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« Retour vers le futur » ou la temporalité trans-gressée

Bien que les travaux sur les âges de vie et les temporalités biologiques et sociales nous montrent comment les cycles de vie, qu’il s’agisse de l’enfance, la jeunesse, l’adultéité ou la vieillesse, sont marqués par des revirements, des moments décisifs ou des « bifurcations biographiques » (Bidart, 2006)[1], la linéarité sous-jacente à l’enchainement de ces cycles est rarement remise en question, sauf dans les films de science-fiction. En effet, une fois l’enfance et l’adolescence passées, on ne s’attend pas à l’âge adulte à revivre une seconde puberté. Or, lorsqu’on intègre la lunette du genre à ces analyses sur les temporalités, nos présomptions sur ce que sont les âges de la vie et leur succession sont ébranlées. En effet, les personnes transgenres et transsexuelles (ci-dessous « trans ») qui poursuivent une transition physique – notamment grâce à des traitements hormonaux – sont amenées à vivre, littéralement et figurativement, une seconde puberté et jeunesse à travers l’apparition de caractéristiques sexuelles secondaires et l’incorporation de nouvelles formes d’identification sociale. Par exemple, en tant qu’homme trans, lorsque j’ai commencé mon traitement à la testostérone en 2008, les transformations qui se sont opérées dans mon corps ont été similaires à celles que j’aurais vécues à travers une puberté si j’étais né homme, et ce, sur une durée presque aussi longue que l’adolescence[2] : prise de masse musculaire, déplacement des graisses, mue de la voix, acné, apparition graduelle d’une plus forte pilosité sur le corps, dont la barbe, etc. Comment les personnes trans, plongées dans une seconde puberté à travers leur transition, sont-elles amenées, de façon similaire ou différente, à vivre cette seconde jeunesse à l’âge adulte ? Qu’est-ce qui caractérise cette temporalité propre aux expériences trans ?

Dans cet essai, j’argumenterai, à partir d’une méthodologie autoethnographique fondée sur ma propre expérience en tant qu’homme trans, que certaines personnes trans sont amenées à vivre une temporalité particulière que je nomme un « temps de surexposition » dans lequel elles sont amenées à se dévoiler constamment à travers des conjonctures personnelles, communautaires et sociales/médiatiques. Jusqu’ici, cette temporalité a été laissée en jachère dans les travaux universitaires, tant sur les âges de la vie, les genres, que sur les enjeux trans. Malgré le développement fulgurant des mouvements et études trans au cours des deux dernières décennies (Stryker et Whittle, 2006 ; Stryker, 2008 ; Stryker et Aizura, 2013), la notion de « temporalité trans » a été peu traitée du côté anglophone et occultée du côté francophone, comme le démontre ce premier article en français s’intéressant à ce sujet[3]. Tout comme c’est le cas pour les travaux sur les genres et les âges de vie, il existe des recherches qui portent sur des âges de vie particuliers des populations trans : les jeunes trans à risque de harcèlement et d’intimidation à l’école (Chamberland et al., 2011) ou les personnes trans vieillissantes et les problèmes particuliers qu’elles vivent en institution ou liés aux soins de santé (Hébert et al., 2015), pour ne nommer que ces exemples. Néanmoins, ces travaux n’interrogent pas la spécificité de la « temporalité trans », comme le font certains travaux dans le champ des études des sexualités et queers, comme ceux de Edelman (2004), Halberstam (2005), Freeman (2007 ; 2010), ou Muñoz (2009). Qu’arrive-t-il lorsque, à partir d’une approche intersectionnelle (Crenshaw, 1991 ; Bilge, 2009 ; Lutz et al., 2011), on croise les analyses sur les âges de vie, les genres (cisgenres[4]/transgenres) et les temporalités sociales marginalisées pour analyser l’expérience temporelle que vivent les personnes trans ? C’est à cette question que cet essai répondra à partir de perspectives queers, féministes et transactivistes[5]. Pour ce faire, l’article est divisé de manière tripartite. Je proposerai d’abord un bref historique des notions de temporalités queer et « crip[6] » et indiquerai comment celles-ci s’apparentent aux temporalités trans. Ensuite, je m’attarderai aux spécificités des temporalités trans et montrerai comment elles peuvent être marquées par un désir de surexposition. Enfin, j’exposerai comment ce temps de surexposition est parfois l’objet d’une surexploitation médiatique. Je conclurai en réfléchissant à une éthique médiatique des temporalités sociales responsable et sensible aux groupes marginalisés dans nos sociétés cisgenristes[7], hétérosexistes et capacitistes[8].

Les temporalités marginalisées : queer, crip, trans

Temporalité queer

Les mouvements queers sont nés au tournant des années 1990, en pleine crise de la pandémie du VIH/sida, pour réagir notamment à l’inaction du gouvernement américain à l’égard du VIH qui décimait alors une grande partie de la communauté gaie aux États-Unis et ailleurs. Le terme « queer », qui jusqu’alors servait d’insulte pour les minorités sexuelles considérées bizarres, tordues, anormales, a alors été resignifié positivement par ces dernières et utilisé de façon affirmative par des groupes activistes tels que Queer Nation ou Act Up afin de dénoncer l’homophobie (ou l’hétéronormativité) et d’agir face à la crise du sida (Éribon, 2003). Peu de temps après, les premières théorisations queers sont apparues dans les universités, dénonçant le sexisme, racisme, classisme et d’autres formes d’exclusions présentes dans les études gaies et lesbiennes – centrées à l’époque sur les expériences des hommes gais blancs de classe moyenne ou aisée –, et invitant, à travers le terme parapluie « queer », à prendre davantage en considération la diversité dans ce champ d’études : d’abord sous la plume de Teresa de Lauretis (1991), puis dans les travaux désormais classiques d’auteur-es comme Kosofsky Sedgwick (2008 [1990]), Warner (1993), Butler (1993), et Halperin (2000 [1995]). En français, les réflexions queers ont commencé à émerger autour des années 2000 dans les travaux de Bourcier (1999 ; 2006 [2001] ; 2005 ; 2011), Éribon (2003), Baril (2007), Cervulle et Rees-Robert (2010), Perreau (2012) et Laprade (2014). Malgré leurs importantes différences, ces travaux en anglais et en français s’intéressent tous aux sexualités et aux identités sexuelles et de genre[9] qui sortent des cadres traditionnels cisgenristes et hétérosexistes, et contestent la notion de « normalité ». Les théories, études et mouvements queers sont souvent considérés comme les pendants davantage critiques, anti-assimilationnistes et antinormatifs des théories, études et mouvements gais et lesbiens, ces derniers versant parfois dans une certaine bourgeoisie ou conservatisme et étant taxés d’homonormatifs par les activistes et auteur-es queers (Puar, 2007). La question de la temporalité queer, pour sa part, a commencé à faire l’objet de réflexions dans les travaux queers anglophones autour de 2005, avec la publication d’ouvrages phares sur le sujet (Edelman, 2004 ; Halberstam, 2005 ; Muñoz, 2009 ; Freeman, 2010). Halberstam (2005 : 6) fournit une définition de la temporalité queer :

For the purpose of this book, « queer » refers to nonnormative logics and organizations of community, sexual identity, embodiment, and activity in space and time. « Queer time » is a term for those specific models of temporality that emerge within postmodernism once one leaves the temporal frames of bourgeois reproduction and family, longevity, risk/safety, and inheritance.

En d’autres mots, la notion de temps queer est à la fois descriptive et normative. D’une part, cette notion représente une description de ce que sont les temporalités traditionnelles (hétérosexuelles) versus hors normes (queers). D’autre part, la notion de temps queer propose sur le plan normatif une critique des temporalités traditionnelles en vue de dégager les apports épistémologiques et heuristiques des temporalités marginalisées pour les réflexions sur les temporalités en général. En s’éloignant d’une chronologie qui suit un ordre précis (valorisant de vivre sa jeunesse, de poursuivre ses études en vue de trouver un emploi reconnu, de trouver un-e partenaire de sexe opposé, d’acheter une maison et d’avoir des enfants, pour éventuellement atteindre une retraite confortable), les temporalités queers permettent de repenser notre rapport au temps et surtout notre conception de celui-ci comme étant naturel et stable. Le fait pour certaines personnes queers de ne pas avoir d’enfant, de ne pas s’engager dans une relation monogame, d’avoir un rythme de vie axé sur la socialité et les sorties (traditionnellement associé à l’adolescence et à la jeunesse) ou encore, comme dans le cas de la crise du sida, d’avoir une espérance de vie raccourcie et de vivre dans l’urgence du moment, constituent des expériences temporelles qui transfigurent la conception même de la temporalité.

Certaines personnes pourraient voir dans cette opposition binaire entre temporalité traditionnelle et queer un portrait simpliste en soutenant que plusieurs personnes gaies ou lesbiennes suivent un parcours plus traditionnel en ayant une maison, un emploi, un mariage, des enfants, etc. La critique queer et sa contestation des normes vise justement cette homonormativité au sein de la population gaie et lesbienne consistant à adopter un mode de vie hétérosexuel au sein des couples de même sexe (Puar, 2007). Sous cet angle, la temporalité queer se distingue nettement et s’oppose à la temporalité traditionnelle, qu’elle soit hétéro- ou homo- normative. Si le temps queer se caractérise presque toujours par un refus d’adopter les normes dominantes, il serait injuste de réduire les temporalités traditionnelles à un parcours linéaire visant simplement à étudier, s’enrichir, se marier et se reproduire. Les travaux en sociologie démontrent comment cette temporalité dite traditionnelle, décrite comme homogène dans certains travaux queers, se traduit dans la réalité par d’importantes évolutions, transformations, fragmentations et transitions (Becquet et Bidart, 2013 ; Bidart, 2006 ; Charton et Lévy, 2009 ; Legrand et Voléry, 2012). Comme le notent Grossetti, Bessin et Bidart (2009), il y a au cœur de chaque vie des moments clés, des moments décisifs et des ruptures ou, pour le dire dans leurs mots, des « bifurcations », qui viennent rompre la régularité et linéarité des parcours de vie. Autrement dit, toutes les personnes hétérosexuelles ne sont pas en couple ou en couple monogame, certains couples ont des enfants et d’autres non, certaines personnes optent pour des modes de vie dans lesquels la carrière n’est pas centrale et défendent des valeurs anticapitalistes, certaines vies sont marquées par les handicaps, la maladie, les réorientations, etc. L’objectif de cet article n’étant ni d’offrir une analyse historique de la notion de temporalité queer ni d’effectuer une critique de la conception parfois simplifiée que certains travaux queers ont des temporalités dites traditionnelles, j’aimerais maintenant me tourner vers le champ des études « crip » et sur le handicap qui offrent aussi des réflexions pertinentes sur les temporalités.

Temporalité « crip » ou handicapée[10]

D’autres groupes marginalisés, comme celui des personnes handicapées, qu’il s’agisse de handicaps physiques, psychologiques, intellectuels, d’apprentissage, environnementaux ou autres, ont problématisé la temporalité à partir de perspectives subalternes. Ils ont mis de l’avant, au cours des dernières décennies, la notion de temporalité handicapée, mieux connue sous l’expression « crip time » (McRuer, 2010 ; Price, 2011 ; Kafer, 2013). Le terme « crip » provient de l’adjectif anglais « crippled » et du nom « cripple » qui réfèrent à une personne dont la mobilité est réduite et sont utilisés comme termes dérogatoires pour désigner toute personne handicapée. Le terme « crip » a fait l’objet d’un détournement comparable à celui du terme « queer », qui a été resignifié positivement. Après la publication du livre Crip Theory par McRuer (2006), les perspectives crip ont été adoptées par des activistes et sont devenues des objets de théorisation et un champ d’études. Tout comme les théories/études queers se distinguent des théories/études gaies et lesbiennes par leur forte teneur antinormative et anti-assimilationniste et sont perçues comme la faction transgressive et subversive des théories/études sur la diversité sexuelle, les théories/études crip se distinguent de façon similaire des théories/études sur le handicap, ces dernières étant parfois vues comme plus traditionnelles et moins subversives. Autrement dit, les théories crip sont aux théories sur le handicap ce que les théories queers sont aux théories gaies et lesbiennes.

L’expression « crip time » a, quant à elle, été répertoriée pour la première fois sous la plume de Zola en 1988, puis dans les travaux de Gill en 1995 et ceux de Olkin en 1999. Néanmoins, ces auteur‑es n’ont pas défini ce qu’ils et elles entendaient par l’expression « crip time » et n’en ont fait qu’un usage restreint dans leurs travaux. C’est dans les années 2000 que l’intérêt pour cette notion, telle que nous la définissons aujourd’hui, refait surface dans les travaux de McRuer (2006 ; 2010), de Kuppers (2008), de Price (2011) et Kafer (2013). Comme Kafer le souligne, malgré la sous-théorisation de la notion de « crip time », celle-ci possède un caractère polysémique. Parmi ses multiples acceptions, il est possible d’en dégager trois.

La première acception concerne le temps supplémentaire que prennent les personnes vivant avec des handicaps pour accomplir des tâches comme se déplacer, se laver, s’habiller, s’alimenter, travailler, parler ou lire. Il est évident que cette lenteur (en fonction d’une conception capacitiste et traditionnelle du temps) à faire des activités courantes peut être vécue de façon frustrante par certaines personnes. Néanmoins, plusieurs personnes handicapées rapportent qu’elles vivent difficilement ce « crip time » parce qu’elles sont aussi bousculées dans leur temporalité par des conditions externes, fondées sur des exigences capacitistes et néolibérales, où tout est évalué en fonction de la rapidité, de la performance et des résultats instantanés. Comme le dit McDonald (2015) :

I have cerebral palsy, I can’t walk or talk, I use an alphabet board, and I communicate at the rate of 450 words an hour compared to your 150 words in a minute – twenty times as slow. A slow world would be my heaven. I am forced to live in your world, a fast hard one. […] I need to speed up, or you need to slow down. […] Crip time is pre-programmed, thought running ahead of communication; pre-programmed like crip lives, programmed with activities we did not choose, overwriting our own lives with other people’s voices.

La temporalité handicapée possède donc une double signification dans cette première acception : elle réfère simultanément à l’expérience subjective du handicap et à son expérience sociopolitique dans une société non adaptée aux personnes dont les façons de parler, marcher, s’alimenter, se déplacer, etc., sont plus lentes que les normes. La temporalité handicapée devient un temps imposé, hors de soi et de sa propre temporalité. Comme le dit St-Pierre (2015 : 60) par rapport aux personnes handicapées qui vivent des « troubles du langage » : « [f]or the disabled speaker […] this means that speech will almost inevitably result in a persistent and pervasive decentering of his temporal structure as he is folded into uncomfortable rhythms and tempos in an attempt to establish a shared horizon ». Autrement dit, la temporalité handicapée signifie à la fois une temporalité subjective et une temporalité partagée qui ne nous appartient plus, bref un temps imposé par les autres personnes, la société, ses institutions et ses structures (conçues pour les personnes non handicapées). Bref, dans des sociétés mal adaptées à une variété de capacités physiques et mentales, le temps supplémentaire nécessaire pour les personnes handicapées dépasse leur simple condition, car il résulte d’un ensemble de facteurs externes allant des retards du personnel soignant ou du transport adapté aux problèmes liés aux équipements, en passant par les retards causés par l’utilisation d’interprètes (Kafer, 2013). De ce point de vue, les personnes handicapées vivent, en plus de leur propre temporalité, un temps perdu à travers le manque de services et de structures adaptés à leur réalité.

Une deuxième acception de la notion de temporalité handicapée relève de sa conceptualisation dominante comme perte de temps, un temps handicapé vu comme lent et improductif en fonction des critères capacitistes, néolibéraux et capitalistes de nos sociétés (McRuer, 2010 ; Kafer, 2013 ; Dalke et Mullaney, 2014). St-Pierre (2015 : 60-61) remarque que : « Gendered, fat, elderly, and disabled bodies […] are evaluated temporally, and read as a “loss” or a “waste” of time for not performing within normative parameters ». La temporalité handicapée relève, en fonction de cette idéologie, davantage de l’insulte ou du reproche à l’égard des personnes handicapées qui échoueraient à satisfaire les exigences d’un monde-minute, où la lenteur dans l’exécution de tâches est perçue comme un échec plutôt qu’un avantage ou une différence. Au final, comme le mentionne Kafer (2013), la temporalité handicapée est rendue impossible et inintelligible selon les scripts dominants. De fait, il n’y a pas de temps accordé aux personnes handicapées et aucun avenir envisagé pour elles. Le seul avenir possible est un avenir curatif, dans lequel le handicap serait guéri, éliminé, afin de « normaliser » la personne pour la réintégrer à une temporalité traditionnelle[11]. Les auteur‑es en études crip et sur le handicap sont néanmoins critiques relativement à cette conceptualisation du temps handicapé comme temps gaspillé. Elles et ils ont cherché à mettre en avant les possibilités offertes par une compréhension de la temporalité en dehors des horizons de la « normalité », bref une conception du temps plus inclusive des personnes aux capacités variées.

La dernière acception de la notion de temporalité handicapée concerne la prise en considération et la mise en pratique d’une temporalité plus flexible et adaptée (Price, 2011 ; Dalke et Mullaney, 2014). Ce qui me semble prometteur ici pour la conceptualisation de la temporalité trans, dont je discuterai plus loin, est comment cette dernière utilisation de la notion de temporalité handicapée est fondée sur une reconceptualisation générale et une « queerisation » du temps que l’on qualifie habituellement de « normal » et souhaitable. Kafer (2013 : 27) écrit :

Crip time is flex time not just expanded but exploded; it requires reimagining our notions of what can and should happen in time, or recognizing how expectations of « how long things take » are based on very particular minds and bodies. We can then understand the flexibility of crip time as being not only an accommodation to those who need « more » time but also, and perhaps especially, a challenge to normative and normalizing expectations of pace and scheduling. Rather than bend disabled bodies and minds to meet the clock, crip time bends the clock to meet disabled bodies and minds.

Tout comme le concept de « queer time », le concept de « crip time » possède une fonction à la fois descriptive et normative. Le temps handicapé devient ainsi, dans les termes de Kafer (2013), un choix alternatif à ce qu’elle nomme le « temps curatif », pour être en mesure d’envisager un avenir viable et positif pour les personnes handicapées. Ce bref historique des temporalités queers et crip m’amène à considérer une troisième forme de temps marginalisé : la temporalité trans.

Temporalité trans

La temporalité trans n’a pas été problématisée et théorisée comme les temporalités queers et crip. Malgré la présence d’une entrée « Temporality » écrite par Kadji Amin (2014) dans la liste des mots clés en études trans dans le premier numéro de la revue TSQ: Transgender Studies Quarterly (Stryker et Currah, 2014), il est possible de constater l’absence de références traitant de cette question dans la bibliographie de cette entrée, de même qu’une absence de théorisation, par les auteur-es en études trans, de la temporalité trans comme telle. La majorité des auteur-es cité-es dans cette entrée travaillent davantage en études queers et les auteur-es spécialisés en études trans mentionné-es, comme Jay Prosser (1998), font référence au récit temporel trans dans les autobiographies plutôt que de problématiser la temporalité trans en soi. Les travaux sur les temporalités trans sont toutefois en émergence du côté anglophone, comme en témoignent de récents travaux (Grabham, 2010 ; Carter, 2013) ou conférences sur cette thématique[12].

Cette absence de travaux est criante au regard de l’expérience temporelle particulière vécue par plusieurs personnes trans, qui mérite d’être théorisée. Les personnes trans sont amenées, durant certaines périodes de leur vie, à expérimenter des temps accélérés ou plus lents, comme c’est le cas des processus d’apprentissage des scripts sociaux de la féminité ou masculinité, ou lors des périodes de convalescence suivant les opérations pour celles qui optent pour des procédures chirurgicales (ce qui n’est pas le cas de toutes les personnes trans)[13]. Ces expériences temporelles peuvent certes être déstabilisantes ou frustrantes en elles-mêmes. Cependant, ayant moi-même vécu une période de six mois durant laquelle tout mon temps a été investi dans des microsoins corporels (changements de pansements, application d’onguents, visites de chirurgiens, exercices pour favoriser la guérison, etc.), je peux témoigner, à la suite de nombreuses personnes trans, que cette temporalité trans ne résulte pas que de la transition en soi, mais aussi du contexte dans lequel se déroulent les transitions. Comme c’est le cas pour les personnes handicapées, les personnes trans se font imposer une temporalité à partir des normes et structures dominantes cisgenristes. La temporalité trans, ce n’est donc pas seulement un temps post-chirurgical, mais aussi et surtout les longs mois d’attente avant d’obtenir les attestations psychologiques nécessaires pour procéder à des traitements et des chirurgies, les délais excessifs dans l’accès aux soins de santé à cause des refus de traitement répétés de la part des médecins simplement parce que la personne est trans, les démarches souvent longues et complexes pour procéder à des changements de l’état civil, pour ne nommer que ces exemples[14]. Le temps trans est donc une temporalité dictée par l’horloge cisgenrenormative qui contribue, en érigeant des obstacles systémiques sur la route des personnes trans, à transformer leur expérience temporelle, notamment en matière de pertes de temps qui pourraient être évitées si les structures et institutions étaient adaptées à leur réalité.

Au-delà des pertes de temps créées par une société structurée autour des temporalités cisgenristes, les personnes trans expérimentent aussi, comme les personnes queers et handicapées, une délégitimation de leur temporalité propre, où leur temps est qualifié d’improductif et leur avenir rendu impensable à partir des normes cisgenrenormatives. Comme je le souligne ailleurs, « [t]he lack of a “trans future” is particularly striking for people with non-binary genders: not only is a future in their preferred sex/gender identity rendered null and void, but their very cultural, social, medical, political, and legal existence is invalidated in most national contexts […] » (Baril, 2016 : 161-162). De fait, s’il existe un avenir pour les personnes trans dites normatives, celles qui se moulent aux règles de la féminité, de la masculinité et de l’hétérosexualité et dont les objectifs de vie et professionnels s’insèrent dans les scripts néolibéraux et capitalistes de nos sociétés (Irving, 2008 ; Spade, 2011) à travers lesquels les trans sont destinés à incorporer, après leur transition, une citoyenneté productive et reproductive, cet avenir est absent pour les personnes androgynes, non genrées, bi-genrées, bispirituelles[15] sortant de ces cadres. De manière similaire aux personnes queers et handicapées dont l’avenir légitime passe par l’adoption d’une homonormativité (Halberstam, 2005 ; Puar, 2007) ou l’acceptation d’un traitement médical pour éliminer le handicap, l’avenir légitime des personnes trans passe par une assimilation cisgenrenormative. Cette dernière est balisée par l’adoption stricte d’une identité sociale, politique et juridique de genre masculin ou féminin et d’une trajectoire médicale, légale et culturelle suivant les normes dominantes (Stone, 2006 ; Irving, 2008 ; Spade, 2011 ; Fortier, 2014).

La troisième acception du temps handicapé, qui s’applique aussi aux temporalités queers, concerne sa dimension normative et son ancrage dans une critique sociale des temporalités traditionnelles. Cette composante normative fait également partie du temps trans : les temporalités trans sont plus flexibles et s’inscrivent en porte-à-faux par rapport aux critères cisgenristes. C’est sous cet angle, je pense, que nous devrions réfléchir aux potentialités de conceptualiser cette temporalité trans pour nourrir les travaux sur les différentes temporalités marginalisées. J’aimerais donc, dans les prochaines pages, contribuer à ces réflexions quant aux liens qu’entretiennent les personnes trans au temps et comment nous pourrions créer collectivement des espaces/temps qui prendraient davantage en considération les expériences et vécus sociosubjectifs des personnes trans.

La temporalité trans : temps de surexposition

Si l’expérience temporelle est au cœur de toutes les vies, elle revêt un caractère particulier pour les personnes trans. Qu’il s’agisse du sentiment d’urgence et d’impatience de procéder à certains changements (d’état civil, corporels, etc.) ; de la seconde puberté enclenchée par les traitements hormonaux à l’âge de 25, 45 ou même 60 ans ; de la perception altérée de l’âge des personnes en transition car plusieurs hommes trans, y compris moi-même, sont perçus comme des adolescents lors des premières années de leur transition (Schilt, 2010) ; de l’expérience du temps perdu avant la transition ou retrouvé pendant et après celle-ci ; de l’expérience du temps accéléré d’acculturation à des rôles sociaux et des environnements nouveaux (ex. : salles de bain et vestiaires), la temporalité trans diffère de la temporalité que vivent les personnes cis. De même, la temporalité trans brouille les repères traditionnels de temps, d’âges et de parcours de vie tels que théorisés habituellement. Je fournis ci-dessous deux courts exemples illustrant le rapport différent qu’entretiennent les personnes trans à la jeunesse et la vieillesse.

Premièrement, plusieurs personnes trans réfèrent aux transitions en termes de seconde naissance : « Je suis né à 32 ans », peut-on lire sur les pancartes lors des manifestations et marches trans. Comme d’autres formes d’expériences intenses qui peuvent constituer des moments décisifs, comme des conversions religieuses, des accidents ou des maladies, la vie prend un sens différent avec une transition et est parfois décrite comme une seconde naissance suivie d’une période de jeunesse caractérisée par les découvertes sur soi et son rapport au monde. Cette (re)naissance constituerait une excellente pierre angulaire pour une « épistémologie de la jeunesse », pour reprendre l’expression de Halberstam (2005 : 2), dans des travaux ultérieurs qui s’attarderaient aux liens entre la jeunesse vécue, l’âge adulte réel et les transitions, qui viennent interrompre la linéarité de ce passage supposé entre jeunesse et maturité. Deuxièmement, les transitions de sexe/genre peuvent nous fournir un éclairage différent sur la vieillesse et des réflexions sur l’âgisme. À titre d’exemple, comme d’autres personnes (cis ou trans), je redoute la vieillesse, en fonction d’un âgisme et d’un capacitisme intériorisés que je déconstruis au quotidien. Dans nos sociétés sexistes, cisgenristes et âgistes, les catégories valorisées d’hommes et de femmes ne reposent pas uniquement sur les catégories de genre normatives que sont la masculinité et la féminité hégémoniques, mais aussi sur des catégories d’âge. Les caractéristiques associées aux hommes et à une virilité traditionnelle, telles la force physique, la présence d’une importante musculature, la pilosité très apparente (Julien, 2015), l’autonomie, la réalisation personnelle à travers l’activité, notamment professionnelle, sont non seulement liées à des conceptions genrées dominantes, mais également à des âges de vie plus valorisés que d’autres (Legrand et Voléry, 2012). L’homme vieillissant, dont le corps n’est plus musclé, dont la pilosité est moins apparente, dont le niveau d’activité est ralenti ou qui se retrouve en perte d’autonomie, n’est plus dans certains cas considéré aussi viril, par lui-même ou par les autres, en fonction des normes dominantes. Comme l’ont montré dans leurs analyses intersectionnelles Clare (2009) par rapport aux personnes handicapées ou White (2014) à l’égard des personnes de grosse taille, les genres normatifs s’appuient non seulement sur des conceptions dominantes de la masculinité et de la féminité, mais simultanément sur un capacitisme et une discrimination en fonction du poids ; les personnes handicapées et les grosses personnes (terminologie des militant-es dans ce domaine) se trouvent exclues des genres idéaux, voire interrogées sur leur appartenance aux catégories d’hommes/femmes dans certains cas (à partir des normes dominantes, les femmes handicapées ne sont pas vues comme féminines et les hommes avec de grosses hanches, fesses, etc., sont vus comme moins masculins).

Une logique similaire est à l’œuvre par rapport à l’âge, dynamique que des analyses intersectionnelles dans de futures recherches liant les dimensions du genre et de l’âge pourraient nous révéler avec plus d’acuité. Comme homme trans, la dégendérisation ou dévirilisation des hommes plus âgés qui s’effectuent en fonction de nos paradigmes dominants a un effet particulier pour moi ; les signes de l’âge ne viennent pas seulement usurper d’un point de vue socioculturel les caractéristiques de ma masculinité, mais s’entremêlent avec mes expériences des processus de dégendérisation dont sont constamment victimes les personnes trans dans des sociétés cisgenristes. Dans des contextes où les personnes trans se voient refuser leur masculinité et féminité d’auto-identification, les processus de dégendérisation liés au vieillissement complexifient l’expérience du cisgenrisme tout comme le cisgenrisme intervient dans les dynamiques âgistes. Il s’agit de quelques exemples qui montrent comment ces réflexions sur les temporalités trans et les processus de désidentification et d’identification, de réorientations, de ruptures et de resignifications qu’elles impliquent, sont porteuses d’une valeur heuristique et épistémologique pour repenser sous un nouvel angle les travaux sur les âges et les temps de la vie, les bifurcations et les moments clés qui interrompent l’apparente stabilité et linéarité de l’existence (Charton et Lévy, 2009 ; Grossetti, Bessin et Bidard, 2009 ; Becquet et Bidart, 2013). Je n’ai esquissé ici que les grandes lignes que pourraient adopter d’éventuelles recherches qui lieraient des réflexions sur la temporalité et les personnes trans. J’aimerais toutefois m’attarder, dans le reste de cette section, sur une dimension précise de la temporalité trans, que je nomme le « temps de surexposition » et qui consiste en une temporalité dans laquelle le désir de dévoilement des personnes trans est exacerbé par un ensemble de facteurs. Je procèderai à cette analyse à partir de données autoethnographiques, soit l’exposition de ma propre transition dans la sphère publique à travers des médias. Mon expérience ne prétend pas représenter la majorité des personnes trans – bien que plusieurs personnes trans m’aient partagé une expérience similaire ou en ont témoigné publiquement, comme c’est le cas de Green (2004) –, mais celle-ci semble utile pour réfléchir à des dimensions éthiques que soulèvent les transitions au regard de leur médiatisation.

Je démontrerai comment certaines personnes trans se retrouvent, au moment de leur transition, dans des conjonctures particulières qui construisent, alimentent et façonnent ce que je qualifierais de « désir de surexposition » et marquant cette temporalité de surexposition. J’identifie trois types de conjonctures : 1) personnelles ; 2) communautaires ; 3) sociales/médiatiques. Premièrement, les conjonctures personnelles sont liées à la transition elle-même, que cette transition soit sociale uniquement (s’identifier à un genre différent de celui attribué à la naissance sans vouloir transformer son corps) ou physique. L’identité et le corps trans, pour plusieurs personnes trans, y compris moi-même, sont pendant de longues années niés, cachés, camouflés derrière une identité de surface qui respecte les normes et des vêtements qui cachent le corps à la source de la dysphorie. Lorsque cette identité sociale et ce corps se transforment, ils deviennent l’objet d’un besoin de monstration : s’afficher et s’affirmer publiquement, dire qui nous sommes haut et fort, sortir de la honte, faire voir ce corps trop longtemps dissimulé sous les vêtements et cette identité qui coïncide davantage avec celle ressentie, mais refoulée. Par comparaison, il peut être intéressant d’imaginer une personne privée de nourriture ; dans les premiers moments où elle aura de nouveau accès à de la nourriture, elle se gavera pour compenser le manque durant la privation. La situation est similaire pour plusieurs personnes trans ; pendant des années, elles sont privées de pouvoir vivre leur identité de genre, de vivre dans un corps dans lequel elles se sentent bien, de montrer ce corps (je réfère ici à une monstration « normale » du corps, comme porter des chandails à manches courtes, un maillot de bain, se déshabiller lors de relations sexuelles, etc.). Lorsqu’elles ont enfin la possibilité de vivre dans l’identité et le corps voulus, de les exposer, il y a pour certaines personnes un phénomène de compensation à l’œuvre (qui varie en fonction de leur propre relation vis-à-vis ce qui constitue la vie privée), consistant en un besoin de surexposition publique de l’identité et du corps longtemps cachés. L’intensité d’une transition favorise également le besoin d’en témoigner. Comme pour les jeunes parents qui viennent d’avoir un enfant ou les personnes qui sont en deuil d’une personne chère, les personnes trans vivent un moment intense de transformations émotives, physiques, sociales et politiques dont elles ont besoin de parler.

Deuxièmement, les conjonctures communautaires sont liées au cercle identitaire des personnes trans. Beaucoup d’entre elles consultent des groupes de pair-es, reçoivent des services et de l’aide fournis par d’autres personnes trans et graduellement, certaines d’entre elles prennent racine dans des communautés trans, activistes ou non. De façon semblable à d’autres groupes marginalisés, comme les groupes gais, lesbiens, bisexuels et queers, les communautés trans ont débattu au cours des dernières décennies de la notion de visibilité, c’est-à-dire le fait de s’identifier publiquement comme personne trans (Cromwell, 1999 ; Green, 2004 ; Feinberg, 2006 ; Stone, 2006 ; Serano, 2007). Bien que certain-es auteur-es, comme Roen (2002), déconstruisent à partir de leurs travaux empiriques le débat entre la visibilité et l’invisibilité en montrant comment une même personne trans peut décider d’être visible dans certains contextes et non visible dans d’autres en fonction de ses besoins, de ses valeurs politiques, de son niveau de sécurité dans la situation, etc., il n’en demeure pas moins que la visibilité constitue toujours un enjeu important au sein de plusieurs communautés trans, au point de constituer parfois une injonction à être visible (ou être hors du placard). Les contacts fréquents avec les communautés, notamment activistes, et les encouragements reçus par ses pair-es d’être fier et fière de son identité, son parcours, son histoire et sa communauté, voire de parler publiquement de son vécu et de ses expériences d’oppression en vue d’éduquer le public, constituent des conjonctures communautaires qui contribuent elles aussi au désir de surexposition trans. Ces appels à la visibilité ne sont pas mauvais en soi. Tout comme le besoin de monstration explicité sur le plan personnel constitue une forme de résilience et de reprise de pouvoir sur son identité et son corps, le désir de visibilité publique qui est nourri par les communautés trans constitue un « remède » contre le cisgenrisme et remplit une importante fonction dans la création de réseaux de sociabilité, de solidarité et de soutien. Je souligne seulement le fait que ces conjonctures personnelles et communautaires jouent un rôle central dans la temporalité de surexposition.

Troisièmement, les conjonctures sociales et médiatiques réfèrent aux processus sociaux de mystification et d’objectification des transitions, et de médiatisation sensationnaliste vis-à-vis des « changements de sexe » (Serano, 2007). Ces conjonctures stimulent le désir de surexposition de certaines personnes trans et, surtout, façonnent la manière dont la (sur)exposition est publiquement représentée. Dans une société où les corps des personnes marginalisées, y compris ceux des femmes, des personnes racialisées ou des personnes trans, sont objectifiés par les médias et instrumentalisés à des fins commerciales dans des perspectives sensationnalistes et sexualisantes, les corps des personnes trans deviennent rapidement l’objet de curiosités sociales et le centre de l’objectif – pour jouer sur les mots – des médias avides de ces transformations corporelles et sexuelles (Green 2004 ; Serano, 2007 ; Shelley, 2008 ; Ryan, 2009). Lorsqu’une personne est en transition, elle est constamment sollicitée de témoigner publiquement de son expérience de transition sur des enjeux qui attirent l’attention comme les transformations corporelles liées aux hormones et aux chirurgies, la sexualité, les drames familiaux et relationnels. Qu’il s’agisse des collègues de travail qui interrogent la personne trans afin de savoir quand elle aura « l’opération », des ami-es et connaissances qui la questionnent sur certains éléments de la transition, de sa famille qui lui demande de justifier son choix, ou encore des journalistes, cinéastes ou documentaristes qui veulent faire des entrevues, la personne trans se retrouve « sous les feux de la rampe » au moment de sa transition, sur-sollicitée à en parler et l’exhiber publiquement. Il est évident que de telles conjonctures sociales et médiatiques, multipliant le nombre de sollicitations, ont des implications sur le désir de surexposition. Si ce désir n’existait pas préalablement, on peut supposer qu’il se construise, et s’il était déjà présent, on peut comprendre qu’il soit nourri et stimulé par ces multiples requêtes. Même quand le désir d’exposition et de monstration est absent chez certaines personnes trans, elles peuvent se retrouver malgré elles au cœur d’une attention sociale ou médiatique entourant leur transition qui les oblige à s’exposer publiquement. Par exemple, le simple fait de changer de nom légal et de mention de sexe implique plusieurs dizaines de récits de son parcours à la famille, aux proches ou à des inconnus afin de pouvoir changer son permis de conduire, ses cartes bancaires, etc.

Ces trois conjonctures rassemblées, soit personnelles, communautaires et sociales/médiatiques, contribuent à fabriquer ou façonner le désir de surexposition et influencent les formes que prend celui-ci. La période de transition est un moment particulier, marqué par des joies et libérations, mais également par une extrême vulnérabilité étant donné les discriminations et situations difficiles vécues, dont les violences verbales, psychologiques et sexuelles ; les pertes d’emplois ; les difficultés à trouver un logement ou à obtenir des papiers d’identité correspondant à l’auto-identification ; les chirurgies de stérilisation forcées jusqu’en 2015 au Québec pour obtenir un changement d’identité civile ; les rejets sociaux, familiaux et amoureux, etc. (Shelley, 2008 ; Schilt, 2010 ; Spade, 2011). Dans de telles périodes d’intensité et de vulnérabilité, beaucoup de personnes trans ressentent une urgence d’affirmer publiquement leur identité et de montrer ce corps en pleine transformation après des années de négation. Puisqu’elles sont aussi durant cette période fortement sollicitées à témoigner de leur expérience dans divers médias et à exposer ce nouveau corps qu’elles acquièrent, il arrive que les décisions se prennent rapidement, sans réflexion sur les conséquences de telles prises de parole ou apparitions publiques. Pour certaines personnes trans, cette période transitoire est marquée par une temporalité en décalage avec le monde réel ; comme plusieurs personnes trans en témoignent et comme je l’ai vécu, une transition est un gouffre d’argent, d’énergie et de temps (Shelley, 2008 ; Cotten, 2012 ; Baril, 2015b ; 2016). En période de transition,tout tourne autour de la transition. Il devient difficile, du moins ce l’était pour moi, de réfléchir de façon claire aux enjeux importants, aux implications à long terme de décisions prises dans un moment où tout (se) bouscule (dans) notre vie. Cette remarque ne vise pas à nier l’agentivité des personnes trans ou délégitimer leur autonomie décisionnelle quant à d’éventuels traitements médicaux et d’autres choix. Elle cherche plutôt à entamer une réflexion critique sur les pressions sociales et médiatiques exercées sur les personnes trans de témoigner à propos de leur transition et les implications que cela peut avoir à long terme. Par exemple, plusieurs journaux, magazines, documentaires et émissions dévoilent des images « avant/après » de la personne, centrées sur le corps (et certaines parties plutôt que d’autres, parfois dénudées), souvent sexualisantes. Les médias sont remplis de ces images ; du torse nu de Chaz Bono, en passant par la photo de Caitlyn Jenner en première page du Vanity Fair, ces images montrent l’engouement pour les corps trans. En somme, plusieurs personnes trans sont sur-sollicitées à témoigner de leur expérience (j’ai reçu plus de 500 demandes des médias en huit ans) et à exhiber leur corps et leur nudité, un acte singulier et en soi peu signifiant, mais qui, à l’heure du numérique et de la mondialisation, ne le demeure pas. De fait, les périodes transitoires des personnes trans se trouvent éternisées dans l’univers virtuel. Je déplore donc le fait que le désir transitoire de surexposition de certaines personnes trans est, dans nos conjonctures, immortalisé à travers la captation et la diffusion des images des identités et des corps ainsi trans-formés.

La surexposition et la surexploitation des médias

L’intérêt des médias envers les personnes trans n’est pas nouveau ; Meyerowitz (2002) propose une étude de cet engouement médiatique pour les « changements de sexe » dans la période d’après-guerre, à partir du milieu des années 1950. D’autres analyses portant sur le traitement médiatique plus récent des enjeux trans, qu’il s’agisse de films, documentaires, émissions de variétés, dans les journaux ou autres, comme celles de Halberstam (2005), Espineira (2008), Shelley (2008), Ryan (2009) ou Espineira et Thomas (2014), documentent cette surexploitation de la thématique trans par les médias en vue de se faire un capital culturel, sans égard aux communautés concernées, à leur bien-être et aux implications que peuvent avoir ces représentations sur leur vie (Namaste, 2012). Plusieurs de ces auteur-es ont établi des typologies en fonction des stéréotypes à partir desquels les personnes trans sont représentées au grand et petit écran. C’est le cas de Serano (2007 : 36-41), qui distingue entre la personne (femme) trans trompeuse ou frauduleuse et celle qui est pathétique. Alors que la première incarne parfaitement la féminité, au point de tromper les gens sur son « vrai » sexe, entendons ici masculin en fonction d’une idéologie cisgenriste, la seconde est caractérisée par son désir pathétique d’atteindre une féminité qu’elle échoue à incarner, présentant ainsi une féminité clichée et manquée pour provoquer la moquerie chez les téléspectateurs-trices. Néanmoins, comme le rappelle Serano (2007 : 40), les deux types de femmes trans représentées renforcent l’idée fausse, mais prédominante, selon laquelle les femmes trans ne sont pas des femmes. J’aimerais ici défendre l’idée selon laquelle ce processus de dégendérisation (ou « ungendering » dans Serano, 2007 : 170-172) constitue un facteur supplémentaire dans le désir trans de surexposition. En effet, plus une personne se voit invalidée et délégitimée dans son genre d’auto-identification, plus elle peut avoir tendance à vouloir montrer aux autres, à travers des « preuves concrètes », que son identité est celle qu’elle réclame. Par exemple, le fait de ne pas être accepté comme homme, de ne pas être en mesure d’avoir des pièces d’identité masculines, le fait que sa famille ou ses collègues refusent l’identité choisie, peut amener un homme trans à vouloir montrer sa masculinité à travers des photos de son corps en transformation, de sa pilosité corporelle et faciale ou de son torse transformé. Serano montre comment les représentations médiatiques des personnes trans non seulement valident les idées cisgenristes reçues, mais procèdent également à une objectification et une sexualisation à outrance des corps trans. Bien que l’analyse de Serano (2007) s’attarde à l’objectification et la sexualisation des femmes trans à partir de son concept de cissexisme (entrecroisement entre le cisgenrisme et le sexisme), je soulignerais que ces processus s’appliquent aussi aux hommes trans. Namaste (2012) et Serano (2007) montrent, par exemple, comment les vies et les parcours des personnes trans sont truffés d’embuches, dont la discrimination, la violence, le harcèlement et l’isolement, mais que ces difficultés sont occultées dans les médias : les émissions et documentaires préfèrent dépeindre de façon sensationnaliste les transformations corporelles, les processus chirurgicaux et la vie sexuelle avant et après la transition. Serano (2007 : 53) écrit :

Many of us face workplace discrimination, police harassment, and the constant threat of violence. Yet the media focuses very little on any of this. Instead, TV shows and documentaries about transsexuals tend to focus rather exclusively on one particular aspect of our lives: our physical transitions. Such transition-focused programs always seem to follow the same format, which includes rigorous discussions of all the medical procedures involved (hormones, surgeries, electrolysis, etc.) and plenty of the requisite before-and-after shots.

Ce traitement médiatique s’inscrit dans ce que Foucault (1976 : 88) appellerait une « science-aveu ». Foucault démontre comment la sexualité s’est constituée en vérité et dénombre deux manières de produire ce qu’il nomme « la vérité du sexe » : l’art érotique et la « scientia sexualis » à travers le processus de l’aveu (Foucault, 1976 : 76-79). Selon lui, l’aveu fait partie des techniques disciplinaires du pouvoir qui agissent sur l’individu. L’aveu est ainsi au cœur de multiples disciplines et de plusieurs savoirs, allant de l’éducation aux rapports interpersonnels, du droit à la psychanalyse. On pourrait également y inclure les médias sous toutes leurs formes. L’aveu est non seulement prôné et encouragé, mais en quelque sorte obligé dans certains cas. Foucault (1976 : 79) écrit :

[L]’aveu est devenu, en Occident, une des techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai. Nous sommes devenus, depuis lors, une société singulièrement avouante. L’aveu a diffusé loin ses effets : dans la justice, dans la médecine, dans la pédagogie, dans les rapports familiaux, dans les relations amoureuses, dans l’ordre le plus quotidien, et dans les rites les plus solennels ; on avoue ses crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue son passé et ses rêves, on avoue son enfance ; on avoue ses maladies et ses misères ; on s’emploie avec la plus grande exactitude à dire ce qu’il y a de plus difficile à dire […]. On avoue – ou on est forcé d’avouer. Quand il n’est pas spontané, ou imposé par quelque impératif intérieur, l’aveu est extorqué ; on le débusque dans l’âme ou on l’arrache au corps.

L’aveu pour Foucault est un pouvoir-savoir entourant le sexe, le construisant ainsi en vérité. Il constitue un effet du pouvoir par lequel la sexualité est dite et décrite par les personnes qui ont intégré cette contrainte de l’aveu en pensant qu’il s’agit non pas d’une coercition, mais d’une libération qui les pousse à parler et avouer leur sexualité. Foucault rappelle à quel point nous sommes dupes de croire à cette libération à travers l’aveu, qui n’est au fond qu’une « ruse », selon ses termes, du pouvoir et de sa capacité à inscrire la sexualité au sein de multiples discours (Foucault, 1976). Cette « science-aveu » à travers les médias du sexe trans-formé est devenue un parcours souvent emprunté par les groupes marginalisés à travers lequel les corps et les âmes des personnes trans sont déshabillés, littéralement et figurativement, pour assouvir un public curieux et des médias sensationnalistes.

Étant un homme éduqué, spécialisé sur les enjeux trans et les processus d’objectification et de sexualisation que font subir nos sociétés à plusieurs groupes marginalisés, j’ai pourtant moi-même cru que je devais passer publiquement à l’aveu. Malgré mes premiers refus à montrer et à parler de ma transition, cette « société singulièrement avouante », fondée sur un cisgenrisme délégitimant ma masculinité et mon sexe d’auto-identification, combinée aux trois conjonctures identifiées plus haut, ont fini par me faire accepter ce que je juge aujourd’hui inacceptable, notamment de me déshabiller devant la caméra, alors que je n’avais pas envie de faire cela. Je voulais plutôt saisir l’occasion de ce témoignage public pour inspirer les jeunes trans, pour partager mon expertise sur les enjeux trans et pour sensibiliser le public à des réalités méconnues. Néanmoins, le format médiatique dans lequel on me demandait de participer insistait sur une perspective de monstration du corps, du « sexe transformé ». Comme plusieurs personnes trans (Green, 2004 ; Serano, 2007 ; Shelley, 2008), j’ai pensé que le récit vidéo-photographique de mon parcours aiderait certaines personnes trans. Et de fait, comme le soulignent Green (2004) et Shelley (2008), certaines personnes trans ont (et pourront) bénéficier de ce témoignage dans le cadre de leur propre processus exploratoire de leur transitude ; loin de moi l’idée de vouloir dépeindre les médias de façon unilatérale comme reproducteurs d’une idéologie cisgenriste, encore moins de penser que la réception de ces images et témoignages est univoque. Comme le souligne Shelley (2008 : 135), « [f]or those suffering in silence, this information can be life-saving ». J’ai reçu plusieurs témoignages à cet effet d’hommes trans qui ont été et continuent d’être inspirés par ma propre histoire dépeinte dans différents médias. Il peut donc y avoir de nombreux avantages à ces représentations médiatiques. Mais quel est le prix à payer, dans tous les sens du terme, pour les personnes trans, comme ça été mon cas, lorsque leur histoire et leurs images sont dans les mains de journalistes sans scrupules, de documentaristes sans éthique ou d’animateurs-trices d’émission sans professionnalisme qui, au nom de leur liberté d’expression journalistique, au nom du droit de savoir du grand public ou au nom de l’Art, utilisent ces images et ces témoignages d’une manière qui rend inconfortables les personnes trans, les vulnérabilise et les expose à de potentiels dangers ? Quel est le prix à payer quand ces personnes trans se retrouvent au centre de tempêtes médiatiques où les images des corps chirurgiés, nus, en transformation, deviennent virales sur Internet et alimentent ainsi un cycle de violences systémiques : perte d’emploi et refus d’embauche, harcèlement, discriminations, violences, non-respect de la vie intime ? Quels sont les impacts négatifs, non seulement sociaux, mais également psychologiques, affectifs et relationnels de ces mises à nu des identités trans dans l’espace public pour les personnes trans, mais également leurs proches (leur famille, leurs enfants, leur partenaire, leurs ami-es), bref de cette surexploitation médiatique de ce désir temporaire et transitoire de surexposition ?

Pour une éthique des temporalités marginalisées

Une éthique des temporalités sociales responsable et sensible aux groupes marginalisés devrait, dans nos sociétés hétérosexistes, racistes, cisgenristes, capacitistes, etc., nous amener à réfléchir collectivement aux conséquences négatives à long terme que peut avoir l’immortalisation vidéo-photographique de ces moments transitoires pour les personnes trans, ainsi que pour d’autres groupes marginalisés. De fait, la simple signature d’un formulaire de consentement officiel (qui ne peut être révoqué) à diffuser publiquement ces images ne constitue pas, à mon sens, une démarche véritablement éthique qui prend en considération le caractère complexe, mouvant et profondément intime des transitions des personnes trans ; consentir une fois ne devrait pas équivaloir, pour les personnes en possession des témoignages et images, à présupposer le consentement éternel de ces personnes (Baril, 2017). Comme c’est le cas dans nos réflexions critiques en cours sur la notion de consentement sexuel, le consentement du témoignage public des personnes marginalisées devrait être constamment redemandé et réaffirmé et lorsque celui-ci cesse de l’être, la nouvelle posture des personnes devrait prévaloir sur toute notion juridique de contrat qui les lie à des journalistes, documentaristes, etc. Une femme qui accepte de marier un homme et d’avoir des relations sexuelles avec lui ne s’engage pas à dire oui en tout temps à toute relation sexuelle ; elle doit pouvoir être en mesure de révoquer ce consentement et de montrer qu’il y a violation de ses droits si un jour il la force à avoir un rapport sexuel. Selon moi, le rapport des médias aux témoignages et aux images intimes des personnes trans devrait être repensé dans une perspective similaire ; comme le mari ne peut utiliser le prétexte que sa femme a consenti, lors du mariage, à avoir des rapports sexuels avec lui pour justifier son agression sexuelle le jour où elle dit non, les médias devraient réfléchir à ce consentement qu’ils font signer et utilisent pour exploiter certaines personnes trans. Les médias devraient être conviés à cette tâche de réflexion éthique critique entourant le désir de surexposition de certaines personnes trans, notamment construit et orienté par et à travers les normes de nos sociétés. Plutôt que de surexploiter ce désir de surexposition transitoire, une éthique des temporalités sociales marginalisées au cœur des pratiques médiatiques devrait interroger la formation et les implications d’un tel besoin de surexposition. Bref, des médias socialement responsables devraient surexposer l’exploitation de ce désir de surexposition plutôt que de l’exploiter.

Je considère ma participation à certaines formes de visibilité médiatique moins comme des « erreurs » personnelles que comme des actions commises dans des moments de ma vie d’une intensité marquée, où la perception de la réalité, du temps, de son rapport aux autres, etc., est parfois altérée à la fois par des facteurs internes et externes, structurels et systémiques. Je peux dire que je regrette avoir participé à certains projets médiatiques entourant ma transition, auxquels un ensemble de facteurs m’ont amené à prendre part. Néanmoins, j’espère avoir démontré ici qu’il s’agit moins d’« erreurs » individuelles, qui ne relèveraient que de l’individu et de ses « mauvais choix » – une notion participant d’ailleurs à un processus qui blâme la victime, comme c’est souvent le cas pour les violences sexuelles – que d’une capitalisation, surexploitation et d’un processus d’immortalisation d’un moment transitoire dans la vie de certaines personnes trans, un moment marqué par une extrême vulnérabilité personnelle, relationnelle, culturelle, sociale, politique, juridique et médicale. La mise en place d’une éthique des temporalités sociales marginalisées devrait nous permettre de développer des mécanismes de soutien et des réseaux d’aide pour les personnes trans qui traversent de telles périodes afin de les aider à faire des choix éclairés, notamment au regard de leur participation médiatique, de même que des outils de sensibilisation destinés au public et aux médias afin de guider leur volonté de savoir sur les personnes trans.