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« On a été amené, avec les parents, à partir comme ça dans le militantisme, par la force des choses ». Ces paroles d’Irène Delvaux, employée municipale retraitée, forment une sorte de condensé de l’entretien qu’elle nous accorde chez elle à l’automne 2000[1]. Le pronom « on » ne renvoie pas uniquement à sa fratrie (elle a deux sœurs et un frère), mais à elle-même, dans une forme de dé-singularisation qui n’est pas rare chez les individus de sa génération et de son milieu social : à l’image du « nous » des ouvriers de la working class britannique (Hoggart, 1970 [1957]), ce « on » évoque un ensemble de collectifs emboîtés auxquels cette femme des classes populaires s’identifie puissamment – sa famille, le groupe ouvrier et le Parti communiste français (PCF).

Née à Meurin, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, en 1936 (« la bonne année ! » plaisante-t-elle en référence aux conquêtes sociales du Front populaire), elle est la fille de deux militants communistes, eux-mêmes issus de familles de mineurs engagés dans le mouvement ouvrier. Son histoire est celle d’un héritage politique dans lequel le père, permanent puis élu du PCF, est présenté comme une figure clé, jusque dans le désengagement. Il s’agit moins, ici, de retrouver les modalités « en actes » de la transmission intergénérationnelle de schèmes politisés et politisants (qui, dans ce cas, échappent à l’observation) que de partir d’une construction narrative recueillie en entretien, et de reconstituer la trajectoire de cette enquêtée en la rapportant à ses conditions sociales de possibilité : un ancrage social et local, une génération, mais aussi un état évolutif des classes populaires et de l’institution communiste entre les années 1930 et les années 1990[2].

À rebours des analyses de l’engagement en termes purement idéologiques ou rationnels, et d’une approche segmentée du militantisme, cette étude de cas montre un investissement communiste arrimé à une histoire familiale, mais aussi à une histoire sociale et politique, tant locale que nationale. En articulant l’analyse des dispositions à celle des structures et contextes évolutifs qui les conditionnent, elle s’inscrit dans l’étude de la socialisation comme dans la sociohistoire des partis politiques et des affects[4]. La reconstitution de cette trajectoire permet en outre d’éclairer le devenir militant d’une femme qui oscille, nous le verrons, entre effacement et affirmation politiques.

Communiste « tout naturellement »

Irène Delvaux est une communiste native (Leclercq, 2008 ; 2018 ; 2022) au sens où elle vient au monde dans un milieu social, local et familial marqué par l’entreprise de consolidation du PCF. Meurin, la commune dans laquelle elle voit le jour en 1936, est alors administrée par le Parti socialiste-Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), organisation implantée de longue date dans le bassin minier et concurrencée de façon croissante par le PCF à partir des années 1930. Entre la « vieille maison » socialiste et son adversaire communiste, Irène n’a pas à hésiter : elle « prend parti » en faveur de la version communiste de la réalité, dans laquelle elle est plongée dès l’origine et qui s’impose « par la force des choses » : « Quand on est né dans une famille de militants, le parcours se fait tout seul. Ça va de soi. On ne cherche pas à savoir, on est baigné dans ces idées-là. C’est comme ça, je sais pas ! Automatiquement, on suit le parcours, ça vient tout naturellement ».

Si l’on peut voir dans ce témoignage une illustration des travaux classiques sur la transmission des attitudes politiques au sein de la famille (Jennings et Niemi, 1968 ; Percheron, 1974)[5], il faut insister sur le caractère infraconscient et essentiellement pratique de ces socialisations communistes « au berceau ». Être « né dedans », c’est incorporer l’engagement communiste comme le monde tout court plutôt que comme l’un des mondes possibles (Berger et Luckmann, 1996 [1966]). C’est dans l’intériorisation des conditions objectives que se forge insensiblement l’ajustement du possible et du pensable, et la perception d’un avenir désirable. Dans cette configuration, on ne « devient » pas communiste, on l’est « toujours-déjà », sur le mode de l’habitus en affinité avec ses logiques de constitution : « L’agent engagé dans la pratique connaît le monde, mais d’une connaissance qui […] ne s’instaure pas dans la relation d’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou un habitat familier. Il se sent chez lui dans le monde parce que le monde est aussi en lui sous la forme de l’habitus, nécessité faite vertu qui implique une forme d’amour de la nécessité, d’amor fati » (Bourdieu, 1997 : 170). Ici, tout concourt à la naturalisation de l’engagement : l’enracinement d’Irène Delvaux dans un espace social local, dans une époque et dans une famille où la réalité communiste, incontournable, rend le devenir militant inéluctable.

Si l’on peut sans doute admettre que l’« on ne naît communiste que par métaphore » (Lavabre, 1994 : 264), l’appartenance native est douée d’une consistance spéciale et construit un rapport des individus à l’institution communiste qui s’assimile à une illusio, cette logique d’investissement dans un champ qui « n’est pas de l’ordre des principes explicites, des thèses que l’on défend, mais de l’action, de la routine, des choses que l’on fait parce qu’elles se font et que l’on a toujours fait ainsi. […] Aux questions sur les raisons de l’appartenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, les participants n’ont rien à répondre, en définitive, et les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas ne sont que des rationalisations post festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour les autres, un investissement injustifiable » (Bourdieu, 1997 : 123). En cela, le discours des natifs est plus réaliste que métaphorique : il témoigne de cette sorte « d’adhésion indiscutée, préréflexive » (Bourdieu, 1980 : 112) qui précède et prépare l’adhésion de papier.

Forts des apprentissages déposés en eux dès leur prime socialisation et par le truchement de messages congruents, les natifs entrent au PCF avec une connaissance intime des manières d’être, de faire, de penser qui ont cours dans l’espace partisan, et qui leur permet de s’y projeter avec une espèce d’évidence. Au-delà du fait d’être « nés dedans », ils ont appris à être « nés pour » le parti, pour le servir et le perpétuer. Les natifs sont amenés à s’investir dans ce jeu et ses enjeux parce qu’ils portent en eux l’adhésion forte aux règles du jeu et l’intérêt à les reproduire.

Grandir dans le bassin minier du Pas-de-Calais (années 1930-1950)

L’enfance et la jeunesse d’Irène Delvaux s’inscrivent dans une configuration socialement typée et politiquement orientée. Dans le bassin minier du Pas-de-Calais, les activités sont alors structurées par les enjeux de l’industrie houillère, qui se développe surtout à partir de la seconde moitié du 19e siècle. Si, dans un premier temps, les ouvriers des mines sont peu nombreux au regard des autres secteurs de l’industrie française (notamment du textile), les années 1890-1910 voient se former une importante main-d’œuvre prolétarienne dans le secteur extractif. Les mines se développent fortement dans les trente premières décennies du 20e siècle. Les populations ouvrières, éprouvées par leur expérience du déracinement, leurs difficultés économiques et les lourdes conséquences de la Première Guerre mondiale, sont réceptives au travail des organisations syndicales et politiques, qui reconstituent les sociabilités populaires et fidélisent les communautés locales (Noiriel, 1986 ; Mischi, 2003). Le PCF se consolide dans le bassin minier en s’employant à politiser et à contrôler les relations sociales (professionnelles, culturelles, récréatives, etc.) déjà partiellement constituées hors de son giron, et en prospérant dans les sites où les traditions ont été défaites et oubliées, comme dans les communes détruites pendant la Grande Guerre et reconstruites autour de la mine[6]. C’est notamment en investissant la CGT que les militants du PCF parviennent à concurrencer les socialistes au sein du syndicat, puis dans certaines communes ouvrières. Les grèves de 1936 sont, à cet égard, un moment décisif dans la « conquête » d’une partie du bassin minier.

Si Irène Delvaux passe son enfance dans une municipalité où la SFIO résiste entre les deux guerres à la concurrence communiste, elle n’en est pas moins prise dans un réseau serré de pratiques et de références qui tiennent à l’engagement de tous les siens au PCF. Comme le souligne Jean-Paul Molinari, « naître en pays minier entre 1920 et 1960, et spécialement dans ses zones rouges, y venir au monde, mais aussi au travail, dans un monde sédentarisé par l’emploi et l’habitat […] impliquent une probabilité forte de socialisation, sinon socialiste ou communiste, du moins socialisante ou communisante. Par le travail et le syndicat, par l’habitat et la mairie, par l’ensemble des associations que dirigent syndicats et municipalités, la famille de mineurs se trouve au nœud des relations politiques » (Molinari, 1996 : 55). À partir des années 1930, le PCF conquiert des municipalités et le communisme fonctionne comme un système d’action qui, sans se résumer au parti, s’organise et rayonne autour de lui. La puissance partisane, construite sur la « triple structuration collective de l’existence du mineur autour des fosses, des corons, des familles », irrigue l’ensemble des activités sociales au sein de la « totalité communale » (Molinari, 1996 : 57). Le communisme est dans les têtes, dans les corps, dans le tout de l’existence. « La presse aussi, ça comptait », précise Irène Delvaux, « on lisait les journaux du parti, il faut dire qu’à la maison, y en avait pas d’autre ! ».

Dans sa période de structuration et de consolidation, le PCF étend donc son influence aux multiples segments de l’existence ouvrière, constituant des réservoirs d’adhésion dans la population enfantine. Les natifs, formés presque à leur insu aux attendus de l’organisation, entrent dans le parti après que le parti est entré en eux, de sorte que l’engagement ne peut représenter pour eux qu’une continuation. Ils incarnent une forme de socialisation partisane d’autant plus aboutie que le communisme s’infiltre dans les groupes primaires, à commencer par la famille.

Parents et parangons

Les usages politiques des traditions ouvrières ne renvoient pas seulement à des activités « extérieures » (sociabilités festives, corporatives et de quartier), mais structurent aussi des catégories de pensée, notamment dans la mémoire des familles. Le « principe organisateur de la mémoire vivante » des ouvriers se loge surtout, pour Michel Verret, dans son « groupe réel d’existence », la famille, « dont la continuité en lignée fait sans doute plus pour la transmission de l’expérience de classe que la continuité d’organisation, dont elle est souvent ailleurs la médiatrice, en lignées militantes » (Verret, 1984 : 426). Les moments glorifiés par le PCF, ses faits d’armes, ses figures héroïques, ses événements marquants, trouvent un écho dans les souvenirs et les personnages des familles communistes. En disant qu’elle est née « la bonne année », Irène Delvaux traduit en quelque sorte la réussite de cette entreprise politique de cadrage mémoriel : le Front populaire, qu’elle ne peut à l’évidence se remémorer, est un acte de naissance d’autant plus valorisant qu’il est célébré par les organisations syndicales et partisanes, plusieurs décennies après, comme « le paradigme d’un mouvement de grève victorieux, jusque pour ceux qui n’y ont pas, ou guère, participé » (Vigna, 2006 : 146). En rencontrant le passé familial, l’histoire façonnée par le PCF au moyen d’un ensemble de productions symboliques (livres, chants, peintures, films, emblèmes, gestes, commémorations) prend la consistance d’une histoire vive capable de s’incarner dans des proches et de se transmettre à une descendance.

La famille communiste, dans le bassin minier de cette époque, tend à transformer certaines figures familières en exempla, comme le fait le parti avec ses dirigeants. Les récits d’enquêtés portent la trace des dispositifs éthiques incarnés par les légendes familiales. Les anciens sont autant convoqués pour eux-mêmes que parce qu’ils personnifient les valeurs ouvrières et les qualités militantes de leur génération. Si l’idéalisation des parents est courante chez les enfants, elle nous intéresse ici en tant qu’elle structure l’identification au communisme. Le père d’Irène Delvaux est la figure centrale de son récit, au point qu’il occulte les autres membres de sa famille – époux, frère et sœurs, enfants – dont elle parle peu, moins en raison d’une quelconque hiérarchie affective que du contexte de l’enquête et des priorités qu’elle impute à l’entretien. Parler du parti, c’est parler du père, qui en est pour ainsi dire l’incarnation synecdochique.

Ce père, Jacques Lambret, est né en 1909 à Meurin, dont il deviendra maire près de 70 ans plus tard en ravissant ce mandat au candidat socialiste. Fils d’un mineur anarcho-syndicaliste, titulaire du certificat d’études primaires, il parvient après plusieurs tentatives infructueuses – en raison notamment de l’activisme révolutionnaire de son père – à se faire embaucher par une compagnie minière. Il travaille au jour, d’abord sur les machines-outils, puis au chemin de fer. Adhérent des Jeunesses communistes dès l’âge de 19 ans et membre de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) des mineurs, il devient à 26 ans responsable d’une fédération syndicale. Simultanément, il occupe des fonctions de responsable local du PCF à Meurin. Il est congédié par la compagnie qui l’emploie en raison de son engagement. Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier et parvient à s’évader, puis reprend ses activités syndicales et partisanes dans le bassin minier dès la Libération. Entre 1945 et 1948, il exerce des mandats de premier plan, tant à la CGT-mineurs qu’au sein de la fédération communiste du Pas-de-Calais.

Irène Delvaux est moins diserte sur sa mère, sans qu’il faille, là non plus, en déduire un partage inégal de ses investissements affectifs, mais plutôt un indice de l’incorporation de la division sexuelle des rôles dans les familles ouvrières communistes de l’époque. Une division des rôles qui se traduit, de façon traditionnelle, par l’assignation des femmes aux tâches d’entretien et de reproduction du foyer, parfois au détriment de l’emploi salarié : « on était quatre enfants à la maison, ce qui fait qu’elle n’a jamais travaillé ». Cette mère n’est toutefois pas réductible à son rôle domestique : résistante pendant la guerre, elle reste engagée à la Libération dans le cadre de l’Union des femmes françaises (UFF), organisation « satellite » du PCF (Fayolle, 2005 ; Loiseau, 2018). Parallèlement, elle milite dans sa cellule de quartier. À cette époque et dans le monde minier, les couples où les deux époux sont permanents restent relativement rares : « il n’en faut qu’un des deux, résume Irène Delvaux, les deux c’est pas possible ». Il n’empêche que ses parents, « modèles de militantisme », font école : les quatre enfants deviendront militants du PCF, mais, contrairement à leur père, aucun ne sera directement salarié du parti. Le seul fils, revenu « déglingué » de son service militaire en Algérie, se mariera tôt et quittera le bassin minier pour vivre dans le midi de la France, où il militera à la base.

L’enquête dans le bassin minier tend à confirmer l’existence d’un familialisme ouvrier (Verret, 1988 ; Schwartz, 1990). Mais si l’enfant permet aux parents d’accéder à une « identité doublement positive » – sexuelle, liée à la fertilité, et sociale, liée à la responsabilité parentale –, s’il s’offre « au vœu de possession parental, support d’un puissant fantasme d’appropriation et d’avoir » (Schwartz, 1990 : 136), il projette en retour sur ses parents un ensemble de fantasmes et se construit dans le désir d’obtenir leur reconnaissance. La prégnance des références aux parents militants est ainsi une donnée difficile à ignorer dans la reconstitution des trajectoires de natifs. Dans la génération des enquêtés, le père, monopolisant généralement les responsabilités partisanes, est au centre des vocations militantes de sa progéniture. Si la mère tend à être « la figure directive et tutélaire de l’ensemble familial » (Schwartz, 1990 : 180) et si elle peut être amenée à militer – ici à l’UFF –, le père détient le privilège des activités les plus valorisées à l’extérieur. Son aura est décuplée par son absence : « on le voyait pas souvent », se rappelle Irène Delvaux, « il partait très tôt le matin, il rentrait très tard le soir, les réunions sans arrêt. Il était trop pris, oh oui, beaucoup trop pris. C’est vrai qu’on a été élevés par ma mère ». Mais ce sont surtout les qualités de son père qu’elle égrène : « très intègre, très honnête », il a « gravi tous les échelons » jusqu’à diriger la fédération communiste du Pas-de-Calais et obtenir, plus tard, des mandats électifs locaux et nationaux. Accaparé par son engagement, dispensé des contingences quotidiennes, mais nimbé de sa notoriété et grandi par ses fonctions, il réalise aux yeux de sa fille « un parcours sans faute ».

Son entrée à l’Assemblée nationale, au début des années 1970, s’impose comme un moment épique de l’histoire familiale : « Incroyable ! Quand il a été élu, on était fous ! […] On regardait les résultats du premier tour à la télé, et quand on a entendu qu’il était arrivé en tête, j’ai dit à mon mari “mais il va être élu” ! Mon fils était couché, j’ai été le réveiller, j’ai dit “Pépé est en tête” ! On ne s’y attendait pas du tout. Il avait eu une vie de militant incroyable, mais il y avait toujours un écart avec le militant socialiste, ce qui fait qu’il n’y arrivait pas. Et là il y a eu un revirement, il a tout gagné ! ». Peu après, il prend la mairie de Meurin : « la consécration de toute une vie de lutte. Une vie de militantisme vraiment intègre ». Ce parcours est d’autant plus admirable pour Irène Delvaux qu’il est celui d’un fils du peuple dépourvu d’héritage culturel et d’assurance sociale : « Il regrettait toujours de ne pas avoir fait de longues études. Quand il préparait un discours à l’Assemblée ou un dossier, il mettait beaucoup plus de temps que ceux qui avaient été à l’école plus longtemps, et il souffrait de ça. Alors il lisait beaucoup, beaucoup, beaucoup, pour essayer de rattraper un peu. Mais il a souffert. D’ailleurs il était toujours pour les diplômes. Mais déjà, le certificat d’études, il avait été reçu premier du canton, c’était quelque chose de formidable pour son milieu ». Derrière l’éloge de l’acharnement au travail et de l’avidité intellectuelle, on reconnaît le système de dispositions des ouvriers de cette génération, armés de leur scolarité primaire et devenus, au sein du PCF, des autodidactes appliqués, engagés sur le mode de l’oblation (Pudal, 1989).

Ainsi le pater familias suscite-t-il un ensemble de projections idéalisées : pour ses enfants, il incarne les valeurs partisanes, à moins que le parti ne transpose politiquement les qualités paternelles. Sa grandeur symbolique est décuplée par sa stature partisane. Son autorité s’étend du microcosme domestique au jeu politique national, en passant par tous les secteurs de l’administration locale : il est permanent du parti, responsable syndical, député, maire et père. Les enfants d’un tel leader, comme ceux des dirigeants nationaux et internationaux, grandissent à la fois dans l’ombre et dans la lumière du grand homme (Thorez, 1982 ; 1985). Le récit d’Irène Delvaux porte la trace de cette ambivalence. Si le rayonnement paternel la renforce, il l’inhibe également. Pourtant, la fierté reste la dominante de son discours : le nom et le renom du père ponctuent le récit, son potentat est martelé. On conçoit qu’une telle configuration, fût-elle enjolivée rétrospectivement, soit de nature à produire des formes durables d’identification partisane, mais que l’engagement soit aussi conditionné par la préservation de la gloire du père.

Normes partisanes et principes éducatifs

Comme d’autres enquêtés, Irène Delvaux témoigne de la pénétration de la culture partisane dans l’éducation des enfants : « on était en plein stalinisme ». Le stalinisme structure la personnalité des militants communistes de l’époque – a fortiori des cadres (Boulland, 2016) – et, du même coup, la vie familiale[7]. « Nos parents, c’étaient des staliniens, faut dire le mot. On a été élevé comme ça et ça a été dur. Le stalinisme, c’était trop rigide ». Obéissance au chef de famille, rigorisme moral, rapport déférent au savoir : toute jeune, Irène acquiert des dispositions ascétiques ajustées au modèle militant communiste, ce qui rend son adhésion d’autant plus « naturelle ». Le lien de connivence entre individus et institution trouve ici sa plus parfaite expression. L’habitus épouse les normes partisanes, préfigurant une totale adéquation avec le jeu institutionnel, pour autant que les règles de ce jeu continuent d’être en consonance avec les structures incorporées.

C’est armée de cette intransigeance morale et politique, et familière du « carcan » stalinien, qu’Irène vient au militantisme, à la différence de la benjamine de sa fratrie, née onze ans plus tard qu’elle et bénéficiaire du relatif relâchement des exigences parentales : « Ma plus jeune sœur, c’est pas pareil, elle est née après la guerre, elle n’a pas milité tout de suite comme nous. Elle n’a pas eu la même jeunesse, elle avait le droit de sortir plus que nous, par exemple. C’était pas la même époque, ça avait déjà bougé ». Si cette sœur a connu une autre phase de de la vie partisane et, corrélativement, de la vie familiale, Irène Delvaux apprendra plus tard à se défier des principes staliniens, sous l’influence des revirements stratégiques du PCF et d’un ensemble de transformations sociales autorisant une certaine humeur antiautoritaire.

Une vie militante « à la base » et « sans faute »

En 1950, alors qu’Irène Delvaux est âgée de 14 ans, sa famille quitte Meurin pour Lens afin de faciliter le travail de son père, membre dirigeant de la fédération communiste du Pas-de-Calais et responsable syndical CGT au niveau régional, puis départemental. Dans cette période, en dépit de la valeur accordée par son père aux diplômes, elle interrompt sa scolarité : « je suis allée jusqu’en quatrième, après j’ai fait une école de dactylo ». Elle raconte cet épisode sur le mode du choix, mais non sans conscience, du moins a posteriori, des contraintes économiques du foyer : « C’est moi qui ai voulu arrêter l’école. J’avais envie de travailler parce qu’à la maison, il n’y avait que le salaire de militant de mon père, qui à l’époque était versé 3, 4, 5, 6 fois l’an selon les rentrées de cotisations, et on en avait marre de voir tout le temps notre mère se débattre dans des difficultés pas possibles, alors on voulait travailler, ma sœur aînée et moi ». Ce « choix » révèle l’ambivalence des deux sœurs par rapport à la distribution traditionnelle des rôles dans les classes populaires : témoins solidaires de la charge considérable de leur mère pour gérer les ressources économiques limitées du foyer, elles deviennent assez tôt des auxiliaires de leur père pour participer aux finances domestiques, dans une génération où l’emploi féminin se généralise, mais au détriment d’ambitions professionnelles qui auraient requis une scolarité plus longue (Schwartz, 2018).

Une adhésion précoce

À l’âge de 15 ans, inscrite en formation de dactylographie, Irène Delvaux devient membre de l’Union des jeunes filles de France (UJFF), mais elle exprime le sentiment d’y avoir été cantonnée dans des tâches peu stimulantes, car insuffisamment « politiques » : « Je trouvais que les jeunes filles, c’était pas suffisant, c’était pas assez politique, alors tout naturellement, j’ai donné mon adhésion au parti pour faire autre chose, pour faire plus ». On reconnaît ici les effets de son éducation par des militants intransigeants, notamment un père « très politique », salarié du parti. Le « façonnage organisationnel » (Sawicki et Siméant, 2009) va dans le sens d’une priorité accordée aux questions idéologiques et stratégiques (Mischi, 2003). L’incorporation par Irène Delvaux de la centralité partisane transparaît dans sa critique, certes énoncée a posteriori et dans un contexte qui favorise la réflexivité, du découpage des activités communistes en groupes segmentés : « Pourquoi les femmes d’un côté, les jeunes de l’autre ? Il y a un parti, c’est tout. On est tous au même niveau. J’ai toujours été contre ce truc de femmes sur les côtés. C’est vrai qu’il y a des choses parfois différentes des hommes, mais le but quand on milite, c’est le même. Alors pourquoi faire des comités à part ? Je suis pas d’accord ! ».

Elle est âgée de 17 ans quand elle adhère au PCF à la faveur d’une démarche consciente, qui fonctionne comme un rite d’émancipation malgré son identification originaire à l’engagement communiste. De nombreux natifs font ainsi état d’une transition, à l’adolescence, d’un communisme en soi à un communisme pour soi. Passé le temps de l’imprégnation enfantine, gouvernée par les autrui significatifs, le passage à l’âge adulte s’énonce comme le temps d’un communisme choisi. Par une série d’aperceptions et d’expérimentations, et après avoir transité par les organisations de jeunesse (« c’est là qu’on fait ses preuves »), Irène Delvaux prend son rôle en affectant une certaine autonomie et en affirmant son « je » : « Moi j’ai pris la décision seule, à 17 ans, d’adhérer au parti ». Cependant, l’adhésion ne va pas sans mise en garde de la part de son père : « Mon père m’a dit “je sais que tu as donné ton adhésion, mais je te préviens : il y aura les réunions de cellule, les tracts à passer, ceci et cela”. Il pensait peut-être que j’étais un peu jeune, parce qu’il savait qu’il fallait beaucoup s’investir, qu’il s’agissait pas de commencer et de dire “dans un an, je le fais plus”. Mon père voulait que ce soit régulier et pour toujours, pas un coup de tête ou un truc passager. Il avait raison de le signaler : on s’engage ou on ne s’engage pas, c’est sérieux. Donc c’était tout de suite un truc fort, un truc important, et le parti, c’était plus sérieux que les Jeunesses ».

Comme souvent, les changements institutionnalisés se combinent dans une même étape du cycle de vie. Nouvellement adhérente au PCF, c’est aussi à l’âge de 17 ans qu’Irène Delvaux, munie de ses compétences de dactylo, commence à travailler comme secrétaire dans la structure syndicale qu’avait dirigée son père. Mais c’est le schéma maternel qu’elle reproduit – un « choix » modal dans son milieu et dans la population féminine (Maruani et Meron, 2012) – lorsque, mariée et mère de famille à l’âge de 20 ans, elle abandonne son emploi. Son époux, de quatre ans son aîné, rencontré dans les réseaux communistes (« tout s’est fait simplement, et toujours au milieu des militants ! »), fils d’un ouvrier électricien syndicaliste, salarié d’une coopérative ouvrière, alimente les finances du ménage. Sept ans après la naissance de leur fils, le couple a une fille. La famille s’installe en 1972 dans la commune de Hervin-les-Mines, communiste depuis les années 1930. Irène Delvaux est alors une femme au foyer engagée : militante comme toujours (« Quand on est communiste, on milite partout. Avant Hervin, j’ai habité dans plusieurs communes qui n’étaient pas communistes et on était militants aussi. Je serais partie dans le midi, automatiquement, j’aurais pris ma carte et j’aurais milité là-bas. C’est comme on prend son petit-déjeuner le matin, ça se fait automatiquement ! »), trésorière de cellule à Hervin, elle milite aussi à l’association des parents d’élèves (« j’ai milité aux parents d’élèves jusqu’à ce que ma fille arrête l’école et j’ai siégé au conseil d’établissement : encore des réunions ! »).

Une femme très active

À l’âge de 36 ans, elle cherche de nouveau un emploi, dans un mouvement de rupture avec le partage traditionnel des rôles dans son milieu d’origine, mais en cohérence avec la tendance générale des femmes de sa génération à s’inscrire dans le salariat des services, pour peu qu’elles aient les qualifications requises. Certaine d’être « grillée » dans les structures privées en raison des activités syndicales de son père (« son rôle c’était bien souvent de mettre les patrons aux Prud’hommes, alors nous, il était pas question de travailler quelque part : quand on disait notre nom, pouf ! »), elle entend parler de la construction d’une salle de sport municipale à Hervin-les-Mines et postule à un emploi de responsable : « Je m’étais dit, y a qu’avec les nôtres qu’on pourra travailler un petit peu. J’ai posé ma candidature et j’ai été acceptée ». Elle conservera cet emploi municipal jusqu’à sa mise en pré-retraite (liée à la maladie de son mari), à l’âge de 58 ans.

À compter de ce retour à l’emploi, qui contribue à installer son ménage dans les classes populaires stables, elle mène une vie active à triple titre : comme mère de famille en charge des enfants et de l’espace domestique, comme salariée de sa commune, et comme militante au PCF. Son engagement communiste lui apporte des gratifications qui l’emportent sur les désagréments, dans une rencontre heureuse entre ses dispositions et l’offre partisane locale : satisfaite de son emploi au service d’une municipalité communiste (« avec les nôtres »), de la convivialité qui règne dans sa cellule (« quand il y a une bonne ambiance, des copains qui valent la peine, c’est un plaisir de se retrouver » ; « j’ai souvenance de dimanches où on faisait les ventes de masse, qu’est-ce qu’on se marrait, on a vécu des moments formidables ! ») et de l’image publique du parti dans sa commune (« je pouvais aller partout dans la cité. Quand il fallait aller ramasser de l’argent pour le parti, vendre le journal, aller à chaque porte, les gens donnaient parce que j’étais là, ils avaient une bonne image du militant de base »), elle bénéficie également de rétributions culturelles (Gaxie, 1977) : « Le parti c’était un peu l’école. Les permanents c’étaient pas n’importe qui, donc le simple fait d’assister aux réunions avec eux, on apprenait des choses. C’était instructif parce qu’on parlait de tout. Pis on était obligé de lire un peu, quand même. Pour discuter avec les autres, il faut lire et faire marcher sa cervelle, sinon on ne peut pas apporter de contradiction, et on ne peut pas discuter d’un sujet qu’on ne connaît pas. Si on veut apporter quelque chose, il faut lire : on ne peut pas le pondre, hein, on n’invente rien, nous autres ! ».

On voit se mêler chez Irène Delvaux des logiques émancipatrices rendues possibles par les conditions sociales dans lesquelles elle est placée (l’accès à l’emploi, l’exigence militante et culturelle héritée de ses parents, les profits d’instruction tirés du militantisme, le contexte des années 1970 où, tandis que ses bases sociales traditionnelles vacillent, le PCF s’ouvre à de nouvelles couches salariées et reste bien positionné dans l’espace politique) et des logiques de limitation des aspirations qui la maintiennent, dans tous les sens du terme, à la base (de l’espace social, en raison de sa scolarité écourtée et d’une certification qui la cantonne dans un métier d’exécution, et du parti, où elle s’applique à ne pas « monter »). Si elle accède au salariat et à une meilleure situation matérielle dans une décennie où, en outre, le parti se transforme et se féminise (Bouland et Mischi, 2015), son éducation dans l’ombre d’un père imposant n’est sans doute pas pour rien dans la nécessité (faite vertu) de « rester à sa place » – une place de femme qui s’engage, mais qui laisse aux hommes le soin de « gravir les échelons ». Elle explique ainsi avoir toujours tenu à militer « à la base » pour réaliser « un parcours sans faute ». Sans faute, comme son père, mais à la base, loin de lui. « On a toujours fait du militantisme à la base, toujours. C’est là qu’il faut le faire, pas au-dessus. C’est de la base que tout part. Une grève, c’est à la base qu’on la déclenche, c’est comme ça. […] C’est beaucoup d’heures, les réunions, les tracts, le journal le dimanche. Des responsabilités, j’en aurais pas voulu. Non, non, non, j’étais bien où j’étais. Je trouvais que mon rôle était plus important tout en bas. La base ! Pour moi c’était largement suffisant, c’était là qu’il fallait être. Les responsabilités, je laissais ça aux autres ! ».

Héritière d’une marque patronymique (en partie invisibilisée par l’adoption du nom de son époux, mais bien connue localement) et détentrice d’un capital militant (Matonti et Poupeau, 2004), Irène Delvaux n’investit pas ces ressources dans des stratégies d’ascension au sein du PCF. Son maintien à la base, rationalisé ex post comme un refus vertueux de se placer « au-dessus », répond à plusieurs niveaux de détermination sociale : des logiques structurelles – son statut de femme, d’épouse et de mère dans les classes populaires, qui ne favorise guère l’entrée en politique –, mais aussi l’aperception des contraintes, voire des souffrances, rencontrées par son père dans l’encadrement communiste. Car si elle est restituée comme « sans faute », la carrière de son père est entachée d’une phase de marginalisation entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960 – épisode sur lequel nous reviendrons. L’exit d’Irène Delvaux, en 1996, est précipité par une conjonction de logiques qui font ressurgir cette séquence de malheur militant et continuent à relier étroitement sa trajectoire à celles du personnage paternel et du parti lui-même.

Les logiques du désengagement

Connaissant les mécanismes anciens et puissants de son attachement au PCF, comment expliquer le désengagement d’Irène Delvaux (ainsi que de ses parents, sœurs, époux et beau-frère) dans la seconde moitié des années 1990 ? En réalité, il ne s’agit pas d’une rupture avec « le communisme », ce système de valeurs, de croyances et de conduites qui avait structuré son existence, mais avec une version du communisme qui s’impose dans la fédération du Pas-de-Calais contre la « ligne nationale » du PCF. Comprendre le détachement d’Irène Delvaux et de ses proches, c’est donc comprendre le conflit entre deux échelons du parti et ses incidences sur le corps militant, dans un contexte de restructuration industrielle et de crise de reproduction de la classe ouvrière qui ébranle les bases sociales du parti dans le bassin minier[8]. En réponse à cet ensemble de fracturations, Irène Delvaux « serre les rangs » autour d’elle et donne la priorité aux attaches familiales, à rebours des logiques de « di-sociation » qui touchent le PCF (Offerlé, 2002 [1987]).

Un processus de di-sociation du PCF

Dans les années 1990, les dirigeants du Pas-de-Calais multiplient les positionnements contestataires au sein du PCF et se saisissent de la politique de « mutation » revendiquée par les instances nationales pour affirmer leur dissidence. En 1994, le 28e Congrès du parti marque en effet une double rupture dans la gestion de la maison communiste. C’est d’abord la fin du leadership de Georges Marchais et de la tradition partisane qu’il incarne. C’est ensuite l’accession de Robert Hue au poste de secrétaire national et le lancement d’une entreprise rénovatrice. Sous le label de « mutation » sont impulsées des réformes qui ont d’importantes conséquences sur la vie interne du parti et la position du PCF dans le champ politique (Pudal, 2009). Les règles du « centralisme démocratique » qui régissaient le fonctionnement partisan suivant un modèle léniniste vertical, valorisant l’obéissance aux décisions centrales et prohibant la constitution de tendances organisées, sont abandonnées au profit d’une mise en avant du militant et de ses initiatives. En réaction, un courant « anti-mutation » se construit dans plusieurs fédérations (suivant des modalités et des proportions variables, mais avec des porte-paroles, des textes, des structures et des clientèles), qui entend disputer à la direction nationale le monopole du label communiste (Leclercq, 2008). Les représentants de la fédération du Pas-de-Calais s’expriment en 1996, lors du 29e Congrès du PCF : sur fond de reconversion industrielle et de déclin de l’influence communiste, le maintien des fondamentaux « révolutionnaires » et anti-socialistes est brandi comme le moyen de revitaliser le parti. Lors du 30e Congrès, en 2000, la « mutation » est pourtant entérinée et approfondie. Enjeu symbolique fort, l’histoire du PCF est au cœur de la bataille pour la fixation de l’identité communiste. Il s’agit de « dépasser radicalement » le « modèle initial […] pour nous débarrasser de ses effets sur nos mentalités et nos pratiques. […] L’histoire, comme les exigences de notre temps, conduisent à penser que la transformation de la société, et donc la conception du Parti communiste, doivent obéir à d’autres principes que ceux qui fondaient les formes bolcheviques d’autrefois »[9]. À l’inverse, la direction fédérale du Pas-de-Calais entend réhabiliter les principes léninistes d’organisation. La ligne nationale incarnée par Robert Hue est accusée de fossoyer l’héritage communiste et de dénaturer le projet partisan : « Tout ce “nouveau” n’a plus aucune cohérence idéologique, organisationnelle et politique avec le parti fondé au Congrès de Tours et façonné tout au long de ces quatre-vingts années par des générations de militants, pour beaucoup devenus des vétérans très inquiets de l’évolution de leur parti et du traitement de son histoire »[10]. Par une combinaison d’évocations personnelles, d’allusions à la communauté minière et de nostalgie du grand parti de la classe ouvrière, le secrétaire de la fédération du Pas-de-Calais attise les dimensions affectives, localistes, corporatistes et classistes de l’engagement communiste.

Ce positionnement n’est pas partagé par tous les militants communistes du bassin minier, même parmi les mineurs et les vétérans. Irène Delvaux, comme son père et le reste de sa famille, s’oppose à cette ligne fédérale et affirme sa loyauté aux politiques « d’ouverture » du PCF, non sans convoquer sa propre histoire : « Il faut qu’on essaie de ne plus vivre dans le stalinisme. Dans le passé, c’était trop fermé, trop dur. Partir du carcan stalinien est très important pour moi. […] Même le militantisme était rigide : quelqu’un qui avait adhéré au parti, on lui en demandait trop, et c’est pour cette raison qu’on n’a pas réussi à capter la jeunesse, parce qu’on était trop sectaires. C’est pour ça que je ne suis pas d’accord avec la fédération du Pas-de-Calais, qui, elle, refuse cette ouverture ». Au moment de l’enquête, Irène Delvaux, retraitée, désengagée du parti (elle a démissionné de ses fonctions de trésorière de cellule en 1996 et refuse depuis 4 ans de prendre sa carte dans le Pas-de-Calais), orpheline de ses deux parents, s’autorise un inventaire critique auquel, durant sa vie de militante, imprégnée de normes partisanes et familiales, elle ne pouvait pleinement accéder : « On était trop dedans. Il y avait des choses sur lesquelles on n’était pas d’accord, mais on s’arrangeait toujours pour nous prouver qu’on avait tort. Tout doucement, on se rendait compte qu’il y avait des choses qui n’allaient pas. La chute des pays de l’Est, ça nous a ouvert les yeux. On nous élevait dans ce mythe-là. On pensait que c’était vraiment merveilleux, on voulait faire pareil. Quand on voit que tout dégringole, on se pose des questions. Comme disait ma mère, “on nous a menti”. À 83 ans ! Il y avait sûrement des gens qui savaient et qui ne nous ont pas avertis. Même mon père, avant d’avoir ses gros problèmes de santé, il s’est documenté énormément sur ce qui se passait là-bas, il n’était pas au courant non plus. Pourtant il y était déjà allé, mais on lui faisait voir les belles choses. […] Si on avait eu plus de mordant, on aurait peut-être gagné des années et fait le changement avant. Encore qu’il aurait fallu que ça remonte, parce qu’à l’échelon d’en bas, c’était pas suffisant et ça remontait pas toujours, ou ceux qui étaient en haut ne tenaient pas compte de ce qui se disait. On donnait des ordres et puis voilà, il fallait exécuter. […] Ils avaient une ligne définie, ils ne débordaient pas, ils restaient avec des œillères. Nous aussi on a été comme ça, à penser qu’on avait raison, alors que c’était pas vrai. […] Maintenant je pense qu’il faut écouter les gens. La bonne barque c’est le changement, la volonté démocratique ».

Le désengagement d’Irène Delvaux s’énonce donc comme le produit d’un désajustement entre l’évolution de son habitus militant (du « stalinisme » à la « volonté démocratique »), rendue possible par son évolution professionnelle et son exposition à des schèmes moins autoritaires (y compris par une socialisation inversée : « je discute beaucoup avec ma fille, elle voudrait que l’ouverture aille encore plus loin ! ») et le positionnement conservateur de la direction fédérale, campé sur un « sectarisme » qu’elle juge dépassé et préjudiciable au PCF, en référence à son histoire familiale. « Robert Hue, quand on l’entend s’exprimer et qu’on repense à Marchais, on se dit que c’était terrible ! Mon père était un peu comme ça aussi. On a toujours eu beaucoup d’admiration pour lui, c’était un autodidacte, il était très méritant, mais enfin c’était dur quand même, des gens sectaires comme ça. Moi j’ai toujours été un peu rebelle et j’avais du mal à accepter ce genre de choses. Et c’est pour ça que j’ai pas pu accepter, étant adulte, l’autorité qu’il y avait un peu partout au parti. C’est pour ça que maintenant je suis à l’aise, parce que mince, j’apprécie qu’on ne soit plus dans un carcan. Quand on est élevé dedans, on ne s’en rend pas toujours compte. C’est après, quand on grandit, et la vie a aussi évolué. On n’est plus en 1950, on pouvait pas rester comme ça. Le discours de la fédé ne cadre pas du tout avec le 21e siècle ! ».

Isolée dans sa cellule de quartier, elle démissionne de ses fonctions : « Au Congrès, [les dirigeants fédéraux] ont choisi la ligne contraire à Robert Hue. C’est là qu’on s’est dit avec mon mari, c’est pas une bonne chose et on n’est pas de ceux-là. Mais on n’était pas suivi. Je l’ai dit carrément en réunion de cellule : “je suis en minorité avec toute la section ; voilà mon cahier de trésorerie ; je démissionne de mon poste de trésorière”. J’ai rendu toute la trésorerie bien en règle, et puis voilà, on est parti. Si on avait été une dizaine à dire “on est pour l’ouverture et on va essayer de faire rentrer nos idées”, mais quand vous êtes seul, qu’est-ce que vous voulez faire… alors on s’incline. On est en minorité, on s’en va. Sans renier ses idées, loin s’en faut. La preuve, moi je lis mon journal tous les jours, y en a pas beaucoup qui peuvent en dire autant ! Moi quand j’ai pas lu L’Huma, ça ne va pas ! […] Pour moi c’est le parti qui défend le mieux les intérêts des gens, pas question de changer nos convictions, ça c’est sûr ».

Les autres membres de la famille, répartis dans différentes cellules locales, partagent ce désaccord avec la ligne fédérale : « Même mon père, qui était pourtant très âgé, il était pour la ligne Robert Hue – jusqu’à ce qu’il perde la tête, malheureusement. Il était d’accord avec cette ouverture, parce qu’il avait aussi souffert du stalinisme ». Cette courte formule renvoie à un épisode de la vie militante de son père sur lequel Irène Delvaux ne s’attarde pas, mais qui n’est sans doute pas pour rien dans sa critique du « sectarisme » au sein du parti. En effet, même si la carrière militante de Jacques Lambret est marquée par la loyauté au PCF et par la conformité aux critères d’excellence partisane dans la période de construction du « cadre thorézien »[11], son itinéraire n’est pas dénué de décrochages : au mitan des années 1950, il connaît une forme de disgrâce en étant écarté du Comité central du PCF pour de supposés manquements à la vigilance politique dans une affaire complexe. Ses « fautes », pointées dans un contexte de purges contre des dirigeants suspectés de devenir des concurrents de Maurice Thorez, lui valent d’être tenu à distance de toute responsabilité jusqu’à sa réhabilitation au début des années 1970 : « Il est redevenu simple membre de sa cellule. Il n’était plus permanent, plus rien du tout. Il en a souffert énormément. Quand vous êtes déchu de tout, comme ça, devant tout le monde… Heureusement que ma mère était là pour l’aider. Nous on était jeunes, on ne comprenait pas tout, et il y avait le secret, on n’en parlait pas. […] Ça a été une période très douloureuse de sa vie [vive émotion]. Mais il a continué sa vie militante parce que c’était un homme exceptionnel, vraiment intègre. Et c’est tout naturellement que les camarades l’ont réélu à la conférence fédérale qui a suivi. Il a été élu à l’unanimité, il est rentré par la grande porte ». À la suite de ce retour en grâce, permis par les évolutions stratégiques et idéologiques du parti dans le cadre du Programme commun d’union de la gauche, il est investi puis élu aux niveaux départemental, national (comme député du PCF pour plus de deux mandats) et municipal (comme maire de Meurin).

On comprend mieux, à la lumière de cet épisode, que ce père ait « souffert du stalinisme » et que l’aggiornamento communiste des années 1970 lui ait, en un sens, « profité » sur le plan politique (« il était complètement pour l’Union de la gauche, d’ailleurs il a été élu sur une liste d’union »). Il n’est pas impossible que cette longue période de marginalisation, sans avoir occasionné de défection dans la famille Lambret, y ait altéré la confiance dans l’institution communiste : si le parti avait été une matrice nourricière et un pourvoyeur de multiples gratifications, il pouvait aussi, par ses procédés de contrôle implacables, déclasser ses permanents, quitte à les réhabiliter à la faveur d’un revirement politique. L’existence de Jacques Lambret se dessine ici comme le reflet de la trajectoire partisane : tantôt conforme aux normes institutionnelles, tantôt déviant, il endosse bon gré, mal gré, les positionnements du PCF au fil du 20e siècle, jusqu’au moment où, sous l’effet conjoint de la désaffection des infrastructures minières, des recompositions sociodémographiques du bassin, du délitement du « milieu partisan » (Sawicki, 1997) et de son propre vieillissement (il interrompt ses mandats pour raisons de santé et se coupe progressivement de ses relations politiques), il voit décliner simultanément ses « deux corps », militant et physique. Pour Irène Delvaux, la mort du père et le silence des camarades achèveront le processus de désengagement.

Des « raisons sentimentales »

Un dernier élément de l’entretien avec Irène Delvaux boucle l’élucidation de sa décision de cesser de militer, et finalement d’adhérer au PCF. Si tout son engagement communiste est narré à l’aune de son inscription dans une famille de militants exemplaires, et plus particulièrement d’un père hors pair, son désengagement n’est pas dissociable d’un affront qui touche à leur mémoire : « Mon père avait fait une hémiplégie, donc il avait démissionné de son mandat de maire en cours de chemin. Il a arrêté tous ses mandats et il avait eu un différend avec sa section, et ce qui fait qu’il a décroché de là-bas, et plus personne n’est venu le voir. On n’a jamais su pourquoi au juste, toujours est-il que mes parents n’avaient plus de carte, ni l’un ni l’autre, mais pas du tout de leur volonté, certainement pas. […] Moi j’avais fait une lettre à ma section, j’avais dit “tant qu’on ne mettra pas à jour les timbres de mes parents, je ne prendrai plus les miens”. Il y a eu du remue-ménage, on est allé reporter les timbres à mes parents la dernière année, mais après ça a été fini, ils ne sont plus venus. Alors j’ai tout arrêté, et ils savent que je leur pardonnerai jamais ça. […] Au fond, si j’ai été amenée à ne plus être membre du parti, c’est pour des raisons sentimentales. C’est que mon père était un militant hors ligne, quelqu’un de formidable. Mais les dernières années de sa vie, mon père a été délaissé, balayé. Il y en avait quelques-uns qui venaient le voir, mais il est parti tout seul comme ça. On ne lui apportait plus de carte du parti, ni à ma mère. Ça a été le chagrin de leur vie, ma mère surtout [vive émotion]. Et puis quand mon père est décédé, aucune marque de sympathie ici sur Hervin, après une vie de militant comme on avait eue ! Toute une vie ! Aucune marque de sympathie, à part une ou deux personnes. C’est atroce, c’est inadmissible. […] Parce que mon père était connu, mince, il a quand même ramené de sacrés mandats à son parti. Il a donné un poste de conseiller général, un poste de député, une mairie, qui est toujours communiste d’ailleurs. Il me semble que dans ces conditions, vous méritez d’autres égards. On n’attend pas des honneurs, mais tout au moins la fraternité. Il disait toujours “ah la fraternité !”. Et bien la fraternité, c’est dans ces moments-là qu’il faut la prouver. […] D’autant que nous, on a perdu nos parents sur une semaine de temps, ça a été un choc terrible. Même quand maman est partie une semaine après, aucune marque de sympathie. On se dit, ils sont vraiment restés staliniens : il y a plus rien d’humain ! En dehors des divergences, on peut quand même garder l’amitié qu’il y avait avant. Aucune. Finalement, on se rend compte qu’on était peu de chose, que l’amitié, à partir du moment où on ne sert plus certains intérêts, c’est plus rien. […] Mais mon père leur a donné une bonne leçon de dignité parce qu’il avait dit “quand je partirai, pas de discours, pas de fleurs, pas de plaque, rien”. Il a tout refusé. Tout, tout, tout. Strict familial. Pour ceux qui pensaient venir se pavaner avec une écharpe autour du ventre ce jour-là, eh ben, peine perdue ! […] Cette déception, cette déception. […] Alors tout naturellement, le mois de janvier qui a suivi, on a dit “terminé, on veut plus de carte du parti”. »

Au moment de l’enquête, Irène Delvaux et ses proches restés dans le Pas-de-Calais ne prennent plus leur carte du parti et restent en retrait des activités militantes. Convertis à la stratégie de démocratisation interne affichée au niveau national, ils se déclarent fidèles à leur engagement de toujours, mais en opposition au discours fédéral. Ils donnent ainsi à voir un désengagement paradoxal : électeurs constants du PCF quand l’offre électorale le permet, attachés à la lutte contre la domination de classe et à la transmission de leurs convictions à leurs enfants (communistes également, quoique sans affiliation formelle), ils relèvent d’un communisme hors les murs de l’institution, mais toujours référé à la figure de Jacques Lambret : « Mes enfants n’ont jamais été militants, mais ils ont toujours voté pour le parti, et leur grand-père est resté un exemple ». Depuis son retrait du milieu partisan local, Irène Delvaux n’a jamais songé, dit-elle, à s’investir dans une autre formation politique : « Oh, ça me sortirait vraiment par la tête ! On peut pas avoir d’autres idées, c’est pas possible. On a fait un choix dans la vie, on l’a jusqu’au bout, on ne peut pas dériver, ou alors c’est que c’était pas vrai ». Ce choix s’exprime par l’opposition entre les « petits » et les « gros », un équivalent du « nous/eux » traditionnel : se classant parmi les « petits » qui sont « obligés de supprimer certaines choses » et « ne diraient pas non à une augmentation des retraites », à la possibilité de « partir un peu plus souvent en vacances », de « donner du bien-être aux petits-enfants », elle préconise de « taper financièrement les gros ». En attendant, elle réinvestit son temps dans ses activités familiales et affirme, suivant un topique qui tend à se développer dans les classes populaires stabilisées, « on pense à nous, on s’occupe de nous », surtout après avoir consacré des années à la prise en charge de ses parents vieillissants et malades : « on a tellement été pris. Le militantisme, les parents, c’était tout le temps. On a fait notre part, on a le droit de se reposer ».

L’entretien mené avec Irène Delvaux témoigne du poids de la socialisation communiste tant que le travail d’homogénéisation partisane opère et pénètre les groupes primaires tels que la famille. Le père, permanent du PCF, s’apparente ici à un chef charismatique (Weber, 2013 [1913]), tant dans l’univers domestique – où son autorité se routinise – que dans l’espace politique – où cette autorité est conditionnée par l’état de l’organisation et par sa position dans la compétition politique. Le lien partisan, et avec lui les liens familiaux, se recomposent en fonction des ressources que le parti est en mesure d’offrir ou de retirer, et de leur perception par ses membres. Le PCF est investi, comme une parentèle, d’une fonction d’intégration, de régulation, de protection, et en fin de compte, de salut. L’appartenance peut être résiliée si le salut se transforme en purgatoire et l’héritage en poids mort, comme dans le cas de Jacques Lambret et d’Irène Delvaux, dont les destins militants sont constamment intriqués.

En définitive, l’enquête auprès des anciens militants du PCF s’inscrit dans une entreprise testimoniale et d’histoire orale (Mak, 2021). Le récit, ici en forme d’hommage à un père, est une activité sociale qui, en dévoilant le caché et en exhumant l’englouti, rappelle ces mots de Maurice Halbwachs : « L’individu qui ne veut pas oublier ses parents disparus et s’obstine à répéter leurs noms se heurte assez vite à l’indifférence générale. Muré dans ses souvenirs, il s’efforce en vain de mêler aux préoccupations de la société actuelle celles des groupes d’hier : mais il lui manque précisément l’appui de ces groupes évanouis. Un homme qui se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas. C’est, à certains égards, un halluciné, qui impressionne désagréablement ceux qui l’entourent. Comme la société s’irrite, il se tait, et à force de se taire, il oublie les noms qu’autour de lui personne ne prononce plus » (Halbwachs, 1994 [1925] : 167). Les chercheurs ont sans doute vocation à laisser la société s’irriter et à continuer, par la sociologie, par l’histoire, de résister à l’occultation et à l’oubli.