psychologiques et psychanalytiques, anthropologiques, éthiques ou de philosophie morale, ne se prêtent guère à des réinvestissements sociologiques. Non que la problématique soit étrangère à l’approche sociologique, mais elle ne peut être retrouvée que dans le cadre du déplacement compréhensif des enjeux proprement sociaux qui s’y trouvent attachés. En l’occurrence, ceux de l’égalisation des sexes et des conditions ontologiques des individus. En somme, une perspective de construction de ce que d’aucuns appelleront la « réalité sociale » et que nous préférons nommer la « représentation du monde social ».

Ce disant, et en dehors de toute visée méta-compréhensive inhérente souvent à l’exercice sociologique, nous inclinerons donc pour une approche sociologique qui fasse la part belle aux opérations de déconstruction/reconstruction du fait familial du point de vue de la représentation du monde social dans laquelle il prend toute sa place. Pour le dire en d’autres mots, et pour répondre à la question qui nous a servi de trame, nous suggérons de penser le fait familial contemporain comme foncièrement inscrit dans un paradigme social « individualiste », au sens de Louis Dumont notamment. Ce qui veut dire qu’il renvoie à une conception du social dans laquelle les formes et contenus de la contrainte ont été repensés, réagencés et, au besoin, ré-institués. D’où ce rapport dialogique entre les instances institutionnelles et les expressions de l’autonomie des individus. Les unes comme les autres empruntant de multiples voies de réalisation ou d’exécution.

Partant, la combinatoire des impératifs sociaux et des impérieux desiderata des individus n’a pas à être recherchée en termes absolus d’emprise ou de préséance des uns sur les autres. Mais bien plutôt en termes de résultante dont la probabilité d’effectuation exprime leur intersectionnalité empirique et dynamique. Autrement dit, ce qui fait la famille aujourd’hui est un processus complexe par lequel des individus qui poursuivent leur fin d’autonomie rencontrent des impératifs sociaux variablement institués et contraignants et s’en arrangent pour entrer dans une forme de relations interindividuelles qu’ils diront et tenteront de faire reconnaître comme leur famille. Ce qui laisse la place aussi bien aux manifestations, les plus traditionnalistes ou non, d’exhibition d’une parentèle large, qu’aux expressions d’une intimité relationnelle marquée tout à la fois de son unicité et de sa réplicabilité. Ce faisant, elle produit toutes sortes de changements tant aux plans institutionnels, législatifs notamment, surtout lorsque la loi incorpore d’apparentes contradictions (pensons à l’accouchement dit « sous X » et la reconnaissance du droit à connaître ses origines), qu’aux plans éthiques et des convictions idéologiques, lesquels, là encore, admettent la variation et donc des engagements plurivoques de la part des individus sociaux.

En somme, le fait familial contemporain se présente à l’analyse comme un complexe de possibles contingents inscrits dans un paradigme social « individualiste ». De là l’idée d’incorporer à l’analyse sociologique du fait familial la considération du paradigme sociétal dans lequel elle prend place et de la situer à l’intersection des dynamiques que ce paradigme autorise.