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Loin d’une naïve considération empreinte d’émotion, la place faite à l’enfant relève d’une transformation politique dans un contexte de dédoublement de la vie entre l’intime et le public (Ariès, 1960). Plus la famille s’intimise, plus l’État est appelé à inventer de nouveaux modes de régulation pour garantir son articulation avec le collectif. Avec la dématrimonialisation de la famille (Théry et al., 2014), l’enfant devient progressivement l’objet d’attention de la part de l’État. La production de connaissances accompagne ces réajustements et le statut de l’enfance découle d’une construction sociale en renouvellement, avec un déplacement de la question politique de la famille à l’enfant (Commaille, 1996). On dissocie de plus en plus l’enfant de l’adulte grâce à de nouvelles connaissances médicales, psychologiques ou psychopédagogiques, on objective sa différence par la science, on isole son emploi du temps (Dewey, 1990 [1900, 1902]).

Cette attention va se décliner différemment selon les milieux (Donzelot, 1977), mais les enfants sans famille d’abord, et ceux des familles défaillantes ensuite, vont faire l’objet d’un projet spécifique de la part de la puissance publique. À côté du grand projet d’instruction qui naît avec l’enfant moderne, c’est aussi toute une volonté publique de protéger l’espace et le temps de l’enfance qui émerge. Se développe ainsi une politique de protection qui évolue dans le temps, en fonction de préoccupations politiques, sociales et économiques. Jusqu’au XIXe siècle, trois priorités publiques s’imposent concernant la protection des enfants : un enjeu démographique, dans un contexte de mortalité infantile, un enjeu moral à l’ère de l’urbanisation, où il faut éviter toute contagion des milieux dangereux à l’enfant, et un enjeu technique, afin d’organiser cette mise à l’abri des corps enfantins. Un cap est franchi avec la loi du 24 juillet 1889 sur la protection judiciaire de l’enfance maltraitée qui admet la déchéance de la puissance paternelle. Pour la première fois, l’assistance prend en charge des enfants par une décision de l’autorité publique qui s’impose aux parents. Si l’État peut protéger des enfants de leur propre famille, c’est aussi dans un souci d’ordre public : le crime, le vagabondage et la débauche des enfants sont désormais attribués à leur milieu de vie.

Le service de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), héritier du service des enfants assistés, s’est constitué par à-coups, en intégrant progressivement plusieurs catégories d’enfants (Cadoret, 1987) en fonction de lois successives. Au tournant du XXe siècle se dessine une prise en charge publique de l’enfant hors de sa famille, actée par la jonction de l’activité judiciaire auprès des enfants déviants du fait de « l’abandon » moral dans lequel les laissent leurs parents, et de l’activité de l’assistance publique à l’égard des orphelins. Cette jonction se concrétise dans la France de l’après-guerre, autour de la notion d’assistance éducative qui s’ouvre dans le champ judiciaire. À la Libération, un mouvement mondial se constitue autour d’une nouvelle rhétorique : la dette de la société à l’égard de l’enfant. L’ordonnance de 1945 crée le juge des enfants, magistrat qui pourra porter une justice à dimension éducative. L’État providence prétend s’attacher à combattre l’inadaptation sociale des enfants des couches marginalisées. Le service de l’ASE se substitue à l’assistance en 1953, peu de temps avant la déclaration des droits de l’enfant de 1959. Dans un contexte où les abandons diminuent fortement, la protection de l’enfance va reposer sur une nouvelle organisation avec l’ordonnance du 23 décembre 1959 et le décret du 7 janvier 1959, organisation qui prévaut toujours aujourd’hui : à côté de l’administration, le juge des enfants pourra aussi intervenir au cœur du milieu de l’enfant au titre de l’assistance éducative. L’enfant appartient de moins en moins à ses parents (Segalen, 2010).

Cet article propose de lire ces évolutions à travers le prisme de l’enfance protégée, politique publique dont les piliers actuels sont posés à la fin des années 1950. Notre démarche s’intéresse à la protection dite sociale ou administrative, souvent laissée dans l’ombre par les recherches, plus souvent tournées vers la protection judiciaire. Nous montrerons ici comment la conception politique de la protection des enfants et sa mise en œuvre par les professionnels évoluent en fonction des regards posés sur l’enfant : elles sont le révélateur de l’évolution du statut de l’enfance au fil des époques (Jung, 2019) tout en laissant voir des inégalités entre enfants.

Nous nous appuierons ici sur un corpus de 190 dossiers de l’ASE de deux départements d’Île-de-France[1], depuis les années 1950 jusqu’à nos jours[2]. Il s’agit d’observer et d’interroger l’ASE en tant qu’autorité administrative en contact avec les parents et qui organise leur prise en charge avec des relais (lieux de placement, associations). Cette exploration des dossiers vise à connaître les pratiques liées à une époque et leur évolution dans le temps et sur deux territoires, en lien avec des modifications législatives ou des textes marquants dans l’histoire récente de la protection de l’enfance. L’observation de la protection de l’enfance non contrainte par le judiciaire permet de comprendre l’évolution des regards portés sur le corps de l’enfant dans la famille et dans le projet politique.

Nous dégagerons trois modes de protection correspondant à trois visions de l’enfance : d’un corps agi de l’intérieur par la nature, et de l’extérieur par l’adulte qui va chercher à façonner l’enfant, au corps agissant par les capacités de l’individu de droit.

À l’enfant placé du milieu des années 1950 aux années 1970, il s’agit de trouver un endroit où grandir, de répondre aux besoins de développement physique mis en lumière par la pédiatrie, d’un enfant au corps agi par une nature domptée par l’approche sanitaire.

Pour l’enfant confié des années 1980, il s’agit d’articuler développement physique et développement psychique, de prendre soin et d’écouter le corps de l’enfant. Celui-ci est révélateur de son développement et de son évolution, en lien avec son environnement, notamment la relation avec les parents.

Enfin, l’enfant accueilli d’aujourd’hui tient compte du corps agissant d’un enfant acteur sujet de droit dans sa famille comme dans le monde social, tel que mis en lumière par la sociologie, et désormais acteur de sa propre protection.

Nous montrerons que ce corps désormais subjectivé et saisi par le politique, produit un rapport aux adultes et au monde. La sacralisation du corps de l’enfant petit dans lequel se projette l’adulte contemporain en soif de possible à advenir, accentue une vulnérabilité à protéger, tandis que le corps de l’adolescent, dans sa proximité à l’adulte, est empreint d’une dangerosité responsabilisatrice.

L’enfant "placé" : un corps déposé (1955-1975)

L’analyse des dossiers, à partir des années 1950, montre que les pratiques concrètes de protection de l’enfance peinent à évoluer par rapport à la logique administrative à l’œuvre depuis la fin du XIXe siècle. Celle-ci s’applique à créer, à côté du recueil des enfants trouvés abandonnés, les conditions du recueil temporaire d’enfants directement confiés par leurs parents dans le cadre d’un « bureau ouvert » (Jablonka, 2006). Jusqu’au début des années 1960, la pièce incontournable des dossiers de recueil temporaire par les services du département de la Seine est la fiche d’évaluation sanitaire en provenance de l’hôpital-hospice dépositaire du service des enfants assistés Saint-Vincent de Paul qui occupe une place centrale dans l’histoire du recueil des enfants (Dupoux, 1958). Jusqu’en 1962, il fonctionne sur une double compétence : concernant les enfants abandonnés d’une part, et les enfants malades d’autre part, avec le développement d’une clinique médicale infantile. Les dossiers de 1955 à 1962 portent la trace de cette organisation sur le contrôle sanitaire des corps des enfants déposés. Il n’y a que rarement d’autres informations sur le mode d’arrivée des enfants dans les services. Les corps sont examinés, évalués, puis transportés et placés. Les documents archivés concernent en effet aussi l’organisation des transports, dits "convois", des enfants vers les agences de province chargées de trouver une famille sur un mode qui semble avoir peu évolué par rapport aux fondements du service des enfants assistés du XIXe (Cadoret, 1995). La famille d’accueil est encore une famille nourricière et les corps enfantins sont déplacés, seuls ou en groupe, vers les campagnes.

Au cours des années 1960 et jusqu’au milieu des années 1970, les prises en charge des enfants se font au long cours, le rapport avec les parents est assez restreint, dépendant de l’insistance de ces derniers à vouloir rester en contact avec le service et avec leur enfant. Les dossiers ne laissent guère paraître de travail éducatif de la part du service de l’ASE et consistent, la plupart du temps, en un empilement de documents, avec de rares notes permettant de retracer l’histoire des enfants : on recueille, on place. L’appellation « enfants en dépôt » est d’ailleurs toujours présente dans les dossiers. Les familles nourricières donnent des nouvelles de l’enfant et transmettent des documents en rapport avec ses activités et son quotidien, tels que des dessins, des photos, des bulletins scolaires. Ils justifient aussi des frais de « vêture »[3], font suivre les contrats d’apprentissage des jeunes, les certificats médicaux, notamment pour les enfants avec des problématiques médicales spécifiques, les vaccinations, les carnets de santé, l’histoire des maladies infantiles. Bien que le placement soit réputé temporaire comme l’indiquent les imprimés, les dossiers ne mentionnent pas de durée d’accueil alors même que le parent est supposé signer un document certifiant « avoir été avisé que l’admission de mon enfant est essentiellement temporaire et que le refus de le reprendre dans les délais fixés ou le fait de cacher mon adresse réelle entraînerait des conséquences qui m’ont été exposées » (1965). Les enfants restent ainsi souvent pris en charge jusqu’à leur majorité, sous le statut de pupilles. Ils sont aussi parfois adoptés par les parents nourriciers tels qu’on continue de les nommer dans les dossiers administratifs des années 1970. Les pièces administratives et les échanges entre les familles d’accueil et le service de l’ASE montrent comment les corps déposés des enfants peuvent parfois connaître des évolutions différentes : certains vont pouvoir s’affilier au sein des espaces domestiques dans lesquels ils grandissent ; d’autres seront « remis » à leur famille d’origine, à condition qu’elle en ait fait la demande, souvent insistante. Les parents signent alors une attestation de « remise de l’enfant en bonne santé ». D’autres encore quittent le service avant la majorité, alors fixée à 21 ans, notamment par le mariage pour les filles, ou par le service militaire pour les garçons. Il est à noter que dans notre échantillon, la majorité des enfants placés des années 1950 à 1970 étaient âgés de moins de 6 ans au moment de l’ouverture du dossier. Les circonstances qui amènent au placement administratif ne sont pas toujours précisées. Le cas échéant, elles se rapportent surtout au parcours de la mère, en général célibataire : hôpital psychiatrique, disparition, accouchement secret, sans logement ou vivant à l’hôtel, prostitution, logement trop petit et/ou enfants trop nombreux, ou encore expulsion du logement semblent caractériser les situations de ces femmes qui placent leur enfant à l’ASE.

On reste ainsi dans une logique de « bureau ouvert » : les corps enfantins sont déposés petits et placés dans une famille nourricière où ils resteront jusqu’à leur majorité. Le corps de l’enfant semble toujours agi par une nature que l’on cherche à peine à encourager et par des mouvements et décisions qui s’imposent à lui. Les dossiers, jusque dans les années 1970, ne s’intéressent à l’enfant que par la surveillance de la bonne évolution du corps due à son grandissement, en veillant à ce qu’il mange, s’habille, aille à l’école et soit en bonne santé, jusqu’à ce qu’il devienne un homme ou une femme, prêt à se marier et (ou) travailler. Les corps des enfants restent observés de loin par le service placeur. Encore en 1979, un professionnel interroge l’agence: « Depuis son admission [en 1975] je ne possède aucun élément nouveau. Est-il toujours dans votre agence? Est-il en placement nourricier? ». La philosophie émancipatrice de l’époque n’atteint guère les enfants mis sous protection. Bientôt éclate le scandale d’une enfance traitée à part dans le contexte charnière des années 1970 où: « les lois sociales, l’extension de la Sécurité sociale, des colonies de vacances, des crèches, des dispensaires, permirent à des couches plus nombreuses de la population de s’organiser de façon satisfaisante et de satisfaire aux différents besoins de leurs enfants, sans devoir recourir à la charité ou à une aide sociale exceptionnelle » (Soulé et al. , 1973: 84). Les grandes ambitions de protection sociale d’après-guerre et l’évolution rapide de la qualité de vie agissent comme des révélateurs des oubliés du progrès. Le corps de l’enfant placé est certes déposé à l’abri, mais son épanouissement n’est pas au programme. Nulle trace écrite, dans les dossiers, d’échange avec lui, ne serait-ce qu’informatif, sur les décisions qui le concernent, qu’elles relèvent d’une adoption ou d’une remise aux parents, non plus sur des projets concernant son avenir. Les enfants placés apparaissent dans les dossiers de l’ASE comme des corps agis par les regards et les intentions des services publics chargés de leur protection.

Au début des années 1970, un rapport vient souligner l’impératif de lutter contre le « syndrome déficitaire que constitue l’appauvrissement irrémédiable du potentiel intellectuel de l’enfant, sa minoration par une succession de traumatismes et de carences par rapport à ses capacités de départ » (Dupont-Fauville, 1973: 16). Ainsi, il ne s’agit plus seulement de prendre en charge les corps enfantins abandonnés: c’est explicitement « l’intérêt de l’enfant [qui] doit constituer le critère principal » et « les évolutions des institutions doivent tenir compte des informations de la médecine et de la psychiatrie, des sciences humaines en général » ( Ibid .: 14). C’est bien la découverte d’une enfance carencée qui est au cœur de ce rapport appelant à une réforme de la protection de l’enfance. L’article de Michel Soulé et Jeanine Noël, « Le grand renfermement des enfants dits “cas sociaux" ou malaise dans la bienfaisance », (Soulé et al. , 1973 [4] ) y a son importance. Les auteurs, de leur position au sein de la consultation de psychiatrie infantile au Centre d’orientation de l’hôpital Saint Vincent de Paul [5] , constatent une « injustice de plus en plus marquée en défaveur d’une cohorte toujours plus importante d’enfants: ceux qui sont relégués – ouvertement ou de fait – dans la catégorie dite des "cas sociaux" » ( Ibid .: 78). Ils montrent le caractère hétérogène des situations présentées par les enfants, dont le seul dénominateur commun « est d’être, ou privés de famille, ou "privés de milieu familial normal" » ( Ibid .). Ils dénoncent et mettent en cause les modalités de prise en charge par la puissance publique de ces situations, soulignant les retards d’appropriation des connaissances, notamment en psychologie du développement infantile:

« Les règles de l’hygiène mentale […] ne sont jamais réellement prises en considération lorsqu’il s’agit d’intervenir dans la destinée des enfants qui n’ont plus de parents ou dont les parents défaillants momentanément ou définitivement, ne peuvent pas s’occuper ou s’occupent mal, de ces enfants dont les services administratifs, sociaux, juridiques ou médicaux vont régler le sort (Ibid.) ».

Ainsi, les enfants de l’aide sociale semblent bien faire l’objet d’un traitement à part et bénéficient moins que les autres enfants des progrès de leurs temps. Ceci pas seulement au regard des soins que l’on peut leur apporter, mais aussi des vies que l’on prépare pour eux. Ces constats appellent une modernisation complète du travail de l’aide à l’enfance, encore trop marqué par le poids du passé : « Il serait tout à fait excessif de dire que l’Aide sociale à l’enfance se trouve en 1972 dans une situation qui était la sienne au début de ce siècle […] mais il demeure vrai que l’organisation de cette administration et ses réactions restent sur certains points imprégnées par ce phénomène » (Ibid. : 13).

Les corps des enfants placés jusque dans les années 1970 sont aussi déposés dans une catégorie sociale figée. Les évolutions marquantes de la société des années 1970 obligent à regarder autrement ces corps enfantins et, de plus en plus, adolescents, qui arrivent au service de l’ASE.

L’enfant "confié" : un corps qui parle (1980-2000)

Un nouveau rapport, confié à Jean-Louis Bianco et Pascal Lamy s’inscrit, dès son titre, dans la suite du rapport Dupont-Fauville, resté lettre morte. En 1981 paraît « l’Aide sociale à l’enfance demain. Contribution à une politique de réduction des inégalités » (Bianco et Lamy, 1980, qui met au jour les grands absents de la protection de l’enfance : l’enfant et sa famille.

Si les dossiers de protection de l’enfance administrative des années 1960 et 1970 montrent combien les circonstances qui amènent au placement sont liées aux conditions sociales des familles et surtout des mères, à partir du milieu des années 1980, les dossiers se réfèrent moins à des situations sociales qu’à des situations familiales. Les rapports d’évaluation consignés dans les dossiers des années 1980 deviennent de plus en plus circonstanciés et prennent en compte plusieurs paramètres, donnant à voir des situations davantage diversifiées. Au-delà de la situation matérielle d’empêchement qui conduit au placement non judiciaire des enfants, les dossiers portent la trace d’un intérêt du service pour les dynamiques relationnelles dans la famille : dans le couple, et de plus en plus entre parents et enfants. Les dossiers reflètent le travail d’évaluation et de réflexion produit par les professionnels sur les situations en vue de proposer des orientations spécifiques pour le placement de l’enfant.

Il faut dire que les services publics de protection de l’enfance ont subi une petite révolution à la suite du rapport Bianco-Lamy et de la décentralisation des services, désormais de compétence départementale. Dès lors, les relations au sein de la famille font l’objet d’une évaluation méthodologique et partagée. La transformation du service administratif en un service socio-éducatif par le renouvellement des corps de métiers (avec l’arrivée d’assistantes sociales et d’éducateurs spécialisés) n’y est sans doute pas étrangère. Le bureau de l’ASE ne fonctionne plus comme un bureau ouvert d’enregistrement. Si le placement judiciaire ne se discute pas, le placement administratif, situé sous ce nouveau regard professionnel, est l’occasion d’un dialogue inédit entre familles et ASE. La dynamique familiale est au cœur des préoccupations du service. Les dossiers montrent la volonté d’agir sur la situation des parents pour cadrer le placement de l’enfant, en termes d’objectifs et de temporalité : les travailleurs sociaux élaborent des projets d’accompagnement visant la transformation des situations. Ils cherchent l’adhésion des parents en lien avec les droits des usagers de la protection de l’enfance[6]. Il faut dire que les parents sont de moins en moins demandeurs et davantage repérés et orientés vers les services de protection, dont l’évaluation peut à tout moment les conduire devant un juge des enfants. Les parents ont des droits mais aussi des devoirs.

Or, pour décider du placement et de la suite à lui donner, c’est le corps de l’enfant qui parle. De manière inédite, le corps de l’enfant se trouve mis en avant dans les dossiers de l’ASE à partir des années 1980. Son comportement est scruté, analysé lorsqu’il pose problème, dans les relations avec les adultes et notamment ses parents, mais aussi à l’école. La scolarité tient en effet, à partir du milieu des années 1980, une place de choix dans les rapports d’évaluation, ainsi que dans l’interaction avec les parents et dans les motifs qui conduisent à la mesure administrative de l’ASE. Ainsi, un jeune de 15 ans va faire l’objet d’un placement administratif parce qu’il est « en grand conflit avec ses parents d’où découlent des difficultés scolaires », ou une mère demande le placement de son fils de 16 ans en raison d’une « mésentente et de mauvais résultats scolaires », tandis qu’une autre sollicite l’ASE pour des « problèmes conjugaux qui rendent difficile de suivre la scolarité de l’enfant dont le comportement devient inquiétant ». L’objectif du placement peut aussi être « la recherche d’équilibre et la reprise dans de bonnes conditions des relations père-filles ». Des fugues sont aussi évoquées. C’est bien l’enfant qui, par ses attitudes, entraîne une prise en charge, le plus souvent issue d’une concertation de professionnels, parfois à la demande directe des parents. Les modes d’entrée dans le dispositif administratif se diversifient donc nettement par rapport aux périodes précédentes, plus encadrés par une évaluation professionnelle. Le corps agissant de l’enfant est l’objet de discussions entre parents et service, qui sont de plus en plus traduites en « projet » ou « contrat ». Le tournant des années 1980 en termes d’organisation correspond en effet à un renversement complet de l’approche des professionnels, qui entrent davantage dans les ressorts de la dynamique familiale. Désormais, il s’agit de comprendre ce qui fait problème pour y travailler. Le corps de l’enfant est mis à l’écart pour être scruté comme le révélateur d’une vie intérieure mise en actes, le plus souvent dans l’échappement (fugues, absentéisme) mais aussi dans l’affrontement (conflit avec les parents), et dont il s’agit de prendre soin. À lire les dossiers, surtout à partir des années 1990, la relation des parents et des enfants est au cœur des rapports de situation que rédigent les professionnels, dans lesquels le développement de l’enfant et son évolution sont de plus en plus évalués. Les discours et agissements des parents sont passés au crible de l’évaluation professionnelle, mais concernant l’enfant, c’est pour l’instant son corps qui parle. L’enfant confié est regardé par un professionnel conscient des effets environnementaux et éducatifs sur un développement harmonieux. Le développement de l’enfant est ainsi convoqué dans les rapports et notes des professionnels de l’ASE. On y trouvera rappelé le « besoin d’amour », notés les « retards de développement », consignés les expertises psychologiques, bilans et tests, rappelé le besoin de sécurité. « L’enfant se développe bien » apparaît comme un gage de bonne prise en charge. Il faut d’ailleurs éduquer les parents au développement de l’enfant et les aider « à relativiser les capacités et besoins propres de leur enfant ». Le corps de l’enfant apparaît bien comme un « langage par lequel on est parlé plutôt qu’on ne parle » (Bourdieu, 1977 : 51).

Comme indiqué dans un dossier, et contrairement aux deux décennies qui précèdent, le « but essentiel est le maintien des liens malgré les accidents de parcours ». Au fil du temps, les sorties du service se font donc de plus en plus avant la majorité de l’enfant, à présent fixée à 18 ans suite à la réforme de 1974, ce qui a entraîné la création d’une aide aux jeunes majeurs de 18 à 21 ans. Alors que jusque dans des années 1970, les dossiers consultés se référaient à des enfants « recueillis » petits, souvent arrivés avant l’âge de 6 ans, l’enfant confié dans le cadre administratif à partir des années 1980 est aussi un adolescent. L’image de l’enfant « déposé » en bas âge pour raisons d’ordre social est bien dépassée. Le corps de l’enfant protégé n’est plus seulement agi mais devient agissant : il est le déclencheur de la protection qui n’est plus demandée « spontanément » par des parents démunis, mais plutôt par des professionnels inquiets, au premier rang desquels ceux de l’école et de la Protection maternelle et infantile (PMI) pour les plus petits.

Peu à peu apparaissent dans les dossiers de prise en charge administrative les notions de « danger » et de « risque », notamment au cours des années 1990. Il faut dire que la préoccupation montante de la société autour de corps enfantins maltraités (Gavarini et al., 1998) change les regards portés sur les situations. Il n’est pas anodin de constater que, suite à la loi du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance, nous avons trouvé beaucoup moins de dossiers ouverts en protection administrative. Une attention au danger, avéré ou risqué, contribue sans doute à une accentuation de la judiciarisation de l’entrée en protection de l’enfance dans les années 1990[7]. Elle est aussi la source, parfois, d’un basculement des mesures administratives vers des mesures judiciaires. Mais le risque mis en avant dans les dossiers administratifs est aussi celui que mettent en acte les enfants à travers leurs corps : « sexualité à risque » pour les filles et « risque de glissement vers la délinquance » pour les garçons. Alors que la notion de danger est devenue cruciale avec l’émergence de la maltraitance comme problème public à la fin des années 1980, dans les dossiers de protection administrative elle est utilisée surtout en référence à l’action de l’enfant.

L’enfant "accueilli" d’aujourd’hui : un corps sujet

La nécessité de l’adaptation à de nouveaux codes, qui transfigurent à grande vitesse la société dès les années 1960 et surtout 1970, concerne tout l’espace social, avec un recodage complet des relations femmes-hommes, des relations entre générations, du rapport à l’autorité, y compris dans les institutions éducatives. La critique de l’État est aussi la critique de la famille comme lieu hiérarchique et codifié qui contraint les individus et freine leurs désirs et revendications d’épanouissement personnel. La famille se politise dans le sens où la "naturalité" de son fonctionnement est remise en question et est réinterrogée au prisme de l’exigence démocratique (Déchaux, 2015) et des libertés individuelles, qui refaçonnent les relations privées comme publiques. La puissance paternelle s’efface au profit d’une autorité parentale qui assimile la dissociation couple parental-couple conjugal (Théry, 2001 [1993]), terreau d’une parentalité nouvelle (Houzel et al., 1999) adossée aux comportements de l’enfant (Neyrand, 2011). L’enjeu de la protection de l’enfance se focalise sur le travail avec les parents. Si la boussole est l’enfant et la manière dont son corps et son comportement manifestent ses besoins, c’est vers les parents que les efforts sont dirigés pour faire évoluer la situation dans un temps déterminé. Dans un premier temps, le mouvement pour la protection de l’enfance s’est accompagné d’une responsabilisation accrue des parents à laquelle l’État va venir se substituer, mais dans un deuxième temps, c’est de plus en plus un travail sur et avec les parents qui est recherché, dans l’intérêt de l’enfant. Celui-ci est devenu la norme (Youf, 2002) avec les droits de l’enfant consacrés par la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) de 1989. Les multiples documents légaux à l’attention des parents dans la période actuelle (contrats-projets, attestations, autorisations, notices d’informations, arrêtés de décision) sont autant de marqueurs d’une juridicisation des relations entre familles et services de l’État. Le dossier participe de l’individualisation de la prise en charge, en tant que pièce administrative qui peut être consultée par les personnes concernées, et ce tout au long de leur vie. Le droit des usagers des services de protection de l’enfance a été renforcé au cours du temps, non seulement pour les parents dont l’enfant fait l’objet d’une mesure d’aide éducative, mais en direction des enfants eux-mêmes[8].

Dans les années 2000, les modes d’entrées des enfants dans la protection administrative se diversifient encore avec la nouvelle Cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) départementale créée par la loi du 5 mars 2007 qui trie, parmi les situations dont elle est informée, celles qui doivent être évaluées par une équipe socio-éducative, pour être éventuellement transmises à l’autorité judiciaire ou à l’autorité administrative. Cette loi cherche à réaffirmer la subsidiarité du judiciaire. Le référentiel se déplace et la notion de danger est moins présente que celles d’adhésion et de collaboration. Or, la question de l’adhésion à une mesure de protection de l’enfance, déterminante dans la protection administrative, ne concerne plus seulement les parents mais désormais aussi l’enfant, comme dans ce « contrat d’accueil » qui a pour objectif l’évaluation de la mobilisation du « jeune », âgé de 12 ans. De manière générale, les rapports de situation sont davantage centrés sur les enfants que sur les parents : progrès, réflexions, adhésion, projet… La collaboration du jeune est clairement un enjeu. On peut voir un jeune « demander » son propre placement ou son renouvellement. Des parents sollicitent une aide avec « l’accord de leur fils ». La « demande » de l’enfant entre donc en compte, mais n’est-elle pas consignée dans le dossier que lorsqu’elle accrédite l’évaluation du service ?

Cet enfant au corps agissant est devenu celui d’un sujet acteur, du danger qu’il encourt comme de sa propre protection. Au cours du temps s’est opéré un déplacement dans la catégorisation de ce qui peut être considéré comme un danger pour l’enfant et pour l’ordre public. Les notions de passage à l’acte et de mise en danger de soi désignent un danger dont l’enfant est à la fois l’auteur et la victime. Par la mise en danger de lui-même, l’enfant prend une nouvelle place dans le dispositif, concomitante d’un nouveau regard sur les parents à l’aune des difficultés inédites de l’exercice de la parentalité (Martin, 2014). L’enfant au risque de lui-même est aussi l’enfant d’un parent incertain.

Ces évolutions concordent avec la production de nouvelles connaissances. L’enfance constitue un champ de recherche à part entière en sciences sociales, et non plus seulement du point de vue de son développement physique et psychique. En tant qu’objet théorique, l’enfant s’autonomise aussi des instances de socialisation dans lesquelles il est pris. La construction de l’enfance moderne a d’abord été la construction des cadres qui définissent la socialisation de l’enfant. La sociologie va d’abord le prendre comme objet « à travers ses modes de prise en charge » (Sirota, 1998 : 11). Elle peut ensuite s’attacher à :

« Construire l’objet enfant à partir de ce qui devrait être une banalité : les enfants sont des acteurs sociaux, participent aux échanges, aux interactions, aux processus d’ajustements constants qui animent, perpétuent et transforment la société. Les enfants ont une vie quotidienne, dont l’analyse ne se réduit pas à celle des cadres institués »[9].

L’enfant est autant en devenir que déjà lui-même (de Singly, 2004) et le processus d’individualisation le place dans une position d’acteur de sa socialisation, y compris dans les instances chargées de sa protection. Il est par exemple question, dans un dossier administratif, de « responsabiliser l’enfant en fonction de son âge ». Cette responsabilisation trouve son point critique à la majorité de l’enfant où se joue pour lui l’accès à une protection contractuelle pour jeune majeur. C’est là que sa capacité à jouer le jeu de l’accompagnement sera déterminante (Jung, 2010). Comme cette jeune de 17,5 ans en 2005 qui a 6 mois pour « s’inscrire rapidement dans une démarche active quant à la mise en place de son projet. Mademoiselle devra s’engager à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires à la réalisation de son projet et au bon déroulement de son séjour ».

Le corps de l’enfant entre vulnérabilité et capacités

La question des bornes d’âge se pose aujourd’hui de manière implicite dans la protection de l’enfant. Pourtant elle est constitutive d’une re-catégorisation du problème public de l’enfance protégée, adossée aux droits et aux besoins, où le corps de l’enfant reste le marqueur déterminant : à l’enfant petit et vulnérable les droits-créances et la réponse à ses besoins fondamentaux, à l’adolescent qui nous ressemble presque, les droits-liberté et les devoirs. Capacité et vulnérabilité restent complexes à articuler. La déclaration internationale des droits de l’enfant de 1959 proposait une vision homogène de l’enfance du fait de son manque de maturité physique et intellectuelle et consacrait surtout son droit à la protection. Celle de 1989 marque un tournant à plusieurs égards. D’une part, dans un deuxième moment des droits de l’homme (Bec, 2007 ; Gauchet, 2002) elle a valeur contraignante : les droits de l’enfant doivent être effectifs et les pays qui ratifient la CIDE doivent modifier leur droit interne sous le contrôle du Comité des droits de l’enfant de l’ONU. D’autre part, elle pose le problème de l’articulation de deux représentations de l’enfance : celles des capacités et celles des vulnérabilités. Elle induit un nouveau temps de l’enfance, moins séparé de l’adulte : dans toutes les instances qu’il traverse, l’enfant est inscrit dans une relation de plus en plus égalitaire avec l’adulte. Même encore socialement contrastée (Lareau, 2011), la recherche de sa participation et surtout de son expression s’observe jusque dans les choix éducatifs. Reste à voir de quelle manière et avec quelles conséquences et prise en compte.

Ce nouvel enfant sujet de droits capacitaires présente aussi de nouveaux enjeux du point de vue de la recherche : son rôle social et politique n’est plus seulement conçu dans le futur ni à partir des institutions qui le façonnent : il prend une part active dans la construction de ce rôle et de son monde (Lignier et al., 2017). Pourtant, dans les droits de l’enfant se joue une contradiction entre droits capacitaires et droits protecteurs. Les premiers reposent sur l’idée d’un « individu doué d’intelligence et de volonté, capable de poser ses actes dans son intérêt et dans le respect des lois qu’il est censé connaître et comprendre. Mais si l’enfant est vraiment ce sujet de droit, sur quels fondements lui maintenir son statut protecteur de mineur ? » (Youf, 2002 : 6). Maturité et subjectivité de l’enfant ne sont données qu’en principe par le droit, lequel ne s’applique réellement qu’au fur et à mesure de l’évolution de l’enfant. C’est l’incarnation du sujet dans un corps en évolution qui devient déterminante.

Aujourd’hui, « la plupart des enfants naissent dûment programmés dans une famille profondément transformée » (Gauchet, 2004 : 99). C’est d’ailleurs ce qui vaut la formule d’« enfants du désir », proposée par le démographe Henri Leridon (1995) pour désigner les transformations des taux de fécondité et reprise par Marcel Gauchet pour désigner une naissance contrôlée, inscrite aussi dans un mouvement progressif de personnalisation du lien à l’enfant et de l’attention qu’on lui porte. L’enfant du désir est alors le symbole de la transformation des liens familiaux, mais assoit aussi une place inédite à l’enfant devenu « doublement "sacré" : source de bonheur pour ses parents et être en devenir aspirant à son épanouissement » (Déchaux, 2014 : 549). L’enfant représente cette capacité de pure incertitude dans ce qu’elle peut avoir de positif : tout est possible. Cela concourt à une mythologie de l’enfance assise sur une innocence à protéger et donc particulièrement vulnérable (Déchaux, 2014), qui se donne à voir dans la représentation de l’enfance en danger, bâtie sur une construction de l’intolérable (Bourdelais et al., 2005) autour de l’intégrité du corps de l’enfant d’abord, puis de son intégrité psychique et morale. Enfant imaginaire et enfant acteur sont les deux faces d’un souci de l’enfance individualisée. Il s’incarne dans le corps d’un enfant sujet, acteur social. Si l’enfant acquiert le statut de sujet, il n’est pas pour autant à l’abri d’un investissement objectal. Surprotection et autonomie sont les deux tenants du statut contemporain paradoxal de l’enfant qui consiste à articuler sa vulnérabilité accrue par sa rareté et l’intensité du désir parental, et son individualité, plus précocement reconnue.

Conclusion 

La transformation de la famille et celle de la place de l’enfant s’effectuent parallèlement à une recomposition des relations entre les membres d’une démocratie avancée. Ces remaniements des rapports à tous les niveaux ne vont pas d’eux-mêmes, ils sont accompagnés et sont rendus possibles par l’organisation démocratique. La puissance publique n’y tient pas un rôle uniquement contraignant, mais remodèle les règles de vie en collectivité des individus. L’assistance est une forme importante de cette régulation politique en même temps qu’un révélateur des recompositions sans cesse à l’œuvre, et participe de la médiation et du compromis entre des intérêts conflictuels. La protection de l’enfance, comme service public de l’État, accompagne bien le processus moderne de transformation de la famille et par là une nouvelle place faite à l’enfant dans le projet politique, d’un corps dépossédé de son sujet à un sujet incarné dans un corps.

La mise en regard de 190 dossiers administratifs de l’Aide sociale à l’enfance de deux départements, des années 1950 à nos jours, permet de mesurer cette nouvelle conscience du corps de l’enfant à travers la conception et l’organisation de sa protection. Au corps déposé de l’enfant correspond une protection résistant au temps, marquée par un souci de gestion des enfants sans famille. L’enfant, objet d’une protection centrée sur son milieu, s’incarne dans un service où sont scrutés les corps des enfants et les agissements des parents. L’enfant sujet et le parent usager d’un service socio-éducatif public mettent en jeu une adhésion responsabilisatrice qui concerne de plus en plus l’enfant.

En augmentant les droits de participation et d’expression de l’enfant, on modifie progressivement son statut dans les mesures de protection de l’enfance qui prennent en compte l’intérêt de l’enfant, également depuis son point de vue. Cependant, cette situation d’acteur le place aussi dans une position complexe au regard des risques auxquels il peut être exposé, alors que les attentes institutionnelles restent normées à travers les compétences et aptitudes attendues selon l’âge et l’évolution du corps de l’enfant. L’enfant acteur social doit lui aussi composer avec des normes, alors que sa subjectivité est à la fois prise dans une temporalité particulière et dans un contexte de vie dont l’influence doit être interrogée. Son autonomisation ne manque pas de poser de nouvelles interrogations sur le rôle de la famille en interaction avec les pouvoirs publics.