Article body

Introduction

Le domicile est-il un « chez-soi » (Maunaye et Ramos, 2021) ? Nous considérerons dans cet article que le « chez-soi » n’est pas un cadre, ni un contenant, mais un sentiment lié à un lieu. Se sentir « chez-soi », c’est-à-dire éprouver le sentiment d’être en sécurité dans un lieu et de s’y retrouver, soi – en termes d’affirmation identitaire, peut-il exister à différentes échelles, au-delà ou hors de son domicile ? Qu’en est-il dans une société hyper mobile au sein d’une « famille relationnelle », caractérisée par le choix du conjoint et des autres avec lesquels on décide de vivre et d’être en relation, sans nécessairement être en co-présence ? Peut-on également ne pas se sentir « chez-soi » là où on loge, où l’on réside, où l’on a son adresse, ce qui est communément et juridiquement appelé le domicile ?

Nous répondrons à cette question en prenant appui sur une enquête qui porte sur les mondes privés de vies de couple et de leur domicile, la recherche « Parité au domicile ». Par « parité au domicile », nous entendons le partage du travail domestique qui ne se réduit pas aux tâches ménagères. Puisque le concept de parité renvoie au politique, notre attention porte sur la capacité à prendre sa part dans les décisions. Par contraste avec les tâches ménagères, le travail domestique comprend toutes les activités du maintien de la famille et de l’entretien des relations sociales, l’établissement du budget, la planification des loisirs, les réservations pour les pratiques culturelles. C’est à partir des lieux et des espaces domestiques que ces thèmes sont enquêtés. En réponse à une commande d’un organisme de formation des emplois du domicile, cette recherche d’une durée initiale de dix-huit mois, réunissant cinq chercheurs, deux hommes et trois femmes, vise non seulement à connaître un état de la société, mais à contribuer au changement des pratiques ou, en d’autres termes, relève des recherches-formations (Desmarais et Pilon, 1996 ; Montandon, 2019). Elle invite à une réflexivité des enquêtés, postulant que c’est en ressaisissant sa vie (passée, présente et future), par une expression des souhaits et des craintes, qu’un processus de formation, d’apprentissages nouveaux, s’opère. Cette double intention a des incidences méthodologiques que nous cernerons avec une focale resserrée sur un des six couples enquêtés de cette première phase exploratoire ; cette enquête s’insère dans un projet plus vaste. L’objectif de la recherche est d’identifier les compétences des couples enquêtés. Elle a pour dessein d’obtenir des récits des changements (naissance d’enfant, mise en couple, divorce, remariage, déménagement) en cherchant à savoir si cela fait événement : rejoue-t-on les mêmes scènes ? Les adultes s’éduquent-ils (Laugier, 2011) en ce qui concerne la parité ? Présentée aux enquêtés en tant que recherche sur leur vie quotidienne ordinaire, elle a eu lieu au domicile des personnes et elle a permis de questionner leurs lieux et les limites de ce qu’ils tiennent pour « chez-soi ».

Cet article insistera dans un premier temps sur des considérations méthodologiques. Cette place accordée à la méthodologie permet de rendre compte d’un protocole cherchant à la fois à concilier des techniques d’observation et la participation active des personnes enquêtées. L’enquête a pour ambition de connaître l’individualité des personnes et postule que le dispositif d’enquête favorise une saisie réflexive par les enquêtés à qui une partie de la collecte des données est confiée. Dans un deuxième temps, nous procéderons à une étude de cas, celle d’un couple remarié depuis quarante-cinq ans, cohabitant, en explorant successivement les mondes de l’homme puis de la femme. Une dernière partie analyse leurs deux différentes façons de cohabiter.

Enquêter par monographies de couples, par entretiens disjoints et par corpus photographique

Au plan méthodologique, cette enquête qualitative se caractérise par un choix de terrains contrastés et une constitution de monographies de couples hétérosexuels, habitants des villes françaises ou européennes, de taille, de sites et de configurations variées. Ces monographies sont composées de corpus photographiques et d’entretiens biographiques.

Des choix liés à une commande

Cette recherche se centre sur les compétences en termes de parité au domicile. Certains choix méthodologiques s’expliquent par l’utilité sociale visée par cette enquête. En effet, la constitution de cas contrastés permet d’avoir un matériau qui puisse être réinvesti en formation. Comme le montre leur utilisation en droit ou en médecine, mais aussi en sociologie (voir en particulier Passeron et Revel, 2005), il y a là des butées pour la pensée. Les différents couples enquêtés ont été choisis pour les variations dont ils sont apparemment porteurs, en termes d’âge, de position sociale et de modes d’habiter, résidence simple, double résidence. Nous espérions obtenir ainsi des résultats qui puissent remettre en question, pour un public non expert, une part des croyances, concernant par exemple le lien entre les genres de vie et les âges de la vie (Guillemard, 2010 ; Caradec, 2017). Le choix de cas est lié également au postulat qu’il est possible de saisir le social à partir du discours que l’individu singulier tient sur les épreuves qu’il rencontre et traverse (Martucelli, 2006).

Quelques considérations méthodologiques préalables sur l’acte de photographier

L’enquête procède par « observation des lieux » (Robette, 2012), quoique d’une manière différente. Il s’agit de permettre aux enquêtés de donner à voir pour eux-mêmes et dans un discours intérieur adressé à d’autres (en l’occurrence l’équipe de recherche) des photographies qu’ils ont prises à leur domicile. Prendre des photographies de son quotidien fait regarder autrement ce qu’on a peut-être sous les yeux sans le voir, sans y prêter attention ou au contraire en retrouvant les intentions et les souhaits qu’on met dans la fabrique de l’ordinaire de la vie. Photographier consiste toujours à cadrer, à délimiter, à poser des contours et à centrer son sujet ainsi dédoublé. Chacun fait l’expérience que l’appareil photographique n’est pas un œil. Ce qui est enregistré n’est pas filtré subjectivement, de même que le fichier son, comme autrefois les bandes-son, ne restitue pas ce qu’entend l’oreille. L’œil et la machine ne procèdent pas de la même façon et c’est ainsi que la photographie surprend, peut décevoir ou, au contraire, émerveiller (Cannone, 2017).

La photographie est ainsi conçue par l’équipe de recherche comme adressée à « soi-même », c’est-à-dire à l’enquêté. Le photographe, même occasionnel, va regarder ce qu’il a capturé en images. Le protocole de recherche postule que photographier est bien un acte et que cet acte instrumente l’observation. Il s’agit donc de photographier pour percevoir. La photographie permet de revoir. L’acte perceptif su est rendu possible par le double du réel qu’est l’image obtenue. Du point de vue de l’équipe de recherche, ce double – la photographie – par l’invitation faite aux enquêtés d’en faire l’instrument de « l’observation des lieux » facilite l’accès à une réflexivité sur leur vie quotidienne à leur domicile.

Les consignes données aux personnes enquêtées précisent que les photographies doivent être « réalisées individuellement ». L’équipe de recherche ne souhaitait pas avoir un corpus de photographies réalisées par le couple, ensemble, ou l’un pensant sa représentativité de couple si évidente qu’il entreprendrait de constituer seul le recueil photographique. Le protocole diffère en cela de façon importante de la pratique importée de la formation appelée « photo-langage »[1]. Il diffère également de protocoles consistant à classer des photographies faites par d’autres, comme cela a été utilisé pour enquêter sur les jugements de beauté et répertorié par François de Singly (Singly, 2004 [1987] : 32).

Pour l’équipe de recherche, ces prises photographiques permettent de pratiquer une observation indirecte de ce lieu très particulier qu’est le domicile puisque par définition, il est privé et juridiquement inviolable. Le protocole d’enquête prévoit l’accès au domicile des personnes puisque nous nous y rendons pour y mener des entretiens, mais pas pour y faire nous-mêmes les photographies. Il nous semblait plus facile, pour quiconque, d’être mobile chez lui, sans être entravé par des questions de bienséance : emmener l’observateur intervieweur dans la salle de bains ou la chambre à coucher, le garage, la buanderie, etc., et d’éviter, dans la mesure du possible, des phénomènes d’autocensure liés à la présence d’un tiers. Le procédé n’est donc pas celui de l’enquête photosociologique telle qu’elle a pu être pratiquée par Julien Langumier et Emmanuel Martinais, travaillant avec un photographe, David Desaleux (Langumier et al., 2011) ni celle de Christian Papinot recueillant les propos étonnés sur sa propre collecte photographique (Papinot, 2007). De façon commune, il s’agit bien d’ancrer les paroles sur une observation instrumentée par la prise d’images photographiques.

La photographie, comme un texte ou un discours, ou encore une activité, est multiadressée (Félix et al., 2018). Elle s’adresse d’abord à soi-même. Elle est ensuite une adresse aux personnes à qui elle est destinée, et, éventuellement, à tout interlocuteur futur. La consigne passée lors de la présentation de la recherche l’énonce clairement. Il s’agit d’adresser à l’équipe de chercheurs un corpus de cinq à dix photographies. Cette tâche suppose qu’il y ait bien un tri, une sélection, un déblayage (Chollet, 2015 : 165) au sein d’une première collecte qui n’a pas été donnée à voir. Le nombre réduit de photographies à faire impose un acte de sélection des lieux et espaces choisis, occasion d’un discours intérieur dont nous espérions trouver des traces et ainsi pouvoir en connaître l’évolution lors des entretiens projetés, proposés aux enquêtés. De plus, la présentation de l’enquête insistait sur le fait que nous souhaitions mener ces entretiens de façon séparée, et non par entretien collectif de couples, par entretien conjoint (Clair, 2007), pour que les individus puissent se concentrer sur eux-mêmes. Cette manière de faire n’était pas sans nous poser des problèmes : allions-nous avoir une place dans les domiciles afin de conduire ces entretiens séparés ? Tout l’espace du domicile était-il commun, un « chez-nous » (Ramos, 2018), ou bien existait-il un lieu de socialisation intime ou privé dans cet espace commun du domicile ?

Ainsi, la chronologie de l’enquête déploie une triple observation des lieux : celle que font les enquêtés par leur prise photographique ; celle du moment de l’entretien, comme commentaire de ces captures photographiques de la première observation par les enquêtés ; et enfin celle de l’observation collective par l’équipe de recherche des corpus photographiques. L’étape collective d’un premier examen du matériau nous paraissait et nous a semblé nécessaire. Pour une raison sur laquelle nous ne nous attarderons pas dans le cadre de cette publication, même si elle concerne l’éthique de la recherche, il nous semblait important pour, d’une part, mettre au travail nos stéréotypes de genre, et d’autre part, éviter dans la mesure du possible une attitude de surplomb, d’avoir ces moments de travail commun. Notre consigne a été celle de l’objectivation, c’est-à-dire de la description. Pour les mener, nous avons choisi la voie de l’inventaire des objets que nous voyions ou croyions voir sur ces photographies. Le phénomène de croire voir s’explique par le fait que nous voyons ce que nous savons, ou ce que nous projetons et non ce que nous percevons. Nous avons pu ainsi éprouver ce que nous savons par ailleurs, soit que la perception suppose de s’y exercer. Nous avons accepté de nous plier à cet exercice afin de pouvoir ensuite avoir ces inventaires d’objets comme moyen de relances lors des entretiens. Les procédés d’analyse sont simples : dans un premier temps une description la plus objective possible et un inventaire, c’est-à-dire une mise en listes de ces objets ; dans un second temps, les mettre en séries, les relier et créer un « système des objets » (Baudrillard, 1968).

La photographie, support d’entretien

Le travail collectif de lecture des corpus photographiques des enquêtés visait à nous permettre de travailler les relances des entretiens. Afin de recueillir la parole des gens (Demazière et Dubar, 1997), le protocole mis en place se sert des photographies comme support aux entretiens. Les relances devaient pouvoir s’ancrer elles-mêmes sur ce qui avait été photographié et particulièrement sur les objets, porteurs d’histoires et de narrations personnelles. Nous avons collectivement prêté attention aux corpus dans le but d’obtenir des questions, des demandes d’explicitation par des désignations des objets photographiés. Ces séances collectives nous ont permis également de discuter de nos interprétations hâtives et de nos projections.

Préalablement aux entretiens, le protocole élaboré et présenté en amont aux enquêtés prévoit un travail de titrage des photographies et de commentaire écrit par les enquêtés. Ces titrages et commentaires étaient conçus pour être repris réflexivement lors de l’entretien comme objet de discours.

Nous aurions souhaité pouvoir à l’issue des entretiens séparés avoir un troisième entretien commun. Plusieurs couples qui avaient accepté de participer à l’enquête, au moment du premier contact, ont renoncé au premier rendez-vous pour des entretiens séparés, en raison de la lourdeur du dispositif, en particulier en termes de temps. De notre côté, nous avons renoncé à la confrontation finale des deux enquêtés puisqu’elle nous sembla propice à l’autocensure.

Les entretiens ont été retranscrits selon les normes inspirées par les conventions sociolinguistiques. Henri Boyer les a notamment simplifiés pour permettre aux non-spécialistes d’y avoir accès :

« On a opté pour un système de transcription économe, qui, tout en donnant accès à des informations intéressant une analyse de discours de nature [13] sociolinguistique ne rende pas difficile une lecture “ordinaire” :

X,XX : mot ou groupes de mots inaudible(s), non compris par les transcripteurs ;

syllabe ou mot en majuscules : intensité particulière ;

/, //, /// (voir ////, /////) : pause plus ou moins longue ;

 ? : intonation interrogative ;

[rire] : commentaire/information du transcripteur concernant un fait, un comportement non verbal » (Boyer, 2006 : 12-13).

Aux transcriptions de la « parole des personnes » telles que Didier Demazière et Claude Dubar les ont pratiquées (Demazière et al., 1997), nous empruntons la numérotation des paragraphes formés à la fois par la question ou la relance de l’intervieweur (en italique) et la parole de l’enquêté (en caractères droits)[2].

Présentation des enquêtés 

Les couples de l’enquête

L’enquête comprend six couples hétérosexuels choisis à la suite d’une demande du financeur de la recherche : un couple de jeunes personnes habitant une capitale européenne, hors France ; deux couples âgés habitant deux régions de l’ouest de la France ; trois couples entre trente et quarante-cinq ans habitant différentes villes, métropoles ou à proximité, soit dans le sillage d’une métropole.

Tous ont été contactés par interconnaissance (Beaud et Weber, 2003 [1997] ; Lambert et al., 2018). En raison du caractère très intime du sujet, nous l’avons présenté comme une enquête sur la vie quotidienne au domicile – à la fois lieu et objet de la recherche, en sollicitant directement certains couples de notre entourage familial, amical, professionnel et même voisinage. Nous avons essuyé des refus, après des accords de principe, mais avons par ailleurs été sollicités par des personnes intéressées et intriguées, soucieuses d’en savoir un peu plus sur elles-mêmes et curieuses de participer à une science participative. Les refus sont liés à l’usage de la photographie et aux demandes préalables faites aux enquêtés des droits d’utilisation des corpus pour la publication et la diffusion. Quoiqu’on puisse débattre de la demande de droit à l’image (Jarrigeon, 2015), un accord signé a été un préalable à la participation à l’enquête.

Nous nous focaliserons dans le texte qui suit sur un des couples enquêtés, un des premiers à avoir accepté de participer à notre enquête et dont le mode d’habiter poly-topique, sur plusieurs lieux, nous intéressait particulièrement.

Pierre et Nadine Leroy, un couple âgé remarié

Pierre Leroy (pseudonyme) est âgé de 88 ans ; Nadine Leroy (pseudonyme), de 78 ans, au moment de l’enquête, de la prise des photographies et de l’entretien qui s’en est suivi.

Pour ce couple, comme pour un autre de la même génération, le protocole établi initialement a été modifié. Pierre et Nadine Leroy ont constitué eux-mêmes leurs deux corpus photographiques, de façon séparée, mais ils n’ont pas rempli la grille de titrage et de commentaires des photographies. L’entretien (dont sont extraits les verbatims) a été l’occasion de leur fournir une aide : les titres et les commentaires des photographies ont été élaborés à cette occasion. L’entretien visait à recueillir du matériau biographique. Pour les couples plus jeunes, ce sont les enquêtés qui ont à la fois produit des titres et commentaires en remplissant un tableau dans lequel étaient insérées par ordre de la prise de vue les photographies. Pour Pierre et Nadine Leroy, le tableau a été complété par l’enquêtrice au moment de la rencontre, puis lissé et complété à partir de la transcription de l’enregistrement. Ces entretiens ont eu lieu au domicile des personnes à leur table de salle à manger, dans la même pièce que le salon, grande pièce que certains ont pu appeler « pièce à vivre ». Les enquêtés la désignent toutefois comme étant soit la salle à manger ou le salon en fonction de l’endroit de la pièce, mais non en tant que « pièce à vivre » ou « living room ». Le vocabulaire emprunté de l’anglais est utilisé par eux pour une autre pièce, très importante pour Nadine Leroy, à savoir le « dressing » sur lequel nous aurons l’occasion de revenir longuement. L’entretien s’est déroulé « photos en main ». Nous avions choisi de ne pas constituer de livret ou d’album qui aurait pu imposer une linéarité. Il nous semblait déterminant de faire en sorte que les interviewés puissent étaler les photographies devant eux ou les dé-ranger en les mettant dans un autre ordre que celui de la prise de vues, puisque l’un de nos objectifs était aussi de déterminer ce qui leur paraissait le plus important à leurs yeux, afin d’accéder à leur vie intime et leur subjectivité d’individu.

Pierre et Nadine Leroy se sont mariés en 1979, veuf et veuve de part et d’autre. Il s’agit d’une configuration particulière, celle d’un remariage de personnes veuves et non de personnes divorcées ou séparées. L’enquête a lieu à leur domicile principal dans une ville moyenne de Bretagne. Ils habitent cette maison depuis la retraite du mari, qui a fini sa carrière de cadre dans une grande entreprise publique française, loin de ce « lieu des origines » (Ramos, 2006) où ils reviennent pour s’établir une fois la vie professionnelle terminée. L’épouse a eu une vie professionnelle courte, ayant cessé d’avoir un emploi dès son premier mariage, pour se consacrer à sa famille, c’est-à-dire à son mari, à leurs enfants et à leur vie sociale et familiale élargie. L’enquête sera poursuivie dans un autre « chez-eux » puisque ce couple a plusieurs lieux d’habitation, tous n’étant pas pour l’un ou l’autre un « chez-soi » ou un « chez nous » équivalent. Ce couple est caractérisé par ce que le géographe Mathis Stock a appelé un mode d’habiter poly-topique et par une mobilité entre cette pluralité d’ancrages (Stock, 2006).

La maison appartient à Nadine Leroy qui l’a fait construire en 1977. Elle y a vécu de 1977 à 1978 avant son remariage et elle l’a ensuite louée. Sa location a financé en partie cette maison. Ils habitent aussi ailleurs, depuis le début de leur vie commune, partageant leur temps de façon ritualisée entre leurs différents chez-eux. La question de savoir ce qui constitue un « chez-soi » dans le domicile ou un « chez-nous » se double ici d’un rapport particulier au « chez-elle » ou au « chez-lui ». Notre question de recherche initiale consistait à interroger et à identifier les limites du domicile, son périmètre ou ses frontières. Cette question interroge notamment celle de la délimitation du « chez-soi » et du « chez-nous ». Nous commencerons par nous attacher au mari qui vit chez son épouse au sens juridique de la propriété. Le contrat de remariage en raison de leurs biens et de leurs enfants (trois pour elle, quatre pour lui, ils n’auront pas d’enfant biologique ensemble) est établi selon la séparation des biens.

La voiture, le bureau, le fauteuil : le « chez-soi » de Pierre Leroy

Le choix des photographies, ou plus exactement la prise des photographies, se sont faits en autonomie. Pierre Leroy a circulé dans la maison, mais a commencé par en sortir. La première photographie, d’un corpus de sept, porte sur la voiture garée à l’extérieur devant le garage attenant à la maison.

Figure

Figure 1 : Photographie n° 1, corpus de Pierre Leroy, intitulée par lui « La voiture »

-> See the list of figures

Les sept photographies ont toutes été titrées de façon objectiviste, minimisant la part d’interprétation : « La voiture » ; « L’ordinateur » ; « Le bureau » ; « Le fauteuil » ; « Le bonhomme avec » ; « La sieste » ; « L’escalier ». Une seule concerne l’extérieur de la maison, à savoir l’abri qui répond au désir de cabane (Bachelart, 2012), un lieu de l’écart, de la protection, mais aussi un lieu à partir duquel être en contact avec le monde, ou bien une « cabane à soi mobile » permettant l’habiter poly-topique entre leurs différentes résidences. Deux photographies ont pour objet une pièce presque privée, presque un lieu à soi, mais pas tout à fait, un bureau dans lequel il y a l’ordinateur (portable). Deux autres ont été prises dans le salon, pièce supposée commune et qui l’est, de fait. Une autre est une vue d’une pièce faisant office de chambre d’ami. Les enfants, une fois partis de la maison, n’ont pas gardé leur chambre d’enfant ou d’adolescent. Ces pièces ont par ailleurs été transformées (agrandissement ou autres fonctions attribuées). La dernière montre un escalier – espace commun.

La voiture, espace du « chez-soi », cabane mobile

Christophe Bolstanski (Boltanski, 2015) dans La cache a construit un récit familial à partir des lieux d’un hôtel particulier parisien. Le texte commence par une description de la voiture comme faisant partie intégrante de l’espace habité. Cette voiture sert pourtant à sortir avec toute la maisonnée serrée dans l’habitacle. Pour Pierre Leroy, qui ne connaît pas le récit de Christophe Boltanki, l’enquête photographique débute par là aussi, puisqu’il sort sans hésitation pour photographier sa voiture. Quelques mois plus tard, en mars, il commente la photographie prise en novembre : « [u]n moyen de déplacement pour aller notamment dans le Midi pendant les vacances » ; « [l]à où je me sens le mieux / [p]arce que j’ai des difficultés de mobilité par ailleurs ».

L’assertion peut étonner : la voiture est « là où je me sens le mieux » et l’argument du corps âgé, devenu vulnérable est énoncé explicitement. Est en jeu l’ « auto-mobilité » (Pochet et Corget, 2010), la mobilité quotidienne et la relation au monde extérieur, celui du journal quotidien acheté « chez le marchand de journaux », et une mobilité pluriannuelle pour aller « chez nous » dans le Sud (le Var) où le couple possède un appartement à leurs deux noms et avec un financement conjoint. Derrière cette singularité, il n’y a nulle anomalie. La voiture, pour sa génération, est vécue comme l’instrument de la liberté et le signe de la modernité (comme en témoigne l’urbanisme des années 1960-1970 en France). Le véhicule automobile reste, pour Pierre Leroy, essentiel au point d’être ce par quoi commence son enquête photographique sur son quotidien. La voiture est un des espaces partagés, mais aussi un des rares espaces privés. C’est bien sa voiture et il la conduit chaque jour pour aller chercher son journal : « [c]e que ça représente pour moi, c’est un moyen de déplacement pour aller notamment dans le midi au soleil pendant les vacances : et c’est là où je me sens le mieux : au volant de la voiture ». Sans aucun doute, c’est au volant de sa voiture que cet homme se sent « chez-lui ». Les géographes, les sociologues et les philosophes distinguent le logement de l’habitat. Cette voiture n’est aucunement son logement, et pourtant, c’est bien là son « chez-soi ».

Cette voiture a une fonction de transport, mais elle sert également à affirmer la continuité d’une vie de convictions et d’usages. À propos de la lecture du journal qu’il fera plus tard en commentant l’ordinateur photographié (photographie n° 2) et le fauteuil (photographie n° 4), il dira :

« [c]e serait moins cher / l’abonnement serait moins cher, mais cela ne rendrait pas le service auquel je désire non seulement pour moi, mais pour ceux qui ont favorisé la diffusion du journal […] moi j’ai fait le choix d’un journal et tant qu’à faire je préfère plutôt que ce soit une personne qui me l’apporte un récepteur chez qui je vais le chercher / ça c’est un peu le problème GLOBAL de la relation que l’on a actuellement avec notre environnement […] / essayer finalement d’avoir des contacts individuels et humains avec toute une série de personnes et d’éviter d’avoir pratiquement / une facilitation d’obtenir des informations ou des documents, mais aussi des vêtements, etc. Bah le jour où j’irai acheter le livre sur /// un livre //// c’est la troisième ça / un livre chez Amazon c’est pas demain hein / et je laisse les gens choisir eux-mêmes / alors ça c’était la partie occupation personnelle et dans mon petit COIN du bureau avec les outils qui vont avec / Là on arrive dans le coin de la vie en commun de salon avec le fauteuil un canapé et // ça c’est pratiquement l’utilisation par un homme très occupé / ».

L’ordinateur relie au monde extérieur, tout autant que les mails, le téléphone : tout cela appartient à ce qu’il nomme son « coin » : « [c]omme le téléphone c’est ou le fixe ou le mobile, mais si je dois téléphoner c’est bien souvent de cette pièce/place là je vais m’asseoir au bureau ». La voiture, le bureau et l’ordinateur sont le « coin », l’abri et la relation avec les autres, la famille élargie, les amis, mais aussi le monde par la lecture des journaux. Il y a donc dans ces trois photographies « l’espace relationnel » ou, pour le dire en d’autres termes, l’endroit à partir duquel est possible un espace interfacé (Le Guern, 2019 : 70), c’est-à-dire une mise en relation entre des scènes : celle de l’achat du journal qui comprend une « auto-mobilité », une autre qui porte sur la lecture des journaux dans le fauteuil et, enfin, celle du bureau – le meuble dans la pièce du même nom – avec ordinateur et téléphone portable utilisé de façon non mobile, assis au bureau pour téléphoner dans un espace à soi, et un espace quasi privé. Le franchissement des distances pour relier ces scènes n’est pas commenté autrement que comme l’obstacle que la possession d’une voiture qu’il peut encore conduire permet de dépasser.

Il y a là une permanence du sujet qui affirme une manière d’être au sein de son couple, ainsi qu’une attitude militante : ne pas acheter sur les plateformes accessibles par internet, maintenir le commerce de proximité et les relations qui vont avec ce type d’agencement commercial, une affirmation qui rejoint, au-delà de la différence des générations, une militance des jeunes générations s’engageant pour les liens sociaux de proximité, les circuits courts, etc. Pour lui, c’est aussi la sensibilité aux gens de la ville locale dont il a été élu pour deux mandats d’adjoint au maire. L’ancrage local est celui de la vie sociale, politique.

Le Sud

La mobilité est également celle, plus ample, du tropisme pour le Sud de la France : « [c]e que ça représente pour moi, c’est un moyen de déplacement pour aller notamment dans le midi au soleil pendant les vacances : et c’est là où je me sens le mieux : au volant de la voiture » (§6). L’affirmation est ambivalente : le « chez-lui » n’est finalement pas un domicile, une adresse fixe, une maison ou un appartement, mais l’opérateur de la mobilité, la voiture. Le fait d’être « au volant de la voiture » est une revendication de l’autonomie définie avant tout comme capacité d’aller et venir, une des libertés fondamentales, trop souvent minorées, et droit éprouvé comme essentiel quand on en est privé. De plus, le Sud de la France est le territoire conquis des vacances de ce couple de retraités qui a choisi les séjours longs dans le Var ; ils ont dû renoncer aux voyages lointains qui ont pourtant marqué le début de leur retraite comme un « temps fort de leur vie conjugale » (Caradec et Petite, 2008).

Ancien ingénieur, cadre retraité, relativement fortuné, Pierre Leroy s’éprouve chez lui dans un Sud d’adoption, loin de ses terres natales, familiales et professionnelles d’une première vie – d’un premier mariage : l’Ouest – Bretagne, Vendée. Le Sud est ici le nom d’une autre vie familiale et professionnelle, celle du second mariage, d’une autre existence professionnelle en continuité cependant avec la première puisque le changement a été lié à une mutation et à une promotion au sein de la même entreprise publique, d’une vie avec des amis de longue date, y compris des amis de l’enfance bretonne de son épouse. L’ancrage y est fort au point qu’il peut s’y sentir chez lui, comme Barbara Cassin en Corse où elle a une maison, mais où elle n’est pas née (Cassin, 2015). Le Sud, c’est aussi une demeure achetée en commun avec son épouse, puis revendue pour acheter un appartement sur la côte varoise. Cette voiture et cet appartement – et non une maison individuelle sont le « chez-lui » qui est un « chez-nous ». Il est possible que le « chez-lui » soit un sentiment d’appartenance avec ce sud, plus particulièrement après la perte de sa maison qu’il a construite avec sa première épouse et qu’il a abandonnée, sous la pression de ses quatre enfants, pour leur en faire donation. Du côté des origines, la rupture est ainsi consommée : il n’a plus cette villa sur les terres de son enfance, là où étaient ses deux frères qui sont aujourd’hui disparus. Ses enfants l’ont vendue après la donation. Il n’a pas beaucoup de lien avec ses propres enfants ni ses petits-enfants. Cadre à la retraite, il se retrouve comme ces hommes enquêtés par Olivier Schwartz : le garage, le jardin est leur lieu (Schwartz, 1990). L’autonomie se trouve dans les marges. Qu’ils soient ouvriers ou cadres, le contraste est saisissant avec ces jeunes hommes ruraux décrits par Benoît Coquard qui investissent la maison ou l’appartement, leur « chez-eux » en faisant du salon l’espace d’une convivialité masculine en substitution des cafés où il ne fait pas bon se montrer pour ne pas être assimilé aux « cassos » et par souci d’économie domestique (Coquart, 2016 ; 2019). Cependant, chose commune qui traverse à la fois les générations et les classes sociales, l’apéritif, en particulier sa préparation, est « un moment d’appropriation du foyer » que cet homme âgé, urbain et ancien ingénieur, a en commun avec les jeunes ruraux enquêtés par Benoît Coquart (Coquart, 2018), mais sans avoir de prise sur l’aménagement intérieur, la décoration et sans imposer son propre réseau relationnel, familial ni socialement élargi.

Les petits musées de famille et autres agencements spatiaux : le « chez-moi » de Nadine Leroy

Le corpus constitué par Nadine Leroy comporte dix photographies. La première représente « L’album des souvenirs », titre qu’elle lui a donné. Tous les titres sont très interprétatifs : « Le lieu de vie d’hiver de mes plantes » ; « Les hortensias » ; « L’outil de régalade des enfants et des petits-enfants » ; « Mon lieu de travail » ; « Repos » ; « Notre chambre – lieu de nuit » ; « La mezzanine » ; « Mes petites plantes » ; « La garde-robe colorée de Madame ».

La circulation dans la maison et à l’extérieur est plus ample : le jardin (une photographie) ; la petite véranda ; la mezzanine (deux photographies), le salon (une photographie), le garage (une), la chambre à coucher (une) ; le « dressing », un ancien garage transformé en pièce à fonctions multiples, lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur (trois photographies).

L’album, le musée de famille

La photographie intitulée « L’album des souvenirs » représente un meuble et les objets qu’il sert moins à ranger qu’à exposer. Relevant de la catégorie étagère, il s’agit d’un petit vaisselier ayant pour fonction originelle de montrer la vaisselle, en particulier des assiettes. Le corpus des dix photographies tirées sur papier est le support à une prise de parole. Il a lieu juste avant celui de Pierre Leroy dans la salle à manger, les images imprimées sur la table.

« L’histoire de la photo / Alors là / si tu veux aller par-là / Eh bien ça c’est un souvenir de notre première maison / première vie / C’est à La R-M. ////

§4 Le casque

ce casque-là et ces pistolets / on a trouvé ça à La R-M / c’est des souvenirs ////////// et après ce sont les souvenirs de nos voyages /// ça c’est l’Ouzbékistan / Il faudrait que je me rappelle maintenant les origines / je me dis j’aurais dû marquer des petits trucs pour savoir les souvenirs de nos voyages de mes voyages / ce sont les souvenirs de nos voyages » (§ 2-4).

Elle ne parle pas du meuble, mais plutôt des objets qu’il expose sur ce lieu de passage qu’est le « dressing » dont elle fait mention plus tard dans l’entretien, parce que c’est aussi le lieu de son bureau – d’un de ses bureaux – et d’une armoire – d’une de ses armoires – :

« § 49 Tu t’installes jamais sur ce fauteuil ?

De temps en temps / De temps en temps //////// de temps en temps //// quand j’arrive et que j’ai des choses à ranger je m’installe là /// c’est vraiment la pièce / on l’appelle le dressing mais c’est vraiment une pièce à vivre nous là c’est une pièce de passage ///

§ 50 Et toi tu y es plutôt // tu n’y es pas le soir ?

Ah non c’est dans la journée / Le soir c’est là [désigne le salon] » (§49-50).

Les objets qu’on voit sur la photographie « L’album des souvenirs » excèdent très largement ceux qui seront le soutien à la parole recueillie en entretien.

Figure

Figure 2 : Photographie n° 1, corpus de Nadine Leroy, intitulée par elle « L’album des souvenirs »

-> See the list of figures

« L’album » : le terme est remarquable. L’album est une mise en liste, un recueil qui est d’ordinaire associé à une sorte de livre dans lequel sont collectées, assemblées des images. C’est bien par ces collectes et ces agencements que se fait la « présentation de soi », qui est ici à la fois la construction d’un décor (Goffman, 1974), mais aussi l’affirmation identitaire par une mise en scène de sa singularité, celle de sa vie personnelle et de sa vie familiale. En suivant l’enquêtée, on va alors « de l’espace domestique au récit de soi » (Luciani, 2012).

Le petit meuble ostensoir

Les narrations intérieures de l’interviewée ne sont pas faites par récit écrit ni oral : l’histoire personnelle n’est pas verbale. Lors de l’entretien, la parole est courte, par pudeur peut-être ou par une sorte de mutisme, comme peuvent l’être toutefois les gens très bavards. Pour se dire, se raconter, et s’affirmer identitairement, il y a des agencements d’objets et particulièrement des installations photographiques. Récit de ceux qui n’ont pas l’écriture (sorte de « winter counts »[3]) (Petit, 2011), de ceux qui ne maîtrisent pas la parole, et donc par différence avec son mari qui sait tenir une parole sociale et une parole publique. D’ailleurs, il souhaitera être photographié dans le fauteuil du salon, très visiblement en train de parler avec les mains de l’orateur « du Sud », tels les Méridionaux en France, faisant des gestes amples et nombreux. Parmi plusieurs autres, elle choisira pour son corpus la photographie faite par l’enquêtrice. Construire l’image de soi comme celle qui parle. Elle n’a sans doute pas cette parole, quoique bavarde. Elle agit alors par ruse (de Certeau, 1990) et affirme par ses agencements à la fois le récit intime de sa vie. Par ailleurs, elle clame son autonomie financière, obtenue par des revenus propres, dus à des locations qu’elle fait d’un de ses biens, depuis son veuvage, et malgré son remariage. Elle y voit un gage de son autonomie morale. Cette gestion de fonds propres est l’objet d’une mise en scène très conscientisée : « [m]es choses d’affaires c’est là [désigne le “dressing”], mais sur ce petit bureau-là j’ai tous les dossiers avec les locations /// Je suis chez moi » (§ 58).

Après quarante-six ans de vie commune, l’affirmation est toujours là : « [j]e suis chez moi ». Cela n’est pas sans effort, car la location de cette seconde maison avec vue sur mer, l’empêche d’en profiter pleinement : du printemps à l’automne, elle est inaccessible puisqu’occupée par des locataires. Construite avec son premier mari au milieu des années 70, cette dernière était conçue pour être une résidence secondaire. C’est un fort ancrage pour elle, lieu de ce premier mariage, « lieu de rassemblement » de la vie sociale, mais surtout de la vie familiale réunissant pour des fins de semaine, des vacances, des « occasions » les différentes générations. Comme cela s’est depuis longtemps pratiqué, elle adopte des manières de faire (Lefeuvre, 2018) qui consistent à louer une partie de ses biens, voire d’accueillir « chez-soi » des locataires, jeunes étudiants (Tocqueville, 2016) ou touristes. Nadine Leroy a vu, enfant et adulte, une de ses tantes habiter l’été chez elle dans sa cave-garage transformée, pour toute la saison, en logement pour laisser la place aux touristes parisiens ou anglais à l’étage.

Ces locations sont à la fois une source d’autonomie financière, un ancrage dans un « héritage » familial maternel, et une affirmation d’une lignée se concrétisant comme un des objets photographiés sur la mezzanine, objet d’une narration intime. La photographie, après un premier plan qui comporte, mais excentré sur la gauche, des hortensias – ceux du jardin – est centrée sur un guéridon. Elle a photographié cet objet et le commente : « avec un guéridon qui date de/// c’est très vieux ce guéridon » (§28) ; « Ils avaient acheté ça au CELTIC à l’hôtel, c’était un hôtel tous ces meubles qui étaient dans la chambre ils avaient acheté ça à l’hôtel Celtic » (§29).

Elle détaille le guéridon acheté par ses parents au Celtic, grand hôtel de la station balnéaire toute proche du lieu des origines familiales maternelles. On peut déceler dans la répétition « ils avaient acheté ça » l’insistance sur le pouvoir de l’argent. Dans cet hôtel, sa propre grand-mère faisait des ménages. L’histoire du guéridon est celle d’une revanche sociale, celle de ses parents d’abord et la sienne par la suite.

De l’usage des photographies

Le vaisselier, petit meuble ostensoir qui sert de musée personnel, fait système avec d’autres objets dispersés dans l’espace de la maison, mais également dans ses différents « chez-soi » que sont les lieux d’habitation. Plusieurs cadres de photographies personnelles disent l’histoire de vie. Le petit meuble nous fait part d’un récit intime de sa conjugalité et de ce qu’elle en retient là, à savoir une extrême mobilité, celles des voyages lointains (Ouzbékistan, Thaïlande, Vietnam, Syrie, etc.), ainsi que celle de l’ancrage de l’enfance avec les portraits de son père en jeune militaire, de sa mère, portrait à l’aquarelle réalisé par une de ses sœurs, ses frères et sœurs, dont deux demi-frères d’un premier mariage de son père. Cette intimité fait contraste avec les cadres qui exposent des photographies, celles des enfants et des petits-enfants. Dans sa maison louée, elle affirme que parmi les locataires, il y a des fidèles qui reviennent chaque année et qui apprécient cette vie familiale affichée. Elle s’y consacre avec fierté, comme un signe qu’elle envoie aux autres et à elle-même d’une vie accomplie, montrant ainsi son monde privé, ses désirs de réussite sociale et ce qu’elle pense en être la réalisation ultime, la poursuite de soi dans l’organisation d’un monde familial et d’une famille « recomposée » étant mise en scène en habitants occasionnels de la maison. Tous, cependant, n’y figurent : il n’y a pas ceux qui ne sont plus ni ceux avec qui les fâcheries sont entérinées. Il y a des deuils dont on ne parle pas. L’entretien biographique à partir des photographies a permis la confidence : « [j]e vais tout te dire ». Les photographies sont rassemblées soit sous forme de tableau – le pêle-mêle ou de pans de mur, ou encore sur quelques meubles, bureau, vaisselier, table et piano. On y distingue des groupes, les enfants de l’un et leurs enfants ; des enfants de l’autre, toute une petite fabrique territoriale qui raconte une histoire intime et qui tisse une cohérence dans une histoire de vie somme toute heurtée.

L’espace domestique

L’espace domestique est un « chez-soi » pour Nadine Leroy. L’affaire est moins entendue pour Pierre Leroy. L’autonomisation et l’individuation ne sont pas hors de la maison, mais plutôt dans la maison pour madame pour qui la vie domestique ou la vie « à la maison » consiste à affirmer qu’elle est « chez-elle » et l’organisatrice du « chez-nous ». Pierre Leroy pourrait avoir son espace privatif : la pièce appelée « le bureau ». Toutefois, l’entretien réalisé avec Nadine Leroy montre les limites de cette appropriation :

« je vais tout te dire / quand on est arrivé à la retraite / Pierre avait toujours vécu tout seul dans son bureau et il n’acceptait pas / il s’enfermait dans son bureau / de là j’ai acheté ce petit bureau en disant je suis chez moi quand même / j’ai mon petit bureau [Rires] Et toute la correspondance / dans ce bureau / j’ai tous mes trucs de location sur ce bureau » (§57).

Dans un espace qui pourrait être à l’usage exclusif de son mari, il y a un agencement spatial qui indique qu’il est « chez-elle » : le secrétaire qu’elle y a mis a uniquement la fonction de rappeler que son époux est chez-elle. Elle n’y travaille pas, elle n’y écrit pas, elle n’y téléphone pas. Si elle parle du « dressing » comme étant son espace (« [a]h ça c’est mon espace // c’est mon COIN à moi ») (§57), il est concédé sans être vraiment un lieu partagé et commun tel que peut l’être le reste de la maison. L’ouvrage de Mona Chollet Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique (Chollet, 2015) comporte une révérence à Michael Pollan et à sa cabane d’écrivain qu’il a construite et dont il en a tiré des leçons de cette expérience. Chollet en conclut une fable ménagère dans laquelle elle affirme qu’il ne faut pas fuir les tâches de ménage – occasion de déblayer (2015 : 165), et en s’appuyant sur Jean-Marc Besse, de « réunir de nouvelles conditions pour que quelque chose puisse avoir lieu » (cité par Chollet, 2015 : 166).

Dans les corpus des entretiens, comme les corpus photographiques, de Pierre et Nadine Leroy, il n’est jamais question du ménage, de « faire le ménage ». Pourtant, le ménage (le couple) est fait par la mise en ordre du monde domestique, la sortie pour l’achat des journaux, le rangement des papiers, les comptes, l’agencement des objets et des photographies, de la mise en scène et de la mise en récit de soi : le couple, la famille, les différentes générations rassemblées. C’est là la façon pour l’un d’avoir son monde à lui, celui de la technologie, d’une voiture et des informations du monde. Le « chez-soi » est dans cette mobilité des trajets et des déplacements, parce qu’il s’informe et continue à y puiser sa propre forme, son individualité tout en mouvement et en permanence. Nadine Leroy, quant à elle, fait son monde par une entreprise moins discrète, lui étant adressée et aux autres, et plus démonstrative.

Autonomie et indépendance ou l’art de s’encabaner

La « fortune ou l’infortune de la femme mariée » (de Singly, 2007) est liée à cet art de s’« encabaner » (Bachelart, 2021), de faire sa cabane ou cet art de faire son ménage, d’agencer son espace pour en faire un « chez-soi » qui peut être hospitalier et un « chez-nous ». Ainsi, l’autonomie et l’indépendance sont bien la réalité de Nadine Leroy qui met en scène son indépendance financière et l’autonomie de son monde privé auquel elle donne l’ordre, celui de ses désirs par une longue pratique passée de voyages lointains, de ses migrations entre ses différents « chez-soi » et par le maintien des liens familiaux, mais également des ruptures. Elle commande en d’autres termes la liaison et la déliaison. Elle n’instruit d’ailleurs pas son mari. Incapable de la moindre tâche ménagère hormis celle du rituel de l’apéritif, il ne peut exister sans elle : « [s]ans moi, il est perdu ».

Pierre et Nadine Leroy vivent en famille recomposée depuis quarante-six ans. Leur mode de coprésence est intense. Par un regard extérieur porté sur ce couple, il serait facile de voir une épouse qui donne priorité à son mari et qui organise son activité pour régenter la vie domestique et lui épargner ces tâches (ménage, courses, cuisine, linge et organisation de la vie familiale, et pour une bonne part, la vie sociale). Cependant, à y regarder de près, les moments de coprésence où ils sont bien ensemble dans le même lieu à se prêter à des activités faites conjointement sont nombreux. D’ailleurs, Pierre et Nadine Leroy ont tous les deux photographié le salon à partir du fauteuil qu’ils occupent ; chacun y a une place qui est sa place. L’enquête par constitution de corpus de photographies par les enquêtés puis les entretiens, menés quatre mois plus tard, montre que la « priorité masculine » est plus complexe que ce qui peut paraître à première vue.

François de Singly conte l’expérience d’une saisie, lors d’entretiens, d’une intériorisation de la domination (de Singly, 2004 [1987]). Sur le point de découvrir combien des interviewées ne se donnent pas à elles-mêmes la priorité, mais l’accordent à leur mari, à l’occasion du récit d’une décision conjugale, par exemple à propos de l’obtention d’un poste, elles reculent. Au lieu d’aller jusqu’au bout de la découverte qu’elles sont complices de leur domination, elles se livrent à une ratiocination pour justifier ce qui, aux yeux du chercheur, au lieu d’instaurer une égalité, rejoue… la « priorité masculine » :

« Les formes par lesquelles une femme contribue au maintien – et à l’amélioration – de la valeur sociale de son mari sont multiples. La plus importante, calculée en temps, est sûrement la décharge du travail domestique garantie à l’homme grâce à la surcharge féminine. […] Une seconde forme [35] peut être nommée : le respect de la priorité masculine. En cas de concurrence entre les partenaires à propos du droit à l’emploi ou de l’accès à une formation complémentaire, l’homme est assuré d’être choisi, son épouse s’effaçant » (de Singly, 2004 [1987] : 35-36).

Contrairement à la recherche dirigée par François de Singly ayant choisi la forme de l’entretien collectif pour enquêter sur la vie des couples, l’utilisation comme dispositif d’enquête d’entretiens séparés permettait une parole ne s’ajustant pas à celle du conjoint, mais plutôt à l’image que les enquêtes se font de la prise de parole d’autrui. La constitution des corpus renvoie ainsi à une prise individuelle. Hormis un couple qui n’a pas respecté la consigne, les photographies ayant toutes été prises par l’homme, même celles de sa femme – ce qui n’est pas sans intérêt interprétatif – l’effet individualisant du mode d’enquête induit à un regard et un retour réflexif sur soi.

L’infortune que François de Singly appelait déjà la « charge mentale » du travail domestique assurée par les femmes est en quelque sorte « voulue » par elles, « consentie » par elles. Il est possible d’y voir un effet de domination et l’intériorisation d’une dissymétrie, d’une inégalité. On peut y voir une ruse, une tactique du dominé (de Certeau, 1990). Dans le cas présent, est-elle une tactique, art des faibles ou une stratégie, art de la force et des combats menés sur son terrain propre ? L’espace de l’habitat et les espaces de l’habiter poly-topique connu par ce couple enquêté sont une charge mentale, mais ils sont aussi agencés, façonnés, fabriqués, et produisent ainsi du « chez-soi » qui est un « chez moi ». À l’habitat d’un côté, qui ne saurait se départir de sa construction, toujours à reprendre, instituant un « chez-soi », répond l’habitacle de la voiture, bien possédé en propre, financièrement, symboliquement lié au monde des ingénieurs et des routes, celui qui conduit au « chez-nous » d’un Sud, traversé, et rêvé, qui correspond, pour lui, à ce que nous pouvons interpréter comme le besoin de cabanes (Macé, 2019) plus multiforme qu’il n’y paraît.

Conclusion

Dans la conclusion de l’ouvrage Vieillir chez soi : les nouvelles formes du maintien à domicile, Laurent Nowik et Alain Thalineau mentionnent l’inégalité entre hommes et femmes « passée sous silence » (Nowik et Thalineau, 2014 : 213) quant à la possibilité d’« assumer son vieillissement » en exerçant son choix d’habitation et de « chez-soi ». Le dispositif d’enquête auquel Pierre et Nadine Leroy ont accepté de contribuer activement permet de contrebalancer l’idée d’un désavantage féminin en matière d’affirmation de soi et de possession d’un « chez-soi » « contenant à sa propre personne » (Thalineau, 2014 : 13).

Tel que le souligne Mona Chollet dans son chapitre « Métamorphose de la boniche », l’entretien du « chez-soi » par le ménage transforme ou « métamorphose » au sens propre du terme le « chez-soi ». On peut faire aisément l’éloge des tâches ménagères. Ce que nous indique la « géographie du couple » (Clair, 2007 : 207) de notre enquête est qu’il y a là une chausse-trappe : on ne peut jamais gagner son indépendance à ne pas savoir faire son nid et y perdre un sentiment d’appartenance et de sécurité. En outre, on peut construire son autonomie en veillant de haute lutte à son indépendance financière comme l’ont fait un bon nombre de luttes féministes de la génération de Nadine Leroy, à savoir que l’affirmation de son identité personnelle passe par la gestion de sa fortune.

« Fortune et infortune » ne sont pas effet de la fortune au sens du hasard ou de la chance. La fortune mérite qu’on y accorde toute son attention. Une des leçons de sociologie de François de Singly doit être entendue : on ne peut pas ignorer le sexe des capitaux ni en recherche ni socialement. Les rapports sociaux n’en font pas l’économie. Écoutons l’étymologie. Éco-nomie : les lois, la gestion et l’ordre de la maison font le « chez-soi ». Enfin, il faut les rêves, les souvenirs, la familiarité, les vies partagées ou tissées avec d’autres, un art de faire ainsi un lieu à son image, où être à la fois à l’abri et en prise avec soi et les autres.