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Introduction

Cet article propose une analyse des liens entre les pratiques esthétiques, l’apparence comme ressource sociale et le rôle primordial des mères dans la socialisation corporelle genrée des jeunes filles à Taïwan. Les rapports que les parents entretiennent au corps de leurs enfants furent l’objet de recherches importantes en sociologie (Bourdieu, 1979 ; Baboulène-Miellou et Teboul  ,  2015  ; Mennesson et al ., 2021). Ces travaux concentrent leur propos sur le bien-être physique des enfants (tels que l’alimentation, la santé ou l’activité physique) et peu d’études dans les écrits francophones s’intéressent spécifiquement aux pratiques esthétiques transmissent par les mères à leurs filles, particulièrement dans une société non occidentale. En adressant ce vide scientifique, cet article tente d’éclairer l’investissement familial et générationnel dans la beauté des filles à Taïwan, dans un contexte néolibéral où les femmes sont appelées à se soucier de leur beauté, laquelle est valorisée et perçue comme un élément déterminant sur différentes formes de marchés. Cet article se concentre ainsi sur la transmission des pratiques esthétiques par les mères dans un contexte où la famille, le corps des femmes et la rationalité néolibérale favorisant la capitalisation de soi se co-construisent et interagissent.

À Taïwan, dire à une femme qu’elle est une zhenmei ( 正妹 ), ce qui signifie littéralement « jolie petite sœur », représente un grand compliment. La zhenmei est très mince, a la peau blanche, de grands yeux, de longs cheveux soyeux et sait être mignonne. Selon cet idéal de beauté, la minceur, la jeunesse et une attitude qualifiée de mignonne ( 可愛 , ke’ai ) sont les composantes les plus décisives (Keyser-Verreault, 2018a). Les parents qui ont des filles considèrent souvent que la beauté est un élément très valorisé dans la société taïwanaise et un atout non négligeable afin de se démarquer. Par exemple, être belle permet de faire un « bon mariage » puisque l’apparence d’une femme est déterminante pour les hommes taïwanais dans le choix de leur épouse (Keyser-Verreault, 2018a). Cela facilite aussi à trouver un emploi stable et bien rémunéré. En effet, être belle simplifie la recherche d’emploi dans le contexte où en première page des curriculums vitae, les personnes doivent afficher une photographie d’elles-mêmes (Keyser-Verreault, 2020 ; Remmert, 2019). Si à Taïwan les femmes s’éloignent progressivement du rôle traditionnel féminin basé sur le sacrifice de soi pour la famille et s’orientent vers une plus grande valorisation individuelle, la beauté reste un élément clé pour concrétiser les avantages matériels et immatériels dans une société patriarcale au sein de laquelle circule l’idéologie néolibérale.

De nombreuses études montrent que les normes genrées liées à l’apparence sont particulièrement exigeantes dans les sociétés est-asiatiques, notamment en Chine (Wen, 2013), au Japon (Dale, 2016), en Corée du Sud (Kim, 2003) et à Taïwan (Chuang, 2005; (Keyser-Verreault, 2018a), et que la rationalité néolibérale aggrave les exigences quant à l’apparence physique des femmes (Elias et al ., 2017). Avec l ’introduction et le développement du néolibéralisme en Asie de l’Est (Ong, 2006), des études confirment la présence importante de la rhétorique néolibérale dans la culture populaire et le domaine privé à Taïwan (Wang, 2017 ; Keyser-Verreault, 2018a, 2018b, 2020), et l’individualisme néolibéral participe substantiellement à la construction de soi. Les écrits scientifiques caractérisent avant tout le néolibéralisme comme un hyperindividualisme. Gibert (2013) indique qu ’il priorise «  an individualistic understanding of selfhood  ». Gammon (2012 : 521), quant à lui, soutient que le soi y est pensé comme «  an autonomous monadic entity  ». Pourtant, n ul ne naît sujet néolibéral, il le devient. Les écrits interrogent rarement les conditions et la formation des « sujets néolibéraux en développement », ces derniers devenant ensuite capables de gérer et faire fructifier leur portfolio de compétences et d’atouts, et étant considérés comme un « capital humain » (Feher, 2009). Hache (2007 : 62) souligne que la conception de la responsabilité qui sous-tend la rationalité néolibérale repose sur le postulat d’un «  soi indépendant  » , une prémisse fragile autant sur le plan théorique que dans la réalité . Malgré une apparence d’hyperindividualisme, de nombreuses études montrent un lien étroit entre le néolibéralisme et le conservatisme, ainsi que le rôle de la famille comme élément crucial de ces deux idéologies (Brecher, 2012 ; Brown, 2006, 2015 ; Cooper, 2017 ; Elomaki et Kantola, 2018). D’une part, le retrait de l’État de nombreux éléments vitaux au fonctionnement d’une société oblige, dans la rationalité néolibérale, les familles à une prise en charge de ces enjeux. D’autre part, la productivité du sujet néolibéral repose essentiellement sur la famille, notamment sur les femmes, à travers leur travail de reproduction et de soins aux personnes dépendantes (malades, personnes âgées, etc.), dont les enfants font partie intégrante. Brown ( 2015 : 104-105 ) précise que l’impératif néolibéral s’appuie en réalité sur le travail de soin effectué par les femmes, comme une infrastructure invisible pour les autres sujets en développement, entre autres les enfants. Pour elle, la « famille » ou le « familisme » ( familialism ) est essentiel au fonctionnement du néolibéralisme (2015 : 105-106). D evenir un sujet néolibéral est le résultat d ’un apprentissage, qui est transmis d ’une manière délibérée et guidé, au début, par les proches de l’enfant . D’ailleurs, Rottenberg indique que « la famille est récemment configurée comme une petite entreprise qui nécessite une gestion dans laquelle les enfants sont considérés comme du capital humain » (2017a : 341). On peut conclure que devenir un sujet néolibéral ayant un bon potentiel dépend en réalité profondément de l’investissement transgénérationnel au sein des familles et que cette transmission est souvent effectuée par les femmes, en l’occurrence, les mères.

Dans ce contexte néolibéral où la famille joue un rôle déterminant, le facteur du genre est important lorsqu’il est question des pratiques esthétiques. Tel que le souligne Bröckling (2005), la performance entrepreneuriale est « genrée » et différents attributs du capital humain sont à valoriser et à faire fructifier selon le genre auquel un individu est identifié ou s’identifie. Dans les milieux urbains et instruits qui marquent le contexte de cette étude, ce désir d’assurer un avenir brillant aux enfants se matérialise différemment selon qu’ils ou elles soient né.e.s filles ou garçons. Dans le contexte taïwanais, comme ailleurs dans le monde (Felski, 2006 ; Widdows, 2018), la beauté est perçue comme intrinsèque à la féminité, représentant un atout déterminant pour les femmes qu’il convient de valoriser, et dans lequel il faut investir afin de maximiser ses chances de réussite dans la vie. En outre, le travail de transmission de ce « souci pour la beauté » est également un devoir genré attribué aux mères et assuré par elles. Si dans les discours contemporains de parentalités à Taïwan, la mère et le père sont encouragés à veiller au développement des enfants (Lan, 2014), les mères sont en réalité encore principalement celles qui assument les tâches et les soins promus par un discours centré sur les besoins des enfants et la proximité (Brainer, 2017 : 931). Les mères doivent se soucier de la future compétitivité de leur enfant en produisant des enfants « de qualité » (Paltrinieri, 2013), étant le nerf de la guerre dans la gestion entrepreneuriale familiale. De la même manière qu’un pays peut investir dans le capital humain de sa population, des parents investiront dans le capital humain de leur enfant afin d’augmenter et d’améliorer ses compétences, et donc sa « valeur ». Il s’agit là d’une responsabilité principalement maternelle, comme dans le cas nous intéressant.

Cet article examine le rôle des mères dans la socialisation corporelle des jeunes filles quant aux normes esthétiques genrées. En partant de la conviction selon laquelle la beauté est une composante essentielle de la rentabilité du « capital humain » des filles et des femmes, j’analyse dans le présent article comment les mères taïwanaises effectuent le travail de sensibilisation à ce « souci pour la beauté » afin que leurs filles puissent être concurrentielles, entre autres sur le marché matrimonial et celui du travail. L’importance des liens intergénérationnels et intrafamiliaux, ici les liens mère-fille, sera documentée et analysée au travers des pratiques esthétiques. D ans cet article, je tente de clarifier ces imbrications et enchevêtrements entre une éthique individualiste et une bonne conduite collective autour des appréhensions familiales du corps féminin en formation. De plus, je cherche à examiner les dynamiques complexes concernant la reproduction de futurs sujets qui deviendront capables de se soucier de leur beauté, comme composante décisive de leur capital humain. Je m’intéresse également à la manière dont la beauté des filles est considérée comme un vrai capital à valoriser dès la petite enfance pour la réussite future des femmes. Je montrerai que cette préoccupation pour la beauté est le produit d ’un long processus d’apprentissage, favorisé par diverses dynamiques sociales, et que cette transmission se fait dans le milieu familial où les mères en ont la principale responsabilité.

Orientations conceptuelles

En m’inspirant des travaux de Michel Foucault sur le néolibéralisme, j’analyse les compétences qu’il convient de développer et d’acquérir chez un enfant, et qui feront partie d’un « stock » constituant son capital humain. Michel Foucault, dans la leçon du 14 mars 1979, aborde la notion néolibérale de « capital humain », entendu comme un stock de compétences dont un individu dispose afin d’en tirer des avantages matériels et immatériels sur le marché. Il faut souligner aussi l’origine économique du concept de « capital humain ». D’après les néolibéraux américains, l’intelligibilité des comportements humains doit être comprise à partir du sujet repensé comme «  homo oeconomicus  » (Foucault, 2004 : 275-277). Selon Foucault (2004 : 232), un tel sujet néolibéral renvoie à la notion d’« entrepreneur de soi », parce que « dans le néolibéralisme […] L’ homo oeconomicus , c’est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-même […] étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de ses revenus ». Autrement dit, les individus dans la rationalité néolibérale sont appelés à se transformer partout et en tout temps, soit en  manager de soi-même, et à augmenter leur compétitivité dans tous les domaines. Dans cette perspective, la quête de beauté peut être considérée comme un « entrepreneuriat de l’esthétisme » et les filles sont fortement incitées à devenir entrepreneurs de leur apparence ( aesthetic entrepreneur ) dans les termes d’ Elias et al . (2017).

Même si cette activité entrepreneuriale est souvent comprise comme hautement individualisée, Foucault attire notre attention sur le caractère englobant de la notion de capital humain et sur l’extension de la logique économique à une large sphère de l’agir humain, qui comprend les relations familiales, et notamment la relation intergénérationnelle mère-enfant : « [d]ans l’analyse qu’ils font du capital humain […] les néolibéraux essaient d’expliquer, par exemple comment la relation mère-enfant […] constitue pour [eux] un investissement […] un investissement qui va constituer quoi ? Un capital humain, le capital humain de l’enfant » (2004 : 149). Rottenburg (2017) attire notre attention sur le fait que sous l’influence du néolibéralisme, la famille, souvent orchestrée par la mère, devient une « entreprise » dont un des buts principaux est la formation de sujets en devenir. Les travaux récents de Murray et Tizzoni (2021) montrent un lien étroit entre l’individualisme néolibéral et les soins maternels ; les autrices soulignent que les « individus hyperagentiques » sont le résultat de la « maternité hyperagentique » ( hyper-agentic motherhood ). Ainsi, j’interroge dans la présente étude, au sein de la relation mère-fille, la formation des futures entrepreneures de l’esthétique.

Concernant la notion de capital humain, l’insistance sur le « futur » est centrale. Foucault souligne qu’« on appellera “capital” tout ce qui peut être d’une manière ou d’une autre source de revenus futurs » (2004 : 230). Dans sa foulée, plusieurs auteurs insistent également sur cette dimension « aspirationnelle » (Paltrinieri, 2013 : 106 ; Rottenberg, 2017) ou sur la « futuralité » ( futurity ) du capital humain (Rottenberg, 2017 : 339). En d’autres termes, « la définition du capital humain comme un “stock” de compétences […] ne rend pas suffisamment compte de la nature particulière des compétences elles-mêmes, qui ne sont jamais des acquis, mais plutôt des possibilités futures ; des savoir-faire, des savoir-être, des savoir-agir en situation. Autrement dit, les compétences sont des virtualités  [ puisqu’elles se définissent ] par rapport au flux de revenus qu’elles sont destinées à produire dans le futur » (Paltrinieri, 2013 : 106). En conséquence, cela n’est pas sans lien avec la dimension intergénérationnelle dans laquelle les mères, se préoccupant du futur de leurs filles, leur transmettent une préoccupation pour leur apparence considérée comme un élément décisif de leur capital humain. Cette futuralité du capital humain se concrétise de plus en plus par l’investissement familial par les mères dans le devenir de leurs enfants (Rottenberg, 2017 : 341). Si une jolie fille incarne et représente une aspirante entrepreneure de l’esthétique compétitive sur le marché, cet article se penche sur la formation et le devenir d’une potentielle entrepreneure de l’esthétique au sein de la famille. Il analyse la socialisation et l’incorporation précoce du souci pour l’apparence dans un contexte néolibéral favorisant une intense valorisation de la beauté féminine.

Contexte de l’étude

Dans les pays d’Asie de l’Est, y compris la Chine, le Japon, Taïwan, et la Corée du Sud, non seulement le joug des normes de beauté attendues des femmes est particulièrement intense et répandu (voir Chuang, 2005 ; Dale, 2016 ; Kim, 2003 et Wen, 2013), mais ces contextes sont caractérisés par ce que Chang et Song (2010) nomment la « modernité compressée », c’est-à-dire des pays où des changements politiques, économiques, sociaux et culturels sont advenus dans un très court laps de temps. Ainsi, différentes composantes (coloniales, postcoloniales, locales, occidentales, etc.) et temporalités sociales (traditionnelles, modernes, etc.) coexistent et interagissent. Si le néolibéralisme est présent dans cette région (Ong, 2006) et interagit avec autres systèmes de valeurs, Peck et Tickell (2002) soulignent qu’il n’existe que différents processus de néolibéralisation et qu’il n’y a donc que des « néolibéralismes locaux » et non pas un néolibéralisme global et unique. Ainsi, le croisement entre les valeurs locales et l’influence occidentale crée des structures aux compositions hybrides, comme il en est le cas à Taïwan.

À la suite de l’industrialisation très rapide ayant amélioré les conditions de vie de la population taïwanaise à partir des années 70, aux revendications des mouvements féministes et à l’influence de l’individualisme occidentale, la famille a connu de grandes transformations. Les femmes ont gagné en plus grand nombre le marché du travail. Cette indépendance économique, couplée à une augmentation du taux d’éducation universitaire des femmes et à la montée de l’individualisme, contribue à retarder l’âge auquel elles se marient et ont leur premier enfant. Malgré une importante émancipation des femmes dans divers domaines, des inégalités basées sur le sexe sont encore très présentes dans les familles (Yi et Chang, 2019). Comme d’autres femmes dans les pays avoisinants, Chang et Song (2010 : 542-543) soutiennent que les femmes taïwanaises jonglent entre l’individualisme moderne et les normes genrées traditionnelles ; la tendance à une certaine « défamiliation » ( defamiliation ) et « refamiliation » ( refamiliation ) ne cesse de gagner du terrain et se réalise en contrôlant et en réduisant soigneusement le fardeau familial et le travail de reproduction. Le meilleur exemple de cette tendance toujours actuelle est la réduction du nombre d’enfants par ménage [1] . Taïwan a un taux de natalité d’environ un enfant par femme, soit un des plus bas au monde. La baisse du nombre d’enfants par famille se jumelle avec un plus grand investissement matériel et émotionnel des parents taïwanais envers leur enfant. Ces derniers sont soucieux d’assurer le meilleur avenir possible à leur progéniture dans une société de plus en plus compétitive. D’après Lan Pei-Chia (2014, 2018), éduquer des enfants dans un tel contexte de changement et de globalisation conduit les parents à ressentir une anxiété exacerbée liée au fait de devoir donner toutes les chances à leur enfant de réussir dans un monde compétitif. Dans le néolibéralisme, l’enfant peut être appréhendé comme un capital humain dans lequel on investit des revenus, matériels et immatériels, futurs.

Ainsi, les parents se préoccupent davantage de la future compétitivité de leurs enfants ; les aspirations entourant la beauté jouent un rôle important pour ceux qui ont des filles. Avant l’industrialisation du pays, malgré le fait que l’apparence physique était associée à la féminité et comprise comme un atout pour les femmes, la quête de la beauté – par le maquillage ou l’exhibition d’un corps avantageux – était mal vue, la corpulence étant alors valorisée comme symbole de fertilité. Lan (2003) indique qu’avec l’entrée des femmes sur le marché du travail dans les années 1970 – et le début de l’industrialisation, les compagnies de cosmétiques occidentales ont eu de la difficulté à recruter des vendeuses, puisque les mères considéraient que si leurs filles occupaient de tels emplois, elles seraient jugées comme étant dénuées de pudeur. À cette époque, le seul fait de porter du maquillage suffisait à ce qu’une jeune femme soit vue comme une « fille facile » ou une « prostituée » (Lan, 2003 : 25). Néanmoins, le culte de la beauté est devenu déterminant pour plusieurs femmes dans la société taïwanaise contemporaine. S’étendant aujourd’hui à la grossesse, à la maternité, à l’enfance et au vieillissement, ces périodes de la vie échappaient jusqu’alors à l’objectivation des corps féminins. Par exemple, la corpulence était associée à la fertilité et à la maternité, et le souci de l’apparence personnelle, comme le contrôle du poids, était absent, voire interdit durant la grossesse et la période postpartum ( yuezi 月子 ). Pour les mères contemporaines, la minceur et l’incarnation de la figure de la «  yummy mummy  » deviennent populaires et normalisées (Keyser-Verreault, 2018, 2021). Ce changement des normes esthétiques provoque souvent des frictions au sein de la famille.

La récente intense valorisation de la beauté s’explique en partie par le fait que dans la société taïwanaise contemporaine, prendre en main son apparence est devenu, pour plusieurs femmes, une forme importante d’agentivité qui permet de tirer des avantages matériels et immatériels sur le marché du mariage, en milieu professionnel et dans la vie privée et sociale (Keyser-Verreault, 2018a, 2018b, 2021, 2022). Pour cette raison, avec l’expansion du néolibéralisme, l’apparence physique (re)joue un rôle clé pour maintes femmes. Libérées progressivement du carcan du rôle féminin traditionnel, plusieurs femmes mobilisent, à différents degrés, la beauté afin d’acquérir des moyens pour solidifier leur potentiel et ainsi les transformer dans la perspective d’améliorer leurs conditions de vie (Wen, 2013). L’ardente quête de beauté n’est pas poursuivie seulement pour satisfaire ou se conformer au regard masculin, mais aussi pour revendiquer ou bénéficier des promesses venant du féminisme et de l’individualisme néolibéral. La centralité du corps féminin dans le néolibéralisme (Gill, 2017 : 616) signifie que « le corps est reconnu comme l’objet du travail des femmes : il est son atout, son produit, sa marque et sa porte d’entrée vers la liberté et l’ empowerment dans une économie de marché néolibérale » (Winch, 2015 : 21, ma traduction). Tel que l’ont souligné Wei (2013) et Yang (2011), la fervente recherche de la beauté représente dans le contexte de l’Asie de l’Est, d’une part, une objectivation des corps féminins, et d’autre part, une volonté chez les femmes de gagner de l’autonomie et des chances de succès, d’où le développement florissant de l’« économie de la beauté » (Xu et Feiner, 2007) ou de l’« économie de la zhenmei  » à Taïwan (Keyser-Verreault, 2018a). Ce lien entre investissement esthétique et autonomie s’illustre dans les ouvrages à succès qui promettent que « chaque sou que tu investis dans ton apparence fructifiera en quatre sous supplémentaires dans le futur », une idée devenue populaire en Asie de l’Est (Keyser-Verreault, 2018 : 71 ; Yang, 2011 : 344). De cette perspective, la beauté est considérée comme un moyen sécuritaire d’ascension sociale pour les femmes et mères de classe moyenne et comme une stratégie d’évitement du déclassement pour les femmes aisées. Dans le cas de Taïwan, il y a une utilisation ou une réappropriation d’idées et de pratiques patriarcales par l’individualisme néolibéral. Sous l’influence de la globalisation et des discours traditionnels comme celui de la piété filiale, il existe à la fois un croisement et une distinction entre des attentes genrées envers les femmes et une réappropriation par les individus des inégalités en vue d’en profiter pour leurs intérêts personnels.

Enfin, à cause de cette évolution historique et de cet entrecroisement des systèmes de valeurs, il faut souligner la difficulté d’appliquer le concept de « capital érotique » de Hakim (2010) au travail esthétique des femmes taïwanaises. Une des revendications majeures de Hakim est le rejet d’inhibition « morale » du patriarcat afin d’obtenir au maximum les avantages venant de la désirabilité physique, alors que l’injonction à la pudeur est encore présente et que les Taïwanaises cherchent un juste milieu entre être belles et faire un travail de « désexualisation ». Encore limité par un héritage traditionnel bien vivant, Liu (2017 : 90-92), quant au contexte chinois, précise que le juste milieu représente le fait d’être jolie sans être sexy ( being pretty but not sexy ) ; dans le but de maximiser les avantages de la beauté, beauté et charme sexuel doivent être incarnés avec retenue et en respectant le cadre « moral » de la féminité. En effet, sans montrer une certaine réserve, pudeur et discrétion, une apparence jugée « provocante » ou trop « sexy » suscitera des sanctions plutôt que des avantages. En outre, il y a coexistence de différentes rationalités coproduisant de constantes interactions entre beauté, famille et relation mère-fille, d’un côté, et néolibéralisme individuel et collectivisme traditionnel de l’autre. Ainsi, « chaque famille taïwanaise est mise au défi de négocier sa propre synthèse des normes familiales traditionnelles et modernes » (Farrell et Yi, 2019 : 1888). Dans ce contexte, j’explorerai la relation entre les mères et les filles en ce qui a trait à la transmission de compétences nécessaires au souci pour la beauté.

Méthodologie

Les données analysées dans cet article proviennent d’un projet de recherche plus large destiné à étudier le rôle de la beauté et les pratiques esthétiques pour les femmes urbaines et instruites à Taïwan. Entre 2014 et 2017, j’ai réalisé mon ethnographie où j’ai effectué 70 entretiens (la majorité des entretiens ont été faits entre 2014 et 2015) et de l’observation participante. J’ai mené des entretiens semi-dirigés durant lesquels les participantes étaient invitées à discuter de divers thèmes, incluant entre autres l’idéal de beauté local, les conceptions personnelles de la beauté féminine, le rôle de la beauté dans leurs vies et dans la société en général, les changements de leurs attitudes envers leurs corps et les causes de tels changements dans leurs vies, la façon dont leur entourage, surtout les membres de la famille et les autres personnes significatives (leur mari ou partenaire et leurs parents) interprètent l’apparence des femmes et l’impact de ces réactions sur leurs propres conceptions et pratiques esthétiques.

Au total, 70 femmes ont participé : 40 n’avaient pas d’enfants (célibataires ou mariées) et 30 étaient enceintes ou mères (l’âge de leurs enfants variait entre 6 mois et 6 ans et seulement deux participantes, Hui-Nan, 55 ans, et Bai-Xue, 42 ans, ont deux filles adolescentes). Il s’agit de femmes urbaines et instruites, titulaires de diplômes de maîtrise ou de doctorat obtenus d’universités taïwanaises ou étrangères reconnues. Elles habitaient à Taipei, la capitale (quelques doctorantes habitaient à l’étranger le temps de leurs études, mais se trouvaient à Taïwan lors des entrevues). Ces femmes étaient étudiantes ou occupaient de bons emplois – dans divers domaines, tels que la médecine, le droit, la finance, l’enseignement, la gestion. Ces dernières se considéraient appartenir à la classe moyenne. Toutes appartiennent au groupe ethnique Han. Soixante-huit répondantes s’identifiaient comme hétérosexuelles et deux se déclaraient homosexuelles. Leurs âges se situaient entre 25 et 55 ans au moment de l’entrevue. Les participantes ont été recrutées par la méthode boule de neige et les interviews ont duré environ entre une heure et une heure et demie et furent menées en chinois, langue que je parle couramment.

Comme exprimé plus tôt, les pays d’Asie de l’Est, dont Taïwan, ont vécu une « modernité compressée », de sorte que différentes composantes (locales et occidentales) et temporalités sociales (traditionnelles et modernes) coexistent. Concrètement, l’influence du néolibéralisme interagit avec un héritage confucéen toujours vigoureux, marquant une conception de soi « relationnelle » et ancrée dans des « rôles sociaux » (Berry, 2001 : 217). Le caractère relationnel du soi et l’influence familiale sur les individus ont rapidement attiré mon attention. Dans le cadre de ce projet qui visait au départ une analyse des interprétations subjectives des notions de beauté féminine et du travail esthétique que les canons de beauté actuels impliquent, j’ai vite réalisé que les prémisses individualistes, voire solipsistes, souvent invisibilisées dans les sciences sociales occidentales devaient être retravaillées et contextualisées (sur l’importance d’une perspective décoloniale, quant à l’analyse de la beauté, voir Liu, 2017 : 4). Il faut mentionner que trois femmes ont répondu à mes invitations d’entrevues avec leurs mères, me permettant non seulement d’effectuer des entrevues transgénérationnelles, mais aussi de prouver une proximité relationnelle entre mères et filles. Ma position s’apparente donc à celle de Liu, qui suggère qu’il s’agirait d’une erreur que d’opposer un soi autonome occidental à un soi relationnel non occidental, puisque ces deux modèles d’interprétation du soi se situent sur un spectre où des facteurs historiques, culturels et matériels sont en interaction (2017 : 148). Dans les entretiens comme dans mon analyse, il est apparu important de porter attention à l’influence de la famille et à la relation mère-fille quant au travail esthétique.

En outre, de nombreuses participantes (mères) ont partagé des informations sur l’éducation de leurs enfants, voire de leurs filles lorsqu’elles en avaient. Même lorsque les femmes (mères et célibataires) parlaient de leurs conceptions de la beauté et de leurs pratiques esthétiques, elles relataient très souvent des évènements de leur enfance et adolescence, de l’influence intergénérationnelle dans leurs familles et, surtout, de l’impact de l’attitude de leur mère et de l’éducation qu’elles en avaient reçue. Dans le cas des participantes qui sont mères, j’ai constaté que la gestion des soins aux enfants et de leurs pratiques de beauté leur était une tâche difficile ; elles m’ont parfois confié qu’il y avait des conflits entre leurs pratiques esthétiques et les soins donnés aux enfants. Par exemple, afin d’avoir la force de s’occuper des enfants, elles ne pouvaient pas faire de régimes draconiens comme elles l’auraient souhaité. Dans ces situations, elles abordaient fréquemment la question de leur enfant et des attitudes envers les enfants. Presque tous les entretiens réalisés avec les participantes qui avaient des enfants ont eu lieu à leur domicile et très souvent en présence de leurs enfants, ce qui m’a permis d’observer comment elles interagissaient avec eux.

Une autre partie des données provient de l’observation participante réalisée à Taïwan entre 2014 et 2017 (environ 33 mois). Ces données furent compilées dans un carnet de terrain et combinées à des photographies. En tant que mère de trois enfants, j’ai passé beaucoup de temps dans divers parcs, salles d’allaitement, sur les étages de jouets des grands magasins ou dans les restaurants spécialisés pour la famille ( 親子餐廳 ) dans diverses régions de Taïwan. Des participantes m’ont aussi invitée dans leur famille élargie lors de fêtes et d’évènements spéciaux afin de me faire découvrir leurs pratiques culturelles (célébrations et rituels) et de faire socialiser nos enfants. Ces invitations ont meublé la plupart de mes fins de semaine et de mes vacances pendant mes séjours à Taïwan, ce qui a favorisé une rapide acquisition de la confiance et un ressenti de proximité et de familiarité de la part des mères taïwanaises avec lesquelles je travaillais. En outre, ces évènements m’ont donné accès à de l’information privilégiée et à de l’observation participante proximale des relations mères-filles. Ces observations constituent une partie importante de mon analyse.

Tous les entretiens ont été retranscrits et, après avoir recueilli toutes mes données, j’ai mobilisé une approche d’analyse thématique (Braun et Clarke, 2013) pour classer et analyser les informations obtenues grâce aux multiples méthodes de collecte. J’ai ensuite effectué un codage ouvert, ligne par ligne, dans le but de générer des thèmes. Finalement, tous les noms utilisés sont des pseudonymes afin d’assurer l’anonymat des personnes rencontrées. J’ai obtenu le certificat éthique de mon institution [2] pour la présente recherche.

Résultats

La famille, lieu de la transmission du souci pour la beauté

La majorité des participantes ont confié que l’impact de la famille et des attitudes de leur mère sont souvent décisifs quant à leur rapport à la beauté et aux diverses pratiques esthétiques qu’elles adoptent. De nombreuses femmes affirment que malgré différentes influences provenant par exemple des médias de masse, de leurs amies ou de la famille, les positions de leurs mères sont cruciales et continuent de les influencer. Cette durabilité de l’influence s’expliquait, selon elles, par le fait que, même si elles sont adultes, voire elles-mêmes mères, elles gardent une relation étroite avec leurs familles et leurs propres mères, incluant des visites, des échanges téléphoniques fréquents et d’autres formes d’entraide. En plus, cette durabilité de l’influence maternelle prend une grande variété de formes, y compris des conseils, une aide matérielle, un soutien émotionnel, un partage d’informations – tel que des discussions sur la beauté, du renforcement positif, etc. [3] Par exemple, l’expérience de Lara (29 ans) est typique :

« [j]e pense que la première et la plus importante influence par rapport à l’apparence féminine vient de mon vécu dans ma famille d’origine. Ma mère surveille toujours ce que je mange et c’est souvent le sujet de conversation au téléphone, et ce, même lorsque je n’habitais plus chez mes parents. Elle me demande surtout si j’ai pris du poids ou si j’ai perdu du poids ou comment je m’habille, etc. Pendant longtemps, durant mes études universitaires, afin de m’encourager [à] maintenir une silhouette mince, chaque fois que je retournais chez mes parents, ma mère me demandait de me peser devant elle et si jamais j’avais réussi à perdre un kilo, elle me donnait 1000 NT [environ 30 $ US] comme récompense. De sorte que, maintenant, j’ai gardé l’habitude de faire attention à mon poids et à mon apparence. »

À la différence de Lara qui accepte globalement la notion de beauté féminine que sa mère lui a transmise, le cas de Le-le (25 ans) est représentatif d’une autre réalité de la relation mère-fille, un compromis ou un juste milieu entre différentes conceptions esthétiques :

« [m]oi, je suis quelqu’un qui n’aime pas me maquiller ou prendre le temps de bien choisir mes vêtements. Ça demande beaucoup d’énergie tout cela. Mais cette attitude m’apporte beaucoup d’ennui. Par exemple, ma belle-sœur est une femme très mignonne et qui aime la coquetterie : le type très féminin qui adore se faire belle. Tout le monde est gentil envers elle à cause de cela. Ma mère me répète souvent que c’est seulement avec ma belle-sœur qu’elle sent qu’il y a deux femmes dans cette maison. Avec moi, elle trouve qu’il n’y a qu’une femme à la maison – elle-même ! Finalement, afin d’éviter les critiques de ma mère, je commence à prendre un peu de temps pour m’arranger, dans la mesure du possible, pour qu’elle me laisse tranquille ! »

Si les participantes mentionnent l’impact familial et maternel quant à leurs conceptions et pratiques esthétiques, elles évoquent également la manière dont elles transmettent des conceptions et pratiques esthétiques à leurs filles. La plupart d’entre elles affirment que cela fait partie de la bonne éducation, et donc du fait d’être une bonne mère. Les cas de Bai-Xue (42 ans) et de Sylvia (34 ans) illustrent bien ce contexte socioculturel dans lequel se trouvent plusieurs mères taïwanaises. Sylvia me confie : « [i]ci, si tu as une fille, tu as plus de choses à faire et à contrôler. J’ai une fille et un garçon et lui, ça ne me dérange pas si tout est moins bien fait. Mais pour ma fille, je dois garder un œil particulier quant à ses habitudes, sa présentation publique, ses habitudes alimentaires et son poids. » Sylvia m’a raconté le cas de Bai-Xue, sa grande sœur, qui est professeure d’informatique dans un lycée et mère de trois enfants, dont deux filles, l’une enfant, l’autre adolescente. L’adolescente est rondelette, selon les critères taïwanais. Sylvia critique sa sœur :

« [e]lle […] exagère vraiment ! Ses enfants mangent ce qu’ils veulent ! Si ma nièce est grosse, c’est parce que sa mère ne la contrôle ( 管 guan) [4] pas assez ! Parfois, j’arrive chez eux, il est 15 h, et ils mangent du gâteau au chocolat en jouant aux jeux vidéo ! »

Puis, elle souligne répéter souvent à sa sœur, sur un ton de reproche et en s’adressant indirectement aussi à sa nièce : « [e]h ! Dis à ta fille de manger moins. Si tu n’arrives pas à la marier, tu ne seras pas heureuse toi non plus. » Bai-Xue, accusée de laisser sa fille manger au point d’être considérée comme grosse, répond à ces reproches : « [j]e n’arrive pas à la contrôler ( 我管不了她 Wo guan bu liao ta ). » Cependant, cette excuse suscite en général un autre reproche et une autre inquiétude de la part de Sylvia : « [s]i sa mère est incapable de gérer sa fille, elle [la jeune fille] va bien apprendre d’elle-même, mais durement. En plus, Bai-Xue sera accusée d’être une mauvaise maman et ma nièce, d’être une fillette problématique. Les gens vont les critiquer […] Plus tard, elles vont regretter. »

Cette situation est riche en enseignements. Premièrement, il est clair que la responsabilité de veiller à ce que sa fille fasse correctement son travail esthétique revient à la mère, alors que personne ne pense à blâmer le père de l’adolescente, qui est pourtant tout aussi « parent » que sa femme. Le reproche de Sylvia envers Bai-Xue témoigne que cette surveillance des corps féminins en développement est un devoir des femmes dans une même famille. Autrement dit, il incombe d’abord aux mères, puis aux femmes de la famille, soit aux grands-mères, aux tantes, etc., d’enseigner aux petites filles les gestes et le savoir-être nécessaires pour qu’elles soient jugées belles. Dans ce contexte, les femmes participent à la reproduction de cette inégalité qu’est la préoccupation pour la beauté, puisqu’elles perpétuent de telles pratiques de surveillance envers leurs filles. Deuxièmement, lorsque Sylvia s’inquiète du fait que sa sœur reçoive les critiques « des gens », cela montre que la responsabilisation familiale des mères interagit avec d’autres dynamiques sociales et extrafamiliales : il existe une pression sociale exercée sur les mères pour que leurs enfants répondent à certaines normes.

Un élément important à souligner est qu’à Taïwan, les critiques sont ouvertes, directes, mais aussi très dures. Les commentaires négatifs visant le corps des femmes sont monnaie courante. Par exemple, Shi-Liu a relaté avec émotion qu’un jour, accompagnée de sa fille elle a rencontré une collègue de travail de son mari. S’adressant à la petite, la collègue a commenté son apparence : « [o]h ! Tu ressembles plutôt à ton père [5]  ! Pas grave, lorsque tu seras grande, tu demanderas à ton père de payer quelques microchirurgies esthétiques ! » Cette histoire révèle que les rapports sociaux de sexe encadrent les comportements et orientent les jugements moraux : la femme est associée à l’apparence et l’homme, à la réussite matérielle. Ce climat, où le corps féminin devient facilement l’objet de commentaires négatifs, favorise une intériorisation des normes genrées par les mères, qui craignent le jugement d’autrui. Ainsi, le propos de Sylvia illustre qu’elle pense que la corpulence de sa nièce est un désavantage corporel, voire un danger, pour son futur. Comme le soulignent Wu et ses collègues (2022), les Chinoises sont particulièrement convaincues des avantages socioéconomiques de la beauté féminine. L’inquiétude de Sylvia témoigne du fait que le souci de la future compétitivité des enfants – ou dans les termes des critiques de l’idéologie néolibérale, la considération de la « futuralité » du capital humain (Rottenberg, 2017) – est toujours au cœur du travail de transmission esthétique.

Après avoir illustré la durabilité de l’influence et de la responsabilité maternelle quant à ce souci pour la beauté, je préciserai trois thèmes dominants ou trois domaines de pratiques esthétiques qui se dégagent des propos des participantes : contrôler l’appétit, protéger la peau du soleil et avoir une attitude, et une apparence dociles et « mignonnes ».

Beauté en devenir : manger peu, avoir une peau blanche et être mignonne

Devenir belle, un désir qui hante la relation mère-fille

« J’aimerais avoir une fille, je pourrais l’habiller comme une princesse ! » est une phrase que j’ai maintes fois entendue de la bouche de femmes taïwanaises envisageant une grossesse ou de mères ayant déjà un fils. « On veut que nos filles soient jolies. Si nos garçons sont laids, ce n’est pas grave, l’important est qu’ils aient du talent et soient intelligents. Si les filles sont jolies, tout le monde sera gentil avec elles […] ». Voilà les propos de San Xiao (34 ans), mère d’un garçon de 2 ans. Nous pourrions ainsi avancer que le désir d’être ou de devenir belle selon l’idéal dominant pour les petites filles débute avant même qu’elles soient nées. Ce désir accompagne beaucoup de femmes tout au long de leur vie (Keyser-Verreault, 2018a, 2018b) et a des incidences sur la relation mère-fille.

Dès l’instant où la mère pose les yeux sur son nouveau-né, elle se fait déjà une idée de son potentiel et peut constater ce dont il a hérité et le chemin à parcourir pour atteindre les idéaux selon son sexe. Certains nouveau-nés ont des « défauts », des écarts vis-à-vis de l’idéal local de beauté, et il faudra donc travailler à « améliorer l’héritage ». À Taïwan, une peau foncée, une tendance à la corpulence, des yeux très bridés qui « ferment » le regard, un visage trop rond, etc., sont jugés comme des « désavantages » visibles dès les premiers mois.

Les attributs corporels initiaux de la petite fille (poids, peau, etc.) conditionneront l’intensité de la transmission et le travail esthétique que les mères cherchent à implanter pour qu’il devienne naturel. Certaines sont jugées bien nanties : en effet, certains attributs du capital humain sont hérités et les filles n’ont qu’à entretenir cet héritage et à le mettre en valeur (une silhouette filiforme, un teint de lait). D’autres s’en écartent considérablement : pour ces dernières, la surveillance et le travail seront plus sévères et longs, puisqu’elles devront lutter contre un héritage défavorable et conquérir coûte que coûte les attributs valorisés. Dès les premiers mois, les mères se font déjà une idée du chemin à parcourir afin que leurs filles se conforment aux normes esthétiques. Dans l’intimité familiale, par imitation, les petites filles acquièrent les caractéristiques nécessaires pour devenir de belles femmes et pour éviter les remarques négatives. Certaines familles insistent plus fortement que d’autres sur l’importance de la beauté, mais le corps et le comportement de la petite fille, encore souples, seront rarement laissés sans surveillance et feront l’objet de commentaires multiples. Les sections suivantes illustreront le développement des trois attributs majeurs que les mères jugent décisifs pour leurs filles : la minceur, la blancheur de la peau et une allure mignonne sont les aspects les plus « malléables » – et les plus importants – et constituent la cible principale du travail qui incombe aux mères.

Manger avec modération

Des bambins jouent ensemble auprès de leurs mères. La mère d’une fillette de deux ans et demi l’appelle : « [i]l faut aller manger pour être belle et avoir de l’énergie pour jouer. » La mère continue en s’adressant à une autre mère : « [e]lle mange la viande et les légumes et elle laisse le riz. » L’autre mère répond : « [a]h ! C’est pour cela qu’elle est belle et mince ! Elle fait naturellement un régime [rires] ». [6] La mère de la fillette répond sur un ton qui se veut très positif : « [j]’ai une amie dont la fille ne mange que des légumes. Elle est super mince. » L’alimentation n’est pas abordée ici du point de vue de la santé (ce qui ne signifie pas que les mères ne se soucient pas de la santé de leur fille); c’est le poids qui prime. La mère crée un lien entre l’alimentation et la beauté et ce lien doit devenir naturel pour la petite fille. La perspective d’être belle doit motiver l’enfant à manger. L’articulation entre manger et devenir belle prônée par la mère est visible et le fait d’être belle devient séduisant au point de l’encourager à laisser son jeu de côté. Les mères discutent entre elles des éléments dont elles peuvent s’enorgueillir. Lorsque la mère parle des préférences alimentaires de sa fille, elle le dit sur un ton positif et sans gêne. Elle est fière que sa fille mange « naturellement » pour favoriser la minceur et donc être « belle ». Si l’enfant avait aimé la nourriture riche en gras et en sucre, la mère ne s’en serait sans doute pas vantée. Le ton positif témoigne que la situation est perçue de manière positive. Les deux mères poursuivent en échangeant sur les pratiques qui favorisent la minceur. Cette anecdote révèle que, dès la petite enfance, les filles reçoivent des remarques positives si elles sont minces et que leurs préférences alimentaires sont commentées en ce sens. Une petite fille gourmande fera l’objet d’une surveillance étroite, comme le montre l’exemple qui suit.

La scène se déroule lors d’une fin de semaine typique où les différentes familles de la patriligne se rencontrent dans la maison familiale. Tous les invités sont assis sur des chaises de rotin autour d’une longue table dans la cour d’une maison traditionnelle à Guanmiao, petite ville près de Tainan. Les membres de la famille se sont réunis à la maison familiale. Des collations de toutes sortes se succèdent sur la table. Invitée par Sylvia, je suis assise en face d’une mère, ses deux enfants, un garçon et une fille, et la grand-mère. Devant tant de bonnes choses à manger, les enfants sont excités et s’empiffrent joyeusement. À un moment, j’entends Sylvia dire à sa fille de 2 ans d’une voix puissante et sur un ton ferme : « [e]h ! Petite sœur ! Arrête de manger ! Ton ventre est assez gros comme cela ! » La petite fille tente de prendre un dernier morceau. Un claquement se fait entendre. Sa mère lui a tapé la main avec force. Poursuivant mon investigation, plusieurs répondantes ont confirmé que l’attitude de la mère était répandue. Xiao Ye souligne :

« [d]ire aux fillettes et aux femmes de ne pas manger trop est très fréquent et banal ici. […] Moi-même, maintenant, une adulte, je me suis fait dire une fois, par exemple, durant la pause midi avec mes collègues [ils étaient au restaurant] : “Est-ce que tu as remarqué que tu es la seule fille qui a tout fini ton assiette !” Exprimé sur un ton déplaisant de surprise ! »

Beaucoup de participantes m’ont confirmé que les petites filles sont encouragées à rester minces en mangeant avec parcimonie et que manger « à petites bouchées » ( 小口小口地吃像一個小女生 xiao kou xiao kou de che xiang yi ge xiao nüsheng ) est perçu comme un trait féminin. Selon les participantes, manger peu, manger des légumes et éviter les viandes, les féculents et les aliments riches en calories, faire attention aux matières grasses et essayer de les réduire ou de les éliminer sont de « bonnes » habitudes alimentaires pour les filles. Lorsque les filles ne le font pas, elles et leurs mères sont blâmées, et ce, surtout si la fille est rondelette. La mère a la responsabilité de contrôler l’appétit de sa fille et d’éliminer les tendances à la gourmandise. Tout bien considéré, surveiller le poids est la première responsabilité d’une mère concernant la beauté de ses filles ; la seconde semble être de protéger ou d’améliorer leur teint [7] .

Avoir une peau blanche

Une peau blanche est très appréciée à Taïwan ; un dicton populaire dit qu’« une peau blanche peut contrebalancer trois désavantages de l’apparence ( 一白遮三醜 ) ». Le teint basané est associé aux travailleurs agricoles, aux ouvriers des divers secteurs ou encore aux migrants d’Asie du Sud-Est (population souvent victime de racisme et de discrimination à Taïwan). Plusieurs participantes m’ont raconté leur choc culturel lorsqu’elles n’arrivaient pas à trouver, durant de séjours dans des pays occidentaux, des crèmes pour le visage avec l’effet blanchissant. Cai-Cai résume bien cette différence esthétique majeure entre Taïwan et l’Occident : « [v]ous aimez bronzer vos corps, alors que nous cherchons à blanchir notre peau à tout prix ! [8]  »

Ce souci d’avoir une peau blanche débute en fait in utero . Linda évoque les pratiques de « culture » de l’enfant à venir «  yang tai ( 養胎 ) » [9] . La pharmacopée chinoise propose des produits qui participent aux soins du corps et de ses fonctions, par exemple, la poudre de perle, réputée être bonne pour rendre la peau blanche. Linda précise que quand sa mère la portait, cette dernière a consommé de la poudre de perle afin que l’enfant à naître ait la peau blanche. La poudre de perle est souvent utilisée par les femmes taïwanaises, notamment lorsqu’elles sont enceintes, pour le maintien d’une belle peau et plusieurs croient que maintenir une peau blanche durant la grossesse en consommant de la poudre de perle influencera directement la qualité de la peau du bébé à venir.

S’il y a des aliments à privilégier, il y en a aussi à éviter [10] . Plusieurs répondantes ont insisté sur l’importance de ne pas consommer d’aliments foncés, tels la sauce soya ou le chocolat, afin que le bébé ait la peau pâle. Une dame élégante d’une cinquantaine d’années, que j’ai rencontrée dans une célèbre boutique de thé dans le quartier Tianmü de Taipei, m’a aussi parlé de l’influence de l’alimentation de la mère sur la couleur de peau du bébé à naître :

« [j]’aime tellement le thé. Je n’ai pas pu me résoudre à ne plus en boire lorsque j’étais enceinte. J’ai continué à prendre une tasse d’ Oolong ( 烏龍 Wulong) tous les matins. On me disait de ne pas le faire pour la peau des bébés, mais j’aime trop le thé ! [rires] J’attendais des jumeaux… et bien : il y en a un avec la peau foncée et l’autre avec la peau pâle ! »

Cet extrait montre que ce type de pratique est souvent soutenue par l’entourage des mères et donne parfois lieu à leur culpabilisation.

Si ces pratiques ne sont pas systématiques, elles témoignent néanmoins d’un souci certain pour l’apparence du futur bébé, de ce dont il va hériter, dans une culture où les peaux pâles sont valorisées et vues comme un signe de beauté.

Dans un tel contexte, les petites filles sont rapidement encouragées à se soucier de la blancheur de leur peau. « Quand j’étais petite, j’avais la peau très foncée, donc tout le monde me disait d’être plus blanche. Je fais donc très attention à mon teint », souligne Lara. Lara se faisait dire par « tout le monde » de « blanchir », mais surtout par sa mère, qui doit assurer le premier suivi. Elle a par la suite confié que, dès l’enfance, elle devait porter des vêtements longs et un chapeau l’été pour que sa peau ne devienne pas plus foncée. Lara, enfant, a rapidement appris à éviter le soleil, une compétence nécessaire à l’entretien d’une peau blanche. Un des accessoires utilisés à cette fin est l’ombrelle, non pas pour se protéger de la pluie, mais du soleil, et beaucoup de fillettes portent une ombrelle alors que leurs frères jouent librement.

Apprendre à mignarder

Outre l’apparence, l’acquisition des compétences nécessaires au travail de la beauté passe par la transmission et l’inculcation d’un savoir-être : celui de la mignardise. La beauté n’est pas qu’une apparence en deux dimensions, elle est aussi un corps qui a acquis certains savoir-être, savoir-agir et savoir-parler.

De nombreuses recherches montrent qu’une féminité docile et une tendance à l’infantilisation des femmes sont extrêmement populaires à Taïwan (Chuang, 2005 ; Keyser-Verreault, 2018a : 81-83 ; Yueh, 2017). Toutes les répondantes sans exception rapportent qu’être mignonne constitue une « qualité » cruciale, dans la mesure où les hommes préfèrent des femmes qui sont douces, fragiles et obéissantes, qui demandent souvent leur aide. Même Meili, maintenant professeure dans une prestigieuse université à Taïwan, qui critique vivement le culte du mignon, reconnaît que « si un homme taïwanais trouve une femme belle, c’est qu’il trouve quelque chose de soumis en elle […] si tu ne joues pas le jeu d’être mignonne, personne ne te trouve belle ! » Si être mignonne est valorisé et performé sur une base quotidienne avec brio par beaucoup de femmes, ce caractère est le résultat d’un enseignement direct ou par imitation. Apprendre à être mignonne occupe ainsi une partie importante dans le processus de socialisation des petites filles. Les mères procèdent par renforcement positif ou négatif. Être discrète, docile, parler avec une petite voix ou faire des gestes et des mimiques que les adultes considéreront comme « mignons » sont des comportements encouragés dès la petite enfance. Très tôt, les fillettes comprennent que le mot « mignon » est synonyme de « positif » et de « aimable » : devenir et être mignonne signifie recevoir des compliments de la part des adultes. Au contraire, ne pas être mignonne signifie les reproches et le mécontentement des adultes. « Fillette, si tu fais ça, ce n’est pas mignon » ( 小妹, 這樣不可愛 Xiaomei zhe ge bu ke’ai ) est une phrase que j’ai souvent entendue à Taïwan. Cette remarque visait à faire cesser un comportement jugé désagréable ou mauvais comme pleurer, pleurnicher, ne pas être obéissante, dire des grossièretés, se mettre en colère, etc. Les petites filles doivent être mignonnes pour être appréciées et jugées belles. Une petite fille qui n’obéit pas, pleure ou crie est généralement rabrouée, grondée et punie. Une mère qui dit à sa fillette à l’aéroport « [t]u n’es pas sage, tu n’es pas belle  !  » ( 妳不乖, 不漂亮 Ni bu guai, bu piaoliang ) d’un ton fâché lui inculque l’importance d’être belle, mignonne et, par le fait même, souligne les comportements à éviter. La petite fille doit être sage, ne pas déranger et obéir pour être jugée belle. Mes observations se rapprochent de celles de Farris (2004), qui montre comment, déjà dès la garderie à Taïwan, le genre est construit dans les confrontations entre filles et garçons et la manière dont chacun navigue dans le conflit selon son sexe. Les petites filles ne se battront pas avec les garçons et utiliseront le ton de persuasion propre au sajiao [11] . Elles ne seront pas agressives et, si elles le sont, les professeures seront surprises et le noteront : « [a]utant d’agressivité ! Tu es une fille ! » ( 這麼兇!女生啊! Zheme xiong ! Nüsheng a! ) (Farris, 2004 : 561). Être mignonne, c’est donner une impression d’impuissance enfantine, c’est-à-dire être inoffensive.

Être mignonne est aussi une question de « paraître » et de la maîtrise d’un « langage corporel ». Dans d’innombrables occasions, j’ai vu des mères corriger les gestes et les expressions faciales de leurs filles pour la pose de photo. Par exemple, une mère fait des photographies de sa fille d’environ 5 ans devant l’Université nationale de Taïwan et lui dit : « [l]es mains en haut, oui, comme cela c’est mignon. Les mains en bas. Très mignon ! Regarde par ici. » J’ai constaté que la majorité des fillettes à Taïwan savent comment se présenter d’une façon mignonne devant l’appareil de photo : le fameux signe en « V » fait avec les doigts, un grand sourire, la tête légèrement oblique ou une peluche placée près de son visage avec les jambes croisées et le corps courbé, etc. Finalement, Lu-Zen explique qu’il y a toutes sortes de techniques afin de paraître plus jolie lors de la prise de photographies et puisqu’elle les maîtrise bien, ses filles les connaissent et les font bien également.

La rationalité de cette responsabilité maternelle

Dans ses travaux sur l’esthétique de soi, Marion Braizaz souligne que dans le contexte français, la quête de la beauté est intimement liée à une aspiration réflexive à la singularité esthétique ou à une recherche identitaire d ’un soi authentique via l’apparence (2018 ; 2019). Ses travaux montrent que des femmes françaises valorisent davantage l’« authenticité » et un « charme » personnel, même si cette valorisation du charme est médiée par des normes esthétiques genrées. Néanmoins, l ’ethnographie qui sous-tend l’analyse présentée ici a illustré que le canon de beauté actuel à Taïwan est assez homogène et qu’il s’agit là d’ une beauté dominante standardisée . Une telle homogénéité n’est guère un hasard et je donnerai quelques pistes d’explications du point de vue de la rationalité néolibérale. En effet, le capital humain n’est pas composé par toutes les compétences dont on dispose, mais par celles qui font l’objet et sont le produit d’un investissement ou d’un entretien délibéré dans une conjoncture sociohistorique donnée. L’investissement délibéré se fait en fonction de la convertibilité de ces capitaux sur le marché, et c’est pourquoi Bröckling insiste sur le fait que « les entrepreneurs existent seulement où il y a marché puisque la visée de l’activité entrepreneuriale est le succès sur le marché » (2016 : 43). Ainsi, les compétences considérées comme un capital, l’investissement du capital et ses valeurs sur le marché sont intimement liées et hautement synchronisées. La convertibilité du capital sur le marché est donc déterminante. Dans le cas de Taïwan, la beauté « standard », celle de la zhenmei , est une valeur sûre pour les entrepreneures qui investissent délibérément dans leur apparence, puisqu’en réalité, cette beauté normée est une puissante monnaie d’échange qui surpasse les autres atouts du capital humain pour les femmes. J’évoquerai le cas de Zhen (29 ans) et de sa mère pour illustrer mon propos.

Lorsque Zhen a répondu à mon invitation d’entrevue, sa mère, madame Zhen (56 ans) souhaitait aussi y participer. Une fois l’entrevue avec sa fille terminée, madame Zhen m’a raconté qu’elle encourageait sa fille à investir dans son apparence et à faire attention à sa peau. Elle m’expliqua :

« [m]oi, je suis une femme au foyer et je ne savais pas que je devrais faire attention à mon apparence. J’ai investi mon énergie dans les soins à mes beaux-parents, comme beaucoup de femmes traditionnelles. Mais je pense que les temps changent et ça ne vaut plus la peine. Se négliger pour les autres comme nous l’avons fait ne mérite pas de sacrifier la vie des femmes. Regarde ma peau dans quel état elle est ! Je veux que ma fille soit heureuse et réussisse et qu’elle ait une vie propre à elle. Pour cela, la beauté est maintenant très importante : ayant cet atout, la vie sera plus facile, alors que sans cela, une femme va rencontrer beaucoup de difficultés. »

Les données des autres entrevues confirment les propos de madame Zhen. Investir dans la beauté et surtout dans le canon de la zhenmei est un moyen sûr pour une femme et les avantages qui en découlent sont grands. Or, l’interaction de l’individualisme néolibéral avec les valeurs locales engendre aussi un paradoxe : afin d’obtenir plus d’autonomie et d’ empowerment , les femmes mobilisent et détournent certains éléments du patriarcat. Autrement dit, avoir une apparence qui s’inscrit dans le canon de beauté standard de la zhenmei peut certainement se convertir en divers avantages, alors qu’une femme ayant un caractère fort et le montrant pourrait facilement être considérée, en contexte taïwanais, comme pas assez docile et mignonne, trop indépendante et ayant trop d’opinions ( tai duo xiangfa 太多想法 ).

Si l’individualité reste un « plus » ou un avantage dans le contexte français, dans le cas de Taïwan, la singularité est au contraire interprétée comme un « moins » ou un désavantage pour les femmes aux yeux de beaucoup d’hommes. Pour illustrer cette situation, voici l’histoire de Yi-Ping (42 ans), femme divorcée : « [m]on ex-mari n’aime que les filles “très simples” – c’est-à-dire quelqu’un sans trop d’opinions. Il appréciait mon corps, ma chair, mais pas mon cerveau ! » Même si Yi-Ping est une zhenmei , selon les critères de l’idéal de beauté taïwanais, son ex-mari considère que son intelligence et sa forte personnalité sont problématiques et agissent au détriment de l’appréciation qu’il entretient à l’égard de cette femme. Conséquemment, cet idéal de beauté homogène et standardisé ne peut pas être expliqué complètement par le conformisme des filles et des mères, mais la valeur de l’apparence, vue comme un capital humain, dépend essentiellement de sa rentabilité sur le marché du mariage. L ’homogénéité des préférences esthétiques des hommes domine sur ce marché, comme Linda (27 ans) le souligne : « [j]’ai remarqué qu’il y a plusieurs types d’hommes séduisants, mais un seul type de femme. Chaque femme a son propre type d’homme. Mais les hommes n’aiment que le même genre de femmes. » L’homogénéité du travail esthétique chez les femmes s’explique essentiellement par la convertibilité du capital beauté sur les marchés (du mariage ou de l’emploi) et la beauté « standard » est la devise forte qui circule sur le marché actuel.

Je voudrais néanmoins souligner deux points importants. D’une part, il existe des variations, des négociations, des prises de distance et des réappropriations dans les propos venant des mères et des filles. D’abord, plusieurs participantes montrent une attitude ambiguë envers l’idéal de beauté : elles entreprennent parfois un intense travail esthétique tout en critiquant la nature nuisible et irréaliste de cette quête. On retrouve également cette ambivalence dans les écrits (Malatzky, 2017). La plupart des femmes ayant participé à cette recherche ont, dans le cadre de leurs études, passé quelques années (entre deux ans et plus de dix ans, selon les cas) en Europe ou en Amérique du Nord. Certaines travaillent aujourd’hui dans des secteurs qui exigent un standard esthétique plus haut que la moyenne de la part des employées, tel que dans le secteur des finances, ainsi que dans les professions nécessitant un contact direct avec les clients. Néanmoins, il y a des cas marginaux comme celui de Hui-Nian (55 ans), docteure en protection de l’environnement et mère de deux jeunes femmes. Elle fait partie des exceptions dans le corpus de données, puisqu’elle n’invite pas ses filles, tout comme elle-même, à entreprendre un important travail esthétique, mais plutôt à valoriser une allure naturelle. Elle me dit avec une certaine fierté : « [j]’ai deux filles adolescentes et elles sont naturelles, un peu comme moi. Elles ne portent pas de maquillage ou de vêtements à la mode. » Cependant, elle ajoute sur un ton amer : « [m]ais, mes filles n’ont pas de copain… » Si Hui-Nian éprouvait le besoin de souligner ce point, c’est qu’elle était consciente qu’en étant « naturelles », en ne faisant pas tout le travail esthétique demandé par les normes sociales, ses filles étaient désavantagées. Elles n’avaient pas les attributs valorisés du capital humain pour que les hommes s’intéressent à elles sur le marché des rencontres affectives. Paradoxalement, le propos de Hui-Nan témoigne d’une pression sociale immense quant à l’apparence féminine. Comme elle, plusieurs participantes confirment ce que Widdows (2018 : 35) a indiqué : « [f]ait important, en tant qu’individus, nous ne choisissons pas nos idéaux de beauté. Nous choisissons la mesure dans laquelle nous nous conformons à eux, mais la mesure dans laquelle nous pouvons le faire est limitée par la domination de l’idéal (ma traduction). » Certaines participantes ont tout de même confié qu’elles confrontaient fièrement leurs parents et leur tenaient des propos comme « un beau visage n’est pas la seule chose importante dont les femmes devraient se soucier » (Wan-Ping, 28 ans) ou « je ne compte pas sur une belle apparence pour gagner ma vie » (Ping-Ping, 30 ans). Le plus souvent, ces femmes avaient été en contact avec les discours féministes occidentaux lors de leurs études à l’étranger. Certaines d’entre elles, face à d’autres manières d’être femme, avaient vécu une certaine « désubjectivation » et étaient maintenant critiques à l’égard d’une si grande préoccupation pour l’apparence des femmes dans leur milieu d’origine.

D’autre part, je voudrais préciser que les participantes à cette étude ne sont guère dupes du mythe de beauté. Derrière une apparence plutôt standardisée se cachent des personnalités différentes et des esprits qui font preuve de beaucoup d’habileté à naviguer à travers les relations sociales souvent complexes. Face aux hommes, maris, amis ou collègues masculins, elles agissent avec intelligence et font parfois usage de ruses. Plusieurs m’ont raconté comment elles manipulent leurs homologues masculins avec habileté et comment elles réussissent à détourner les situations en leur faveur avec leur mari, en faisant usage de leur beauté. La conclusion de Huixin illustre bien la raison d’une telle « dualité » ou « double personnalité » maintenue volontairement et habilement par beaucoup de femmes : « [l]a beauté et un esprit rusé sont souvent une recette gagnante dans cette société encore dominée par les hommes. » 

Conclusion

Nous avons vu que les compétences nécessaires au travail de la beauté sont acquises depuis l’enfance par un investissement délibéré des mères qui ont la responsabilité de veiller à cette transmission. Cette recherche montre que la beauté des femmes est le produit d’un travail incessant de transmission et de corrections. Se souciant du futur de leur fille et considérant l’apparence comme un atout déterminant sur le marché du mariage et de l’emploi, entre autres les mères encouragent leurs filles à devenir des entrepreneures de leur corps en apprenant à manger avec modération, à conserver une peau blanche et à être mignonnes. Du côté de la relation mère-fille, on responsabilise souvent les mères occidentales à renforcer l’image corporelle de leurs filles afin de balancer l’impact de l’industrie de la beauté ou de la culture de « sexualisation » contemporaine (voir Maor et Cwikel, 2016). Concernant la promotion de la diversité corporelle, il y a un décalage entre l’idéal et la réalité. Dans plusieurs familles, les corps des femmes sont encore contrôlés et influencés, à différents degrés, par les normes genrées. En contexte occidental, de telles pratiques de surveillance et de dressage des corps auraient davantage de chances d’être condamnées par les discours soulignant l’importance de bâtir la confiance en soi des filles envers leur corps, une autre responsabilité la plupart du temps attribuée aux mères, qu’on présente comme les premiers modèles en ce sens. Cependant, notre analyse a montré que dans une société marquée par de fortes inégalités entre les genres, les mères taïwanaises se sentent responsables de surveiller et d’encourager la formation du capital beauté de leurs filles et cette surveillance est souvent effectuée au détriment de saines habitudes alimentaires et, surtout, d’une image corporelle positive. Ce paradoxe s’explique par le fait que, pour se distinguer dans un monde compétitif, l’apparence est un capital déterminant qui domine le marché actuel pour les femmes. Il est à noter que la surveillance, une fois acquise, devient autosurveillance, ce qui permet aux femmes, devenues adultes, de continuer le travail de l’esthétique afin de valoriser leur capital beauté. Autrement dit, la formation des entrepreneures de soi s’enracine dans le milieu familial marqué par des inégalités de genre où les femmes, notamment les mères, sont mobilisées et responsabilisées.

Pour terminer, il serait intéressant d’approfondir la relation entre le statut professionnel des mères, leur propre parcours de socialisation esthétique et l’influence de ces facteurs quant à la transmission esthétique qu’elles mettent en œuvre envers leurs filles. Il faut aussi attirer l’attention sur la question des classes sociales dans cette recherche. Les participantes occupent des positions privilégiées pour plusieurs raisons (ethniques, sociales, économiques et culturelles, etc.). Elles disposent de nombreuses autres ressources pour négocier ou contrebalancer le carcan des normes genrées de beauté. Cela est loin d’être le cas de toutes les femmes taïwanaises. Puisque la mobilité de classe est une préoccupation primordiale pour les parents des classes populaires, en particulier les mères (qui sont conscientes qu’un bon mariage peut réellement changer les conditions de vie d’une femme), il serait intéressant d’approfondir cette problématique en analysant la manière dont les mères d’autres classes sociales se soucient de la beauté de leur fille et de l’impact de cette beauté sur leur futur.