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Introduction : corps-objet et corps-sujet de la personne enfant

Durant l’été 2010, dans une petite ville française, 8 corps de nouveau-nés décédés dans leurs premières heures de vie sont découverts, enveloppés dans des sacs en plastique, enterrés dans un jardin ou cachés au fond d’un garage. L’enquête établira que leur mère a caché ces corps dans son garage et dans le grenier de sa précédente maison. Les corps dissimulés dans le grenier ont ensuite été enterrés dans le jardin, par une tierce personne qui restera non identifiée. Leur mère est rapidement mise en cause et elle sera condamnée, au terme d’un procès, pour assassinat de mineurs de moins de 15 ans, à 9 ans d’emprisonnement. Le psychiatre américain Philip Resnick (Resnick, 1970) prenant acte des particularités de ces meurtres, qui ne sont liés à aucune spécificité de l’enfant et impliquent quasi systématiquement la mère, avait proposé de les distinguer des autres infanticides, terme désignant les meurtres d’enfant de moins d’un an. Il les nommera néonaticides, meurtres d’enfants dans leurs premières 24 heures de vie.

Ces 8 corps découverts existent tout d’un coup dans leur réalité, leur matérialité, leur volume, leur évidence. Ces corps sont, avant le processus judiciaire qui tentera de leur donner un autre statut, et pour reprendre la distinction proposée par la philosophe Michela Marzano, des « corps-objet » et non des « corps-sujet » (Marzano, 2002). L’attention médiatique portée aux conditions de découverte de ces corps est saisissante. Le fait que ces corps soient, dans les affaires de néonaticides, jetés dans une poubelle, laissés dans des toilettes, enterrés dans un jardin, plus rarement congelés dans un réfrigérateur, est toujours commenté et provoque stupeur et effroi. L’émotion provoquée en chacun de nous ne se comprend que si nous considérons notre position de sujet doté d’un corps, corps qui nous spécifie comme personne, corps-sujet et corps-objet cohabitant sans que nous les distinguions, sans que nous y songions, sans que nous nous en préoccupions la plupart du temps. De cette position, nous ne pouvons être que sidérés de ce rappel brutal que le corps est aussi un corps-objet. Pour saisir le rapport corps-personne, Michela Marzano propose de qualifier ce « rapport de possession ontologique : une relation interne et particulière qui fait que, parmi les conditions que je suis la personne que je suis, il se trouve que je suis constitué de ce corps […] ce qui permet d’aborder le rapport entre droit de disposition sur le corps, le corps étant un corps-objet à construire, manipuler, réparer, utiliser, et droit du corps au respect, le corps étant aussi un corps-sujet inviolable » (Marzano, 2002 : 4). Ainsi, le corps est ce qu’une personne est et ce qu’elle a. Dans les néonaticides, d’une part, cette distinction conceptuelle est un morcellement réel : une partie du corps de la mère s’incarne dans les corps-objets de ses nouveaux nés, et, d’autre part, la notion de corps-objet est redoublée par le fait que le corps est un corps mort. Le cadavre exemplifie la question de l’objectalisation possible du corps : le corps mort est-il toujours la personne, représente-t-il toujours le sujet ? Ou n’est-il que ce qui reste, un déchet à l’occasion, comme nous le verrons pour certaines mères néonaticides ?

Au début de cette affaire d’octuple néonaticides, les corps des nouveau-nés ne sont pas des personnes, ils ne représentent personne. Aucun nom, aucun prénom, aucune reconnaissance légale, aucune existence sociale ne les rattache à des personnes. Ils ne sont pas des corps-sujets. Durant le procès, la mère, interrogée par la présidente de la cour d’Assises, s’aperçoit que la découverte des corps en modifie le statut.

« - Je me rends compte maintenant qu’on a découvert les bébés que ce n’est plus la même chose.

C’est-à-dire ? (demande la Présidente)

C’était mes bébés, mes enfants, je les avais mis au monde. Avant ils étaient là, ils étaient à la maison avec moi » (Millot, 2017 : 52)

La magistrate, au cours de la procédure, cherche à différencier chacun des 8 nouveau-nés et leur condition de naissance. La mère est perdue : « c’était pareil ». La mère poursuit : « je ne me sentais pas coupable. La culpabilité, je ne l’ai eue qu’après la découverte, depuis que tout le monde sait » (Millot, 2017 : 214). La mère témoigne bien du passage, selon la typologie de Lemert (Lemert, 1951 ; 1967) d’un crime primaire qui ne l’affecte pas à un crime secondaire qui la construit comme sujet criminel. La mère devient coupable de son acte quand celui-ci est socialement reconnu comme un acte criminel. Son acte n’a pas en lui-même de qualité d’homicide avant que l’opinion publique et la justice ne s’en emparent, ce qu’illustrent les travaux du sociologue Howard Saul Becker, qui a montré que la déviance n’est pas contenue dans l’acte déviant lui-même, mais est une conséquence des normes et sanctions appliquées à l’auteur de l’acte (Becker, 1985). S’ouvre alors pour cette mère un nouveau temps biographique, un temps de reconstruction de son soi. Nous pouvons faire l’hypothèse que sa coopération avec la journaliste qui écrit un ouvrage sur son procès participe à un processus de biographisation nécessité par la déconstruction de son soi antérieur (du Breuil de Pontbriand et Brugaillère, 2019).

La découverte transforme les corps des bébés décédés de corps-objets en corps-sujets, la découverte leur donne un statut les distinguant du tout indistinct qu’ils formaient pour la mère. À la journaliste qui l’interroge avant le procès, la mère tente de s’expliquer : « c’était quelque chose qui m’appartenait » (Millot, 2017 : 215). On saisit que ces « bébés » sont la possession de cette mère. Comme pour certains philosophes contemporains, tel Engelhardt (1986), « le sujet moral est souverain sur lui-même. Ses organes sont sa propriété et il en fait ce qu’il veut » (Marzano, 2002 : 128-129). Nous pouvons considérer que les corps de ces nouveau-nés étaient comme un prolongement du corps de la mère, comme des organes de son corps, des éléments de son corps, mais délocalisés, extériorisés. Pour Locke, l’homme est son maître et le propriétaire de sa personne (Locke, 1993 [1690]), ainsi étant propriétaire de moi-même, « tout ce que à quoi je mêle ma propre personne se voit communiquer le caractère exclusif et privatif de cette dernière » (Marzano, 2002 :130). Ces éclairages philosophiques nous permettent d’appréhender que la découverte des corps, les faisant passer du privatif au public, du privé au social, les transforme d’objet à personne.

Il est significatif à cet égard de s’arrêter sur les mots prononcés par des témoins dans cette affaire de néonaticides. Ainsi de cette voisine de la mère, interviewée par la télévision (Associated Press TV), qui déclare à propos du couple de parents : « C’est pas des hommes, c’est pas des humains en tant que personnes. » On aperçoit une forme de contamination : les nouveau-nés n’ont pas été traités comme des personnes, mais comme des corps-objets, et cette déshumanisation s’étend à leurs parents. Ce à quoi, une des filles de la mère néonaticide, elle-même mère, répond : « elle [sa mère] n’a jamais souhaité faire de mal à personne. » Ce qui est tout fait exact si nous concevons que ces « bébés » n’étaient pas des personnes pour la mère.

La journaliste qui a suivi le procès pour un grand quotidien national français note :

« Avec la découverte des corps, ses pensées [à la mère] ont évolué. Elle réalise qu’elle a commis un « crime », une chose qu’elle n’aurait pas pu se dire avant. Depuis que les autopsies ont permis de connaître les sexes, et approximativement, les années de naissance, elle a cessé de songer à des bébés, s’est mise à voir de grands enfants. « Je me dis le premier, il aurait 26 ans, le deuxième 24. Je me demande ce qu’ils feraient, à qui ils ressembleraient. Comment ils seraient maintenant » (Millot, 2017 : 216).

Cette mère, au-delà d’être reconnue et de se reconnaitre comme criminelle, réalise que « la définition de ce qui relève d’un crime et de ce qui n’en relève pas dépend étroitement du statut accordé à la personne qui en est victime » (Bonnemère, 2009 : 30). La témoin, précédemment citée, retire paradoxalement aux parents leur qualité de personne humaine pour pouvoir l’accorder aux corps des nouveau-nés. Il existe pour ces enfants comme un conflit de propriété, en référence à l’idée d’enfant en multipropriété proposée par l’ethnologue Martine Segalen (Segalen, 2010). Ces enfants appartenaient-ils à leur mère, au sens d’une propriété, d’une possession, ou appartiennent-ils à la société, dont l’opinion publique, représentée par ces témoins, peut se faire le porte-parole ? En ce cas, ils appartiendraient à la société en tant que partie prenante de cette communauté.

Certaines sociétés introduisent dans la définition d’une personne un certain laps de temps : un enfant ne devient une personne qu’au bout d’un moment, quand il devient membre de la société en question (Scrimshaw, 1984 : 460-461). En accordant un statut de personne à l’enfant dès sa naissance, les sociétés occidentales contemporaines délèguent aux mères un pouvoir et une responsabilité absolus, à l’image de la valeur absolue conférée à la personne. La mère néonaticide met en lumière tout à la fois son extrême isolement, car elle accouche seule, sans avoir pu parler de sa grossesse (Vellut et al., 2013) et son terrible pouvoir puisqu’en tuant son nouveau-né, elle supprime une personne, elle prive la société d’un de ses membres. Dans les sociétés mélanésiennes, pour exemple, « l’état de personne ne s’acquiert que de manière progressive, essentiellement dans la relation aux autres » (Bonnemère, 2009 : 38). Les Korowai ont cette jolie formule pour dire que les enfants ne sont pas (encore) des personnes au sens d’êtres sociaux : « les enfants n’ont pas de proches ». Ce sont les relations qui sont constitutives des personnes, bien plus que le corps. Qui pourrait déplorer la disparition de nouveau-nés puisqu’ils ne sont pas encore pris dans un réseau social, puisqu’ils n’ont pas encore noué de relations ? Dans cette société de Nouvelle-Guinée, les pères, ou, plus précisément, les maris des mères, creusent un trou à l’extérieur du village afin que les mères y accouchent. Laisser là le nouveau-né ou le garder en vie et l’intégrer au village relève d’une décision qui prend en compte des conditions socialement définies (ressources suffisantes, présence du père, etc.). Cette décision accorde, ou non, à cet enfant le statut de personne, de membre de la communauté humaine dans lequel il est né.

Avant le procès de l’octuple néonaticide, le procureur avait souhaité et demandé à une chambre civile que les nouveau-nés reçoivent un état civil. La chambre civile avait accédé à cette requête et les 8 nouveau-nés ont été prénommés : Xavier, Hubert, Fleur, Ingrid, Alphonse, Mariette, Blandine, Judith. Les corps des enfants deviennent corps politiques, reconnus et nommés par l’institution judiciaire, en lieu et place des parents. Cette nomination redouble le même effet sur la mère que le savoir partagé par la communauté sociale de l’existence des corps : « S’ils ont des prénoms, je les vois. […] Maintenant avec des prénoms, je les vois » (Millot, 2017 : 84-86). Avec la découverte des corps-objets puis la prénomination de ces corps, deux évènements qui leur octroient une qualité de sujet, la mère est confrontée à ses enfants et à ce qu’elle a provoqué, l’arrêt de leur vie. Ce sera un moment très douloureux pour elle. Cette rencontre de la mère avec son acte redéfini juridiquement, publiquement, socialement, peut s’avérer cruelle. Christiane Besnier qui a mené une longue enquête de terrain dans des salles d’audience témoigne du suicide de Josette, une adolescente néonaticide. Celle-ci ne parvenant pas à avouer le meurtre de son nouveau-né à la naissance, le procureur exige une reconstitution des faits durant l’audience. La jeune fille répète les gestes accomplis devant ceux qui la jugent, elle mime alors l’étouffement du nouveau-né. Elle se suicidera peu après (Besnier, 2017 : 51-53).

L’ « effet sujet », conséquence de la découverte des corps comme fait social et de la prénomination de ces corps-objet, renvoie la mère à son acte meurtrier, la produit comme mère meurtrière. Il ne peut y avoir meurtre que s’il existe des personnes victimes et non des bouts de corps, des corps comme pure matérialité. Les affaires de néonaticides révèlent particulièrement cette matérialité du corps comme objet. Et cette matérialité peut avoir deux versants. Dans une première acception, le corps du nouveau-né est perçu par la mère comme un déchet, expulsé de son corps, un matériau obscène du corps, dont il convient de se débarrasser.

Dans nombre de cas de néonaticides, l’enfant n’est pas évoqué en tant que tel par la mère, ni reconnu, ni sexué. L’enfant n’est pas envisagé comme un enfant, mais comme un non-enfant, une « boule », des « morceaux » de bébé ou de fœtus, un déchet. Comme Mme J.[1] témoigne : « À aucun moment je n’ai pensé que c’était un bébé. Je pensais que c’étaient des caillots de sang […] je n’ai pas remarqué de forme humaine, ni entendu aucun son. Si j’avais pu penser qu’il s’agissait d’un bébé, je ne l’aurais pas jeté. »

Les symptômes de la grossesse peuvent être interprétés comme des troubles de la sphère digestive. « J’avais des douleurs au ventre. J’avais vu mon médecin traitant qui m’avait prescrit des médicaments pour la constipation », rapporte cette mère qui vit l’accouchement comme une expulsion anale. Les douleurs de l’accouchement sont associées à une défécation, une constipation, ou des règles douloureuses (Vellut, 2012 : 123).

« Elle a placé le petit corps dans un sac poubelle, entreposé dans la cour du domicile [… puis] jeté le sac-poubelle dans la bouche d’égouts » explique un article de presse. Sac-poubelle, égouts : les mots employés concourent à confirmer le statut de déchet de ce corps-objet. La rencontre avec cette autre personne qui ne serait pas un morceau d’elle-même, la rencontre avec une personne vivante qui les engagerait dans un début de relation, apparaît impossible pour ces mères. L’enfant est le plus souvent envisagé comme mort-né, comme pour Mme G. : « il ne criait pas, il ne bougeait pas, j’ai pensé qu’il était mort en sortant de mon ventre. » Les mères néonaticides au XIXe siècle formulaient de mêmes représentations mortifères de l’enfant, la plupart d’entre elles soutenant à leur procès que l’enfant était mort-né (Tillier, 2001). La solution psychique de ces mères est de nier tout signe vital, elles s’efforcent donc d’éviter de regarder l’enfant, de l’envisager comme vivant, de reconnaître tout élément, souffle, cri, sexe, mouvement, visage, qui démontrerait son existence. Mme F. témoigne : « je voulais pas le regarder [le bébé après la naissance] parce que je ne sais pas ce que j’aurais fait après, si je l’avais vu, je l’aurais peut-être gardé. » Cette autre mère explique expulser une « masse » dans les toilettes. « Rien ne bouge, elle va chercher un peignoir, revient, porte le nouveau-né dans la chambre de son fils. […] le bébé n’a ni respiré, ni bougé, il n’a pas crié et son visage était étrangement teinté de bleu. Il était, assure l’accusée, mort-né » Cette version, répétée par la mère tout au long de la procédure, sera contredite par les experts légistes démontrant que l’enfant était né vivant et viable. Cette même mère préservera le corps de cet enfant : « Cet enfant je le voulais … je ne vis que pour les enfants… le congélateur c’était pour garder mon bébé près de moi ».

Dans une deuxième acception en effet, quand le corps-objet du bébé est considéré, comme nous l’avons décrit dans la première affaire citée, comme une propriété de la mère, les mères le conservent, parfois dans le réfrigérateur, lieu qui fascine les médias et l’opinion publique, mais qui est pourtant rarement utilisé comme lieu de stockage du corps de l’enfant (dans notre étude il concerne 7 % des affaires judiciaires, 8 % des affaires citées dans la presse)[2]. Le réfrigérateur met particulièrement en scène le corps comme objet, objet à manipuler, à déplacer, objet à conserver, qui peut servir. Ce corps-objet étant perçu par la mère comme un objet lui appartenant, il n’est pas l’objet déchet dont il faut se débarrasser, il est comme une partie de la mère qu’elle préserve à ce titre.

Quoi qu’il en soit, que l’enfant soit envisagé comme un objet qui se détache du corps de la mère, tel un déchet, ou un objet qui appartient au corps de la mère, tel un organe délocalisé, une pièce anatomique détachée, il n’est pas considéré comme un corps-sujet.

Xavier, Hubert, Fleur, Ingrid, Alphonse, Mariette, Blandine, Judith, ces prénoms ont été choisis par des acteurs de la justice sans se référer aux parents, les disqualifiant dans cette tentative de promotion des corps-objet en corps-sujets. Ici se dévoile une facette politique du traitement des corps de ces enfants, une facette qui met à jour les différentes légitimités et autorités qui sous-tendent les récits de ces affaires de néonaticides et d’infanticides.

Les données de la recherche

Avant de poursuivre, précisons que ce travail de recherche s’appuie sur une analyse de données issues de deux corpus :

  • Une étude[3], pilotée par Anne Tursz, pédiatre et épidémiologiste, directrice de recherche à l’INSERM, et portant sur « les morts suspectes de nourrissons de moins d’un an ». Cette étude rétrospective sur une période de cinq ans, de 1996 à 2000, dans les tribunaux de trois régions françaises (Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, Ile de France), prolongée d’une nouvelle période de cinq ans pour Paris (2001-2005), a permis d’identifier les dossiers judiciaires de 141 morts suspectes classées par le Conseil scientifique de la recherche en 38 morts subites inexplorées, 40 bébés secoués, 34 néonaticides et 29 négligences graves. Nous avons pu étudier les différents documents qui constituent les dossiers judiciaires : procès-verbaux d’audition et de constatation des faits par la police judiciaire (mis en cause, témoins, entourage familial et social, personnels des services d’urgence et médicaux) ; procès-verbaux d’audition par le juge d’instruction ; rapports des expertises médicales, psychiatriques et psychologiques et des enquêtes de personnalité ; comptes rendus d’autopsie, résultats d’autres investigations scientifiques ; réquisitoires, ordonnances, jugements... (Tursz et al., 2010).

  • Une étude pilotée par Laurence Simmat-Durand, sociologue et démographe, professeure à l’Université Paris Descartes, à partir d’articles de presse sur les infanticides. Le recueil a porté sur les articles parus dans la presse française nationale ou régionale, relatant le décès suspect ou violent d’un enfant de moins d’un an, exception faite des accidents de la circulation routière et des décès par maladie. Les décès de plus de 900 enfants de moins d’un an ont ainsi été recensés. Pour une première analyse spécifique aux néonaticides, nous avons retenu tous les enfants décédés de 1993 à 2012, âgés de quelques heures. Nous disposons de 357 décès suspects de nouveau-nés, répartis en deux grandes entités : des découvertes de cadavres non élucidées (n =94) et des affaires pour lesquelles une personne, le plus souvent la mère, a été mise en cause (n =263). Si dans 87,8 % des cas, un seul enfant est concerné, 12,1 % portent sur un néonaticide multiple (Simmat-Durand et Vellut, 2017).

À partir de ces données, nous allons étudier comment le corps de l’enfant décédé, corps-objet, est un instrument, un argument, un support, parfois une arme, quelquefois un arbitre, entre différents régimes de narrations soutenus par des légitimités distinctes. Nous aborderons ainsi l’usage du corps de l’enfant décédé par les différentes autorités impliquées dans les procédures judiciaires : policière, médicale, expertale, morale, et, enfin, l’utilisation de ce corps par l’autorité judiciaire elle-même.

L’autorité policière, un corps-argument pour qualifier les faits

Chloé, âgée de 10 mois et demi, décède au domicile de ses parents en janvier 1998. Son décès est consécutif aux morsures d’une chienne berger allemand avec laquelle l’enfant dormait dans la cuisine, selon les constatations de l’officier de police judiciaire inscrites dans le procès-verbal de son enquête. Cet officier, le premier sur les lieux, note pourtant d’autres éléments de contexte et précise que la nacelle du landau de la jeune Chloé est posée à même le sol, nacelle dans laquelle le père de l’enfant avait trouvé à plusieurs reprises la chienne de la famille et l’en avait délogée. L’officier remarque que cette nacelle est sous l’escalier de l’entrée, que le corps de l’enfant y repose, la tête désaxée du corps, avec des traces de morsures au niveau des cervicales et du thorax.

Une des tantes de la petite Chloé souhaite témoigner, elle accuse sa sœur et son beau-frère de négligence : « ils n’étaient pas capables de s’occuper correctement de leur enfant », « c’est inadmissible de faire vivre un enfant dans une maison en chantier. » Les parents de Chloé expliquent qu’ils ont laissé leur fille dans la cuisine, au rez-de-chaussée, car c’était la seule pièce de la maison dont la fenêtre était équipée d’un volet, eux-mêmes dormant au premier étage.

Le père de l’enfant, enfant qu’il n’a pas reconnue car la mère « ne le voulait pas trop » [qu’il reconnaisse l’enfant], déclare à la Police que sa fille dormait dans la cuisine « car lorsqu’elle était dans notre chambre, elle pleurait souvent le matin ». La petite fille est décédée un après-midi vers 16h30 pendant la sieste de ses parents.

L’officier de police conclut : « de l’enquête effectuée, il ressort que la mort du jeune enfant [suivent son nom et prénom] est due à un défaut de surveillance de la part des parents. » Cette conclusion aurait pu conduire à une mise en cause des parents pour homicide involontaire par négligence.

Fin février, l’affaire est classée sans suite pour « absence d’infraction », la justice a finalement conclu à un accident. Aucune autopsie n’a été demandée, ni aucun autre examen, et en leur absence, il est impossible de savoir si l’enfant est décédée uniquement de ses morsures ou si elle présentait d’autres lésions contemporaines ou antérieures. Les parents ne sont entendus qu’à une seule reprise deux semaines après le décès de leur fille.

Le corps de l’enfant est ici le support d’une conclusion judiciaire minimale : l’enfant a été mordue par une chienne et non tuée par ses parents. C’est tout à la fois l’autorité de l’officier de police judiciaire, qui apparaît plus légitime que celle d’une tante de l’enfant, et la focalisation exclusive sur le corps de l’enfant, sans prendre en compte d’autres éléments contextuels, qui vont permettre une qualification des faits en mort accidentelle, qualification entraînant la non-poursuite judiciaire de l’affaire.

L’autorité médicale : un corps-instrument au service d’un diagnostic

Comme nous venons de le voir, le premier intervenant auprès de l’enfant décédé joue un rôle parfois important dans la qualification des faits. Dans plusieurs affaires, nous avons pu constater que l’expertise médicale, telle qu’elle apparaît dans le dossier de l’enquête policière diligentée par le juge d’instruction[4], peut influencer la décision juridique, comme le démontrent les deux cas suivants : un cas diagnostiqué, à tort, de mort subite du nourrisson et un cas de syndrome du bébé secoué, non diagnostiqué.

Claire est une petite fille décédée brutalement au domicile de ses parents à l’âge de deux mois et demi, en 1997. Les parents ont appelé les pompiers qui ont alerté le SAMU[5] et la police. Le médecin du SAMU a déclaré à la police : « J’ai immédiatement diagnostiqué une mort subite du nourrisson ». Pour éviter ce type de diagnostic, trop rapide et forcément erroné, la notion de mort inattendue du nourrisson (MIN, SUDI en anglais : Sudden Unexpected Death in Infancy) tend désormais à remplacer celle de mort subite du nourrisson (MSN). Le concept de mort inattendue du nourrisson est défini comme un « décès, survenu brutalement chez un nourrisson, que rien dans ses antécédents ne laissait prévoir » (Fleming et al., 2000), tandis que la mort subite du nourrisson est « un décès inexpliqué d’un enfant de moins d’un an, survenant apparemment pendant le sommeil, qui reste inexpliqué après des investigations postmortem comprenant une autopsie complète et une revue complète des circonstances du décès et de l’histoire clinique » (Krous et al., 2004). Ainsi, ce n’est qu’après des explorations postmorten approfondies qu’une « mort inattendue » peut être déclarée « mort subite du nourrisson ». Le diagnostic de mort subite du nourrisson est un diagnostic d’exclusion et non un diagnostic de première intention. Dans le dossier judiciaire relatif au décès de Claire, il est noté, d’après les constatations des intervenants sur place (pompiers, SAMU, police) que « le logement est propre et bien tenu » et que « l’enfant est bien tenu ». Il est aussi précisé que les parents vivent en couple. Aucune autopsie n’est pratiquée. Il n’est pas ouvert d’instruction et l’affaire est classée un peu plus de 2 mois après les faits, pour « absence de qualification pénale ».

Le corps de Claire est l’objet d’un diagnostic, qui s’insère dans un récit comprenant des éléments subjectifs valant arguments moraux (le logement bien tenu, les parents en couple). Ce récit fournit une version acceptable des faits pour la justice qui ne poursuivra pas.

Quentin, quant à lui, est un petit garçon décédé, à l’âge d’un mois et demi, d’une « chute, pour la deuxième fois, depuis une table à langer ». La police indique en objet de son premier rapport : « décès accidentel d’un nourrisson à domicile ». Pourtant, Quentin présentait tous les signes d’un syndrome du bébé secoué (SBS) à répétition : hématomes sous-duraux d’âges différents et multiples fractures de côtes. Lors de son examen par le médecin du SAMU, au domicile, il est noté sur la feuille d’intervention : « Chute. Traumatisme crânien. Arrêt cardio-respiratoire. Décédé malgré réanimation […] À noter : lésions ecchymotiques pariétales droites, lésions sur le flanc gauche, sur le siège… RAS par ailleurs ». L’examen neuro-anatomo-pathologique conclut : « L’enfant a subi au moins deux traumatismes ; il est impossible de prouver qu’il en a subi d’autres ».

Le rapport de synthèse de la Police précise que « les services de PMI [Protection Maternelle et Infantile] nous informaient qu’il avait été constaté des marques sur le dos de l’enfant. La mère avait donné comme explication que c’était son mari qui avait dû serrer trop fort l’enfant. L’enquête de voisinage et les contacts avec les services sociaux révélaient qu’il y avait de fréquentes disputes dans le couple, avec une éventualité de violence conjugale et d’alcoolisme de la part du père. » Cette version est contredite par le fils aîné du couple, cinq ans, qui déclare à la Police : « Papa est gentil avec maman. Quand il rentre du travail, il fait des bisous à maman, et à nous aussi. Parfois, papa est sévère, mais il est gentil. Il a gagné plusieurs courses de vélo, il a les coupes de la victoire à la maison. Papa et maman ne se bagarrent pas. Papa ne boit pas. C’est mamie et maman qui boivent parfois de la bière. »

Le père déclare au juge d’instruction : « j’ai dû les faire [des bleus sur le corps de son fils] en jouant avec lui […] je ne sens pas ma force […] je ne me suis pas rendu compte qu’un enfant était fragile. Peut-être était-il plus fragile que les autres. » Il avait déclaré à la Police : « je me suis acharné sur mon fils pour le sauver et je l’ai peut-être tué. »

Placés sous contrôle judiciaire, le père et la mère respectent « scrupuleusement » leurs engagements de soins, de travail, de rendez-vous avec les acteurs de la justice en charge de leur suivi.

Après une inculpation pour homicide volontaire et violences volontaires, le cas est requalifié en « manquement à l’obligation de sécurité et de prudence ». Les deux parents sont condamnés, au tribunal correctionnel, à 8 mois d’emprisonnement avec sursis.

De nouveau, le corps de l’enfant fournit un diagnostic, ici de chute, et il est le support d’un récit qui fournit une version acceptable des faits. On repère cependant des variations de récits au sein même de l’enquête policière. Le fils aîné joue un rôle important en resituant son père dans un rôle positif de père et de mari aimant. Le fait que les parents coopèrent à la procédure judiciaire construit favorablement leur personnalité. Dans l’examen de la personnalité des accusés importent en effet les aveux, les regrets, les remords, ainsi que leur participation à la recherche de la vérité et à la compréhension des faits (Besnier, 2017). Le procès établissant le corps-objet de l’enfant décédé dans un statut de personne ayant existé, les jurés comme les magistrats de la cour d’assises attendent des accusés leur pleine participation à ce processus de reconnaissance de la personne enfant qui a vécu, même brièvement.

Comme nous venons de le voir dans ces deux affaires, le fait que les premiers intervenants aient conclu à un décès accidentel infléchit la suite de la procédure. La qualification des faits est cruciale dans le processus judiciaire puisqu’elle définit la nature et l’éventail possible de la peine[6]. Quand un corps d’enfant décédé est découvert, la justice propose une première qualification qui permet l’ouverture d’une procédure judiciaire. Cette qualification peut être « découverte de cadavre », ou « qualification inconnue », ou « recherche des causes de la mort », c’est-à-dire une qualification qui ne préjuge pas de la qualification en fin de procédure. Mais la qualification peut aussi être « assassinat », « homicide volontaire », « homicide involontaire », « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », « violences involontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », « décès naturel ou accidentel », « non-assistance à personne en danger », « privation de soins », « délaissement », des qualifications qui fournissent déjà une version des faits.

Certaines données chiffrées, issues de notre étude judiciaire, sont instructives. Cette étude, rétrospective sur cinq années, 1996-2000, était en partie motivée par certaines caractéristiques des statistiques nationales de mortalité. En effet, en 1993, année pour laquelle la Police et la Gendarmerie nationales ont produit des chiffres fiables d’infanticides, ceux-ci représentaient 3,8 % de l’ensemble des homicides[7] alors que les enfants de moins de 1 an ne constituaient que 1,2 % de la population française. Des études précisent que pour ces enfants de moins d’un an, le risque le plus grand d’homicide est le premier jour de leur vie (Marks et Kumar, 1993). Notre étude a permis de mieux estimer le taux annuel de néonaticides à 2.1 pour 100 000 naissances, alors que le taux officiel était de 0.39 pour les mêmes régions (Tursz et Cook, 2010), ainsi que le taux de syndrome du bébé secoué mortel : 2,9 pour 100 000 naissances (Tursz and Cook, 2014). Dans l’étude judiciaire, sur 135 affaires dont on connaît la conclusion judiciaire (sur 141 au total), 49 % ont fait l’objet de poursuites et 27 % ont abouti à une condamnation. Le pourcentage de classements sans suite est très élevé : 51 %. Il est pratiquement de 100 % quand le diagnostic retenu est celui de mort subite du nourrisson, même si, comme pour Claire, les investigations n’ont pas été menées pour conclure à ce diagnostic. Le pourcentage de 72 % de classement sans suite pour les cas considérés comme des négligences, ce qui est le cas de Chloé, démontre que pour la justice, cette situation est le plus souvent considérée comme accidentelle. Si les néonaticides et surtout les bébés secoués sont majoritairement poursuivis, les nombres de non-lieux et de relaxes sont notables et les pourcentages de cas où il y a eu finalement condamnation sont respectivement de 31 %[8] et 49 % (Tursz et al., 2010). L’analyse des articles de presse ne nous permet pas de corroborer ces chiffres car la presse a tendance à négliger les classements sans suite, qui offrent, il faut le reconnaître, peu de matériel narratif spectaculaire.

L’autorité expertale : le corps de l’enfant arbitre de différentes versions des faits

Il s’agit là encore de l’autorité médicale, non comme premier intervenant auprès de l’enfant décédé, mais comme expertise sollicitée par le juge d’instruction.

Yves est un petit garçon décédé à l’âge de 2 mois avec des lésions de secouement particulièrement importantes (hématome sous-dural, hémorragie méningée diffuse, œdème cérébral majeur et hémorragies rétiniennes massives) et de multiples ecchymoses cutanées.

Le père était dénoncé violent par la famille de la mère, qui était battue, y compris pendant sa grossesse. Le réquisitoire indique que « même si l’opinion négative de ces témoins sur monsieur [… le père] peut être considérée comme subjective – ils le qualifient tous d’hypocrite et de "mielleux", dissimulant une violence latente. » Le père disait avoir désiré l’enfant, mais ne l’avait pas reconnu. L’enfant avait fait un malaise pendant l’absence de sa mère, le père déclarait l’avoir secoué, lui avoir donné des claques puis baigné, puis recouché sans alerter les secours. La mère, de retour au domicile, amèna immédiatement l’enfant chez le pédiatre et appella les secours.

Le conseil juridique du père sollicite une nouvelle expertise, la première expertise ne concluant pas formellement sur les causes du traumatisme : « les ecchymoses observées et l’hémorragie méningée peuvent être dues à une ou plusieurs gifles d’une certaine violence ». Or, le père reconnait effectivement avoir administré des gifles pour réanimer l’enfant à la suite de son malaise. Cette nouvelle expertise conclut : « Le décès est la conséquence d’un traumatisme encéphalique associant une hémorragie méningée diffuse, une hémorragie sous-durale droite, des lésions ischémiques et un œdème cérébral majeur. Il existait par ailleurs des hémorragies massives au fond de l’œil et des ecchymoses cutanées, mais aucun signe d’impact crânien. L’ensemble du dossier médical est cohérent avec la notion de traumatisme unique survenu le […suit la date]. Le mécanisme le plus vraisemblable est celui de mouvements d’accélération-décélération tels qu’on les observe dans le syndrome des bébés secoués. […] L’importance et la gravité des lésions cérébrales paraissent incompatibles avec des secousses administrées à visée de réanimation. Le diagnostic retenu est celui de syndrome des enfants secoués dans le cadre d’une maltraitance. »

Le conseil juridique du père relève des contradictions entre les expertises, demande une contre-expertise qui conclut aussi en faveur du syndrome du bébé secoué : « il est possible d’affirmer au vu de l’examen des dossiers médicaux et des pièces du dossier d’instruction que l’enfant est décédé des lésions cérébrales provoquées par les traumatismes que l’enfant a subis lors d’agressions caractérisant le syndrome des bébés secoués. » Le conseil juridique forme appel, appel accepté du fait d’un délai expiré. Une dernière expertise, d’un neuropédiatre, évoque comme cause de la mort un accident ischémique ou anoxo ischémique, compatible avec un secouement secondaire au malaise de l’enfant et visant à le réanimer. Cet expert a su proposer une description du corps décédé de l’enfant en retournant la cause supposée de maltraitance en une cause de bientraitance : il s’agissait de secouer l’enfant pour le sauver et non pour le tuer ou le faire taire.

Le père bénéficiera d’un non-lieu. La mère aura un deuxième enfant du père, le déclarant deux mois avant à la naissance « de père inconnu ».

Cette affaire met en valeur le principe du contradictoire de tout procès. Différentes versions des faits se confrontent au travers d’expertises et de contre-expertises. Dans ces démonstrations, le corps de l’enfant décédé est un argument, une arme, une force. Il est employé par les différentes autorités en présence, policière, médicale, morale, judiciaire, au service de deux grands régimes de narration, l’accusation et la défense, qui se contredisent, s’opposent, se reconfigurent, se diffractent, ces grands récits portant traces de représentations différenciées de l’enfant comme de conceptions diverses de la personne. Le corps soutient le récit de chacun, comme un témoignage de la réalité des faits. Mais conclure sur cette réalité s’avère complexe, comme si la vérité restait insaisissable malgré la matérialité du corps et l’évidence de ses atteintes mortelles. Il s’agit, là encore, malgré la preuve qu’on pourrait supposer logée dans le corps meurtri, de construire une vérité et non de participer à la manifestation de la vérité. Nous sommes loin des premiers espoirs suscités par l’introduction de la médecine légale dans les procédures juridiques de la France absolutiste, qui pensait les experts comme des « juges de la question du fait » (Porret, 2010).

Ces cas illustrent tragiquement que la mort dépossède la personne du corps qu’elle a. Les autopsies, enquêtes corporelles, prolongent et confirment cette chosification du corps. Elles font du corps de l’enfant cet objet qui doit faire preuve matérielle de l’existence du crime : le corps du délit. Il s’agit de faire du corps une preuve, un bien juridique.

L’autorité morale : faire taire ou faire parler le corps de l’enfant

Le premier cas que nous allons évoquer met de nouveau en scène une bataille expertale, mais nous nous y intéressons ici car il a pour caractéristique de faire apparaître un médecin – extérieur à la procédure juridique proprement dite – qui se pose en autorité morale, attestant de la bonne réputation des parents suspectés.

Il s’agit d’un double infanticide, Julie, une petite fille de 2 mois, suivi 15 mois plus tard du décès de son frère, Paul, âgé de 3 mois et demi.

Les premières expertises médicales avaient conclu sur les circonstances voisines des décès des deux enfants : « des hémorragies rétiniennes avec des lésions hémorragiques cérébrales, qui, en l’absence de troubles de la coagulation, ne pouvaient s’expliquer que par un traumatisme violent ». Mais le premier expert, pour le décès de la petite fille, n’évoque pas le syndrome des enfants secoués. La médecin qui avait reçu les parents après le décès de leur fils « avait ressenti l’attitude des parents comme décalée, ceux-ci se montrant étonnamment froids et distants. » Un infirmier décrivait « un comportement tout à fait inhabituel pour des parents dans cette situation qui avait provoqué un malaise » dans l’ensemble de l’équipe médicale, « aucune manifestation d’attachement n’était apparue ». Enfin la psychologue de l’hôpital avait été « impressionnée par les termes dépourvus d’affection employés par la mère au cours de la discussion. Elle avouait n’avoir éprouvé aucune empathie pour ce père et cette mère qui lui apparaissait former un couple pathogène. » Cependant, une autre infirmière soulignait plutôt la difficulté d’expression de la douleur, ce qui ne signifiait pas son absence.

Les parents maintiennent n’avoir jamais secoué leurs enfants et suggèrent que les experts « ne font pas suffisamment preuve d’un esprit de recherche dans leur démarche ». La mère est une chercheuse en sciences sociales. Le père explique qu’ils [les parents] font eux-mêmes leurs recherches puisque « la cause de la mort n’est pas environnementale ».

Le père reconnait finalement avoir « jeté sa fille en l’air », et une photo en atteste. Les conclusions à fin de relaxe[9] mentionnent toutefois que les parents étaient « insuffisamment informés des causes du décès de leur première fille – au sujet de laquelle ils admettent l’un et l’autre avoir eu des comportements inadaptés, notamment des jeux – ils ont reproduits des gestes tout à fait inappropriés au regard de son jeune âge, avec leur jeune garçon, et ce, bien qu’ils ne le reconnaissent pas. Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que les décès de [Julie et Paul] sont involontaires et résultent de la maladresse et de l’imprudence de leurs parents plutôt que de violences volontaires. » Ces conclusions s’appuient sur une revue « exhaustive de la littérature médicale et scientifique fondamentale » par les instances judiciaires qui mentionnent de nombreux articles scientifiques (The Lancet, The American Journal of Forensic Medecine and Pathology, etc.). Les articles ont été photocopiés et insérés dans le dossier judiciaire. Les conclusions évoquent aussi une association anglaise nommée « the five percenters » dont l’objet est la défense des personnes accusées faussement d’être auteurs d’un syndrome du bébé secoué. La possibilité d’une réaction à un vaccin, les enfants ayant pu être « victimes des suites non maîtrisées d’une vaccination », est aussi suggérée.

Avant la rédaction de ces conclusions, un médecin, ami de la famille, avait écrit au médecin en charge de l’autopsie de deux enfants décédés : « Je vous écris au sujet d’une expertise que vous avez effectuée sur les enfants […] et dont la mère […] est une collègue de ma fille E. Elles enseignent ensemble à […]. L’expertise [...] vous a fait penser au "syndrome des enfants secoués". Connaissant les parents, je peux vous assurer qu’il n’en est rien. Ces enfants étaient bien traités et les parents affligés […]. Nos connaissances actuelles ne nous permettent nullement d’exclure un facteur génétique […]. Je me permets de vous contacter et de vous demander de bien vouloir accepter de recevoir Mme [mère] et de l’écouter afin d’éviter dans toute la mesure du possible une suspicion, voire une condamnation injuste ».

Les deux parents seront relaxés. Il est difficile de ne pas remarquer qu’ils ont bénéficié d’appuis, de compétences et de capacités liés à leur niveau social élevé. Une étude antérieure relative aux parents auteurs de secouements mortels d’enfants avait permis de distinguer, parmi ces auteurs, des parents violents mais socialement bien intégrés qui étaient, au final, les moins condamnés du corpus. Leur bonne insertion sociale l’emportait sur la référentialité de leur acte et même de leurs actes de violence (Vellut et al., 2017).

Un extrait de presse illustre l’instrumentalisation morale du corps de l’enfant, dans une autre affaire et dans un sens opposé. Il ne s’agit plus d’éteindre le témoignage corporel, mais de faire parler le corps de l’enfant.

« Hier, la cour d’assises de l’Oise a condamné Mme B. à quinze ans de réclusion criminelle pour avoir tué son bébé Maxime, le 10 février 2006 à […]. Manipulatrice ou au contraire femme fragile ? C’est à cette question que les jurés ont dû répondre à l’issue des débats. La première journée du procès avait été plutôt favorable à l’accusée. Les experts la dépeignaient comme une femme « limitée intellectuellement », « fragile », qui avait « hyperbolisé la réaction de son compagnon » en préférant lui cacher sa grossesse. Hier, ce sont surtout les mensonges de Mme B. qui sont apparus. Et Martine Bouillon, l’avocate générale, s’est appuyée sur eux pour demander douze ans de réclusion criminelle [elle demande 12 ans et la condamnation sera finalement de 15 ans, le jury ayant été plus sévère que l’avocate générale]. « Du début à la fin, elle a menti, clame-t-elle en montrant l’accusée du doigt. Elle a menti sur des détails, elle a menti aux experts, elle vous ment. On veut la présenter comme une femme fragile, ce n’est pas elle qui est fragile, c’est son bébé qui vient de naître. Plus il crie, plus elle est furieuse et plus elle tape. C’est ça, sa réponse. Son enfant n’est qu’une chose, elle ne dira jamais le mot bébé. » L’avocate générale reprend l’horrible scénario. « Elle n’est pas paniquée, elle se dépêche car elle sait que son compagnon va rentrer, détaille Martine Bouillon. Le bébé veut vivre, il pleure. Elle le met dans deux sacs-poubelle avant de le fracasser par trois fois avec une force extraordinaire selon l’expert. C’est de la barbarie ! » (Le Parisien, 20 juin 2008).

Si d’un côté, la procureure générale, assistée de la presse, accable la mère qui n’a considéré son nouveau-né que comme une chose, un objet, d’un autre côté, la procureure générale est attentive à donner voix au nouveau-né : il s’appelle Maxime (c’est le père qui a souhaité le prénommer), il veut vivre. La mère est, quant à elle, présentée comme une figure inversée de l’enfant : une « menteuse », qui, loin d’être fragile, est « furieuse » et « barbare ». Le débat contradictoire, règle essentielle du procès, vire à un antagonisme de récits, de représentations et de discours inconciliables.

Dans ces deux affaires, on entend la voix d’une autorité morale, doublée d’une autorité médicale ou juridique, s’élever pour soutenir la personnalité des parents accusés contre la personne de l’enfant, ou, au contraire, pour faire parler la personne de l’enfant en dressant un portrait négatif de l’accusée. On assiste à une rivalité qui oppose la parole de l’enfant, toujours médiée et imaginée, à la personnalité du parent accusé, l’une écrasant l’autre et inversement, au gré des périodes historiques, des pratiques législatives, des capacités et des sensibilités des acteurs impliqués dans ces procédures judiciaires.

L’autorité judiciaire entre indulgence et sévérité

Pour terminer cette présentation d’affaires, nous proposons un extrait d’article de presse qui ouvre, comme pour le cas précédent de Mme B., une fenêtre sur l’audience au tribunal. Nous n’avons pas, en effet, assisté aux procès des affaires que nous évoquons, que nous avons étudiées et analysées au travers des dossiers judiciaires et des articles de presse, c’est-à-dire au travers de récits enserrés dans des cadres institutionnels (police, justice, presse). C’est, évidemment, une limite de notre recherche. L’audience fait « parler le dossier »[10] (Besnier, 2017), cependant le dossier parle aussi, à sa façon. Il est constitué de nombres d’interrogatoires, de confrontations orales, dont il restitue le verbatim. Nous pouvons qualifier le dossier, comme le propose l’ethnologue Christiane Besnier, de trace d’une oralité initiale. Entre le dossier et l’audience, se jouent deux régimes de l’oralité : une oralité à lire et une oralité à vivre, une oralité transcrite et une oralité verbalisée, cette deuxième ouvrant à une vérification, à une validation d’hypothèses contenues dans le dossier d’instruction.

« Une Finlandaise, [Mme M.], est condamnée à la perpétuité pour cinq infanticides. La justice finlandaise a condamné lundi une femme de 36 ans à la prison à perpétuité pour les meurtres entre 2005 et 2013 de ses cinq nouveau-nés, qu’elle avait cachés dans un congélateur. Le tribunal d’Oulu l’a reconnue coupable de cinq meurtres et d’atteinte au respect dû aux morts, car elle n’avait pas offert aux nourrissons de sépulture convenable. La femme, qui a un fils de 14 ans, a plaidé non coupable, affirmant que les enfants étaient mort-nés. Se fondant sur des examens dentaires, le tribunal a jugé que certains des enfants avaient vécu jusqu’à quatre jours avant de mourir dans la bassine dans laquelle ils avaient été déposés. En juin 2014, des voisins s’étaient plaints de la mauvaise odeur dans l’immeuble […] les corps de nourrissons avaient été trouvés enfermés dans des sacs poubelles dans la cave de l’immeuble. « Les homicides ont été commis en laissant les nouveaux nés sans soin ni chaleur (...) manifestement, cette mesure (...) a entraîné une agonie particulière pour les bébés », a indiqué la cour dans son jugement. » (internet@lesoir.be, avec les rédactions du Soir en ligne, du Soir, d’AFP, d’AP et de Belga, 15 juin 2015).

Dans cet article de presse, l’accent est mis sur la souffrance supposée des cinq nouveau-nés. Cette souffrance accordée à ces nouveau-nés se soutient d’un laps de temps, qui fait écho à ce laps de temps nécessaire pour devenir une personne dans certaines sociétés. Ces nouveau-nés ont vécu jusqu’à quatre jours « sans soin ni chaleur. » Seules des personnes peuvent ainsi souffrir et non des objets. C’est une mort inhumaine qui ne s’applique qu’à des êtres humains. Tuer cinq nouveau-nés en Finlande vaudra la prison à perpétuité à Mme M. dans un pays qui a pourtant une législation particulière pour les néonaticides prévoyant une peine maximum de 4 années. Dans un certain nombre de pays, en effet, tels la Finlande, l’Angleterre, le Canada, le Brésil, la Croatie, pour exemples, l’angoisse, la fatigue, l’état puerpéral, voire la dépression du post-partum, conduisent à une définition juridique spécifique du néonaticide qui entraîne des réductions de peine pour les auteurs de néonaticides en comparaison à d’autres types d’homicides. Cette atténuation de peine ne s’appliquera pas pour Mme M. contre qui seront retenues les qualifications de meurtre et d’atteinte au respect dû aux morts (précisons toutefois que son emprisonnement à perpétuité peut être commué en Finlande en une peine de 12 années).

La sévérité de la peine de Mme M. apparaît relativement exceptionnelle. Elle ne s’appuie pas seulement sur la reconnaissance des cinq nouveaux nés comme personnes ayant durement souffert. La répétition des faits a certainement eu un rôle dans la qualification des faits, et très vraisemblablement dans la lourde condamnation de Mme M. La plus lourde peine appliquée à une mère dans le cadre de notre étude judiciaire concerne une femme qui a tué quatre de ses nouveau-nés. La répétition est comprise comme un indice voire une preuve de l’intentionnalité de l’auteur, la notion de l’intentionnalité étant centrale dans la distinction entre homicides volontaires (meurtres) ou involontaires.

La personnalité de Mme M. a sûrement aussi influencé la peine. Le procès avait souligné que les pères des deux premiers bébés n’avaient pas été identifiés, et, surtout, le père des trois suivants, mari de Mme M., s’était désolidarisé de sa femme et avait demandé le divorce après la découverte des corps. Françoise Vanhamme, criminologue, a conclu, à la suite d’une enquête dans des tribunaux correctionnels, que des jugements négatifs relatifs à la personnalité de l’accusé entraînaient nécessairement une peine plus sévère (Vanhamme, 2009). Ces jugements négatifs s’appuient sur des faits objectifs comme la présence d’un casier judiciaire, mais aussi sur les comportements de l’accusé à l’audience. Le fait que Mme M. n’ait pas pu conserver une certaine empathie de la part de son conjoint a dû peser dans l’évaluation de sa personnalité. Christiane Besnier précise, par ailleurs, que dans l’examen de la personnalité de la personne mise en cause la « capacité [de l’accusé] à se tourner vers la victime est portée à son crédit » (Besnier, 2017). Comment supposer que Mme M. se soit « tournée vers la victime » quand la narration de l’accusation à l’audience insiste sur « l’agonie particulière » des nouveaux nés ?

Le questionnement relatif à la sévérité de la peine Mme M. ouvre notre réflexion conclusive sur le statut du corps de l’enfant et le traitement judiciaire des infanticides.

Conclusion : les infanticides entre déni et reconnaissance du corps de l’enfant comme personne

Les différentes affaires que nous avons exposées illustrent l’hétérogénéité des conclusions judiciaires pour infanticides. Laisser sa fille de 10 mois se faire dévorer par un chien conduira à la non-poursuite judiciaire des parents. Laisser mourir cinq nouveaux nés vaut la perpétuité à Mme M. dans un pays qui dispose d’une législation spécifique aux néonaticides, plus clémente que pour d’autres homicides. Un double décès pour des « gestes inappropriés » se conclut par une relaxe des parents auteurs de ces gestes. Tuer son nouveau-né vaut 15 ans de réclusion criminelle à Mme B., alors que la majeure partie des peines en France pour néonaticide sont au maximum autour de 5 ans d’emprisonnement comprenant souvent une part de sursis, peines qui ne sont pas conformes aux peines encourues en matière de législation criminelle (précisées dans une note précédente). La situation française présente en effet un éventail large de peines qui rapproche sa législation et jurisprudence de celles de certains États des États-Unis n’ayant ni loi ni politique distinctes en matière de néonaticide et d’infanticide et où les décisions judiciaires peuvent être très variables (Rapaport, 2006).

Nous pouvons, pour une part, expliquer ces variations judiciaires par l’évolution historique de la notion de la maltraitance envers des enfants. Cette maltraitance existe et a toujours existé, même si elle n’était pas toujours nommée comme telle, mais son traitement judiciaire produit des oscillations importantes lors de sa criminalisation à partir du 16e siècle : du classement sans suite au prononcé de peine exemplaire, en passant par des peines mesurées. La variabilité des peines actuelles garde la trace de ces oscillations historiques (Simmat-Durand et al., 2012). Les revirements législatifs des deux derniers siècles continuent d’influencer notre époque. L’évolution diachronique devient une variation synchronique, dans laquelle on peut passer de la relaxe à une lourde peine pour des faits semblant équivalents.

Nous restons cependant avec cette question, parmi d’autres : pourquoi Mme M., notre dernière affaire mentionnée, n’a pas bénéficié d’une qualification de « privation de soins » ou « délaissement » ou l’équivalent finnois, qui aurait conduit à une peine moins sévère, puisque nous rappelons les termes de la conclusion judiciaire : « Les homicides ont été commis en laissant les nouveau-nés sans soin ni chaleur », ce qui laisse entendre qu’aucun geste violent directement meurtrier n’ait été commis. Par ailleurs la qualification « d’atteinte au respect des morts » accolée à la condamnation de Mme M. est inédite, à notre connaissance, dans le cadre de néonaticides, bien qu’elle renvoie à une période historique pas si lointaine où le défaut de baptême était considéré comme une circonstance aggravante du meurtre d’un enfant. D’ailleurs certaines des femmes jugées à Prague entre les années 1740 et 1784 prenaient soin de faire baptiser leur enfant avant de le supprimer (Tinková, 2005). Il faut dire que le baptême promettait un avenir radieux à l’enfant comme à ses parents : l’enfant qui n’avait pas eu ni l’occasion ni le temps de commettre un péché se rendait directement au paradis et devenait un petit ange qui pouvait intercéder pour ses parents (Morel, 2015).

Il nous apparaît que pour comprendre la sévérité de la peine de Mme M. il convient de resituer cette affaire, comme l’ensemble de celles que nous avons citées, dans une zone grise, incertaine, floue, ambigüe, autour de la conception de l’enfant comme personne. À l’accouchement comme événement corporel, biologique, physiologique, ne correspond pas de façon assurée la naissance d’une personne, au sens d’un être humain, membre d’une communauté, partie prenante d’une société. Même s’il « suffit » d’être né pour avoir un statut de personne, ces affaires judiciaires mettent en relief une certaine ambivalence au sein de la procédure judiciaire. D’une part, la procédure judiciaire permet au corps-objet de l’enfant décédé de devenir un corps-sujet, elle restitue le récit d’une personne qui était vivante et a vécu, et le procès a pour ambition de faire entendre cette existence. Mais d’autre part, la procédure judiciaire met en relief le peu d’existence de l’enfant. S’il est reconnu comme une personne, c’est essentiellement en tant que personne juridique, qui dispose d’un état civil. Faute d’avoir vécu suffisamment, rien ne peut être dit de sa personnalité, rien ne fait concurrence aux autres personnalités évoquées lors de la procédure. La procédure judiciaire met en tension le sujet juridique qui, bien qu’il prenne appui sur le corps-objet de l’enfant décédé, reste un sujet abstrait, un sujet « pur », et la personne charnelle, vivante, qu’a été l’enfant et qui est ici réduite à son corps-objet cadavre.

Dans ces procédures judiciaires, faute de la présence et de la parole de la victime, le corps est investi par les différentes parties comme support de différents récits, de différentes variations autour de la construction d’une vérité des faits. Ce corps-objet de l’enfant est un instrument au service de la construction d’une vérité qui s’appuie sur la légitimation d’une autorité, policière, médicale, morale, juridique. Au même titre que les récits, et toutes les compétences individuelles et sociales qu’ils supposent (capacité d’élocution, usage des mots, position d’influence, etc.), le corps de l’enfant est une arme inégalement répartie entre les acteurs de la procédure judiciaire. C’est à qui saura s’en servir. Le corps de l’enfant décédé est corps politique pris dans une rivalité des acteurs et des institutions, enjeu de conflits de légitimité entre les différents pouvoirs policiers, médicaux, juridiques (défense et accusation).

Le corps-objet de l’enfant devient le corps du délit, un objet juridique au service des parties, parties qui l’utilisent pour des récits contrastés, parfois opposés, offrant des variations plausibles de la vérité des faits (Besnier, 2017). Le corps s’institutionnalise dans l’usage qui en est fait.

Au final, il nous semble que dans la majorité des affaires de notre étude, le corps-objet de l’enfant décédé, dans sa matérialité objectivée et instrumentalisée, ne fait pas le poids face aux récits qui donnent une densité, une consistance aux personnalités des accusés et à leurs versions de « la vérité ». Il nous apparaît que ce peu de poids du corps de l’enfant s’explique par une certaine faiblesse de la conception de l’enfant comme personne dans les sociétés occidentales contemporaines. Les paroles des mères néonaticides sont, à cet égard, particulièrement éclairantes : loin d’être des personnes dès leur naissance, leurs nouveaux nés sont envisagés comme des éléments, des produits de leur corps et, à ce titre, les mères s’en sentent propriétaires. Cette autre conception de l’enfant peut expliquer le hiatus entre les peines encourues et les peines finalement prononcées, à de rares exceptions près. Elle peut aussi contribuer à éclairer le taux d’abandon des poursuites dans les affaires d’infanticides, bien que les défauts d’élucidation des affaires ou les difficultés de caractérisation des infractions ne soient pas exclusifs de ce type d’homicides. Comme nous l’avons chiffré dans notre étude, nombre de décès de jeunes enfants de moins d’un an n’aboutissent ni à des procédures judiciaires et encore moins à des condamnations. Notre hypothèse est que nous pouvons y lire la trace, à rebours de la conception occidentale contemporaine, qu’un enfant n’est pas encore, pas tout à fait, une personne, puisqu’il lui manque « son » corps-sujet, corps-sujet impliqué dans des relations aux autres, intégré et reconnu dans la communauté humaine qui l’a vu naître. Les récits qui constituent la matière de ces affaires criminelles semblent jongler entre ces deux différentes conceptions de la « personne bébé ».

Un détail grammatical a retenu notre attention à ce propos. Dans les grands textes relatifs aux droits de l’enfant, la Déclaration de Genève adoptée par la Société des Nations en 1924, la Déclaration des Droits de l’Enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1959, La Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1989, les principes énoncés sont rédigés au présent. L’enfant y est compris comme une personne au présent et non une personne au futur, en accord avec l’idée qu’un enfant est une personne dès sa naissance. Mais ce temps présent signale aussi que rien ne permet de dire qui a été l’enfant et ce qu’il aurait pu être. L’enfant est silencieux et absent par définition dans ces affaires d’infanticides, et la personne humaine qu’il a été reste à l’état de potentiel. Le corps-sujet de l’enfant, témoin de la personne qu’il aurait pu être, demeure insaisissable.