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Introduction

En France, les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville (QPV) sont le produit d’un zonage des pouvoirs publics. Depuis les émeutes urbaines de 1981, les gouvernements successifs ont défini ces territoires à partir de différents indicateurs : pourcentage de demandeurs d’emploi, niveaux de revenu, taux d’échec scolaire, nombre d’étrangers, indice de pauvreté. Ces zones exclusivement urbaines se distinguent par des appellations officielles lourdes de sens, porteuses de disqualifications : zones à urbaniser en priorité (ZUP), zones d’éducation prioritaire (ZEP), zones urbaines sensibles (ZUS), zones de redynamisation urbaine, quartiers d’habitat social, quartiers prioritaires… Les sigles sont intégrés dans le langage courant et marquent durablement les étiquetages spatiaux dans la ville. Ces appellations définissent le plus souvent d’anciens quartiers ouvriers ou encore des territoires construits dans les années 1960-1970 laissant la part belle à de grands ensembles urbanistiques le plus souvent à la périphérie des grandes villes (Viellard-Baron, 2001).

Imprégnés par la verticalité de l’habitat, ces quartiers regroupent des populations dites populaires au sens d’Olivier Schwartz (1997), c’est-à-dire des groupes sociaux dominés (économiquement, culturellement et symboliquement) et marqués par un avenir probable commun (scolaire, socioprofessionnel, culturel). Ces mêmes groupes sont regroupés par un éthos de classe fait de privation et d’habitudes similaires malgré des processus de fragmentation indéniables. Dans ces territoires se retrouvent des exclus, des précaires et des salariés de petites conditions le plus souvent, ouvriers ou employés de service. S’y regroupent également de manière plus importante qu’ailleurs des étrangers ou des Français issus des différentes vagues d’immigration. Ainsi, malgré des situations très disparates, ces territoires dits prioritaires de la Politique de la Ville gardent un ancrage populaire fort, sur lequel nous nous appuierons tout au long de notre démonstration.

Dans ces quartiers populaires, les activités physiques, qu’elles soient effectuées dans un cadre de déplacement ou de loisir, restent en retrait par rapport à l’ensemble du territoire français (Vieille Marchiset, 2009). Les mobilités quotidiennes y sont différentes (Féré, 2011) : les voitures sont moins nombreuses, mais plus polluantes, l’usage de la marche et des transports en commun y est plus développé, même si, nous le verrons, le vélo est moins utilisé qu’ailleurs. Des travaux français récents (Vieille Marchiset et Gasparini, 2010) répertorient les pratiques de loisirs physiques et sportifs à partir d’un travail de terrain dans l’est de la France : une distinction nette oppose le quotidien au temps des vacances. Dans le premier cas, près de 80 % de la population sont sédentaires, les pratiques physiques restant peu présentes, sauf pour la marche (14 % la pratiquent au quotidien, un sur deux pendant les vacances). Le vélo est utilisé pour le quart de l’échantillon comme un loisir de vacances.

En la matière, les habitudes des enfants de ces quartiers restent cependant peu connues. Certes, les pratiques de loisir des enfants sont aujourd’hui marquées par des occupations sédentaires, notamment le temps passé devant un écran (Donnat, 2009 ; ESTEBAN, 2017[1]). Les travaux sur la question (Octobre, 2006) privilégient le filtre du genre et les dynamiques de transmission intergénérationnelle, les milieux sociaux d’appartenance restant secondaires. Un point aveugle est donc identifiable au niveau de la situation des enfants des milieux populaires (Stettinger, 2014). Un travail de synthèse (Vuillemin, 2014) sur les activités physiques et la sédentarité des enfants et des adolescents dans leur ensemble insiste sur l’inactivité, voire la sédentarité d’un tiers de la population échantillonnée. Au niveau des quartiers populaires, une enquête qualitative de comparaison européenne apsapa.eu (Vieille Marchiset et al., 2014) relève néanmoins l’activisme corporel déclaré des enfants et leur implication à des degrés différents dans chaque pays : leurs pratiques physiques fréquentes et intenses sont le plus souvent ludiques et récréatives.

Dès lors, dans la lignée des constats de Vanessa Stettinger (2014), relevant le faible nombre d’études sociologiques sur les enfances pauvres en France, nous souhaitons explorer plus spécifiquement dans cet article les activités physiques des enfants de milieux populaires. Nous nous centrerons sur la pratique du vélo, à la fois dans une optique utilitaire et récréative, dans un quartier prioritaire de Strasbourg. À ce titre, nous envisagerons l’usage du vélo en tant que loisir, mais aussi comme mobilité douce pour se rendre à l’école, pour déambuler librement dans la ville ou assurer ses déplacements quotidiens. De plus, il s’agit de relier cette pratique physique aux espaces publics en pensant le vélo comme moyen pour se mouvoir dans le quartier comme dans la ville.

Le propos s’appuie sur un travail d’enquêtes sociogéographiques effectuées à la demande de l’Eurométropole de Strasbourg, dans l’est de la France. Cette collectivité territoriale développe, depuis les années 1980, les pratiques de mobilités douces associées aux transports en commun, pour limiter l’utilisation de l’automobile et ses nuisances environnementales. Un large programme d’aménagement de pistes cyclables est lancé avec l’aide de l’État[2]. Cette agglomération pionnière en France va également développer l’apprentissage du vélo avec les services départementaux de la Sécurité Routière. Depuis 2012, elle cible plus particulièrement les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville avec un dispositif innovant : Je me bouge dans mon quartier.

Usages du vélo et enfances dans les quartiers populaires

Au vu de l’absence de références en sociologie du sport sur les enfants des quartiers populaires, notre revue de la littérature s’est orientée d’abord sur la place du vélo dans les cultures populaires, puis sur les mobilités et les inégalités sociales, pour aborder plus précisément la pratique du vélo des enfants dans ces espaces urbains, notamment en lien avec les mobilités indépendantes et les contraintes familiales.

Vélo et cultures populaires

L’histoire sociale du vélo se distingue en trois étapes : d’abord son origine bourgeoise, ensuite sa massification populaire puis sa renaissance écologique. Ces trois âges du vélo (Gaboriau, 1991) révèlent une période florissante de la bicyclette comme moyen de locomotion de la classe ouvrière pour aller à l’usine, des années 1920 aux années 1970. De la lenteur des riches, le vélo devient alors la vitesse du pauvre, d’abord pour les hommes, mais aussi pour les femmes (Héran, 2014). Le vélo devient un moyen de déplacement et d’autonomisation dans les villes comme dans les campagnes. Philippe Gaboriau insiste d’ailleurs sur le rôle du vélo dans le passage à l’adolescence au sein des milieux populaires. Associé à la mythologie du Tour de France et à ses forçats de la route (Sansot, 1991), le vélo reste imprégné par un imaginaire fait de labeur et de sueur, rejoignant les caractéristiques du corps en force de la classe ouvrière. Concurrencé par une industrie automobile florissante dans les années 1960, le vélo de l’ouvrier est alors « ringardisé » au sein d’un processus de « déprolétarisation » et de « moyennisation » de la société.

Mobilités urbaines et inégalités sociales

Pour autant, ces modifications progressives n’ont pas éliminé les inégalités sociales de mobilité. Plusieurs études insistent sur les freins subis par les classes populaires dans l’accès aux différents espaces urbains. La mobilité est à appréhender comme nouvelle question sociale, sur tous les territoires : les politiques publiques s’emparent plus ou moins de cette problématique, avec une avance indéniable des pays anglo-saxons (Bacqué et Fol, 2007). Cette orientation s’inscrit dans une injonction libérale à la mobilité, qu’il faut mettre en balance avec le développement d’un « capital d’autochtonie » ; autrement dit, des ressources relationnelles et locales patiemment construites dans les milieux populaires (Retière, 2003). Ainsi, par un travail d’enquête sociogéographique très fin, des chercheurs identifient les modes d’ajustement des milieux populaires face à ce déficit de mobilité (Jouffe et al., 2015) : faible usage de l’automobile (covoiturage, emprunt ponctuel), étude des transports publics et logiques de proximité (déménagement, appui sur les réseaux sociaux) sont intégrés dans des stratégies globales et tactiques adaptatives de déplacements au quotidien (école, travail, achat). L’ancrage local est ainsi plébiscité. Cependant, à aucun moment, les acteurs comme les chercheurs n’évoquent l’utilisation du vélo, comme c’était le cas, nous l’avons vu, quarante ans plus tôt. Comme l’indique Héran (2014), la combinaison des effets distinctifs de la voiture et les orientations des politiques publiques, autant nationales que locales, expliquent cette amnésie collective.

Au niveau des adolescents dans les banlieues, l’auto-mobilité reste liée à la morphologie urbaine : Ramadier et al. (2008) distinguent des profils centrés sur le quartier (près du domicile ou élargi aux grands ensembles) et ceux ouverts sur la ville (centre urbain ou lieux de consommation) : la marche est omniprésente, les transports collectifs utilisés pour un quart d’entre eux, la présence du vélo restant anecdotique, surtout au niveau des filles. Reste à savoir quelles sont les causes avancées par les chercheurs pour expliquer la très faible utilisation actuelle du vélo dans le quotidien des classes populaires.

Vélo, mobilités indépendantes des enfants et contraintes familiales

La littérature anglo-saxonne ouvre quelques pistes de réflexion très intéressantes, notamment au niveau des contraintes familiales face aux mobilités indépendantes dans un environnement perçu comme à risque. Une équipe belge (Ducheyne et al., 2012) montre que les conditions environnementales (logistique, esthétique, sécurité) et familiales (limitations, encouragements, coparticipation), conditionnent l’utilisation du vélo pour se rendre à l’école. Pour les enfants (10-12 ans) habitant à plus de 3 kilomètres de l’école, le vélo est peu utilisé, au vu de la diminution de l’activité physique à cet âge, et malgré un gain d’autonomie revendiqué. Dans un second article (Ducheyne et al., 2013), les auteurs insistent sur les effets d’un dispositif d’apprentissage du vélo au niveau de l’amélioration des compétences techniques et de la confiance en soi, notamment chez les garçons. Cependant, les effets sur les mobilités des enfants, notamment pour aller à l’école, sont peu probants : « améliorer les compétences techniques et modifier les comportements des enfants en termes de mobilité à vélo sont deux choses bien distinctes » (Ducheyne et al., 2013). Un travail hollandais (De Meester et al., 2014) met en lien les mobilités indépendantes (définies par la distance effectuée sans la présence des parents pour jouer ou se socialiser) et la perception qu’ont les parents de leur environnement proche. Il est rappelé le rôle contraignant des parents, lequel conditionne le degré de mobilité active et d’activités physiques, surtout chez les filles. Le niveau de mobilités indépendantes reste plus faible chez elles et renforce réciproquement les effets protecteurs des parents. Dans la même veine, Carver et al. (2010) insistent sur la relation entre perception des risques des parents et comportements de contraintes (limitations et évitements) dans les routines du quotidien dans les transports actifs et les activités physiques. Cependant, cette corrélation est davantage présente au niveau des adolescents (15-17 ans), qu’au niveau des enfants (5-6 ans et 10-12 ans) et surtout des jeunes filles. Dans un article plus récent (Carver et al., 2015), cette équipe australienne nous rappelle l’importance des mobilités indépendantes en matière d’activité physique, sachant que les parents demeurent les garants par un contrôle constant sur leurs enfants. La fréquence d’utilisation du vélo comme transport actif, particulièrement pour aller à l’école, est statistiquement liée à l’environnement construit, notamment en matière de sécurité.

Vélo, contraintes familiales et quartiers désavantagés

Le cas des zones désavantagées (disadvantaged areas) est étudié dans deux articles fondamentaux pour notre objet. Le premier (Christie et al., 2011) met en exergue, avec une approche que les auteurs qualifient d’holistique, les barrières et les opportunités dans l’usage du vélo pour des enfants de 9 à 14 ans. En combinant données quantitatives (une enquête par questionnaires auprès de 37 écoles anglaises) et qualitatives (huit focus group avec des parents), les auteurs soulignent le faible usage du vélo en général. Cette tendance est d’autant plus valable chez les Afro-Caribéens et à un degré moindre chez les asiatiques. Elle est reliée au trafic urbain et à la sécurité des voies, mais aussi aux comportements des enfants comme cyclistes. Cependant, les enfants disent vouloir utiliser davantage leur vélo. Carver et al. (2015) examinent avec une enquête menée par questionnaire auprès de 271 personnes, les liens entre les transports actifs (marche, vélo, trottinette…), la mobilité indépendante et les activités physiques pour des enfants de zones désavantagées, urbaines et rurales. Le vélo est peu utilisé et la mobilité indépendante peu développée. Plus précisément, les auteurs montrent que les transports actifs restent peu corrélés au degré d’activités physiques, sauf au niveau de l’association avec les mobilités actives pour aller à l’école. L’appartenance à une banlieue n’est pas une variable active. À noter que rien n’est dit à propos des différenciations sexuées.

Dès lors, ces lectures nous invitent à penser notre objet sur les usages différenciés du vélo dans les quartiers populaires en relevant sa faible présence, même s’il est associé aux mobilités indépendantes. Le poids des contraintes familiales et de l’environnement urbain reste omniprésent aujourd’hui. Il semblerait que les filles soient encore plus concernées par ces barrières sociales. Il s’agit de savoir si l’apprentissage du vélo modifie cette tendance nette. Il reste à montrer que les difficultés rencontrées par les filles sont reliées plus à un ordre de genre dans les milieux populaires, plus spécifiquement au processus de distinction des sexes dans le quartier populaire étudié à Strasbourg.

Un questionnement de recherche : apprentissage du vélo, division par sexe et configurations familiales populaires en question

Les relations entre les hommes et les femmes font l’objet de réflexions en sciences sociales, notamment dans le champ des études du genre. Le premier écueil à lever est d’éviter à tout prix d’essentialiser les choses en opposant masculin et féminin. Les différences biologiques indéniables ne doivent pas occulter les formes de hiérarchisations et d’assignations culturellement construites dans une infinie variété. Et il ne s’agit pas d’opposer des blocs masculins et féminins dans un ordre de genre figé.

Certes, penser cette question amène rapidement à mettre en avant le processus de domination masculine, dont les figures restent variées et liées aux différentes cultures, aux espaces sociaux et même plus précisément aux situations analysées. Dans le cas du vélo, la revue de littérature laisse entrevoir des assignations de genre, qui ne sauraient cependant expliquer toutes les dimensions des tendances observées. Pour aller plus loin, il convient d’associer la hiérarchie des sexes à des assignations pragmatiques, liées à des statuts et des rôles, en particulier au sein de configurations familiales et de parenté : au-delà des questions identitaires, la distinction des sexes est inscrite dans des relations entre des personnes de sexes différents. Différentes configurations sexuées apparaissent alors : relations entre sexes opposés, relations de même sexe, relations sexuées indifférenciées, relations sexuées combinées (Théry, 2007).

Notre but est plutôt d’orienter la réflexion vers les modes de construction d’un ordre de genre en mouvement au travers de l’usage du vélo dans les quartiers populaires. Révèle-t-il une hiérarchisation des sexes propre aux classes populaires, ou plus précisément un ordre de genre populaire (Clair, 2008), associant les hommes aux activités extérieures, à la force, à l’ostentation et les femmes à l’intérieur, à la discrétion et à la modération ? Plus précisément, existe-t-il des configurations relationnelles différenciées (Elias, 1990), attribuant aux hommes et aux femmes des rôles et statuts différents tout en ayant la précaution d’admettre que les assignations analysées prennent des formes et des intensités très variables en fonction des caractéristiques sociales et des itinéraires culturels ? Ainsi, il s’agit d’envisager la fabrique de configurations relationnelles différenciées en prenant en compte, non seulement les « divisions par sexes » au sens maussien, mais aussi d’autres divisions sociales fondamentales : classes d’âges, générations, origines culturelles… Ces divisions sociales articulées entre elles séparent et lient à la fois : elles organisent un tout social institué (Mauss, 1981 ; Théry, 2003). Cette combinaison de formes de différenciations impacte les modes de socialisation des enfants, notamment pour notre étude sur l’apprentissage du vélo et ses effets sur l’usage des espaces publics, accompagné ou seul.

Notre hypothèse réside dans le fait que les différences entre filles et garçons, dont il faudra présenter les spécificités en matière d’aisance technique, de rapport au risque et d’usages des espaces publics dans et hors du quartier, sont dépendantes de contraintes liées aux configurations familiales populaires : la répartition sexuée des rôles parentaux dans l’usage du vélo par les enfants des classes populaires permet de comprendre le faible impact des dispositifs d’apprentissage, techniques et sécuritaires, du vélo. Bien que les compétences techniques évoluent, les configurations familiales très sexuées limitent l’usage du vélo pour explorer et même sortir du quartier. Dès lors, les ressorts de l’inégalité d’accès aux espaces publics dans la ville, déjà bien mis en évidence dans la géographie sociale du genre (Di Méo, 2012 ; Raibaud, 2015), restent articulés aux configurations familiales populaires, notamment des liens entre pères, mères, filles et/ou garçons.

Le protocole de recueil et de traitement des données dans trois écoles à Strasbourg

La ville de Strasbourg développe des actions d’apprentissage du vélo à destination des enfants dans certains quartiers prioritaires de la politique de la Ville. Ces actions se déroulent à l’école lors du temps scolaire sous la responsabilité pédagogique des enseignants et avec l’aide d’éducateurs sportifs et/ou de moniteurs du centre d’éducation routière. L’étude présentée ici a été menée dans un des quartiers prioritaires de la politique de la ville (Hautepierre) dont certaines écoles bénéficient de ces actions d’apprentissage du vélo. Il s’agit d’un quartier[3] comptant un peu moins de 15 000 habitants. L’habitat y est pour les trois quarts constitué de logements sociaux. Le taux de chômage y approche les 25 % et un tiers de la population dispose de revenus inférieurs au seuil de bas revenus. La part des personnes immigrées représente 35 % de la population résidant dans le quartier. Du point de vue de ses caractéristiques sociodémographiques, ce quartier correspond à un quartier populaire si l’on tient compte autant du montant des revenus, que du taux de chômage ou de la proportion de personnes bénéficiant d’aides sociales.

Ce quartier se caractérise démographiquement par une population jeune (plus d’un habitant sur quatre a entre 0 et 14 ans), une majorité d’ouvriers (environ 42 %) et une forte proportion d’étrangers. Il présente également des caractéristiques urbanistiques spécifiques et susceptibles d’influencer les modes de déplacement de ses habitants. L’aménagement spatial du quartier s’organise autour de onze mailles hexagonales : cinq mailles résidentielles avec des équipements de proximité comptant environ 2 500 logements, et six mailles périphériques dotées d’équipements structurants (hôpital, terrains de sport, hypermarché, salle de spectacle…). Chaque cœur de maille résidentielle est doté d’équipements publics : écoles maternelles et élémentaires, collèges, gymnases, aires de jeux, espaces verts et places. L’intérieur des mailles est protégé des incursions automobiles par un report des espaces de desserte et de stationnement au-delà des immeubles, au niveau de contre-allées positionnées en périphérie des mailles. Les enfants pratiquent alors le vélo dans ces espaces où la circulation automobile est interdite. Depuis 2009, un projet de rénovation urbaine est engagé qui, outre un renouvellement de l’habitat, a aussi modifié le plan de circulation. Il a permis l’extension de la ligne de tramway et l’ajout de pistes cyclables. Le territoire a ainsi connu une amélioration de sa desserte, mais le quartier connaît une problématique récurrente d’engorgement du trafic lié aux accès à l’autoroute et aux flux de passage des zones commerciales et du parc d’activités, tous polarisés sur le même échangeur. Un nouvel échangeur est prévu entre 2018 et 2020. Cette forte circulation automobile constitue un obstacle important à une pratique indépendante du vélo de la part des enfants, notamment hors des mailles résidentielles.

En toute indépendance de nos partenaires institutionnels (Ville de Strasbourg, Inspection académique) et compte tenu des moyens à notre disposition, nous avons construit[4] un protocole de recueil de données empiriques quantitatives longitudinales auprès d’enfants âgés de 9 à 10 ans afin de mieux comprendre les usages du vélo chez les enfants. Un questionnaire a été administré en classe à trois temps différents : Q1, Q2, Q3. La première passation (Q1) s’est déroulée au cours des mois de novembre et de décembre 2015 avant que les actions d’apprentissage aient lieu, puis un deuxième questionnaire (Q2) a été rempli par les mêmes élèves entre les mois de mars et de mai 2016, c’est-à-dire après leur cycle d’apprentissage. Enfin, un troisième questionnaire (Q3) leur a à nouveau été administré en novembre-décembre 2016 (un an après la première passation). Trois écoles du même quartier ont participé à l’étude : deux écoles bénéficiant d’actions d’apprentissage du vélo (écoles-tests) et une école sans cycle d’apprentissage (école témoin). Le questionnaire comportait des séries de questions relatives à l’apprentissage, la possession et la façon de faire du vélo, mais aussi sur les déplacements au quotidien. Ces questions ont été complétées (lors du premier questionnaire uniquement) par des indicateurs d’ordre sociodémographique (professions des parents et taille de la fratrie, par exemple). Au total, 117 élèves ont rempli les trois questionnaires (81 élèves pour les deux écoles avec dispositif d’apprentissage et 36 pour l’école témoin). Les données ainsi recueillies ont fait l’objet d’un traitement statistique par l’intermédiaire du logiciel SPAD. Un coefficient de pondération a été appliqué afin d’équilibrer les effectifs entre les écoles avec dispositif d’apprentissage et l’école témoin.

Dans une perspective d’ouverture socio-spatiale, ce matériau nous permet de mieux comprendre les usages du vélo, mais aussi les effets d’un dispositif d’apprentissage et d’incitation à la pratique. Toutefois, une prudence dans la lecture des résultats s’impose du fait du constat d’une possible variabilité des résultats chez des enfants de cet âge. Malgré nos précautions méthodologiques consistant à adapter la formulation des questions, mais aussi à harmoniser les modalités de passation (avec à chaque fois deux enquêteurs présents par classe pour lire les questions et répondre aux interrogations des élèves), nous avons quelques fois constaté une certaine forme d’incohérence dans les réponses des élèves. À titre d’exemple, nous avons observé qu’un garçon estimait lors du 2e questionnaire son niveau à vélo comme étant faible (« j’ai encore beaucoup de mal »), alors que lors des 1er et 3e questionnaires, il se déclarait « très fort ». En s’intéressant plus précisément à ses déclarations relatives à ses compétences techniques à vélo, on constate qu’il les estime faibles au cours des trois temps de passation. La subjectivité liée à ces éléments d’auto-évaluation par des enfants est inévitable. En multipliant les indicateurs relatifs aux différentes dimensions de la pratique du vélo que nous souhaitions explorer ainsi qu’en formalisant un protocole de recueil à trois temps différents, nous espérons avoir limité ces effets de variabilité.

Nos analyses présentent toutefois des limites qu’il est nécessaire d’avoir à l’esprit lors de la lecture des résultats. Les compétences à vélo des enfants n’ont pu être évaluées qu’à partir des déclarations des enfants du fait de l’absence d’un relevé objectif de ces compétences par l’intermédiaire de tests pratiques par exemple. S’ajoute à cela la difficulté à recueillir des données sur le temps long, expliquant le choix d’un délai maximum d’un an entre la première et la dernière passation du questionnaire. Ce laps de temps peut paraître court pour mesurer d’éventuelles modifications de pratique.

Un impact très relatif du dispositif d’apprentissage du vélo

Ce premier temps de la démonstration vise à offrir un panorama général avant de détailler les différenciations sexuées et leur évolution au cours du dispositif d’apprentissage du vélo dans les deux écoles-tests, en comparaison avec l’école témoin.

D’emblée, il convient de relever le faible impact des deux dispositifs d’apprentissage du vélo. Trois axes essentiels nous permettent d’argumenter en ce sens : le niveau technique, la perception de sa sécurité, les mobilités à vélo. De nombreux indicateurs démontrent que les élèves de l’école témoin ont de meilleures compétences techniques à la base et une évolution plus favorable de ces compétences entre les différentes passations de questionnaires.

Pour autant, l’étude du tableau 1 fait état d’un moindre niveau perçu chez les filles, et ce, à toutes les étapes et dans tous les cas. Nous détaillerons plus loin les indicateurs techniques de référence (rouler tout droit, freiner, changer de direction…) à travers un score construit par notre équipe.

Fig. 1

Tableau 1. Niveau déclaré en vélo[5]

Tableau 1. Niveau déclaré en vélo5

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En outre, le sentiment de sécurité en présence de véhicules motorisés ou non, évolue peu : la différenciation sexuée initiale persiste. De la même manière, les précautions d’ordre matériel (port du casque, de genouillères, utilisation de la sonnette) ne subissent pas de changements statistiquement significatifs. Dans cette optique, nous avons construit un score évaluant le sentiment de sécurité en présence de véhicules à moteur (automobiles, scooters, bus-tramway), dénommé dans le tableau 2 SVM, ainsi qu’un score de sentiment de sécurité totale (SST) où se distinguent trois niveaux : pas du tout en sécurité, plus ou moins en sécurité et très en sécurité pour six items différents relatifs au sentiment de sécurité, en général et en présence d’autres usagers. Les distinctions entre filles et garçons persistent, de même que celles, entre écoles-tests et école-témoin.

Fig. 2

Tableau 2. Évolution des moyennes aux scores des sentiments de sécurité

Tableau 2. Évolution des moyennes aux scores des sentiments de sécurité

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Quant aux habitudes de déplacements, les données du tableau 3 et 4 ne laissent entrevoir aucune modification significative de comportements, au niveau des moments de déplacements comme au niveau des modalités de pratique.

Fig. 3

Tableau 3. Les moments de déplacement à vélo

Tableau 3. Les moments de déplacement à vélo

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Fig. 4

Tableau 4. Les modalités de pratique du vélo

Tableau 4. Les modalités de pratique du vélo

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Finalement, tout se passe comme si les dispositifs d’apprentissage du vélo mettaient les élèves en difficulté, notamment technique, et surtout leur permettait de relativiser progressivement leur niveau. Ils prennent conscience des impératifs techniques et des risques, mais leurs sentiments de sécurité et leurs conduites en pratique ne sont guère transformés. Autrement dit, face à la réalité des situations rencontrées, les élèves modifient la perception de leur niveau, mais changent peu leurs habitudes de pratique.

Il s’agit à présent de dépasser ce descriptif rapide pour rentrer dans le détail des différents éléments abordés afin de démontrer plus finement la division par sexe au niveau de l’habileté technique, du sentiment de sécurité et des lieux de pratique.

La persistance d’une différenciation sexuée dans l’aisance technique à vélo

Pour appréhender le niveau technique des enfants, nous avons d’abord évalué leurs capacités face à des tâches simples (rouler tout droit, freiner, changer de direction), ce qui a abouti à la construction d’un score de compétences techniques majeures (SCTMaj) : il s’agit de la somme des perceptions des élèves par rapport à ces compétences techniques fondamentales à la maîtrise du vélo. Trois niveaux sont répertoriés : pas du tout capable (1) ; plus ou moins capable (2) ; très capable (3). Ensuite, dans la même optique, nous avons élaboré un score de compétences techniques mineures (SCTMin) qui correspond à la somme des perceptions des élèves par rapport à des compétences techniques plus poussées comme rouler en tenant le guidon d’une seule main, changer rapidement de direction, se maintenir à l’arrêt en équilibre pendant 3 secondes et contourner un obstacle. À cela s’ajoutent des critères de perception de leur niveau (faible/fort, plus ou moins à l’aise) et la référence à un élément factuel : la chute.

La répartition sexuée est nette, dans les écoles tests et l’école témoin (voir tableau 5). Les garçons sont très à l’aise et se sentent très forts. Les filles sont certes à l’aise majoritairement, mais tombent plus souvent. Et les scores techniques sont en légère augmentation pour l’école témoin alors qu’ils diminuent dans les écoles-tests !

Fig. 5

Tableau 5. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant l’aisance et les compétences techniques à vélo

Tableau 5. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant l’aisance et les compétences techniques à vélo

Note de lecture : lors du questionnaire 3, les filles de l’école témoin sont significativement plus nombreuses que les garçons de cette même école à estimer « se débrouiller » à vélo ; les garçons de l’école témoin sont significativement plus nombreux en Q3 à se considérer comme « très forts » à vélo. Seuils de significativité des différences entre filles et garçons : **1 % ; *5 %.

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Plus précisément, si nous centrons notre attention sur le score technique général (Tableau 6), les représentations des filles quant à leur niveau technique se dégradent : déjà en retrait par rapport aux garçons, dans l’école-témoin comme sur les autres sites, le dispositif d’apprentissage semble accentuer la tendance. Les tests statistiques montrent en effet une différence significative des scores techniques généraux, notamment dans le troisième temps de l’enquête.

Fig. 6

Tableau 6. Score de compétences techniques[6]

Tableau 6. Score de compétences techniques6

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Au-delà de ces tendances, il est à noter que la différence entre filles et garçons se manifeste davantage au niveau des habiletés complexes (Tableau 7). Le score de compétences techniques mineures (SCTMin) présente des différences significatives lors des trois temps d’enquête, essentiellement suite aux dispositifs mis en place.

Fig. 7

Tableau 7. Score de compétences techniques mineures

Tableau 7. Score de compétences techniques mineures

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Dès lors, au niveau de l’aisance technique, les filles semblent en retrait à deux niveaux. D’une part, elles subissent la prise de conscience des difficultés de maniabilité technique mises en évidence plus haut. Autrement dit, elles réalisent au cours du cycle d’apprentissage que leur niveau technique n’est pas si avancé, ce qui est nettement moins le cas chez les garçons. Face à la réalité des apprentissages techniques, leurs perceptions sur leur niveau en vélo se dégradent, alors que celles des garçons persistent. D’autre part, la différenciation sexuée s’accentue pour les habiletés complexes. Et l’expérience du dispositif d’apprentissage ne fait qu’accentuer la tendance.

Sentiment de sécurité à vélo et socialisations distinctes au risque

Au-delà de la conduite du vélo, des éléments plus subjectifs peuvent être mis en avant et articulés entre eux. La dégradation du niveau technique perçu semble aller de pair avec une baisse du sentiment de sécurité. Comme le montre le tableau 8, pour les garçons plus habiles, le vélo se pratique le plus souvent en toute sécurité ; les filles le voient davantage comme un peu dangereux. Les scores de sécurité présentés auparavant (sentiment de sécurité en présence de véhicules à moteur : SVM et sentiment de sécurité total : SST) sont plus bas pour les filles, dans les différentes écoles du protocole : les différences sont statistiquement significatives dans les écoles-tests. Ils évoluent positivement dans chaque situation, et ce, de manière plus prononcée pour les garçons que pour les filles du dispositif. Cependant, l’effet des dispositifs d’apprentissage est ici difficile à démontrer, car l’augmentation du sentiment de sécurité semble quasi équivalente pour l’école témoin pour laquelle, entre Q1 et Q3, elle est plus élevée pour les filles.

Fig. 8

Tableau 8. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant le sentiment de sécurité à vélo

Tableau 8. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant le sentiment de sécurité à vélo

Note de lecture : lors du questionnaire 3, les garçons des écoles-tests sont significativement plus nombreux que les filles de cette même école à avoir un score de sentiment de sécurité total (SST) « très élevé » en vélo. Seuils de significativité des différences entre filles et garçons : **1 % ; *5 %.

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Ainsi, les garçons déclarent davantage se sentir plus en sécurité dans leur pratique du vélo que les filles et ce de manière générale, mais aussi en présence d’autres usagers (voitures, scooters, bus/trams, cyclistes, piétons).

Une focale sur le sentiment de sécurité totale conforte la démonstration (Tableau 9). Certes, même après le cycle d’apprentissage, le sentiment de sécurité reste globalement négatif, mais davantage dans l’école témoin, que dans les écoles-tests. Les garçons du dispositif ont gagné en confiance, alors que les filles voient leurs sentiments de sécurité se dégrader, davantage que dans l’école témoin. Le dispositif d’apprentissage, qui relativise le niveau technique, nous l’avons vu auparavant, semble avoir le même effet en matière de perception de la sécurité à vélo. Il rassure les garçons et semble angoisser davantage les filles.

Fig. 9

Tableau 9. Score total de sentiment de sécurité

Tableau 9. Score total de sentiment de sécurité

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Dès lors, ces résultats correspondent aux réalités mises en avant dans notre revue de littérature, notamment au niveau de l’augmentation de la confiance en soi chez les garçons (Ducheyne et al., 2013). Pour aller plus loin, il convient de relier ce retrait féminin à une socialisation spécifique au risque. Dans un ordre de genre spécifique aux mondes et quartiers populaires, le féminin est associé à la discrétion et au retrait, peu propice à la prise de risque (Clair, 2008). Cette posture est transmise au cours d’une socialisation populaire féminine (Schwartz, 1991), mais prend des formes différentes en fonction des statuts et des rôles. Le cas des aînées, démontré par ailleurs (Vieille Marchiset et Tatu-Colasseau, 2012), est par exemple révélateur de cette division par sexe à combiner à d’autres variables, notamment la place dans la fratrie ou la référence aux résultats scolaires (Lahire, 1995). Une étude plus approfondie permettrait d’identifier ces différences à l’intérieur du public féminin, comme masculin.

Des mobilités indépendantes dans la ville

L’accès à vélo aux espaces publics dans la ville, dans le quartier et hors du quartier, révèle une répartition sexuée nette. Pour identifier l’aisance à vélo, l’analyse s’appuie non seulement sur les lieux investis (dans et hors du quartier), mais aussi sur les espaces vécus. De manière significative, les garçons estiment se sentir plus à l’aise que les filles aussi bien dans le quartier qu’en dehors, et ce, dans les trois temps de l’enquête (voir tableaux 10 et 11).

Fig. 10

Tableau 10. Aisance à vélo dans le quartier (DQ)

Tableau 10. Aisance à vélo dans le quartier (DQ)

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Fig. 11

Tableau 11. Aisance à vélo hors du quartier (HQ)

Tableau 11. Aisance à vélo hors du quartier (HQ)

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Quant aux relations nouées lors de ces déplacements, les garçons déclarent plus souvent que les filles faire du vélo avec un ou des copains. Les filles sont quant à elles un peu plus nombreuses que les garçons à faire du vélo avec un membre de leur famille, les garçons déclarant plus que les filles se déplacer tout seuls en vélo (voir tableau 12).

Fig. 12

Tableau 12. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant les types de mobilités à vélo

Tableau 12. Quelques éléments distinctifs entre filles et garçons concernant les types de mobilités à vélo

Note de lecture : lors du questionnaire 3, les filles de l’école témoin sont significativement plus nombreuses que les garçons de cette même école à se déplacer à vélo avec la famille uniquement. En Q3, les garçons de l’école témoin sont significativement plus nombreux que les filles de la même école à se déplacer à vélo avec des copains/copines uniquement. Seuils de significativité des différences entre filles et garçons : **1 % ; *5 %.

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La question des mobilités indépendantes, si discutées dans la littérature internationale, est définie comme la distance que les enfants peuvent faire depuis chez eux sans la présence des parents pour jouer et se socialiser (De Meester et al., 2014). Le vélo entre amis est fréquent et tend à se développer hors du quartier et dans les différentes écoles, notamment chez les garçons. Pour autant, dans les écoles-tests, un quart des filles et un cinquième des garçons ne font jamais de vélo en compagnie de copains (Tableau 13).

Fig. 13

Tableau 13. Lieux de déplacements avec les copains-copines

Tableau 13. Lieux de déplacements avec les copains-copines

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Pour aller plus loin dans cette optique des mobilités indépendantes, la pratique du vélo seul est moins développée chez les filles et semble augmenter avec le temps, laissant entrevoir un effet d’âge limitant. Les garçons sont, dans près d’un cas sur deux, très autonomes dans et hors du quartier. À noter que ces comportements restent plus visibles dans les écoles-tests (Tableau 14).

Fig. 14

Tableau 14. Lieux de déplacement seul à vélo

Tableau 14. Lieux de déplacement seul à vélo

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La référence aux mobilités indépendantes reste fondamentale dans une perspective socio-spatiale. La division socio-spatiale par sexe est aisément visible et n’évolue guère au cours des différentes périodes d’enquête. Comme d’autres études l’ont montré pour la ville (Raibaud, 2015) ou pour les lieux de pratique de loisir dans les quartiers populaires (Tatu et Vieille Marchiset, 2008), les jeunes filles et les femmes restent assignées dans certains lieux, le plus souvent dans leurs quartiers d’habitation. Leurs mobilités restent contraintes par des codes socio-spatiaux qui les obligent à se déplacer à certains endroits et souvent accompagnées. Le dispositif d’apprentissage du vélo ne modifie pas ces règles socio-spatiales intériorisées, mais conforte cette gestion socio-spatiale et semble même aboutir à une dégradation de la pratique du vélo seule ou avec des amies pour les filles des écoles-tests. Les garçons quant à eux tirent un bénéfice de ces apprentissages en déclarant davantage sortir du quartier à vélo, seuls ou avec des copains. L’impact socio-spatial est donc bien sexué, au détriment des jeunes filles.

Le poids des configurations familiales populaires

Dans cette gestion socio-spatiale des mobilités à vélo, plus ou moins indépendantes, il convient de s’arrêter sur les contraintes familiales. Ces limitations à la fois dans l’espace et dans le temps, s’actualisant par des comportements de contrainte et d’évitement, restent prépondérantes dans les résultats actuels de la recherche internationale (Carver et al, 2010). La famille est aussi appréhendée comme ressource notamment au niveau de la coparticipation des parents (Ghekière et al, 2016). Dans la perspective maussienne, il convient d’insister sur une forme de division par sexe dans des configurations familiales singulières. La place des pères, des mères, des frères et sœurs est alors à souligner. Il semble se constituer une distinction des sexes dans l’apprentissage et l’utilisation du vélo pour avoir accès aux différents espaces publics dans et hors du quartier populaire.

Arrêtons-nous tout d’abord sur les autorisations données aux filles et aux garçons pour se rendre à vélo dans et hors du quartier. Huit à neuf garçons sur dix sont autorisés à faire du vélo dans le quartier, alors que les filles ne sont qu’aux trois-quarts concernées (voir Tableau 15). À noter que le dispositif d’apprentissage du vélo semble amener la famille à être davantage permissive pour sortir à vélo dans le quartier. Cette tendance est à relier à un effet d’âge vraisemblable, puisque les enfants arrivent en dernière année d’école primaire lors du troisième temps d’enquête.

Fig. 15

Tableau 15. Autorisation à faire du vélo dans le quartier (DQ)

Tableau 15. Autorisation à faire du vélo dans le quartier (DQ)

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Au niveau des pratiques déclarées hors du quartier (Tableau 16), les conditions de l’autorisation familiale présentent des différences plus prononcées entre filles et garçons. Les tests statistiques font état d’une réticence nette des familles face aux sorties hors du quartier à vélo pour les filles. La tendance semble même se durcir avec le temps. À la fin du dispositif d’apprentissage du vélo, les deux tiers des garçons ont l’autorisation de la famille, dans les écoles-tests comme dans l’école témoin. Les filles subissent pour près des trois-quarts les limitations familiales dans les écoles-tests : tout se passe comme si le dispositif d’apprentissage du vélo pénalisait les jeunes filles. Tel que noté plus haut, ce processus est peut-être en lien avec une forme d’autolimitation liée à la faible aisance perçue dans la conduite du vélo.

Fig. 16

Tableau 16. Autorisation à faire du vélo hors du quartier (HQ)

Tableau 16. Autorisation à faire du vélo hors du quartier (HQ)

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Pour aller plus loin, il convient de s’engager plus avant dans le système de contraintes familiales dans la pratique du vélo sur les espaces publics dans et hors quartier. L’analyse de la dynamique relationnelle au sein de configurations familiales particulières dans l’apprentissage, mais aussi au niveau des autorisations données, éclaire le propos (Tableau 17). Schématiquement, il est à relever que les pères sont davantage présents dans la transmission des techniques du vélo, alors que les mères restent au premier plan pour autoriser et limiter la pratique du vélo dans et hors du quartier. Plus précisément, la relation père-fille est pour le premier aspect présent dans les deux tiers des cas, la relation père-fils étant moins systématique (un cas sur deux en moyenne). En outre, le rôle de la mère est plus mineur, surtout dans les apprentissages des garçons. À noter que la place de la fratrie reste encore plus modeste en la matière.

Fig. 17

Tableau 17. Avec qui l’élève a-t-il appris à faire du vélo ?

Tableau 17. Avec qui l’élève a-t-il appris à faire du vélo ?

Remarques : Plusieurs réponses étaient possibles et, dans la catégorie "autres", sont inclus les élèves ayant répondu avoir appris "tout seul" à faire du vélo

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Si nous nous arrêtons aux systèmes d’autorisation familiale (Tableau 18), les mères sont omniprésentes, surtout au niveau de leurs filles. Après la fin du dispositif d’apprentissage du vélo, la tendance est encore plus nette. Pour autant, les pères sont également présents à ce niveau : un cas sur deux, voire pour les deux tiers à certains moments de l’enquête. La fratrie ayant un rôle secondaire dans ce domaine.

Fig. 18

Tableau 18. Qui donne l’autorisation à l’élève de faire du vélo ?

Tableau 18. Qui donne l’autorisation à l’élève de faire du vélo ?

Remarques : Plusieurs réponses étaient possibles.

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Dès lors, les modes de limitations familiales semblent davantage relever de l’autorité maternelle, notamment pour les filles dans les quartiers populaires. À noter que les sœurs, vraisemblablement les aînées, semblent avoir un rôle de limitation, plutôt pour les filles, mais aussi pour leurs frères. Les garçons doivent parfois également passer par une autorisation des frères, mais dans des proportions moindres. Et bien sûr les pères ne sont pas en reste. Mais cette tendance bat en brèche le sens commun, donnant un pouvoir outrancier aux hommes dans une configuration familiale paternaliste, souvent excessivement mis en avant dans les représentations profanes, mais aussi savantes, des milieux populaires.

Enfances populaires et spirale socio-spatiale de l’ouverture/fermeture

Les analyses précédentes mettent en lien des éléments techniques, sécuritaires, spatiaux et relationnels. Il convient de souligner que chaque dimension est en lien avec les autres au sein d’une dynamique systémique, qui finalement n’évolue que lentement. Le dispositif d’apprentissage du vélo permet de relativiser le niveau à vélo. Il n’augmente guère le sentiment de sécurité, ne modifie pas les modes de perception et d’utilisation des espaces publics et ne transforme pas les configurations familiales, basées sur des limitations contraignantes. Tout ce système pénalise davantage les filles que les garçons. La division par sexe est interdépendante des configurations familiales. Elle est à mettre en lien avec les statuts d’enfants et de parents, de frères et de sœurs. Elle doit donc être finement analysée en dépassant la simple hiérarchie entre les hommes et les femmes. La place de la mère, voire des sœurs, est primordiale et leur position renforce souvent un ordre de genre populaire. Dans ce cadre, les filles peuvent subir, dans certains cas, une véritable spirale de fermeture articulant faible aisance technique, sentiment d’insécurité, assignation dans le quartier et dépendance familiale. Et le dispositif d’apprentissage du vélo semble conforter cette logique délétère. Au contraire, pour les garçons, dans une dynamique vertueuse, les animations cyclistes encadrées développent une spirale vertueuse d’ouverture, renforçant le sentiment d’aisance technique et celui de sécurité, associés à une pratique du vélo hors du quartier.

Ainsi nous observons, dans les Analyses factorielles des correspondances multiples présentées plus loin (ACM Q1 et ACM Q3), deux oppositions principales qui structurent les pratiques du vélo dans les quartiers populaires et définissent les deux axes principaux des ACM : en premier lieu, l’aisance à vélo, qui rassemble plusieurs variables relatives aux compétences techniques à vélo et à l’aisance ressentie par les enfants dans leur pratique. Elle distingue une grande partie de l’échantillon, qui estime avoir de fortes compétences techniques et une forte aisance dans la pratique, d’une partie moins importante de l’échantillon affichant de plus faibles compétences techniques et une aisance plus faible, voire une non-pratique du vélo. Les garçons apparaissent nettement du côté d’une plus grande aisance à vélo. En deuxième lieu, les modes de déplacement à vélo, qui renvoient autant à des variables de lieux que de modalités de déplacement, opposant les élèves qui se déplacent dans et hors de leur quartier d’habitation selon des modalités plurielles (seul, avec des pairs et/ou avec des membres de leur famille), à ceux qui ne se déplacent que dans leur quartier d’habitation et en général accompagnés, voire qui ne se déplacent jamais à vélo. Les filles se positionnent ainsi du côté des déplacements à vélo plus restreints.

Cette analyse multivariée permet de dégager quatre profils majoritaires regroupant à chaque fois une partie des élèves selon les deux oppositions principales décrites ci-dessus. Un premier profil que l’on peut qualifier « d’indépendants très à l’aise à vélo », majoritaire puisqu’il représente 63 % des élèves interrogés en Q1 et 53 % en Q3, rassemble les élèves – surtout des garçons – très à l’aise en vélo, avec un fort sentiment de sécurité dans leur pratique du vélo et se déplaçant selon des modalités variées – accompagnés ou seuls – dans et hors du quartier. Aisance technique et multiplication des modes de déplacement à vélo se combinent ici. Un deuxième profil « d’élèves peu à l’aise » regroupe 17 % des élèves en Q1 et 23 % en Q3. Il s’agit plutôt des filles, qui s’estiment peu à l’aise à vélo et qui se déplacent surtout accompagnées de membres de leur famille. Un troisième profil « d’élèves coopératifs » comptant 15 % des élèves en Q1 et 16 % en Q3 caractérise des élèves qui s’avèrent à l’aise techniquement, mais pratiquant majoritairement avec des pairs. Quant au dernier profil, très minoritaire puisqu’il ne concerne que 5 % des élèves en Q1 et 8 % en Q3, il rassemble les « élèves ne pratiquant pas » de vélo et subissant les limitations familiales. Les évolutions s’avèrent relativement faibles puisque les deux tiers des élèves appartiennent au même profil entre Q1 et Q3. Un peu plus de 10 % des élèves – majoritairement issus des écoles-tests – se retrouvent en Q3 dans un profil attestant d’une augmentation de leurs compétences et de leur aisance à vélo, alors qu’environ 20 % – dont légèrement plus d’élèves des écoles-tests – font état d’une diminution de ces compétences. Les ACM effectuées et leur comparaison confirment bien les analyses développées tout au long de l’article, insistant sur les différenciations sexuées et les contraintes familiales.

Fig. 19

ACM Q1 : Analyse factorielle des correspondances multiples – Questionnaire 1

ACM Q1 : Analyse factorielle des correspondances multiples – Questionnaire 1

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Fig. 20

ACM Q3 : Analyse factorielle des correspondances multiples – Questionnaire 3

ACM Q3 : Analyse factorielle des correspondances multiples – Questionnaire 3

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Conclusion

Les transformations des pratiques et des représentations des enfants en matière de vélo sont longues et se heurtent à la division par sexe dans les quartiers populaires. L’aisance technique, notamment au niveau des habiletés complexes, est moindre chez les filles. Le sentiment de sécurité se dégrade également à leur niveau. Les mobilités indépendantes sont moins développées. Les limitations familiales, notamment de la part des mères, s’exercent davantage sur elles.

Dès lors, installer une spirale vertueuse d’ouverture socio-spatiale, d’ailleurs plus fréquente chez les garçons, exige une longue démarche d’apprentissage : un cycle d’animation sportive ne suffit pas et doit être complété par un travail de rencontre et de persuasion auprès des familles, en ciblant plus particulièrement les mères. Un travail d’enquête par questionnaire et par focus group avec les parents, dont les données sont en cours de traitement, nous permettra de mieux préciser les configurations relationnelles dans le système de limitations familiales à l’œuvre.

Pour autant, en travaillant avec les familles, le vélo, délaissé par les milieux populaires, malgré son faible coût, peut retrouver bonne presse dans les quartiers populaires. Cette démarche d’intervention sociale doit cependant être couplée avec une réflexion plus globale sur une dynamique socio-écologique valorisant, ce que les auteurs anglo-saxons appellent la « cyclabilité » (cyclability). Cet environnement favorable reste un chantier de premier ordre pour favoriser l’usage du vélo. Et, comme le rappelle Hélène Charreire (2014), « il semble bien établi, pour les jeunes, qu’une faible distance entre le domicile et l’école et un environnement perçu comme « sûr » ou agréable (criminalité, trafic, esthétique) soient associés à un mode de vie plus actif » (p.370). Le vélo peut alors, dans ces conditions, trouver une place de choix dans une démarche globale de santé publique, notamment pour les populations les plus précaires.