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Introduction

Pour la majorité des séparations parentales, le degré de conflit entre les parents demeure faible ou diminue avec le temps (Drapeau et al., 2009). Cependant, des études montrent que dans 20 % à 35 % des ruptures conjugales, le degré de conflit demeure élevé même si la relation a pris fin deux ou trois ans auparavant (Bacon et McKenzie, 2004 ; Maccoby et Mnookin, 1992 ; McIntosh et al., 2007 ; Whiteside, 1998) et que cinq pour cent d’entre elles sont encore conflictuelles dix ans plus tard (Fischer et al., 2005). Ces situations, où les parents séparés demeurent en conflit élevé malgré le passage du temps, sont désignées par les chercheurs et les intervenants par l’expression « conflit sévère de séparation »[1](Malo et Rivard, 2013 ; Pruett et Johnston, 2004 ; Saini, 2012).

Le concept de conflit sévère de séparation a connu un essor important dans les dernières années alors qu’il y a eu une nette augmentation des publications sur ce sujet à partir des années 2000. On peut donc se demander : qu’est-ce qui a contribué à l’émergence de ce concept ?

Le présent article propose une analyse des éléments du contexte social qui ont contribué à l’émergence de la notion de conflit sévère. Nous avons réalisé cette analyse en examinant l’apparition et la définition du concept dans les écrits scientifiques et en identifiant les liens qu’il est possible de faire entre transformations sociodémographiques, évolution des politiques sociales, et mesures législatives touchant la famille telles qu’observées au Québec et au Canada.

Problématique

Dans les écrits de recherche tant états-uniens que québécois, on note depuis les années 2000 une nette augmentation de l’occurrence du concept de conflit sévère de séparation. En effet, si, dès les années 1970, des études comme celles de Kelly et Wallerstein (1976) ont souligné l’importance du climat dans lequel se déroule le divorce, c’est à partir des années 1990 que la majorité des écrits portant spécifiquement sur les séparations hautement conflictuelles ont été publiés. À titre d’exemple, une recherche sur la base de données PsycINFO[2] permet de constater que sur les 472 articles recensés portant sur le sujet, 104 ont été publiés entre 1990 et 2000 et 333 entre 2001 et 2016, comparativement à 35 entre 1980 et 1990. Cette recherche n’est pas exhaustive et les articles recensés ne sont pas tous pertinents. Mais elle permet de constater que l’intérêt des chercheurs pour cette question s’est passablement accru depuis les années 1990.

Bien que le concept de conflit sévère de séparation soit d’abord apparu aux États-Unis, l’évolution de la recherche dans le domaine de la famille au Québec a suivi une trajectoire similaire à ce qui s’est produit chez nos voisins du sud, puisque les équipes de recherche s’appuient sur les connaissances produites à l’extérieur de nos frontières. Ainsi, au Québec, même si les chercheurs s’intéressent aux répercussions sur l’enfant de la séparation parentale et de l’instauration de différents modèles familiaux, et ce, depuis les années 1960 et 1970 (Pronovost, 2004), cet intérêt a pris de l’ampleur dans la recherche à partir de la fin des années 1980 et 1990 (Ménard et Le Bourdais, 2012). Quant à l’usage plus spécifique des termes « conflit sévère de séparation » par des chercheurs québécois, il apparaît encore plus récemment. Une brève analyse des principaux ouvrages recensés par la base de données Famili@[3] permet de constater que les premiers écrits sur la notion de conflits sévères sont apparus au début des années 2000 en même temps que le concept d’aliénation parentale.

Les conflits sévères de séparation soulèvent des enjeux cliniques et juridiques importants. D’abord, les répercussions du conflit de séparation sur l’adaptation de l’enfant sont largement documentées dans les écrits scientifiques (Baker et Chambers, 2011 ; McIntosh et Long, 2005 ; Trinder et al., 2008). Dans certaines situations, le conflit peut même mener à une forme de mauvais traitement psychologique de l’enfant (Baker et Ben-Ami, 2011 ; Fauteux, 2013 ; Malo et al., 2015 ; Saini et al., 2013). De plus, la notion de conflit s’insère dans les critères jurisprudentiels visant à déterminer la garde de l’enfant selon son meilleur intérêt (Pélissier-Simard, 2014). L’intervention auprès des familles concernées est complexe, tant pour les experts et les juges que pour les intervenants des services de protection de la jeunesse, et nécessite de leur part la mobilisation de ressources considérables (Godbout, 2014 ; Godbout et al., 2014 ; Saini et al., 2012)[4]. Les intervenants en protection de la jeunesse affirment que le concept de conflit sévère de séparation est encore flou pour eux (Godbout et al., 2018). Ils soulignent l’importance de mieux circonscrire le phénomène afin de faciliter l’évaluation de ces familles et l’intervention auprès d’elles (Saini et al., 2012). Ils relèvent notamment le besoin de mieux définir les situations de conflit afin de clarifier le rôle desdits intervenants auprès des familles touchées (Godbout et al., 2018). À ce jour, il existe encore peu de plans d’interventions cliniques ou de programmes dédiés spécifiquement à cette clientèle (Godbout et Saint-Jacques, 2015), et encore moins dont l’efficacité a été prouvée (Cyr, Poitras et Godbout, 2017). Un des enjeux derrière l’élaboration de programmes et d’interventions cliniques efficaces est l’obtention d’un relatif consensus autour d’une définition du phénomène de conflit sévère de séparation.

Effectivement, le conflit sévère de séparation est un concept aux contours encore mal délimités. Pour décrire les situations où il prend place, les auteurs se réfèrent à plusieurs caractéristiques, mais tous ne mettent pas l’accent sur les mêmes. Il peut s’agir de situations où les parents présentent des difficultés importantes sur le plan de la coparentalité (Gilmour, 2004 ; Johnston, 1994 ; Saini et al., 2012 ; Stewart, 2001), mais aussi à des contextes où les interactions parentales atteignent un degré important d’hostilité (Anderson et al., 2010 ; Emery, 1982 ; Maccoby et Mnookin, 1992). Certains auteurs mettent davantage l’accent sur la propension des parents à avoir recours de façon répétée aux tribunaux et aux services psychosociaux sans pour autant arriver à régler leur différend (Gilmour, 2004 ; Jevne et Andenæs, 2015 ; Pruett et al., 2003 ; Saini et al., 2013 ; Saini et al., 2012 ; Stewart, 2001). La majorité des auteurs souligne que les conflits sévères de séparation sont ceux qui perdurent dans le temps et ont une incidence sur l’enfant (Anderson et al., 2010 ; Emery, 1982 ; Johnston, 1994 ; Sandler et al., 2008). Il n’y a toutefois pas de consensus à savoir quelles devraient être les caractéristiques présentes pour considérer une situation comme hautement conflictuelle, ou encore, à partir de quelle intensité on peut qualifier un conflit de « sévère ».

La progression récente de ce concept n’est sans doute pas étrangère au manque de consensus quant à sa définition. Comprendre le contexte social ayant participé à son émergence permet d’éclairer davantage ce concept, d’en préciser les contours et d’identifier les enjeux qui y sont associés.

Méthodologie

La présente analyse repose sur l’exploration des bases de données (PsycINFO, Social Service Abstract, Social Work Abstract, Sociological Abstracts, Érudit, Famili@) recensant des ouvrages scientifiques états-uniens, canadiens ou québécois. Notre examen s’est concentré sur les travaux qui soit définissent la notion de conflit sévère de séparation, soit décrivent l’évolution sociodémographique de la famille au Canada ou au Québec depuis les soixante dernières années. L’analyse a aussi pris en compte les ouvrages décrivant les politiques sociales et les mesures législatives mises en place par l’État qui, au cours des soixante dernières années, ont touché les familles québécoises.

L’analyse présentée ici est centrée sur la réalité du Canada, plus particulièrement celle du Québec. Cette province se caractérise par ses différentes législations (Code civil, Loi sur la protection de la jeunesse), politiques sociales et programmes sociaux (allocation familiale, programmes de médiation familiale ou de perception automatique de pension alimentaire), qui teintent de manière significative l’expérience des parents, notamment ceux qui se séparent. Elle se distingue aussi du reste du Canada sur le plan des comportements des couples, qui se marient moins et sont très nombreux à fonder une famille dans le cadre d’une union de fait. Comme l’objet de cet article est d’examiner les liens qui s’opèrent entre l’évolution du contexte social, d’une part, et l’émergence du concept de conflit sévère de séparation d’autre part, il apparaissait nécessaire de nous centrer sur un seul contexte socioculturel.

Transformations sociales de la famille

Examiner le contexte social dans lequel a émergé la notion de conflit sévère de séparation, c’est constater que le visage de la famille québécoise a beaucoup évolué au cours des soixante dernières années. Certains aspects de la vie de couple se sont transformés, la structure de la famille s’est diversifiée tout comme le rôle et la place qu’occupent les pères auprès de l’enfant. L’ensemble de ces phénomènes, mais aussi le développement des connaissances sur les familles ont participé à l’émergence du concept de conflit sévère de séparation.

La notion qui nous intéresse a émergé à une époque où le couple n’était plus considéré comme une union indissoluble encadrée par un contrat (le mariage), mais bien comme une relation pouvant prendre fin avant le décès d’un des deux protagonistes et ne s’inscrivant pas obligatoirement dans un cadre légal (L’Heureux-Dubé, 1969 ; Roy et al., 2015).

Cette conception du couple découle des transformations sociales qui se sont opérées pendant les années 1960 (DeQueiroz, 1998 ; Deslauriers et al., 2009). En effet, il est devenu un lieu commun de dire que la Révolution tranquille a transformé la société québécoise à plusieurs points de vue, en remettant notamment en question le modèle familial traditionnel qui avait jusque-là prévalu. Les Québécois ont peu à peu délaissé le modèle familial promouvant la complémentarité des rôles (l’homme au travail et la femme à la maison), au bénéfice d’une meilleure répartition des tâches et du pouvoir au sein de la famille (Baillargeon, 1996 ; Dandurand, 1987 ; Deslauriers et al., 2009 ; Joyal, 2000). On a assisté, depuis cette même période, à une transformation des attentes de l’individu envers le couple, ce dernier devant maintenant contribuer à la réalisation de soi (Baillargeon et Detellier, 2004 ; DeQueiroz, 1998 ; Deslauriers et al., 2009). Dans cette perspective, si la relation conjugale ne contribue pas à la réalisation des aspirations individuelles, on juge qu’il est préférable d’y mettre un terme (Baillargeon et Detellier, 2004 ; DeQueiroz, 1998 ; Deslauriers et al., 2009).

Cette conception du couple s’est traduite, sur le plan démographique, par une diminution des mariages au profit de l’augmentation des unions libres, mais aussi par une augmentation rapide du nombre de divorces. Au Québec, la proportion des couples vivant en union libre est passée de 7 % en 1981 à 38 % en 2011 (Castagner-Giroux et al., 2016 ; Girard, 2012 ; Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2004 ; Roy et al., 2015). D’abord vue comme un moyen de former un couple, l’union libre est devenue, au Québec, un des cadres dans lequel on conçoit la vie à deux (Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2004 ; Ménard et Le Bourdais, 2012).

Par ailleurs, si au moment de la promulgation de la Loi sur le divorce, en 1968, les couples divorçaient très peu (Castagner-Giroux et al., 2016 ; Ménard et Le Bourdais, 2012) le phénomène a pris de l’ampleur dès les années 1970 (Roy et al., 2015). Au Québec, l’indice de divortialité est passé d’un peu plus de 100 divorces pour 1000 à 350 pour 1000 dès 1975, et à 500 pour 1000 en 1987. L’indice a conservé approximativement cette valeur par la suite[5] (Castagner-Giroux et al., 2016 ; Institut de la statistique du Québec, 2014 ; Roy et al., 2015). Pour Renée B.-Dandurand (1985), cette prolifération rapide du divorce est principalement la conséquence de « l’instabilité matrimoniale latente » dans la société québécoise des années 1960. Son analyse des recherches de l’époque montre que plusieurs couples présentaient des difficultés conjugales mais n’envisageaient pas la séparation, et ce, en raison de la pression sociale ou religieuse, ou pour des raisons de survie.

Négocier

La notion de conflit sévère de séparation a donc émergé d’un contexte où chaque membre du couple doit pouvoir se réaliser, et où certains aspects de la relation conjugale qui allaient de soi auparavant (avoir ou non un enfant, se marier) peuvent faire l’objet de négociation (Deslauriers et al., 2009). Ainsi, étant donné la variété plus grande des choix qui s’offrent aux couples et des attentes envers ce dernier, on assiste à une situation où plusieurs dimensions non seulement de la vie conjugale et familiale, mais aussi de la rupture éventuelle du couple, peuvent faire l’objet de négociation. Si d’une part on peut émettre l’hypothèse selon laquelle ces objets de négociation permettent le développement d’une capacité à négocier se prolongeant au-delà de la vie conjugale, on peut aussi postuler que les raisons qui motivent la séparation peuvent être fondées sur une difficulté à négocier certaines dimensions de la vie conjugale ou à conclure une entente qui satisfasse les deux membres du couple. Ces difficultés se répercutent sur le moment de la séparation, une période se caractérisant par un grand nombre d’éléments fondamentaux qu’il faut négocier, dont, au premier chef, le partage du temps parental.

Dans la liste de critères utilisés par les chercheurs pour définir la notion de conflit sévère de séparation, cet aspect ressort. Ainsi, lorsque les chercheurs parlent des stratégies utilisées par les parents pour résoudre leur conflit (Anderson et al., 2010 ; Gilmour, 2004 ; Grych, 2005 ; Johnston, 1994 ; Stewart, 2001 ; Whiteside, 1996), ils mettent au centre de la définition de ce concept l’incapacité des parents à clore une entente malgré les nombreuses stratégies utilisées. Ils mettent donc en lumière la difficulté de ces derniers à accomplir une dimension fondamentale du couple du XXIe siècle : négocier. Il faut dire que pour ces parents, la négociation se déroule dans un contexte d’absence de projet conjugal, étant donné la rupture. Pourtant, dans les situations où les deux parents souhaitent demeurer impliqués auprès de l’enfant, le projet parental demeure malgré la fin du projet conjugal. Ainsi, la notion de conflit sévère de séparation émerge dans un contexte où parentalité et conjugalité ne sont plus indivisibles, et où elles se négocient.

Les transformations sociales des soixante dernières années ont aussi touché la conception et la répartition des rôles au sein de la famille. On est ainsi passé d’une famille où le père occupait les rôles de pourvoyeur et de guide moral, et où seule la mère était jugée apte à répondre aux besoins affectifs de l’enfant, à une volonté de reconnaître les compétences des deux parents ainsi que de partager entre eux les tâches familiales et la responsabilité des soins de l’enfant (Baillargeon, 1996 ; Deslauriers et al., 2009 ; Roy et al., 2015). La crise économique des années 1980 – qui a obligé les ménages traditionnels à augmenter leur revenu familial par l’ajout d’un deuxième revenu – de même que la montée des valeurs féministes ont amené plusieurs femmes à demeurer sur le marché du travail même lorsqu’elles ont des enfants en bas âge (Baillargeon, 1996 ; Deslauriers et al., 2009 ; Roy et al., 2015). Les chiffres à cet égard sont éloquents : en 1976, 30 % des mères (d’un enfant d’âge préscolaire) étaient actives sur le marché de l’emploi, pour 60 % en 1986, et environ 80 % en 2011[6] (Roy et al., 2015). Cette entrée des mères sur le marché du travail a incité les pères à s’impliquer davantage dans la réponse aux besoins de l’enfant (Deslauriers et al., 2009).

Cette tendance s’est inscrite dans la transformation de la définition du rôle de parent amorcée dans les années 1970. À partir de cette époque, les travaux en psychiatrie soulignent l’importance d’utiliser l’autorité parentale avec souplesse, de démontrer de l’affection à son enfant et de l’écouter. Cette façon de concevoir le rôle parental a donc remis en question la vision qu’on avait alors du rôle de père en tant qu’autorité morale incontestable (Deslauriers et al., 2009). L’implication des pères dans le soin apporté aux enfants ainsi que l’évolution de la recherche dans le domaine a permis une reconnaissance du rôle de père comme étant important dans le développement de l’enfant. Toutefois, selon Jean-Martin Deslauriers et son équipe (2009), jusqu’aux années 1990 et 2000, les attentes sociales envers l’homme voulaient qu’il remplisse son rôle de père en reproduisant les façons de faire des mères. Il a fallu attendre le tournant du XXIe siècle pour voir les pères reconnus comme ayant autant de compétence que les mères, mais ayant aussi des particularités qui leurs sont propres, particularités qui peuvent varier d’un homme à l’autre puisque aujourd’hui, l’on considère qu’il y a plusieurs façons d’être père (Deslauriers et al., 2009).

Cette évolution du rôle de père s’est traduite, dans une certaine mesure, au plan démographique. D’abord, on observe une nette progression de l’implication des pères dans les tâches domestiques et dans les soins apportés aux enfants depuis les années 1980. Les données de l’Enquête sociale générale montrent qu’au Canada, parmi les familles où les parents sont mariés ou conjoints de fait, un père sur deux a consacré du temps pour dispenser des soins et de l’aide à ses enfants en 2015, comparativement à un père sur trois en 1986 (Houle et al., 2017). Cependant, il convient de préciser qu’en 2015, ce sont encore les mères qui consacraient une majorité d’heures aux enfants, soit près de deux tiers (Houle et al., 2017 ; Statistique Canada, 2017).

D’autre part, en contexte postrupture, c’est encore avec leur mère qu’habite la majorité des enfants dont les parents sont séparés[7] (Desrosiers, Tétreault et Ducharme, 2018). Ainsi, malgré l’évolution du rôle de père et la mobilisation de certains groupes d’hommes pour une meilleure reconnaissance de ce rôle (Deslauriers et al., 2009), les pères ont moins fréquemment la garde exclusive de leur enfant que les mères. Pour Émilie Biland et Gabrielle Schütz (2013), qui ont analysé les dossiers judiciaires des parents séparés, cela repose essentiellement sur le fait que dans une grande proportion, les pères n’entreprennent pas de démarches auprès du tribunal pour obtenir la garde de leur enfant.

On peut mieux observer l’augmentation de l’implication des pères dans un contexte de postrupture lorsqu’on analyse l’évolution de la garde partagée. Puisant à plusieurs sources de données, David Pelletier (2017) a tenté de déterminer le nombre d’enfants vivant en garde partagée au Canada et au Québec. Il souligne le défi que représente le chiffrement précis du nombre d’enfants partageant de façon égalitaire leur logement entre leurs deux parents, compte tenu des différences importantes, aux plans méthodologique et conceptuel, entre les différentes études sur le sujet. Il constate tout de même qu’au Canada et particulièrement au Québec, on observe une nette augmentation de la garde partagée depuis les vingt dernières années (Pelletier, 2017). En plus d’une progression de la garde partagée, on note que dans 35,4 % des cas, même si l’enfant est confié exclusivement à sa mère, il voit son père régulièrement (Desrosiers, Tétreault et Ducharme, 2018).

On peut donc conclure que la notion de conflit sévère a émergé à une époque où les pères sont plus impliqués qu’auparavant dans le quotidien de leur enfant. Cette implication se traduit cependant non pas par une augmentation de la garde exclusive, mais plutôt par une augmentation de la garde partagée. Il serait hasardeux de faire un lien direct entre l’augmentation de l’implication des pères et celle de la présence de conflits sévères chez les parents séparés. Il est toutefois possible de supposer que, dans les cas où les deux parents souhaitent demeurer impliqués auprès de l’enfant, ils doivent nécessairement demeurer en contact l’un avec l’autre, trouver un terrain d’entente quant à l’éducation de l’enfant, communiquer de façon efficace, etc. Lorsque l’enfant est confié à un seul parent en raison de l’absence de l’autre, ces défis ne se posent évidemment pas[8]. Pour les séparations se produisant dans un climat délétère, on peut penser que ces défis alimentent le conflit et sont exacerbés par lui. De plus, il arrive que les négociations de séparation se déroulent dans un contexte où le partage des tâches et des soins aux enfants avant la rupture n’était pas jugé équitable. Ce genre d’inégalités peuvent elles aussi nourrir le conflit, dans le cas où l’un des parents souhaiterait voir perdurer cette disparité après la séparation, alors que l’autre exigerait un meilleur partage.

D’autre part, la notion de conflit sévère de séparation émerge à une époque où il existe une tension autour de la question suivante : qui est en mesure de s’occuper de l’enfant ? Dans une réflexion sur les écueils rencontrés par les parents qui se séparent, Olivier Limet (2010) constate que, puisqu’on reconnaît aujourd’hui la valeur intrinsèque de chaque parent auprès de l’enfant, chacun est légitimé de revendiquer une place auprès de lui. Toutefois, le modèle privilégié pour partager le temps entre les parents dépend des valeurs de chaque personne, de son histoire personnelle et de sa culture. Il peut ainsi exister des différences entre les parents sur ce plan, qui peuvent elles aussi alimenter le conflit et être exacerbées par celui-ci. Il y a donc de plus en plus de situations où les parents qui ne forment plus un couple doivent former équipe. Cela peut représenter un défi lorsque la relation entre les parents est marquée par le conflit. Encore une fois, la capacité à établir une entente, notamment quant au partage du temps parental, est au cœur des conditions dans lesquelles se déroule la séparation.

Un contexte où les enjeux sont de taille

Diverses études ont montré que les séparations impliquent des enfants de plus en plus jeunes (Ducharme et Desrosiers, 2008 ; Juby et al., 2005 ; Roy et al., 2015). Par exemple, les données issues d’une cohorte d’enfants nés en 1998 et suivis jusqu’à l’âge de 17 ans révèlent que l’âge médian des enfants dont les parents se séparent est de 5,3 ans. Il est de 4,1 ans lorsque les parents étaient en union libre avant la séparation, et de 7,3 ans lorsqu’ils étaient mariés (Desrosiers, Tétreault et Ducharme, 2018).

Ainsi, depuis les vingt dernières années, il n’y a jamais eu autant d’enfants vivant la rupture de leurs parents et les transitions qui peuvent en découler. Cet aspect est important pour l’émergence de la notion de conflit sévère chez les parents séparés, puisque le fait de disposer d’un plus grand bassin de population a permis aux chercheurs d’affiner leur compréhension de la réalité des familles vivant la rupture, notamment grâce à des études longitudinales (Ménard et Le Bourdais, 2012). Le concept de conflits sévères de séparation apparaît en outre dans un contexte laissant penser que, les enfants étant de plus en plus jeunes lorsque survient la séparation, ils seraient plus vulnérables. D’où un intérêt marqué chez les chercheurs pour les facteurs qui, lors de la séparation, auront le plus d’influence sur le développement futur de ces enfants. Par exemple, la question du partage du temps parental pèse particulièrement dans la balance pour les enfants en bas âge : les enjeux sont grands en ce qui les concerne (Cyr, 2014), ainsi que leurs parents.

De plus en plus fréquemment, la rupture survient à une époque de la vie des parents où la parentalité est très exigeante, compte tenu des nombreux besoins des enfants (plus jeunes) et de leur vulnérabilité. On peut imaginer que parce qu’ils investissent beaucoup de temps auprès de leurs enfants, ce rôle prend une place importante dans la vie de plusieurs parents. Or, lorsque survient la rupture, il arrive que certains aspects de ce rôle (par exemple, le temps que le parent passera avec l’enfant) se retrouvent au cœur des négociations. Puisque la parentalité occupe une place dominante pendant cette période de leur vie, les enjeux qui la touchent auront une portée particulière chez certains parents.

Enfin, une grande proportion d’enfants, soit 30 %, dont les parents se sont séparés après leur naissance, vont vivre avec un beau-parent (Desrosiers, Tétreault et Ducharme, 2018). Cette recomposition peut survenir rapidement après la séparation initiale. En effet, deux ans après la séparation de leurs parents, le tiers des enfants ont au moins une nouvelle figure parentale (Juby et al., 2005). Cette transition comporte son lot d’enjeux qui peuvent exercer une pression supplémentaire lors des négociations des parents.

La réponse de l’État aux besoins des familles séparées

La Loi concernant le divorce sanctionnée au Canada en 1967-1968 (Loi concernant le divorce, 1967) représente sans doute une étape importante dans la volonté de l’État de s’adapter à l’évolution du modèle de la famille canadienne. Elle faisait d’abord partie d’un ensemble de mesures législatives découlant de la remise en question du modèle familial qui s’est opérée dans les années 1960 (Dandurand, 1985 ; Roy et al., 2015). Ces mesures visaient essentiellement à favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes et à élargir les normes sociales entourant les pratiques contraceptives, l’avortement et l’homosexualité. (Baillargeon, 1996 ; Baillargeon et Detellier, 2004 ; Beaudry et Gendron, 1990 ; Dandurand, 1985 ; Joyal, 2000 ; Roy et al., 2015). Il est à noter que le droit familial canadien continuera sans doute d’évoluer puisqu’en mai 2018, le gouvernement a présenté à la Chambre des communes une réforme de la Loi sur le divorce avec le projet de loi C-78. L’objectif de cette réforme est de promouvoir l’intérêt de l’enfant, lutter contre la violence familiale, réduire la pauvreté chez les enfants et favoriser une meilleure accessibilité au système de justice familiale canadien (Bourgeault-Côté, 2018).

La Loi concernant le divorce de 1967 représente un tournant important parce que, pour la première fois, la société envisageait la possibilité que la mort ne soit pas le seul motif pour mettre fin à une relation conjugale, et que même en l’absence de lien légal entre eux, d’ex-époux puissent prétendre à une pension alimentaire (L’Heureux-Dubé, 1969 ; Loi concernant le divorce, 1967 ; Roy et al., 2015). Par ailleurs, les femmes pouvaient dorénavant invoquer les mêmes motifs que les hommes pour divorcer (Douglas, 2008). Différentes dispositions ont toutefois été tôt critiquées. Par exemple, pour L’Heureux-Dubé (1969), si cette loi marquait un bon pas vers l’implication de l’État dans la protection de la famille, le système judiciaire québécois se buttait encore à des limites importantes l’empêchant d’atteindre cet objectif. En effet, dès 1969, Claire L’Heureux-Dubé, alors avocate, était d’avis que les procédures de nature adversariale qui caractérisent le système judiciaire peuvent envenimer les rapports entre les époux pendant les procédures de divorce, et même provoquer des conflits. Elle a donc souligné l’absence de structure permettant aux époux de régler leurs différends en dehors du système judiciaire, et déploré la rigidité des procédures lors des audiences. Elle disait noter un manque de formation des juges quant aux nouvelles connaissances dans le domaine des sciences sociales, connaissances qui leur auraient permis de rendre un jugement éclairé, de faciliter les procédures pour les époux et de minimiser les retombées de la séparation sur l’enfant. Ainsi, dès le début de la mise en place de cette loi, on retrouve dans le discours d’acteurs du système judiciaire une préoccupation pour le conflit lors de la rupture et pour ses conséquences chez l’enfant.

C’est notamment pour répondre à ces défis que l’État a mis en place différentes politiques sociales et mesures législatives. L’analyse de ces dispositifs permet d’éclairer le contexte dans lequel la notion de conflit sévère a émergé et de constater que la réponse de l’État vise à la fois l’aide à l’ensemble de la famille, mais aussi des mesures spécialisées et centrées sur l’enfant.

Aider la famille : entre diminuer les inégalités et faciliter la transition lors de la rupture parentale

En plus de la Loi concernant le divorce, l’État a mis en place différentes mesures pour s’adapter à l’évolution du portrait familial québécois, notamment au regard de l’augmentation des ruptures conjugales. Son intervention s’oriente autour de trois axes : équilibrer la répartition des pouvoirs entre les hommes et les femmes au sein de la famille (notamment lors d’une rupture), atténuer les répercussions économiques de la rupture sur les parents et les enfants, et faciliter le règlement entre les parties.

Équilibrer le pouvoir entre les hommes et les femmes

Avant que des modifications eurent été apportées au droit de la famille du Québec dans les années 1960 et 1970, les femmes avaient très peu de droits juridiques puisque c’est l’homme, en tant que chef de famille et mari-pourvoyeur, qui était considéré comme le seul apte à prendre une décision aussi cruciale que le lieu de résidence, par exemple. La refonte du Code civil en 1980 donnait enfin plein pouvoir aux deux époux quant au choix de la résidence et dans toute prise de décision concernant la famille, que ce soit au plan moral ou au plan matériel (Baillargeon, 1996 ; Baillargeon et Detellier, 2004 ; Beaudry et Gendron, 1990 ; Roy et al., 2015). Pour le Comité consultatif sur le droit de la famille, cela dénote le fait que « l’égalité des époux constitue le nouveau paradigme du droit réformé » (Roy et al.. 2015, p. 14).

Au Canada, la réforme de la Loi sur le divorce de 1985 a instauré la notion de garde partagée et éliminé les motifs de divorce. En d’autres mots, l’attribution de la garde et la détermination de la pension alimentaire ne dépendaient plus, dès lors, de la faute commise par l’un ou l’autre des époux (Beaudry et Gendron, 1990 ; Roy et al., 2015). Pour Madeleine Beaudry et Jean-Louis Gendron (1990), ces modifications à la loi exprimaient une volonté de maintenir pour l’enfant un lien significatif avec ses deux parents, peu importe lequel était à l’origine de la séparation.

Les changements législatifs qui se sont opérés au cours des années 1980 visaient à donner davantage de pouvoir aux femmes, à faciliter l’accès au divorce et à rendre plus équitable cette transition entre les époux. Il convient toutefois de préciser que les conjoints en union de fait ne bénéficiaient toujours pas, à l’époque, des protections offertes par la réforme de la Loi sur le divorce et de la Loi sur le patrimoine familial (Roy et al., 2015). À cet égard, dans son rapport visant à proposer une réforme du droit de la famille, le Comité consultatif sur le droit de la famille recommande que les parents vivant en union de fait bénéficient des mêmes droits que les couples mariés (Roy et al., 2015).

Diminuer les impacts économiques potentiels d’une rupture

Le législateur a aussi mis en place, au fil des décennies, des mesures pour pallier la pauvreté souvent constatée à la suite de ruptures. Les premières personnes visées plus spécifiquement par les mesures implantées dans les années 1980 étaient les femmes. En effet, entre les années 1970 et 1990, une majorité d’enfants de couples séparés (un peu moins des trois quarts) étaient confiés exclusivement à leur mère (Juby et al., 2005)[9], et autour de 60 % des familles monoparentales matricentriques vivaient dans la pauvreté (Beaudry, 1990). Toutes ces femmes ne se retrouvaient pas dans une situation de monoparentalité en raison d’une rupture. Cependant, les femmes séparées sont encore largement touchées puisque la rupture conjugale implique presque toujours un épisode de monoparentalité (Juby et al., 2005).

Durant ces trois décennies, la pauvreté découlait de deux principaux phénomènes. D’abord, selon un rapport du ministère de la Justice cité par Madeleine Beaudry (1990), près de la moitié des mères monoparentales, dans les années 1980, n’avaient pas de revenu d’emploi. Les familles monoparentales matricentriques représentaient donc une proportion importante de la nouvelle clientèle bénéficiant de l’aide sociale (Mayer et Goyette, 2000). Ensuite, on a constaté que l’autre moitié, celle qui occupait le marché de l’emploi, vivait la même réalité que la majorité des femmes québécoises de l’époque : comme femme, on gagnait beaucoup moins qu’un homme (Baillargeon, 1996 ; Beaudry, 1990). En effet, même si depuis les années 1970, les femmes ont accès à des postes mieux rémunérés et qu’elles sont plus scolarisées, elles ne gagnaient, il y a trente ans, que 66 % du salaire des hommes (comparativement à 60 % en 1970) (Baillargeon, 1996). Beaudry (1990) relève que lors de la rupture, les femmes s’appauvrissent alors que la situation économique des hommes s’améliore. Cet appauvrissement des familles monoparentales matricentriques touche évidemment les enfants. En 1987, 60 % des enfants vivant dans la pauvreté (soit 19,2 % des enfants québécois à cette époque) étaient issus d’une famille monoparentale matricentrique (Bouchard, 1989).

Entre les années 1970 et la fin des années 1990, l’État a mis en place diverses mesures pour améliorer le sort des parents (mères surtout) et leur permettre d’intégrer le marché de l’emploi, notamment en favorisant la conciliation travail-famille (Baillargeon, 1996 ; Villeneuve, 2013). Le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), l’octroi d’allocations familiales plus généreuses, la création de Centres de la petite enfance (CPE) et de garderies en milieu scolaire en sont quelques exemples (Villeneuve, 2013).

À partir de la fin des années 1990 et au cours des années 2000, le gouvernement a élaboré des mesures concernant plus particulièrement les parents vivant une rupture. Ainsi, en 1995, le Québec mettait en place la Loi sur la perception automatique des pensions alimentaires. Cette mesure oblige un des parents à verser la pension alimentaire et permet aux enfants de recevoir les paiements qui leur sont dus (Baillargeon et Detellier, 2004 ; Comité de suivi du modèle québécois de fixation des pensions alimentaires pour enfants, 2003 ; Godbout et Saint-Jacques, 2014 ; Roy et al., 2015). Cette loi visait à répondre aux critiques adressées au service de perception de pensions alimentaires élaboré en 1981, qui obligeait le parent (souvent la mère) à entreprendre des démarches judiciaires coûteuses et complexes pour récupérer son dû, ce qu’elles faisaient très rarement (Beaudry et Gendron, 1990). Par ailleurs, il apparaît que le montant ne permettait pas toujours de couvrir tous les frais (Beaudry et Gendron, 1990).

Ainsi, depuis 1995, le parent bénéficiaire n’a pas à prouver le défaut de paiement, et c’est le ministère du Revenu qui collecte et redistribue directement les montants, à moins que les parents n’aient décidé de se soustraire à cette modalité (Roy et al., 2015). En 1997, les règles de fixation des pensions alimentaires pour enfants mettaient en place des paramètres objectifs pour déterminer le montant de la pension alimentaire, dont le calcul ne reposait plus, dorénavant, sur l’évaluation subjective des besoins de l’enfant (Baillargeon et Detellier, 2004 ; Roy et al., 2015). Par ailleurs, les montants allaient pouvoir être ajustés au fil du temps en fonction de certains facteurs, comme les modifications apportées aux régimes fiscaux. Depuis avril 2014, le Service administratif de rajustement des pensions alimentaires pour enfants (SARPA) permet d’ajuster le montant des pensions alimentaires rapidement et sans retourner devant le juge.

Comme elles facilitent l’accès aux ressources financières auxquelles les parents bénéficiaires ont droit, on peut penser que ces mesures permettent enfin aux familles de mieux faire face aux défis économiques que peut poser une rupture parentale. La notion de conflits sévère de séparation émerge malgré tout à cette époque où l’État met en place plusieurs mesures qui devraient minimiser une des sources potentielles de conflit entre les parents, soit la dimension économique. Et elle émerge malgré le fait que l’État a clarifié les règles de sorte que, normalement, il devrait y avoir moins de risque que les parents entrent en conflit sur ces questions. Cela peut sembler un paradoxe et appelle les questions suivantes : est-ce que la présence de conflits importants chez certains couples signifie que les mesures adoptées ne satisfont pas leur objectif ? Est-ce que les ressources disponibles sont suffisantes pour permettre à ces mesures d’atteindre leur objectif ? Est-ce que certaines mesures ont participé à restreindre les pères dans leur rôle de pourvoyeur (comme le suggèrent Baillargeon et Detellier (2004)), alimentant ainsi les défis que rencontrent certains couples à négocier la place qu’occupe chaque parent auprès de l’enfant ? Davantage de recherches seraient nécessaires pour répondre à ces questions.

Favoriser et soutenir la négociation entre les parents

Les mesures ciblant directement les familles dont les parents se séparent ou divorcent ne se limitent pas aux conséquences économiques possibles d’une rupture. Certains programmes visent à faciliter la négociation entre les parents (Cyr et al., 2013 ; Quigley et Cyr, 2014). Ainsi, en 1997 est entrée en vigueur la Loi instituant au Code de procédure civile la médiation préalable en matière familiale et modifiant d’autres dispositions de ce code. Cette loi oblige les parents qui présentent leur différend à la Cour – que ce soit sur le plan des droits de garde, des droits de visite ou de sortie, de l’obligation alimentaire ou du partage des biens – à assister à une séance d’information sur la médiation. Elle donne aussi accès aux familles à des services de médiation dans 42 localités. Le ministère de la Justice rembourse cinq heures de médiation aux couples avec enfant. La Cour supérieure peut aussi ordonner une séance de médiation pour les parents (Cyr et al., 2013 ; Godbout et Saint-Jacques, 2014 ; Ministère de la Justice, 2013 ; Quigley et Cyr, 2014). Les familles ont ainsi accès à un professionnel, possédant les compétences requises et agissant à titre de personne neutre, qui les accompagne dans leur prise de décision en s’assurant que l’entente respecte le meilleur intérêt de l’enfant (Cyr et al., 2013 ; Quigley et Cyr, 2014). Ils peuvent aussi se prévaloir, depuis le début des années 2010, d’une Conférence de règlement à l’amiable (CRA). Ce processus de prise de décision, bien qu’il soit présidé par un juge et que chaque partie y soit accompagnée par un avocat, se déroule à l’extérieur du tribunal, de façon plus informelle, mais tout aussi confidentielle (Cyr et al., 2013). Depuis 2012, les parents peuvent assister à des séances sur la parentalité après la rupture, où ils ont accès à des renseignements sur les conséquences possibles d’une rupture pour les membres de la famille ainsi que sur la médiation et ses aspects juridiques (Cyr et al., 2013 ; Godbout et Saint-Jacques, 2014 ; Ministère de la Justice, 2013 ; Quigley et Cyr, 2014). Enfin, depuis 2013, la Commission des services juridiques, par l’entremise du Service d’aide à l’homologation d’une entente (SAH), offre les services d’un avocat pour les parents qui arrivent à s’entendre, en recourant ou non à la médiation, sur des modifications de droits de garde, de droit d’accès ou sur les questions de pension alimentaires. Le même avocat accompagne les parents dans l’élaboration de la demande d’obtention du jugement, qui est homologué par un greffier (Commission des services juridiques, 2014 ; Godbout et Saint-Jacques, 2014). En plus de mettre en place ces différents services, l’État a souhaité favoriser leur utilisation en apportant, en 2014, des modifications au Code de procédure civile. Il souligne l’importance de l’utilisation des mesures alternatives de résolution de conflit (MARC), et exige des parents qu’ils fassent la preuve que ces méthodes ont été insuffisantes pour résoudre leur différend avant de pouvoir présenter leur cause devant le tribunal (Loi instituant le nouveau code de procédure civile, 2014).

Le concept de conflit sévère de séparation émerge dans un contexte où plusieurs des mesures mises en place par l’État ont ainsi pour objectif de diminuer la lourdeur des procédures judiciaires entre parents et de limiter les effets négatifs des procédures de nature adversariale sur le climat dans lequel se déroule la rupture (Cyr et al., 2013 ; Quigley et Cyr, 2014). Ces mesures s’adressent à l’ensemble des parents qui vivent une rupture, peu importe l’ampleur du conflit dans lequel elle se déroule. Toutefois, certaines recherches ont démontré qu’elles sont peu efficaces lors de séparations dans des contextes de conflit sévère (Quigley et Cyr, 2014 ; Ward, 2007). On peut faire l’hypothèse que l’implantation de ces programmes par l’État aura participé à l’émergence de cette notion dans la mesure où les parents qui se séparent dans le sillon d’un conflit sévère sont ceux pour qui les services, destinés à l’ensemble des couples vivant une rupture, ne permettent pas un règlement du différend. Dans la description des conflits sévères de séparation que font les chercheurs (Gilmour, 2004 ; Saini, 2012 ; Stewart, 2001) et les acteurs (Godbout, 2014), on retrouve effectivement cette caractéristique. En ce qui concerne ces familles, les acteurs des mondes juridique et clinique ainsi que les chercheurs pointent du doigt le fait que les mesures pour faciliter la négociation (comme la médiation) ne permettent pas à ces parents d’arriver à une entente, et qu’ils ont recours de façon répétée aux tribunaux (Drapeau et al., 2014 ; Saini et Birnbaum, 2007 ; Turbide, 2017).

Ainsi, depuis le début des années 2010, les gouvernements québécois et canadien ont élaboré des services visant plus spécifiquement les séparations qui se déroulent dans un climat conflictuel, soit les « méthodes alternatives de résolution de conflits adaptées aux familles à haut niveau de conflit » (Quigley et Cyr, 2014). En 2012, on a mis en place au palais de justice de Montréal le Projet expérimental de coordination parentale. Ce programme pilote visait les parents éprouvant de la difficulté à s’entendre sur les sujets touchant l’enfant, et ayant régulièrement recours au tribunal. Ceux-ci avaient alors accès à un coordinateur – c’est-à-dire un professionnel expérimenté maîtrisant à la fois le droit familial, le développement des enfants, le système familial et la résolution de conflits (Cyr et al., 2016 ; Quigley et Cyr, 2017) – qui, dans le cadre de ce projet pilote, intervenait suite à l’ordonnance du juge pour aider les parents à mettre en œuvre les mesures ordonnées, et ce, dans le meilleur intérêt possible de l’enfant (Cyr et al., 2016 ; Quigley et Cyr, 2014). Enfin, de 2015 à 2016, les intervenants psychosociaux et judiciaires du district de Québec ont mis en place le protocole pour les dossiers à haut niveau de conflit : Parentalité – Conflit – Résolution (PCR). Depuis, ce protocole permet aux acteurs judiciaires et psychosociaux qui interviennent auprès des familles à haut niveau de conflits de travailler étroitement ensemble pour pallier les limites du système judiciaire (Cyr et al., 2015 ; Cyr, Poitras, Godbout et Macé, 2017). Étant donné que ces programmes sont récents et se limitent à des projets pilotes, il serait prématuré d’affirmer qu’ils donnent des résultats immédiats sur la définition de la notion de conflits sévères. Ce qui est certain, c’est que l’État cherche actuellement des solutions différentes et adaptées aux besoins des familles que touchent ces conflits. Une réflexion est aussi amorcée autour d’un recours efficace aux services. Certains auteurs suggèrent une gradation des services qui tienne compte du degré de sévérité du conflit (Cyr et al., 2017 ; Johnston et al., 2009) et soulignent l’importance de bien détecter certaines problématiques associées au conflit sévère de séparation, comme la présence d’un problème de santé mentale chez un des parents (Cyr et al., 2017). Force est de constater qu’une meilleure connaissance du phénomène sera nécessaire à l’offre de services adaptés à ces familles.

Des mesures spécialisées et centrées sur l’enfant

Les mesures étatiques susmentionnées, lesquelles visaient à diminuer les inégalités entre hommes et femmes et à faciliter la transition postrupture, ciblent les parents, mais ont toutes pour objectif de répondre aux besoins de l’enfant et de veiller à son meilleur intérêt (Baillargeon et Detellier, 2004 ; Cyr et al., 2013 ; Godbout, 2014). Par exemple, la Loi sur la fixation des pensions alimentaires incite les tribunaux à prendre en considération tous les enfants d’un parent lorsque vient le temps de déterminer le montant qui doit être versé, de façon à être équitable envers chaque enfant (Baillargeon et Detellier, 2004). Les services de droit d’accès visent aussi directement le bien-être des enfants, en soutenant les parents qui ont besoin, suite à la rupture, de reprendre contact avec leur enfant après une absence prolongée ou un conflit avec l’autre parent. La reprise de contact se fait alors chez un organisme communautaire qui offre un cadre sécuritaire pour l’enfant (Ministère de la Famille et des Aînés, 2008 ; Saint-Jacques et al., 2016).

Cette orientation s’inscrit dans un virage plus large que prend l’État dans sa réponse aux besoins de l’ensemble des familles. Ce virage découle d’une transformation de la vision de la famille amorcée dès la fin des années 1940. En effet, les conséquences des deux guerres mondiales ont amené les Occidentaux à adopter un discours axé sur les droits humains et la reconnaissance de la dignité de la personne et de l’enfant. À titre d’exemple, on peut mentionner la Déclaration de Genève, la Déclaration universelles des droits de l’homme, la Déclaration universelle des droits de l’enfant, etc. Pour Renée Joyal (2000), ce discours a fait en sorte de transformer lui aussi le modèle familial québécois dans la mesure où la famille n’était plus seulement vue comme une entité soumise à la puissance paternelle, mais comme une organisation où chaque membre possède des droits. Ainsi, parallèlement aux revendications des femmes pour des rôles plus égalitaires au sein de la famille, on a vu émerger un discours orienté sur les besoins de l’enfant et son meilleur intérêt (Joyal, 2000). Certaines lois adoptées au Québec pendant les années 1970 ont fortement été influencées par cette orientation (Baillargeon, 1996 ; Baillargeon et Detellier, 2004 ; Joyal, 2000 ; Roy et al., 2015), notamment la Loi sur la protection de la jeunesse de 1977 (implantée en 1979). Cette loi a fait en sorte que l’État spécialise son intervention en ciblant spécifiquement les droits des enfants (Mayer et Goyette, 2000).

Même si l’on observe dès les années 1970 une préoccupation pour les droits et l’intérêt de l’enfant, plusieurs auteurs constatent que ce n’est qu’à partir des années 1990 que l’État a véritablement légiféré et organisé les services aux familles de sorte à ce qu’ils axent leur réponse autour des besoins de l’enfant et de ses intérêts (Baillargeon et Detellier, 2004 ; Colin, 2001 ; Dandurand et Saint-Pierre, 1999 ; Parazelli et al., 2012 ; Quéniart et Joyal, 2000). Cette orientation s’exprime d’abord à travers les rapports de comités d’experts[10] mis en place par le gouvernement afin d’énoncer les lignes directrices des politiques sociales. Ces rapports allaient influencer l’organisation des services concernant les enfants ainsi que la création de différents programmes les ciblant directement (Dandurand et Saint-Pierre, 1999 ; Quéniart et Joyal, 2000). À partir de ce moment, les politiques québécoises allaient s’orienter autour de la prévention, de la valorisation des parents, de la réduction des écarts de santé et de la pauvreté, de la conciliation travail-famille ainsi qu’autour de l’intervention concertée et coordonnée. Les programmes implantés à l’époque, comme « Naître égaux, grandir en santé » ou encore « OLO », traduisent la volonté du gouvernement et de la société de prioriser l’intervention auprès des enfants (Colin, 2001).

C’est donc dans un contexte où l’enfant est au cœur des préoccupations de l’État que la notion de conflit sévère de séparation émerge. On peut donc induire qu’une société qui se préoccupe des besoins et des droits des enfants porte éventuellement attention aux situations qui peuvent nuire à leur développement, comme les séparations hautement conflictuelles.

La prolifération du concept de conflit sévère de séparation dans les écrits scientifiques s’inscrit elle aussi dans une optique de préoccupation pour les besoins de l’enfant. Les chercheurs se sont intéressés à la question du conflit parce qu’il s’avère un facteur déterminant pour expliquer les variations que l’on observe dans l’adaptation des enfants et des adolescents aux transitions familiales comme la séparation et la recomposition familiale. Par exemple, en 1992, l’équipe d’E. Mavis Hetherington analyse, sous l’angle systémique, les résultats de son étude longitudinale. On y soulève que le conflit parental (avant le moment de la séparation et pendant celle-ci) peut avoir des effets sur l’adaptation des enfants (Hetherington et Clingempeel, 1992). Notons aussi la méta-analyse de Paul R. Amato et Bruce Keith (1991), portant sur l’adaptation des enfants au divorce, qui conclue que les données scientifiques disponibles à ce moment appuient l’hypothèse selon laquelle le conflit avant, pendant et après le divorce représente un facteur majeur d’adaptation de l’enfant à cette transition. Cette méta-analyse souligne aussi que les couples au sein desquels le conflit se poursuit après la séparation semblent représenter une proportion significative des cas de divorce, ce qui expliquerait pourquoi le bien-être des enfants ne s’améliore pas pour eux tous, même après la séparation. Les études recensées par Amato et Keith ne portaient cependant pas spécifiquement sur les situations de séparations hautement conflictuelles, mais les auteurs comparaient plutôt le degré de conflit selon la structure de la famille (c’est-à-dire qu’elle soit intacte ou divorcée). L’équipe de recherche de Janet R. Johnston a été parmi les pionnières pour cibler spécifiquement les situations de conflit sévère de séparation et leurs effets sur l’adaptation de l’enfant (Johnston et Campbell, 1988, 1993 ; Johnston et al., 1989). Les études menées par cette équipe mettent en lumière le fait que les enfants grandissant dans une famille en conflit sévère de séparation et ayant des contacts fréquents avec leurs deux parents présentaient souvent des problèmes émotifs et comportementaux (Johnston et al., 1989). L’équipe a en outre dressé une typologie des différents types de conflit sévère de séparation selon la nature des interactions entre les parents (Johnston et Campbell, 1993).

C’est donc dans un contexte d’évolution des connaissances scientifiques dans le domaine de la famille qu’on a mis en lumière le phénomène du conflit sévère de séparation. Dans cette foulée, l’État Québécois, en plus de mettre en place des mesures spécialisées et centrées sur l’enfant, a réformé de façon considérable la Loi sur la protection de la jeunesse. Sans entrer dans le détail de toutes les modifications apportées, il convient de mentionner que depuis, il est possible pour le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) d’intervenir dans une situation de mauvais traitement psychologique de l’enfant en vertu de l’article 38 c) (Loi sur la protection de la jeunesse, 2007). Ces modifications sont importantes parce que, selon Claire Malo et Diane Rivard (2013), l’inclusion des mauvais traitements psychologiques dans la Loi a amené le DPJ à intervenir auprès des familles dont les parents se séparent en situation de conflit sévère dans la mesure où ce contexte peut représenter une forme de mauvais traitement psychologique de l’enfant. Cela inclut les situations d’aliénation parentale, mais pas uniquement.

Cette réforme a été influencée par la recherche sur la famille au Québec. De fait, en 2004 déjà, le Comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse (2004) recommandait explicitement l’introduction de la notion de mauvais traitement psychologique en tant que problème spécifique, en s’appuyant notamment sur les recherches de Marie-Hélène Gagné et Camil Bouchard (2000). Dans son rapport (le Rapport Dumais), le comité reconnaît que les connaissances sur le phénomène sont parcellaires, mais juge qu’il faut tout de même mettre en place des procédures d’intervention (Comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse, 2004).

Néanmoins, il faut préciser que le législateur n’inclut pas de façon explicite la notion de conflit sévère de séparation dans sa description des formes de mauvais traitement psychologique de l’enfant. Les chercheurs qui ont interrogé les intervenants des services de protection de la jeunesse constatent, quant à eux, que les professionnels interviennent d’emblée auprès d’enfants qui vivent les conséquences du conflit sévère de séparation de leurs parents et qu’ils le considèrent comme une forme de mauvais traitement psychologique (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, 2016 ; Malo et al., 2015 ; Malo et Rivard, 2013). Selon les données les plus récentes de l’ Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (2016), en 2015-2016, ce sont 14,8 % des signalements pour mauvais traitement psychologique qui concernaient des confits de séparation. Il faudrait davantage d’études pour vérifier le point de vue des juges de la Cour du Québec (chambre de la jeunesse) pour savoir s’ils en font la même interprétation. Malgré tout, par leur pratique, les intervenants du DPJ ont participé à la définition de la notion de conflit sévère chez les parents séparés en les considérant comme une forme de mauvais traitement psychologique.

Conclusion

Le but de notre analyse est de mieux comprendre le contexte social ayant contribué à l’émergence du concept de conflit sévère de séparation. L’exercice s’étant limité à la réalité du Canada et plus particulièrement à celle du Québec, il convient de rappeler que les constats tirés de cette analyse s’inscrivent dans ce contexte social particulier. À ce stade-ci, il serait difficile de les appliquer intégralement à d’autres sociétés, même si l’on peut envisager certains parallèles. Il aurait été intéressant d’inclure dans l’analyse la réalité propre à d’autres pays occidentaux qui partagent avec le Québec et le Canada certains traits communs aux plans de l’évolution sociodémographique ou des politiques sociales. Cependant, un tel exercice aurait nécessité un espace substantiel puisque la présente analyse exige d’expliquer et de mettre en contexte les éléments sur lesquels elle fonde son propos. Ainsi, inclure d’autres pays dans la réflexion aurait nécessité de mettre en lumière une abondance de particularités propres à chaque pays. Quoi qu’il en soit, cette démarche peut certainement être pertinente pour d’autres sociétés occidentales puisque l’évolution sociodémographique de la famille québécoise trouve écho dans l’ensemble du monde occidental (Roy et al., 2015), en dépit de particularités qui lui sont propres (Baillargeon et Detellier, 2004).

Notre analyse voulait mettre en lumière le fait que cette notion a pris racine au moment où les transformations, qui touchent les familles depuis déjà soixante ans, amènent les parents à mobiliser leur capacité à négocier. Aujourd’hui, les deux parents peuvent rester impliqués auprès de l’enfant, même si le projet conjugal n’existe plus. Leur rôle de parent offre désormais davantage de mobilité puisqu’il n’y a plus de consensus social autour d’un modèle unique. De plus en plus souvent, cette négociation survient à un moment où le rôle de parent prend une place importante dans leur vie, puisque une plus grande proportion de couples se sépare alors que l’enfant est encore en bas âge. Pour aider les familles à composer avec les enjeux liés à la séparation parentale, l’État a mis en place des mesures pour diminuer les sources potentielles de conflit entre les parents (dont celles associées à l’argent) et pour faciliter les négociations entre eux. La notion de conflit sévère de séparation désigne ces parents incapables d’arriver à une entente, et pour qui la négociation se déroule dans un climat délétère, paraissant sans issue pour les acteurs qui interviennent auprès d’eux – et ce, même si, théoriquement, ils ont eu accès à des services pour diminuer les sources de conflits et faciliter la négociation.

L’émergence de la notion de conflits sévères de séparation se situe aussi à l’intersection du développement des connaissances sur la famille en recherche scientifique et des orientations prises par l’État pour répondre aux besoins de celle-ci. Le terme même émerge au moment où l’État réorientait son intervention auprès des familles pour mettre au cœur de sa réponse le besoin et l’intérêt des enfants. On peut penser que cette orientation a poussé l’État à porter attention aux situations présentant un risque pour les enfants, comme c’est le cas des séparations hautement conflictuelles. Au même moment, la recherche scientifique est venue mettre en lumière les répercussions sur l’enfant du climat familial lors de la séparation. Ces nouvelles connaissances ont notamment amené, d’une part, le législateur à inclure dans la Loi sur la protection de la jeunesse les mauvais traitements psychologiques comme étant susceptibles de compromettre la sécurité et le développement de l’enfant, et d’autre part, les intervenants à considérer les conflits sévères de séparation comme une forme de mauvais traitement psychologique de l’enfant. C’est là où la notion de conflit sévère de séparation désigne au sens large toute situation où le climat dans lequel se déroule la rupture a une répercussion sur l’enfant.

Cette émergence s’inscrit aussi dans le questionnement suivant : qu’est-ce qui est préférable pour l’enfant ? Préserver le lien avec ses deux parents ou être protégé du conflit de séparation ? L’émergence du concept de conflit sévère de séparation est étroitement liée aux enjeux concernant le partage du temps parental (Drapeau et al., 2014) et correspond à un contexte où il existe une tension entre deux idéologies : d’abord celle, dominante, où les deux parents doivent s’impliquer auprès de l’enfant à tout prix (Bastard, 2014). Cette idéologie se retrouve dans la perception favorable d’une majorité de Québécois à l’égard de la garde partagée des enfants de plus de deux ans (Saint-Jacques et al., 2015). On la constate aussi dans les analyses démographiques puisque l’augmentation de l’implication des pères dans la vie des enfants se traduit non pas par une augmentation de la garde exclusive, mais plutôt par un surcroît de garde partagée. Elle s’exprime aussi dans certaines mesures étatiques (comme la réforme de la Loi sur le divorce) (Drapeau et al., 2014) ou dans l’Article 9 de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui précise que l’enfant a le droit d’entretenir des liens et des contacts directs avec ses deux parents à moins que cela soit contraire à son intérêt supérieur (ONU, 1989). Cette idéologie se traduit aussi dans le discours de certains acteurs de la Cour supérieure, qui considèrent que la continuité des liens entre le parent et l’enfant représente un besoin psychologique fondamental chez l’enfant (Godbout, 2014), et enfin dans la tendance lourde en faveur de la garde partagée observée aux tribunaux (Tétrault, 2006). Dans cette optique, la façon dont on règle les problèmes découlant de la rupture conjugale ne doit pas se faire au détriment du maintien de la relation entre l’enfant et chacun de ses deux parents.

L’autre idéologie dominante est la nécessité de protéger l’enfant contre les comportements de ses parents pouvant présenter un danger pour lui (Bastard, 2014 ; Drapeau et al., 2014 ; Lapierre et al., 2004). Ainsi, dans certains cas, comme en présence de violence conjugale, de toxicomanie, ou de problèmes de santé mentale, on doit limiter les contacts entre le parent présentant ces difficultés et l’enfant. Dans la perspective où l’on considère que le conflit sévère de séparation représente une forme de mauvais traitement psychologique de l’enfant, on l’ajoute à la liste des situations présentant un danger pour lui et dans lesquelles la préservation du lien avec les deux parents sera remise en question. Pour ces deux idéologies, l’enfant est au cœur des préoccupations des intervenants. La question est plutôt de savoir : qu’est-ce qui est le plus dommageable pour un enfant ? Vivre le conflit de séparation de ses parents ou perdre les liens tissés avec l’un d’entre eux (Drapeau et al., 2014) ?

Depuis les années 1980, on a déployé des services d’accès supervisés, au sein des milieux juridiques et d’intervention psychosociale, pour résoudre ce dilemme. En effet, d’abord mis en place par les services de protection de la jeunesse, ces services ont ensuite été offerts dans les situations de conflits postrupture (Saint-Jacques et al., 2016). Cela illustre la volonté de préserver les liens parent-enfant malgré la présence de conditions adverses.

Pour les juges de la Cour supérieure et les intervenants des services de protection de la jeunesse qui travaillent auprès de ces familles et qui doivent prendre une décision à propos du partage du temps parental, ce dilemme représente un défi. En effet, si l’on adhère à une définition du conflit sévère de séparation selon laquelle la responsabilité du conflit (ainsi que son maintien) incombe aux deux parents à part égale, et si aucun des deux ne présente de problèmes sur le plan des capacités parentales (outre le conflit avec l’autre parent), comment partager le temps parental en respectant le meilleur intérêt de l’enfant ? Considérer le maintien du lien entre l’enfant et ses deux parents comme étant primordial pour son développement ajoute à la complexité de la prise de décision. Davantage d’études sur les trajectoires des familles qui se séparent en situation de conflit sévère et qui sont suivies par les services de protection de la jeunesse permettraient d’enrichir notre compréhension des situations où le risque pour l’enfant est avéré.