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Ce numéro de revue a pour objectif d’étudier la manière dont « faire famille » influence l’accès aux droits et l’insertion de familles migrantes en Europe (France, Allemagne), en Amérique du Nord (Québec) et à Djibouti, depuis le Yémen, la Syrie, la Tunisie, le Mozambique ou le Brésil. De même, et réciproquement, il s’intéresse à l’impact du droit sur les expériences familiales en contexte migratoire. La famille joue un rôle central dans les processus migratoires (Kofman, 2004). Elle revêt une importance majeure dans la décision même d’émigrer, même lorsqu’un individu émigre seul (Gültekin et al., 2003; Attias-Donfut, 2009). La dimension familiale intervient fortement également dans l’insertion et parfois aussi dans l’obtention de titres de séjour (Vatz-Laaroussi, 2009; Menjivar et al., 2016). Elle constitue aujourd’hui l’une des possibilités majeures d’immigration dans différents pays, notamment européens ou nord-américains. Par exemple, en France, en 2016, 39 % des titres de séjours accordés concernaient le regroupement familial (Héran, 2017) tandis qu’au Québec, où l’immigration pour le travail reste davantage possible, ce type de titre de séjour représentait 23 % en 2017 (Gouvernement du Québec, 2018).

Les dispositifs juridiques dans différents domaines de la vie marquent les expériences familiales de migrant-e-s ayant divers statuts et vécus migratoires : les travailleur-e-s saisonnier-iè-res, les travailleur-e-s migrant-e-s hautement qualifié-e-es, les couples binationaux (et leurs enfants), les étudiant-e-s étranger-è-res, les migrant-e-s ayant des problèmes de santé ou étant en situation de handicap, les mineur-e-s non accompagné-e-s, les personnes réfugiées et les personnes en demande d’asile.

Dans certains contextes nationaux, les personnes déboutées du droit d’asile ont des droits très restreints. En France par exemple, elles n’ont pas le droit à des allocations versées par l’État comme par exemple de chômage, pas non plus celui d’accéder à un emploi, ni de participer à des cours de langues proposés par des services publics. Ces personnes ne sont cependant pas pour autant sans droit, même lorsqu’elles sont touchées par une obligation à quitter le territoire : elles ont notamment le droit d’accéder au système de santé à travers l’Aide médicale d’État, le droit (ou l’obligation) de scolariser leurs enfants âgés de moins de 16 ans et le droit à un hébergement d’urgence. De même, en fonction de leurs âges, les membres d’une même famille peuvent avoir différents droits. À cet égard, la municipalité de Strasbourg (France) a développé par exemple, depuis le milieu des années 2010, une politique locale destinée aux « ménages à droits incomplets » (MDI) (Pape et al., 2019; Delcroix et al., 2021; Delcroix et Inowlocki, 2021). Cette politique part des droits de certains membres de la famille (comme les enfants, qui doivent être scolarisés) pour progressivement compléter ceux des autres (par exemple des parents qui, depuis la circulaire Valls au niveau national en 2012, peuvent demander à être régularisés s’ils résident sur le territoire français depuis au moins 5 ans et qu’ils ont des enfants scolarisés en France depuis au moins 3 ans). Si cette politique locale est particulièrement innovante au niveau des politiques publiques, le fait que les différents membres d’une même famille ne disposent pas tous des mêmes droits n’est pas un fait nouveau. Il s’agit même d’une expérience fréquente pour les étrangers vivant en France, des années 1950 jusqu’à nos jours (Cohen, 2012; Fogel, 2017), qui a souvent facilité leur insertion et servi à leur régularisation.

Selon les divers statuts juridiques en vigueur dans différents pays, toutes les personnes migrantes n’ont pas toutefois accès aux mêmes services, ce qui peut avoir des conséquences sur les conditions de vie et la santé des membres d’une même famille. Le fait d’être sans-papiers peut ainsi constituer dans certains pays une barrière majeure pour accéder aux soins. L’absence de statut des femmes enceintes ayant un statut d’immigration précaire (notamment celles qui vivent sans papiers d’immigration régularisés), au Québec par exemple, se répercute sur l’accès aux soins périnataux. Ces femmes sous-utilisent par ailleurs les services de santé lors de la grossesse et de l’accouchement en raison de l’absence d’une couverture médicale et des frais exigés pour les soins et services. L’absence de statut légal crée et maintient une invisibilité institutionnelle qui à son tour aggrave la vulnérabilité de ces femmes (Ricard-Guay et al., 2014). Pour des couples formés en contexte d’immigration, comme les mariages transnationaux ou les promises par correspondance, le parrainage ou la réunification conjugale peut parfois s’avérer être l’une des seules options possibles pour permettre aux conjoints de citoyens d’obtenir un statut (Fernandez, 2019). Au Canada par exemple, un tel processus s’avère laborieux, et la légitimité de la relation conjugale peut parfois même être remise en question par l’État (Gaucher, 2018). Les obstacles juridiques et administratifs à la réunification du couple mettent à l’épreuve la durabilité de la relation conjugale (Geoffrion, 2018 ; Bernier, 2020). Des recherches sur les familles transnationales montrent également comment les conditions mêmes qui obligent les membres d’une famille à vivre dans différents pays peuvent créer de nouvelles potentialités, ou des sources de conflits entre eux (Erel, 2002 ; Dreby et Adkins, 2010 ; Miranda, 2014 ; Poeze et Mazzucato, 2016).

En analysant différents exemples de parcours de migrant-e-s en situation régulière ou irrégulière (Laacher, 2007) et de leurs enfants, ce numéro vise à explorer l’impact du droit en partant des expériences de personnes migrantes. Il s’agit ainsi de saisir les limites, mais aussi les potentialités que le droit inflige/permet en termes de liberté de mouvement, de possibilités d’insertion et de regroupement familial/création de famille à moyen ou à long terme dans un ou plusieurs pays d’installation.

À partir d’une approche interdisciplinaire, ce numéro s’intéresse en particulier aux questions suivantes : en quoi le fait de « faire famille » peut-il favoriser ou au contraire rendre plus difficile l’accès au droit (Fogel, 2017) ? En quoi le droit (par exemple les réglementations liées à l’immigration, au regroupement familial, à l’accès au marché du travail, à l’école ou au système de santé) (re)façonne-t-il les rapports intergénérationnels au sein de familles migrantes ? Dans quelle mesure influe-t-il sur les rapports de genre dans l’espace familial ? Comment les migrant-e-s accèdent-iels aux informations juridiques concernant plusieurs aspects centraux de leur vie, tels que le regroupement familial et l’accès au logement ? Quelles possibilités de naturalisation existent dans différents pays, et en quoi influent-elles sur les parcours de migrant-e-s et de leurs enfants ? Quelles stratégies les migrant-e-s mettent-iels en place afin de s’adapter, de contourner, voire parfois de transformer le droit (Têtu-Delage, 2009; Declercq et Jamoulle, 2016) ? En quoi les liens transnationaux que les personnes entretiennent avec des membres de leur famille vivant dans leur pays d’origine ou dans d’autres pays d’installation influent-ils sur l’accès au droit et sur l’insertion des personnes ? Quelles évolutions historiques et contemporaines dans l’accès au droit des familles migrantes observe-t-on dans des pays européens, nord-américains ou ailleurs, à différentes échelles : municipale, régionale, nationale ou continentale ? En quoi les expériences de migrant-e-s permettent-elles de remettre en cause l’opposition fréquemment effectuée entre « légalité » et « illégalité » ?

Comme le souligne à juste titre Blandine Destremau (2022) :

« Qui possède des droits et en qualité de quoi ? Cette question débouche sur les distinctions entre droits des citoyens, droits des travailleurs, droits humains universels, notamment. Ils peuvent se décliner en catégories : droits des enfants, des femmes, des personnes âgées ou handicapées, par exemple. À bien des égards, les droits des personnes soupçonnées de comportements déviants, de manquements moraux, ou originaires de l’extérieur du corps national, sont plus difficiles à défendre politiquement : les hiérarchies morales justifient des inégalités de valeur des vies et de traitement des personnes (Fassin, 2020). Si les droits des travailleurs émanent essentiellement de dispositions contractuelles, ceux des citoyens de fondements politiques, et ceux de certaines catégories de leur vulnérabilité, les droits de ces « autres » que sont les migrants (hors Union européenne) semblent procéder avant tout de normes morales, entachées d’illégitimité et nourrissant un traitement, voire un gouvernement, essentiellement humanitaire et discrétionnaire. » (Extrait de la communication : « L’accès aux droits : de quels droits s’agit-il ? » de Blandine Destremau au sein du département INTEGER de l’Institut Convergences Migrations, le 11/03/2022 dans le cadre de la séance « Fécondité heuristique de séances d’analyse collective d’entretiens pour la connaissance des phénomènes migratoires », voir aussi Destremau, 2008 ; 2009).

Ces questions sont traitées dans ce numéro sur la base d’une approche méthodologique commune : l’évaluation biographique des politiques (Apitzsch et al., 2008; Delcroix, 2013a). Celle-ci est fondée sur une évaluation par les migrant-e-s et leurs descendant-e-s des vécus des étapes de leurs migrations, de leurs interactions avec les professionnel-le-s, bénévol-e-s, les membres de leurs réseaux et des politiques qui les concernent et les ont aidé-e-s ou ont fait obstacle à leur installation.

À partir du recueil de récits croisés de membres d’une même famille immigrée (ainsi que d’entretiens menés avec des professionnels qui accompagnent ces membres), d’approches ethnographiques fondées sur l’observation et d’analyses comparées des contextes politiques et historiques (sur une durée plus ou moins longue allant jusqu’à une centaine d’années), les auteur-e-s donnent à voir comment « faire famille » se vit dans différents pays et continents.

Le suivi dans la durée de parcours de femmes, d’hommes et d’enfants permet d’appréhender les effets différentiels de l’entrée dans des catégories juridiques imposées telles que celle de réfugié-e, de conjoint-e dans le cadre d’un regroupement familial, d’élève étranger dans le cadre scolaire, de travailleur temporaire… La dimension du parcours de vie permet également de prendre en compte des va-et-vient éventuels des migrant-e-s entre leur pays d’installation et leur pays d’origine.

L’observation de groupes d’immigrant-e-s mobilisé-e-s sur internet, dans le but de favoriser la diffusion d’informations et l’entraide pour accéder au regroupement familial, est également proposée dans ce numéro, donnant accès à un mode de mobilisation à vocation transnationale.

Les analyses biographiques explorent et analysent les processus de migration et d’intégration en se concentrant sur la manière dont ils sont formés, vécus et interprétés par les sujets migrants impliqués (Rosenthal, 2004 ; Delcroix, 2013b ; Apitzsch et Siouti, 2014 ; Bertaux, 2016 ; Odasso, 2016 ; Pape, 2020). Elles permettent ainsi de mieux comprendre comment les processus politiques, sociaux, culturels et autres processus contextuels deviennent pertinents souvent de manière inattendue dans la vie des migrant-e-s. Elles permettent également d’adopter des perspectives longitudinales innovantes, non seulement en suivant les trajectoires biographiques individuelles dans le temps, mais aussi en comparant les expériences migratoires à travers les périodes historiques et, surtout, en explorant les dynamiques intergénérationnelles par le biais des expériences des différents membres de la famille (Bertaux et Delcroix, 2000).

Les sept articles de ce numéro font entrer les lectrices et lecteurs dans les dynamiques des processus engendrés par les effets différenciés de l’accès aux droits des immigré-e-s et de leurs enfants.

Dans un premier temps Monica Schlobach fait découvrir, à travers des récits croisés des membres d’une famille venue du Brésil pour s’installer au Québec, l’impact du passage d’un statut temporaire à un statut permanent. Le père, qui est un cadre hautement qualifié, est d’abord engagé pour deux ans. Son statut est régi par son employeur transnational; lorsqu’il obtient le droit de séjourner et de travailler de manière permanente pour lui et sa famille, celui-ci est régi par le droit fédéral canadien et provincial québécois.

L’impact de la langue française qui fonde l’identité québécoise va rendre difficile le parcours scolaire des enfants du couple. Au cours des deux premières années, ceux-ci ont pu fréquenter une école de langue anglaise très accueillante. Ils étaient dans une situation « d’expatriés ». À partir du moment où leur père a pu obtenir un statut de séjour permanent, ses enfants se sont vus dans l’obligation de suivre une scolarité en langue française, ce qui a fragilisé leur parcours scolaire. De manière contre-intuitive, l’auteure montre comment c’est le statut permanent qui va entraîner paradoxalement chez les enfants un sentiment d’étrangeté.

Leur mère, au contraire, apprécie cette stabilisation statutaire qui lui donne le droit de suivre des cours de langue française où elle rencontre d’autres étranger-e-s. Comme son mari, elle s’est construit une identité « cosmopolite » fondée sur une multi-appartenance. Cette approche intergénérationnelle constitue une fenêtre d’observation pour l’évaluation du modèle d’intégration québécois.

Liyun Wan se penche elle aussi sur les effets de la migration sur la scolarité de fratries d’enfants de familles syriennes arrivées en France. Une partie des familles syriennes étudiées ont été réinstallées en France par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) tandis que les autres familles rencontrées sont parties de Syrie depuis plusieurs années. Elles ont transité par le Liban et la Turquie avant d’arriver en France. La diversification des profils permet d’observer les ressources que ces familles mobilisent pour migrer, s’installer et s’intégrer. Elle offre une vision plurielle des réfugiés syriens.

Les difficultés d’accès à l’école dans ces différents pays (Liban, Turquie) et contextes sont bien décrites. Les limites du dispositif français des Unités Pédagogiques pour Élèves Allophones nouvellement arrivés (UPE2A) sont aussi bien montrées. Il s’agit d’une classe qui accueille quelques heures par semaine les jeunes venant d’arriver en France pour les aider à apprendre le français et s’intégrer à la vie scolaire. Les élèves y sont rattachés une ou deux années. Ils y apprennent la langue, mais selon les concerné-e-s pas assez l’histoire et le fonctionnement de la société française. Grâce aux récits croisés recueillis, on découvre combien sont différents les champs des possibles sur le plan scolaire en fonction de l’âge et du genre de chaque enfant, au moment du séjour dans chacun des lieux de transit. De manière contre-intuitive, le capital culturel et social important des parents dans le pays de départ n’est pas nécessairement ce qui aidera le plus leurs enfants. Quand l’exil ouvre des portes par rapport aux conditions de vie antérieure (par exemple par rapport au statut des femmes), la transmission de ressources subjectives encourageant les enfants à se mobiliser pour réussir est un atout.

L’article développe une thématique peu abordée en sociologie des migrations, à savoir les conséquences de l’exil sur les enfants. En effet, l’orientation des recherches est plutôt adulto-centrique.

Djamel Sellah propose lui aussi un article dans lequel le dialogue des récits inter et intra-générationnels permet de mieux saisir leur impact dans le rapport à la politique des familles originaires du Maghreb vivant en France. Il propose de décrypter les formes ordinaires du rapport au politique en lien avec les effets du passé colonial et de l’appartenance aux différentes vagues migratoires. Celles-ci ont amené leurs membres à avoir un accès aux droits (séjour, travail, nationalité, vote) variable en fonction du moment de leur arrivée en France et du contexte politique de l’époque. C’est ainsi qu’un parent et un enfant peuvent juridiquement ne pas faire partie de la même « communauté nationale ». Ce sont ceux qui n’ont pas le droit de vote qui semblent accorder le plus d’importance à celui-ci.

L’auteur nous met face à deux démarcations, juridique et symbolique, qui se superposent : celle de la « communauté nationale » et celle de la « famille ». Les membres de ces groupes familiaux vivent dans des espaces communs tout en ayant connu des socialisations primaires et secondaires contrastées. L’intérêt pour la politique en France et dans le pays d’origine amène à regarder les chaines de télévision françaises et arabes.

À partir d’entretiens menés avec des hommes et des femmes d’origine maghrébine de 18 à 45 ans, on découvre des pères qui poussent leurs enfants à voter, car ils ont conscience du danger d’être rejetés, et de l’importance de prendre en compte l’impact des modes d’intégration. Les échanges liés au politique, malgré des différences de statuts et d’accès au droit de vote, s’inscrivent dans une dimension plus large : celle de la reconnaissance. Les rapports aux institutions, comme à la police et à l’école, reçoivent une attention particulière et sont façonnés par les expériences de discrimination.

La question de la légalité des statuts des membres de ces familles, qui n’ont pas tous et toutes des papiers, fait l’objet d’un débat houleux portant sur la légitimité ou l’illégitimité de certains membres du groupe familial par rapport à d’autres, sur le « bon » ou le « mauvais » immigré. L’impact des discours publics accusateurs vis-à-vis des migrant-e-s se retrouve au sein de ces familles.

Julia Descamps, dans son article, débat des conditions concrètes d’obtention du regroupement familial. On y retrouve, comme dans celui de Djamel Sellah, le même débat à propos de comment définir ce qu’est la « bonne intégration » à la fois sociale et économique des individus ayant obtenu un avis favorable, mais dont les conjoint-e-s sont pourtant bloqué-e-s à l’étranger. Souvent dans l’espoir d’obtenir gain de cause, les individus concernés reprennent à leur compte la distinction entre « immigration choisie » et « immigration subie » employée par les tenants d’une politique migratoire restrictive et sélective, présente dans le débat public depuis les années 1990-2000 (Raissiguer, 2013; Staver, 2014).

Julia Descamps se fonde sur l’observation en ligne de trois groupes Facebook croisée avec des entretiens avec des membres de ces groupes pour montrer l’écart entre les droits « sur le papier » – les principes inscrits dans les textes régissant les libertés et prérogatives des individus au sein d’une société – et l’accès effectif à ces droits – leur application au sein des administrations d’État. Les trois groupes observés constituent des « communautés en ligne » qui sont des lieux de circulation d’un savoir pratique et empirique sur le cadre juridique et les démarches à suivre. Elles sont constituées de conjoints et de conjointes en train de faire ce type de démarche ou qui ont réussi à réaliser le regroupement familial espéré. Alors que ce sont plutôt les hommes qui majoritairement en font la demande, on découvre de manière contre-intuitive que ces groupes transnationaux sont composés à 60 % de femmes. L’enquête montre que l’appropriation de ces ressources d’information n’est pas uniforme au sein des familles.

À côté de l’aide individuelle apportée aux membres de ces groupes, la mobilisation collective est aussi présente. Ainsi, un collectif issu de ces groupes Facebook, qui récolte des informations sur plus de 200 familles en attente de visa, a réussi en 2021 (en période de COVID) à faire suspendre après appel au Conseil d’État la décision gouvernementale de gel des visas au nom de sa non-conformité avec le droit international et européen (« droit à la vie familiale normale » et « intérêt supérieur de l’enfant »). Grâce à sa mobilisation, le collectif CoViD a obtenu gain de cause. En effet, une nouvelle circulaire a été publiée suite aux actions menées autorisant de nouveau l’entrée en France des individus au nom du regroupement familial. Les objectifs, les résultats et les limites de l’action de ces groupes font apparaître leur utilité. Portés par des migrants qualifiés actifs, ces groupes aident les autres à combler leurs manques d’information, à leur donner du soutien moral et à « rentrer » dans les cases établies par les administrations.

De leur côté, Audrey Gonin, Sabrina Zennia, Paule Lespérance, Marie-Amélie St-Pierre et Marianne Rodrigue se penchent également sur la question d’accès à l’information et aux droits, à savoir celle de l’accès à la contraception médicalisée et à l’avortement de néo-Québécoises vivant à Montréal depuis moins de dix ans. Pour traiter de cet aspect de la vie des immigrées, peu examiné dans le cadre des recherches sur les migrations, les auteures se fondent sur douze entretiens menés avec des femmes immigrées venant de différents continents : Asie, Afrique, Europe.

En développant la présentation du contexte québécois, les auteures expliquent que l’accès gratuit à une couverture de base pour les soins de santé est possible pour la plupart des personnes immigrantes. Au Québec, seule la population des migrant-e-s à statut précaire ne peut pas accéder à la Régie de l’assurance maladie du Québec (Québec, 2021). Cette population comprend les personnes sans statut, les résident-e-s temporaires ayant un permis de travail ouvert ou de moins de 6 mois, et les étudiant-e-s en provenance de pays n’ayant pas d’entente avec le Québec.

L’analyse des entretiens montre, par ailleurs, que les obstacles particuliers rencontrés par les femmes immigrantes dans leurs parcours d’accès aux soins sont marqués par le double enjeu des relations interculturelles et des rapports sociaux de sexe existant au sein de leur famille. Elles sont confrontées à la nécessité de découvrir un nouveau système de santé et à d’autres normes procréatives que celles qui prévalent dans leur pays de naissance.

Sur le plan de l’accessibilité du système de santé, il est tout d’abord notable que des barrières d’accès existent en fonction du statut migratoire (Machado et al., 2022) : la couverture médicale des femmes demandeuses d’asile ne se voit pas toujours acceptée par les institutions de santé, au Canada, alors que les femmes sans statut n’ont droit à aucune prise en charge des coûts des soins. Pour les personnes ayant droit au régime d’assurance publique, une recension d’écrits internationaux réalisée par Ostrach (2013) révèle que les femmes immigrantes ont davantage de difficultés à « naviguer » dans le système de santé pour obtenir des soins relatifs à la santé sexuelle et reproductive (notamment en Irlande, en France, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark, en Italie, ou aux États-Unis). Les études de Wiebe et al. (2013) révèlent qu’il y a un manque d’information quant à la manière d’avoir recours aux services de santé reproductive. Également, la barrière de la langue pose problème : on constate un manque d’informations traduites en plusieurs langues.

De manière contre-intuitive, on découvre que certaines femmes rencontrées n’hésitent pas à utiliser l’avantage économique que leur apporte leur parcours migratoire pour se payer des soins privés dans leur pays de naissance, ou encore utilisent des droits d’accès à une assurance santé dans leur pays d’origine. Il est possible d’après les auteures que ce phénomène soit renforcé par les difficultés d’accès à la médecine générale qui existent pour l’ensemble des habitant-e-s au Québec.

Enfin, les articles de Morgann Pernot et d’Ines Grau nous font découvrir à partir d’une approche longitudinale, inter et intra-générationnelle, comment « faire famille » se vit dans différents pays et continents.

Morgann Pernot nous fait entrer sur un terrain peu connu qui est celui de familles yéménites vivant à Djibouti. Le contexte historique présenté relie l’Histoire et celle d’une famille sur sept générations dont certains membres ont même migré vers les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Celle-ci débute en 1884 au moment où Djibouti est colonisé par les Français. L’émigration des Yéménites vers Djibouti est donc très ancienne. Elle a été jusqu’en 2015, moment du démarrage de la guerre civile au Yémen, une immigration de travail et majoritairement masculine. À l’époque, les épouses restaient sur place au Yémen. Elles y éduquaient les enfants et étaient chargées de transmettre les traditions.

Depuis 2015, la situation a radicalement changé. Les femmes rejoignent leurs maris à Djibouti. Malgré un accès difficile au monde du travail, en raison de leur manque de connaissance de la langue française et somalie, des discriminations et de la méfiance masculine, elles étudient et entrent sur le marché du travail. On découvre combien la guerre transforme les rapports de genre intra et intergénérationnels. On voit aussi les difficultés que certaines femmes rencontrent lorsqu’elles deviennent mères et ne bénéficient plus de l’aide de leurs propres mères et grand-mères.

L’article montre combien ces migrant-e-s arrivent à jouer avec les statuts juridiques contrastés de travailleurs et de réfugiés afin d’avoir droit à différentes aides (par exemple, l’aide alimentaire, le droit à la formation professionnelle, l’accès à des micro-crédits voire à des aides financières ponctuelles). Il est tout à fait frappant de constater que contrairement à ce qui est prévu en France ou au Canada, il est possible pour ces migrant-e-s de signer une décharge volontaire leur permettant de renoncer à la protection djiboutienne avant de voyager puis de réobtenir aisément le statut de réfugié de retour à Djibouti.

En vivant plusieurs mois au sein d’une famille élargie et avec les personnes de son entourage, l’auteure a mis en place une relation de confiance avec les femmes de ce groupe familial nous permettant d’être au plus près des préoccupations de cette population.

Pour terminer, Ines Grau propose un article qui nous fait traverser l’histoire de quatre Mozambicains arrivés en République Démocratique Allemande (RDA) dans le cadre d’un contrat de travail il y a de nombreuses années. Nous y découvrons un contexte de guerre froide et de coopération entre pays socialistes.

Ces Mozambicains restés en Allemagne ont réussi à y construire une famille après la chute du mur de Berlin au moment où, dans un contexte politique bouleversé, l’accord bilatéral RDA-Mozambique est devenu caduc. Avant la chute du mur, ces Mozambicains n’avaient pas le droit d’avoir des enfants en Allemagne. Ils avaient un contrat de travail de quatre ans et étaient obligés de vivre en foyer. Lorsque l’Allemagne est réunifiée, il faut avoir résidé et travaillé un certain nombre d’années en RDA. Il faut aussi contrairement à la période précédente avoir des liens familiaux en Allemagne pour pouvoir continuer à y vivre, à y travailler et à « faire famille ».

L’article montre très bien comment ces hommes ont joué du changement de statut juridique pour stabiliser leur situation et celle de leurs épouses et de leurs enfants, qu’ils soient nés au Mozambique ou en Allemagne. L’article est très riche, car il traite sur la longue durée du maintien de liens transnationaux, des transformations des rapports de genre, inter et intra-générationnels. Nous y découvrons la migration d’une population peu étudiée, débutée dans le contexte d’une guerre civile au Mozambique (même si statutairement il s’agissait d’une migration professionnelle).

Les études de cas présentées par l’auteure se basent sur des récits croisés entre des membres de ces familles, qui sont dans certains cas construites dans le cadre d’une mixité conjugale entre Mozambicains et Allemands. Il est frappant de découvrir également comment se sont réalisées les reconversions professionnelles axées notamment sur le développement de médiations interculturelles et de luttes contre les préjugés liés à la montée de l’extrême droite.

Pour conclure, ce numéro thématique de la revue Enfances Familles Générations met en évidence à partir d’une approche historique et comparative l’impact de la légitimité à faire partie de la communauté nationale où ces hommes et ces femmes ont migré (Destremau, 2022). Il arrive souvent qu’au sein d’une même famille migrante les statuts juridiques de ses membres soient différents, et donc leurs droits à être ou non régularisés. Il en découle un travail important que ces familles - et plus largement, des groupes entiers de migrant-e-s - doivent mener en termes d’information pour l’accès aux droits de séjour, de travail, d’accès à la scolarité pour leurs enfants, à la santé, à la nationalité, etc. Rien ne leur est garanti a priori.

Le travail d’adaptabilité des migrant-e-s et des membres de leur famille pour imposer leur légitimité se retrouve aussi dans leur demande de regroupement familial ou dans leur recherche d’emploi.

L’approche par l’observation ethnographique, par le recueil croisé de récits de vie et la reconstitution des contextes de vie de ces migrant-e-s (dans le respect de leurs paroles et de leur anonymat) permet de découvrir parfois de manière contre-intuitive les effets des politiques dans leur vie.

Nous pouvons imaginer combien les migrations se poursuivront à l’aune des changements climatiques et des troubles politiques jamais interrompus à travers l’histoire. Gageons que l’approche par l’évaluation des politiques ou de leur absence, faite par les personnes concernées, sera de plus en plus nécessaire à l’avenir.