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Comme ce titre l’indique, l’ensemble des articles rassemblés dans ce numéro permet d’examiner les relations entre la mobilité des familles et la forme urbaine plus ou moins étalée de leur milieu de vie. Les différents travaux analysent les déplacements quotidiens d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes, mais aussi de familles entières, en lien avec les stratégies spatiales, temporelles et parfois d’arbitrage déployées pour réaliser les trajets vers l’école, ou encore vers les lieux de magasinage, de loisirs ou la résidence secondaire.

Ce sujet est particulièrement important dans le contexte où les frontières des agglomérations urbaines rejoignent dorénavant la montagne, les lacs, les terres agricoles et les milieux de villégiature et que les déplacements au sein des aires métropolitaines sont de plus en plus dépendants de l’automobile. Un demi-siècle après l’édification des premières banlieues[1], c’est non seulement l’habitat qui se développe ainsi à la périphérie des villes, mais aussi les pôles d’emploi, le commerce de détail et les services (Mangin, 2004 ; Desse, 2001). Si l’étalement urbain a débuté plus tôt au Canada et aux États-Unis, il n’est dorénavant plus l’apanage de la société nord-américaine. Partout le résultat est le même : la ville s’étale, se disperse, et les résidents – des quartiers plus centraux à ceux de la périphérie – se déplacent plus loin et plus rapidement en grande partie grâce à la voiture privée[2] (Bonnet et Aubertel, 2005 ; Wiel, 2005).

Le phénomène d’étalement est tel que le modèle classique de la ville opposant centre/banlieue et celui du quartier comme espace de proximité sont désormais impuissants à expliquer certaines dynamiques urbaines et patrons de mobilité. Depuis le début des années 1990, les chercheurs tentent de saisir ce nouveau modèle de la ville qu’ils peinent à nommer (Bourne, 1996, Rivière D’arc, 2001) : edge city (Garreau, 1991), ville polynucléaire (Remy et Voyé, 1992), métapole (Ascher, 1995), ville franchisée (Mangin, 2004), espace des flux (Castells, 2001) ; Choay (1999) ou Paquot (2003) parlent du « tout urbain » et Webber (1996) de l’urbain « sans lieu ni bornes »; d’autres préfèrent en énumérer les diverses déclinaisons : ville-mobile, ville-territoire, ville-nature, ville polycentrique, ville au choix et ville-vide, par exemple (Chalas, 2000).

Pour mieux comprendre cette civilisation de l’automobile (Miller, 2001 ; Featherstone, 2004 ; Urry, 2004), les travaux sur la mobilité quotidienne se sont multipliés[3]. De nombreuses analyses quantitatives, plusieurs réalisées à partir des enquêtes « Origine-Destination », examinent la mobilité des individus[4] (Massot, 1998 ; Vandersmissen, 2006) ; d’autres, plus qualitatives, proposent des typologies de mobilité quotidienne (Daris, 2002 ; Kaufmann et al., 2001; Ramadier, 2007). Ces études sont en général centrées sur la personne dégagée de ses obligations familiales, occultant la négociation et l’arbitrage entre les besoins de déplacement de ses membres (Kaufman, 2005). Elles portent de façon dominante sur les individus, surtout les adultes mais de plus en plus sur les enfants (de Singly, 2002), les adolescents (pour une recension, voir Bachiri, 2006) ou les jeunes adultes. Dans certains cas, on s’est penché sur la mobilité des mères mais sans traiter de celles des pères (Dowling, 2000 ; Prédali, 2005). Beaucoup moins d’études se sont penchées sur l’entrecroisement au quotidien des mobilités des membres d’une même famille ; soulignons à cet effet les études de Gustafson (2001), Luxembourg et Thomann (2007) et Montulet et Hubert (2008) [5]. On connaît aussi très mal la mobilité des familles recomposées et particulièrement celles des enfants en garde partagée (Ortar, 2005). Outre les mobilités liées au travail et aux études, on constate un manque flagrant de connaissances sur la mobilité de loisirs et de vacances, particulièrement les mobilités de week-end et saisonnière. Enfin, dans le contexte de l’étalement territorial, les liens entre la forme urbaine et les mobilités déployées mériteraient qu’on leur prête une plus grande attention. Au total, si la mobilité des individus est de mieux en mieux dépeinte, les motivations qui la justifient, les stratégies de mobilité qui se négocient au sein des ménages et les modes de vie qu’ils induisent en lien avec la forme des territoires le sont beaucoup moins. En d’autres termes, si la mobilité est bien décrite, elle n’est pas nécessairement comprise.

Les articles de ce numéro, sans prétendre combler ces lacunes, permettent de mieux comprendre non seulement les déplacements mais aussi le mode de vie de membres de familles contemporaines – des jeunes surtout – résidant dans des portions de ville édifiées à différentes époques, et de mieux saisir leur recours quotidien à la marche, aux transports collectifs ou à l’automobile. L’objectif en est un à la fois de description et de compréhension des comportements de mobilité, dans l’entrecroisement de plusieurs disciplines : sociologie, ethnologie, géographie, psychologie de l’environnement, architecture. Les recherches ont été menées sur des terrains québécois, canadiens et français. Non seulement ce regroupement d’études permet de saisir les liens entre milieu de vie et logique de mobilité, mais il permet aussi de comparer la mobilité des familles dans des contextes socioculturels différents. Trois axes thématiques transversaux recoupent ces articles : la mobilité et l’apprentissage de l’autonomie chez les jeunes, la conciliation et les stratégies familiales de mobilité et enfin, l’(auto) mobilité et les habitus de déplacement.

Mobilité et apprentissage de l’autonomie chez les jeunes

L’arrivée d’un premier enfant précipite souvent le moment de l’achat d’une propriété. En Amérique du Nord, on envisage idéalement une maison individuelle, un pavillon, dans un quartier de faible densité. Ce type d’habitat est non seulement le plus largement valorisé par la population en général (Fortin et Després, sous presse ; Bédard et Fortin, 2004), il est en général associé à un milieu plus propice que la ville à l’éducation des enfants, à cause de l’espace, de la verdure, de la tranquillité et surtout de la sécurité qu’on lui prête (Bonner, 1997). Dans l’agglomération de Québec par exemple, en 2006, c’est dans les banlieues ou le périurbain que vivent les familles : 90 % des couples avec enfants et plus de 70 % des familles monoparentales (Morin et Fortin, sous presse). Comment se vit chez les jeunes l’expérience de la ville selon la localisation géographique plus ou moins centrale du quartier de résidence ? Quelles différences s’observent dans leur mobilité d’un quartier à l’autre ? Si les jeunes enfants sont le plus souvent accompagnés dans leurs déplacements, quand cesse cet accompagnement ? Pour quelles destinations ? Quels modes de transport favorisent l’autonomie ? Dit autrement, à partir de quel âge peut-on parler de la mobilité des jeunes sans parler de celle de leurs parents ? Les questions semblent simples, mais les réponses le sont moins comme le montrent les articles de ce numéro qui suggèrent des distinctions fines selon l’âge, le sexe, le mode de transport, ainsi que le lieu de résidence et l’aménagement du territoire.

Les déplacements vers l’école sont un lieu privilégié d’observation de l’acquisition de l’autonomie chez les enfants, les adolescents, et les jeunes adultes comme le montrent dans ce numéro l’article de Bachiri et Després, celui de Depeau, celui de Lacascade et celui de Ramadier, Petropolou et Bronner. Dans le cas des institutions publiques, en France aussi bien qu’au Québec, les écoles primaires sont plus souvent situées à distance de marche du domicile familial que les écoles secondaires qui sont plus dispersées, cette dispersion s’amplifiant avec les établissements post-secondaires. L’avancement dans la scolarité augmente ainsi l’étendue de la mobilité des adolescents qui sont par ailleurs plus susceptibles de s’impliquer dans des activités parascolaires, complexifiant leurs horaires et les éloignant du quartier de résidence à des heures plus irrégulières, possiblement pendant des périodes prolongées. Si le souci de sécurité prime dans l’accompagnement des enfants en bas âge, qu’en est-il à l’adolescence ?

Dans les quartiers plus centraux, l’école secondaire semble correspondre à l’âge des déplacements autonomes (Montulet et Hubert, 2008). Bachiri et Després (ce numéro) montrent que dans le périurbain québécois, ce sont principalement des autobus scolaires désignés qui vont chercher les jeunes, pratiquement à la porte de leur domicile, pour les reconduire vers les écoles publiques secondaires de leur secteur[6]. Même si, pour plusieurs jeunes, il s’agit d’occasions pour se déplacer sans leurs parents et socialiser avec leurs pairs (Bachiri et Després, ce numéro), leur expérience de la ville en est une motorisée. Les parents et leurs adolescents peuvent par ailleurs choisir une école publique « à projet particulier » sur le territoire de l’agglomération, celles-ci offrant des programmes spécialisés en « arts-études » ou « sports-études » ouverts à tous. Le désir de certains parents d’offrir ce qu’il y a de mieux à leurs enfants peut enfin conduire au choix d’une école privée[7]. Un tel choix ou de tels choix d’écoles – ces choix différant parfois pour chacun des enfants d’une même famille – peuvent non seulement complexifier les patrons de mobilité familiale, ils sont susceptibles d’induire de longs déplacements motorisés, parfois en autobus scolaire mais le plus souvent en automobile, avec un parent ou un voisin avec qui la famille pratique le covoiturage. À ce sujet, les articles de Bachiri et Després et de Depeau fournissent des indications sur la distance et le temps de déplacement des enfants vers l’école, un sujet d’importance mais relativement peu documenté dans les enquêtes qualitatives. De manière contrastante, les enfants pourtant plus jeunes enquêtés par Depeau dans un quartier traditionnel de Paris et un quartier de ville nouvelle en région parisienne – deux quartiers à la structure et aux aménagements routiers différents – marchent presque tous à l’école et plus de la moitié font le trajet seul à partir de l’ âge moyen de 8 ans. Le quartier de la ville nouvelle, loin du modèle des banlieues pavillonnaires nord-américaines, a été pensé de manière à minimiser les dangers routiers avec un centre-ville essentiellement piétonnier et plurifonctionnel, des transports collectifs et une place importantes aux espaces de loisirs et de jeux. Cela dit, les enfants du quartier traditionnel sont plus autonomes dans leur trajet vers l’école. Plus d’enfants vont seuls à l’école dans le quartier central comparativement au quartier de ville nouvelle où les enfants sont en plus grands nombres accompagnés par leurs pairs, la perception de la dangerosité du parcours par les parents semblant jouer.

Au-delà du trajet obligé vers l’école, pour comprendre la mobilité des jeunes, il faut étudier les déplacements liés aux loisirs qui relèvent d’une logique différente, ce que plusieurs articles de ce numéro permettent d’apprécier. Vandersmissen et l’équipe de Ramadier se sont penchés sur les déplacements liés aux loisirs et à la consommation des adolescents qui ne sont pas en âge de conduire. En général, les loisirs organisés obligent les jeunes à de longs déplacements, généralement en voiture avec leurs parents. À cet égard, les auteurs notent des différences entre garçons et filles. Les garçons seraient plus précocement conducteurs de voitures que les filles (Vandersmissen) ; celles-ci auraient plus souvent un laissez-passer de transport en commun (Vandersmissen ; Ramadier et al.). À l’adolescence, un loisir très prisé par les filles est la consommation : le « magasinage » ou le shopping. Si celui-ci se fait dans les quartiers centraux, les adolescentes ont la possibilité de s’y rendre de manière autonome ; par ailleurs, les grands centres commerciaux ne sont souvent tout simplement pas accessibles en transport en commun. En outre, dans le cas des adolescents du périurbain québécois (Bachiri et Després, ce numéro), c’est plutôt les grandes distances à parcourir et/ou l’absence de desserte de transport collectif efficace qui obligent les parents à « faire le taxi » jusqu’à la fin de l’adolescence. Les activités de loisirs « spontanés » — par opposition aux loisirs organisés comme les sports d’équipe ou les cours d’art — sont aussi plus difficiles à organiser : elles exigent de mobiliser un adulte pour se déplacer, ce qui en compromet souvent le caractère spontané (Bachiri et Després, ce numéro).

Nous entraînant dans les grands ensembles français, l’étude de Lacascade (ce numéro) et celle de Ramadier et al. (ce numéro) suggèrent que la marche comme mode de déplacement domine chez les jeunes des cités. Les jeunes empruntent peu les transports collectifs, les garçons moins que les filles et ceux résidant dans de grands ensembles, moins que ceux des quartiers pavillonnaires (Ramadier et al.); les autobus sont trop chers ou stigmatisants (Lacascade). Constat général, les jeunes des cités marchent, et beaucoup plus que leurs homologues des quartiers pavillonnaires comme l’étude de Ramadier et al. l’indique. La marche qui peut être synonyme d’errance se poursuit parfois jusqu’à 20 ou 25 ans (Lacascade).

Conciliation et stratégies de mobilité

Si la conciliation famille–travail est souvent pensée dans le temps – on évoque alors la double tâche ou l’aménagement du travail salarié[8] – , elle est aussi intrinsèquement liée à localisation résidentielle et à l’étendue du territoire du quotidien. Les modes de transport accessibles et privilégiés contribueront aussi inévitablement à la forme que prendra la mobilité des membres d’une famille (Brais, 2000 ; Vandermissen, 2006) [9]. Comment s’organisent et se négocient les déplacements de tous et chacun pour se rendre à l’école ou au travail, chez les amis ou la famille, mais aussi vers les lieux de consommation, de loisirs ou de vacances ?

Si le transport des enfants est une tâche quotidienne importante pour les parents, force est de constater que les mères sont plus impliquées que les pères. Prédali (2005) montre en effet que les mères actives sur le marché du travail « partent plus tard du domicile que leur conjoint et rentrent plus tôt » (p. 227) à cause, notamment de l’accompagnement scolaire. La périphérie, et la dépendance à l’automobile qu’elle oblige, sollicitent aussi les parents, plus souvent la mère que le père, à « faire le taxi » pour reconduire les enfants à leurs activités (Bachiri et Després, ce numéro). Les enfants, de leur côté, apprennent très tôt à négocier l’accompagnement automobile d’un parent pour se rendre à leurs activités, ce qui rend difficiles les choix et les invitations de dernière minute. Pourquoi cela revient-il aux mères ? Si ce n’est pas une tâche féminine traditionnelle, cela s’y rattache : il semble que cela soit une façon pour les mères de s’occuper de leurs enfants, d’être avec eux mais surtout de leur assurer ce qu’il y a de mieux en les conduisant aux meilleures écoles ou à des activités parascolaires (Prédali, 2005; Dowling, 2000). Une autre hypothèse veut que ce soit les différences de revenu entre les genres qui font que c’est le membre du couple dont le revenu est moins important qui sacrifie son temps de travail et donc une part de son revenu ; c’est ainsi que plusieurs femmes, pour coordonner la mobilité familiale, acceptent de travailler à temps partiel (Ortar, 2006). Montulet et Hubert (2008) suggère pour leur part que la possession d’une voiture personnelle chez la femme contribue à lui conférer la responsabilité d’un plus grand nombre de tâches domestiques et familiales, dont celles liées au transport des enfants. À cet égard, les mères en viennent à constituer un groupe identitaire ou de soutien (Depeau, ce numéro), ce que nous avons également observé au Québec (Fortin et al., 1987 ; Fortin et Després, sous presse b).

Arrivant à l’âge adulte, les jeunes hommes de la cité (Lacascade, ce numéro) gagne l’accès à l’automobile familiale le soir et les week-ends en devenant le chauffeur attitré des autres membres de la famille et le coursier de la maison durant la journée. S’il s’agit là d’une stratégie familiale de mobilité, c’est aussi une stratégie d’autonomisation pour le jeune qui, en âge de conduire, gagne ainsi le privilège de pouvoir utiliser la voiture familiale à des fins ludiques et personnelles. Comme le texte de Depeau le montre aussi, on voit bien comment l’autonomie des jeunes dans leurs déplacements s’acquiert plus ou moins rapidement selon les valeurs et les stratégies de mobilité familiales. Cette autonomie dans les déplacements apparaît de la sorte comme un élément d’une autonomie plus large qui conduit graduellement le jeune de l’enfance à l’âge adulte.

(Auto) mobilité et habitus de déplacement

À travers les déplacements—accompagnés ou non, motorisés ou non—vers l’école ou les activités de loisirs, les jeunes, tout comme leurs parents, intériorisent des routines spatiotemporelles, ainsi que des représentations sociospatiales des territoires fréquentés et des modes de transport utilisés. À cet égard, on peut parler d’habitus au sens de Bourdieu (1979)[10], un habitus « de déplacement » construit à travers les pratiques et les représentations et influençant à son tour la capacité à se déplacer ou à s’approprier les ressources nécessaires pour se déplacer (la motilité au sens de Kaufmann)[11]. Si les pratiques proprement dites de mobilité sont relativement bien étudiées, les représentations sociospatiales le sont en général beaucoup moins. Dans ce numéro, l’article de Bachiri et Després, de Depeau, de Lacascade et celui de Ramadier analysent les représentations des jeunes; Depeau et Luka se penchent aussi sur celles des adultes.

Les résultats des recherches présentées suggèrent que la fréquentation ou non de certains lieux par les enfants, les adolescents et les jeunes adultes est influencée par les représentations qui se construisent au quotidien d’abord autour du lieu de résidence et de l’école de la petite enfance à l’adolescence, puis en relation avec les autres lieux d’activités fréquentés, avec les parents durant l’enfance puis seul ou avec les pairs à l’adolescence. Pour Depeau, le rapport que les parents entretiennent avec la mobilité influence le degré d’autonomie des enfants dans leurs déplacements : l’attitude des parents par rapport à l’autonomisation de leurs enfants serait plus ouverte au centre. Les travaux de Lacascade et ceux de Ramadier et al. suggèrent que les jeunes des cités fréquentent beaucoup les espaces de leur propre cité ou d’autres grands ensembles, souvent en lien avec leur réseau de relations. Ramadier et al. émettent l’hypothèse que ces jeunes sont dépendants d’une ségrégation sociospatiale, ce qui ressort aussi fortement du travail ethnographique de Lacascade avec des jeunes adultes de la cité. Ainsi, les pratiques de mobilité des jeunes dans les grands ensembles semblent centrées sur le quartier de résidence ou sur un axe entre deux quartiers qui se ressemblent, en lien avec le magasinage (pour les filles surtout) ou l’errance (pour les garçons) dans les pôles ou centres commerciaux. L’étude de Luka, de son côté, suggère aussi qu’au-delà du trajet entre le travail, l’école et le domicile, les familles privilégient des axes de mobilité et la fréquentation de lieux correspondant à leur histoire. Les choix résidentiels et la mobilité ne s’effectuent pas indifféremment dans toutes les directions et encore moins sans ancrage, mais bien en lien avec des représentations de l’espace et les biographies résidentielles (Luka, dans ce numéro ; Fortin et Després, sous presse a ; Feldman, 1996 ; Bourdin, 1996 ; Giuliani et Feldman, 1993). Luka dans ce numéro montre bien que l’attachement à des lieux de villégiature se construit au fil des ans.

Plusieurs articles de ce numéro suggèrent aussi l’influence de l’accessibilité à pied ou par les transports collectifs des lieux fréquentés (Depeau ; Ramadier et al.; Vandersmissen). Toutefois, l’accessibilité au tram ou à des autobus n’apparaît pas comme une garantie de leur utilisation : tarifs trop élevés (Lacascade), connotations négatives des transports collectifs (Bachiri et Després ; Lacascade). Les analyses quantitatives de Vandersmissen (ce numéro) confirment cet état de fait démontrant que dès que les jeunes qui obtiennent leur permis de conduire, même s’ils vivent dans un quartier central, utilisent la voiture pour de courtes distances. Dans la société contemporaine, la mobilité individuelle apparaît à plusieurs comme gage de liberté (Pinson, 2008 ; Orfeuil, 2004 ; Le Breton, 2004). La liberté que procure l’automobile se traduit par un rapport affectif à celle-ci (Dubois, 2004, Fortin et al., sous presse), nourri d’une part par la publicité et les habitudes de conduite acquises dès le jeune âge. À ce sujet, les résultats de l’enquête qualitative de Bachiri et Després (ce numéro) suggère que les jeunes du périurbain québécois grandissent en dépendant de l’automobile pour la plupart de leurs déplacements. N’ayant pratiquement jamais expérimenté d’autres modes de déplacement que l’accompagnement en voiture, les auteurs rapportent que ces adolescents rêvent du jour où ils auront leur permis de conduire et leur propre véhicule.

L’article de Lacascade (ce numéro) souligne aussi le rôle de l’automobile comme espace personnel mobile, comme « bulle privative au milieu de l’espace public » pour les jeunes adultes. Espace approprié, voire décoré, la voiture devient un symbole d’indépendance par rapport à la cité, mais aussi un symbole de réussite sociale, la voiture tenant une place importante dans la culture matérielle et l’identité des hommes de la cité. L’étude de Vandersmissen (ce numéro) suggère aussi un lien avec l’identité masculine, les jeunes hommes de l’enquête étant nettement plus nombreux à avoir un permis de conduire quelle que soit la zone de résidence comparativement aux filles qui sont plus susceptibles de posséder un laissez-passer de transport collectif.

Parallèlement, la voiture apparaît aussi à plusieurs adultes, notamment à plusieurs mères de famille, comme un espace d’intimité (Fortin et al., sous presse), à la limite, comme un véritable chez soi (Dubois, 2004). À titre d’exemple, le covoiturage, en plus d’être compliqué à cause notamment des déplacements « chaînés » des familles, est perçu comme un empiètement sur le temps passé seul en auto qui représente pour plusieurs un moment de calme, voire d’introspection. Pour d’autres encore, c’est un moment passé en famille, propice à la discussion (Fortin et al., sous presse ; Luka, ce numéro).

Villes denses, villes diffuses …

Poursuivre l’exercice comparatif

Des milieux de villégiature et périurbains de Luka et de Bachiri aux quartiers centraux de Depeau, en passant par les banlieues et les villes nouvelles de Lacascade, de Ramadier, et de Depeau, quelles mobilités pour quelles familles?

Ayant comparé la mobilité des jeunes du vieux centre de Québec aux zones rurales, Vandersmissen identifie une relation significative entre les modes de transport empruntés en semaine par les jeunes pour se déplacer et leur localisation résidentielle. Sans surprise, ces derniers se déplacent nettement plus à pied et en transport collectif dans les quartiers centraux et de vieilles banlieues de l’agglomération de Québec que dans le périurbain et les zones rurales et, inversement, beaucoup moins en transport scolaire ou en auto comme passager. Des constats aussi contrastants ressortent en ce qui concerne les modes de transport adoptés pour les trajets vers l’école si l’on compare l’étude de Depeau dans des quartiers traditionnels et de ville nouvelle en France à celle de Bachiri et Després dans le périurbain québécois. Les banlieues édifiées dans les années 50 à 70 semblent permettre la marche et être bien desservies par les transports collectifs (Vandersmissen ; Ramadier et al.). Les grands ensembles semblent toutefois induire des comportements particuliers de mobilité. Cela dit, si les caractéristiques spatiales et fonctionnelles des milieux ouvrent ou limitent des possibilités, elles ne déterminent pas le type de mobilité (mode de transport et degré d’autonomie). Les valeurs familiales, les routines spatio-temporelles et les représentations sociospatiales du milieu de vie, acquises et transmises, influencent aussi la mobilité. Les aménités, la densité sociale et la composition sociodémographique du milieu de résidence participent, avec le milieu bâti et naturel, à la physionomie de ce dernier et affectent en retour la mobilité et le rapport à l’espace et à la société de ses résidents (Depeau). Les pratiques et les représentations sociospatiales des parents de différents modes de déplacement semblent aussi influencer l’acquisition d’un capital de mobilité chez les enfants, ce que nos propres analyses comparatives de discours de parents et d’enfants du périurbain québécois confirment (Joandel, 2007).

Quels enseignements tirer de la mise en commun des études effectuées sur deux continents ? Qu’avons-nous appris de cet exercice comparatif concernant les règles à suivre pour apprendre des uns et des autres ? Très certainement, que nous avons besoin de descriptions généreuses des territoires à l’étude. On n’a qu’à penser à la polysémie de « banlieue », terme qui spontanément renvoie, en Amérique du Nord, à ce que les Français qualifient de périurbain, alors que les phénomènes sociaux qu’ils attribuent à la banlieue, associée aux grands ensembles, caractérisent davantage des quartiers centraux des métropoles nord-américaines. Pour comprendre de quelle « banlieue » ou de quel « périurbain » il s’agit. Il faut aussi quantifier et qualifier l’étalement urbain : à combien de kilomètres du centre s’étend-t-il ? Dans quelles directions et à quel rythme s’opère la croissance démographique dans l’aire métropolitaine ? Il faut aussi connaître le taux de motorisation des ménages selon la localisation résidentielle, ainsi que les services offerts en transport collectif (trajets et horaires en semaine et les week-ends). Pour mieux comprendre les modes et les stratégies de déplacement des enfants vers l’école, il importe aussi de documenter les horaires scolaires et l’organisation des garderies en dehors des heures de classe, ainsi que les politiques locales concernant le transport scolaire et le choix des écoles. Enfin, il faut poursuivre l’intégration de données qualitatives sur les comportements, révélant des valeurs sociales et culturelles.

Et développement durable ?

Derrière les modes de vie qui prévalent dans la ville dense ou la ville diffuse, il existe des coûts individuels, mais aussi collectifs. Les coûts personnels sont plus évoqués que discutés dans les textes. Un des principaux coûts de l’étalement urbain des métropoles est celui de l’achat d’une voiture, voire d’une seconde ou même d’une troisième voiture pour permettre à tous les membres de la famille de se déplacer. Quant aux coûts collectifs, ils ne sont pas discutés dans les textes de ce numéro, mais ils en constituent la toile de fond : cercle vicieux d’un aménagement urbain qui force toujours plus l’utilisation de l’automobile dans la vie quotidienne, ce qui a des effets sur la santé (notamment sur l’obésité ; voir Demers, 2008) et bien sûr augmente la pollution atmosphérique. Les familles qui tendent à s’établir dans les milieux périurbains les croient plus propices à l’éducation des enfants, soit pour leurs qualités environnementales (verdure, espace), soit pour l’exercice plus facile du contrôle parental (sécurité physique et sociale). Ce choix oblige souvent à des déplacements motorisés et, pour servir les besoins des enfants et adolescents qui n’ont pas accès à une automobile, à de nombreux accompagnements avec des effets néfastes pour la santé individuelle et sur l’environnement, en plus de produire des générations d’automobilistes, ce qui empire la situation.

Ce qui manque aux nouvelles approches et politiques prônant le développement durable des villes est une compréhension fine des modes de vie contemporains et de la complexité des stratégies spatiotemporelles de gestion des activités quotidiennes à travers le temps et l’espace dans les agglomérations étalées. Pour relever ce défi, chercheurs, aménagistes et décideurs devront mettre la main à la pâte.