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La théorie des régimes se penche depuis ses origines sur la question de la coopération dans un système global anarchique, notamment dans les domaines du contrôle des armes nucléaires, de l’économie politique internationale et ensuite, de l’environnement. Deux questions, liées, sont pourtant insuffisament développées : celle de la persistance et de la fin d’un régime, et celle de sa légitimité.

L’hypothèse de notre programme de recherche est que la légitimité d’un régime aux yeux des parties prenantes est le fondement même de sa pérennité, et en partie de sa capacité à se transformer en pratiques et en valeurs : l’existence d’un régime dépendrait pour beaucoup de la croyance de ses acteurs[1] en sa légitimité. Nous rejoignons là Hurrel pour qui « un des éléments essentiels (d’un régime) est la légitimité des règles qui proviennent d’un sens partagé de faire partie d’une communauté légale et qui sert de lien crucial entre les règles procédurales du comportement des États et les principes structurels qui définissent le caractère du système et l’identité des acteurs[2] ». Hurd va plus loin car pour lui, la légitimité ne repose pas sur une institution, même non étatique, mais sur les règles qui constituent le régime[3]. Pour notre part, nous soutenons qu’en dernière analyse, la légitimité repose sur la croyance individuelle, ce qui implique qu’un changement de régime serait en partie dû à des changements des savoirs considérés comme légitimes. Il existe bien entendu d’autres facteurs qui agissent comme objectifs (problème de pollution), imposition par une puissance hégémonique, valeurs morales (convention contre les mines antipersonnelles), contexte politique (procédures de concertation), etc. Cependant, c’est la légitimité des règles et des principes d’un régime qui, plus que tout autre facteur, détermine sa durée et son succès (mise en oeuvre, accroissement du nombre de membres, diffusion des règles etc.). Mais alors, pourquoi et comment des normes légales ou politiques deviennent-elles dans certains cas des croyances considérées comme légitimes par les acteurs ?

Nous avons développé ailleurs le cadre théorique permettant d’analyser ce processus[4], mais comment peut-on méthodologiquement évaluer la légitimité d’un régime ? Une première réponse : lorsqu’un individu exprime une croyance soit par le langage soit par le comportement, qu’il obéit à une règle parce qu’il la croit juste, bonne, vraie ou morale, une méthode que nous employons dans le domaine de l’environnement est celle qui permet d’identifier et de compiler des éléments par le biais d’analyses de discours et d’entretiens.

Une étude récente menée sur le régime du lac Léman entre la France et la Suisse nous offre une autre façon d’aborder la question de la persistance et de la légitimité d’un régime. En effet, notre analyse du processus de diffusion des valeurs et principes liés à ce régime au sein de différents groupes d’acteurs révèle que ces principes ont dépassé les limites du régime formel en constituant ce que nous qualifions l’espace tiers. Celui-ci a été créé par le régime mais en est devenu indépendant, tout en le renforçant par le biais, d’une part, de la diffusion parallèle de normes, de comportements et d’interactions et, d’autre part, de son adoption par des acteurs qui dépassent les communautés épistémiques et s’étendent au-delà des limites formelles et institutionnelles du régime (au sein de la société civile et des acteurs qui n’ont pas participé à son élaboration). La notion, qui reflète un réel phénomène, offre donc un apport à la compréhension de l’enjeu de la légitimité d’un régime : un espace tiers, tel que l’avons identifié dans notre cas, illustre et exprime le potentiel d’un régime à se diffuser au-delà de ses frontières de compétences, et surtout indique que sa légitimité se diffuse à un nombre croissant d’acteurs divers. Cette diffusion de la légitimité d’un régime indiquerait, selon nous, une meilleure capacité à exister dans le temps. Pour aller plus loin, il faudrait s’engager dans une étude longitudinale et comparative, ce qui, pour l’instant, n’est pas possible.

Nous avons conclu également que les différences entre les deux systèmes politiques – suisse et français – ont joué un rôle positif à la fois dans l’élaboration et dans la persistance du régime mais aussi dans la naissance de l’espace tiers[5]. Ce dernier aurait, de plus, contribué à l’efficacité du régime formel du lac Léman en ce qu’il a permis d’établir des liens, des réseaux et des pratiques entre davantage d’acteurs divers, qui dépassent le régime et sont autonomes. Avant de montrer comment cela s’est construit, décrivons tout d’abord le régime du lac Léman, en expliquant pourquoi ce cadre théorique nous semble le plus approprié.

I – Le lac Léman : un cas type de la théorie des régimes ?

L’ouvrage fondateur de la théorie des régimes en relations internationales est la publication collective dirigée par Stephen Krasner[6]. Les auteurs s’efforcent d’y montrer qu’il existe des modes d’autorégulation qui limitent la liberté des États dans certains domaines et qui ne relèvent pas strictement de la coercition. Les recherches et réflexions explosent par la suite, faisant apparaître différentes acceptions de la théorie des régimes.

Hasenclever, Mayer et Rittberger[7] ont distingué trois principaux courants au sein de la théorie : réaliste, néolibéral et cognitiviste, chacun mettant l’accent sur un aspect particulier des relations entre États, soit respectivement le pouvoir, les intérêts ou la connaissance (les idées). Mais au fondement de ces différentes approches, on retrouve la définition partagée, offerte par Krasner, d’un régime qui désigne :

les principes, les normes, les règles et les procédures de prise de décision, implicites ou explicites, autour desquelles les attentes des acteurs convergent dans un domaine spécifique des relations internationales. Les principes sont les croyances dans les faits et les causes. Les normes sont des critères de comportements définis en termes de droits et d’obligations. Les règles sont des prescriptions spécifiques à partir desquelles on prend action. Les procédures de prise de décision sont les pratiques acceptées afin de créer et de mettre en oeuvre un choix collectif[8].

Pour Krasner et pour Keohane[9], une puissance hégémonique – qui, essentiellement, possède une capacité coercitive – est nécessaire à la création d’un régime, grâce à sa capacité à imposer des règles, à offrir un leadership, voire à prendre en charge une partie des coûts ou à offrir de l’expertise. Si l’hypothèse d’une puissance hégémonique est valide dans certains domaines, elle ne résiste cependant pas à un examen général. Primo, la puissance hégémonique n’est pas nécessaire à la persistance d’un régime, comme l’a montré Haas[10], qui soutenait, de plus, qu’aucune approche ne suffit à elle seule à expliquer toutes les phases du régime. Secundo, les acteurs non-étatiques comme les communautés épistémiques ont joué un rôle déterminant dans la création des régimes[11] environnementaux. On rejoint alors l’un des arguments principaux de l’approche libérale, selon laquelle un régime est une autorégulation internationale dans laquelle des États et d’autres acteurs internationaux coopèrent afin de maximiser leurs gains ou minimiser leurs pertes. Selon la définition classique, une communauté épistémique est un réseau de scientifiques organisés autour d’une problématique, qui possède une compréhension commune quant à l’origine d’un problème, qui dispose d’une expertise reconnue dans un domaine particulier, qui tente d’influencer le système décisionnel international afin d’obtenir des changements dans un domaine donné et qui soit oeuvre pour la formation d’un régime international ou travaille en son sein. Ce sont donc des scientifiques avec des objectifs bien politiques, et qui dans le cas qui nous concerne, ont joué un rôle fondamental dans le régime de protection du lac Léman.

L’eutrophisation du lac Léman

Le lac Léman est le plus étendu d’Europe occidentale, avec une surface de 582 km2. D’une profondeur moyenne de 157,2 mètres, il fait office de frontière entre la France et la Suisse. Les eaux du lac appartiennent pour 41 % au territoire français ; les 59 % restants sont partagés entre les cantons suisses du Valais, de Genève et de Vaud. Le lac a vu ses eaux se dégrader pour atteindre un état grave à partir des années 1960.

Il faut savoir que certains écosystèmes, dont les lacs profonds, subissent une eutrophisation naturelle qui correspond au vieillissement du lac : le milieu reçoit trop de matière organique assimilable par les algues (principalement du phosphore et de l’azote) et celles-ci prolifèrent. Quand les algues mortes se déposent au fond du lac, des bactéries qui utilisent de l’oxygène pour décomposer les éléments s’en nourrissent et prolifèrent elles aussi, consommant de plus en plus d’oxygène. Les bactéries finissent par épuiser l’oxygène des couches profondes, et s’il n’y a pas de brassage des eaux du lac (brassage qui n’a lieu que quand la température extérieure est très basse en hiver, et dans les lacs suffisamment exposés au vent, ce qui fut le cas en 2004-2005), les bactéries ne peuvent plus dégrader toute la matière organique morte et celle-ci s’accumule dans les sédiments. Le lac vieillit. Ce processus naturel est très lent et peut s’étaler sur des siècles ou des millénaires. Mais l’eutrophisation peut être accélérée par l’activité humaine avec l’apport d’effluents domestiques, industriels ou agricoles, et alors, l’écosystème aquatique peut mourir en quelques décennies. C’est le problème qui est apparu dans les années 1950. C’est en 1964 qu’a été créée la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (cipel), à Genève, en vertu de la Convention franco-suisse concernant la protection des eaux du lac Léman contre la pollution, signée à Paris en novembre 1962.

De fait, la lutte contre la pollution du lac Léman représente un cas d’école de la définition d’un régime, et notamment de sa version libérale et cognitive, en raison du rôle joué par la communauté épistémique. Nous sommes bien en présence de tous les éléments constitutifs d’un régime : principes, normes, règles, procédures de décision. En effet, les scientifiques sont d’accord sur l’origine et les principes relatifs à la pollution du lac, due essentiellement au phosphore et à des éléments toxiques qui accélèrent le vieillissement et nuisent aux autres utilisations du Léman (eau de boisson, pêche et tourisme). En outre, tous les participants à la cipel partagent l’idée que ces effets néfastes touchent l’ensemble des eaux du lac (surtout du fait de l’absence de brassage suffisant). En ce qui concerne les normes, elles sont énoncées dans la Convention franco-suisse relative à la protection des eaux du lac Léman contre la pollution. Ainsi, on peut lire dans le préambule que les deux gouvernements veulent « coordonner leurs efforts en vue de protéger les eaux du lac Léman contre la pollution ». L’article premier énonce : « Les gouvernements contractants conviennent de collaborer étroitement en vue de protéger contre la pollution les eaux du lac Léman ». Ensuite, des conventions stipulent les règles d’intervention des parties. C’est le cas, par exemple, des actions à entreprendre lors d’une pollution accidentelle par les hydrocarbures : un pays peut requérir l’intervention de l’autre pays, qui l’aidera. Dans ce cas, la direction des opérations de secours revient au pays demandeur d’aide, mais les services de secours sont autorisés à passer la frontière avec tout le matériel et le personnel nécessaire sans aucune formalité. Enfin, les procédures de prise de décision résident dans les réunions annuelles de la cipel proprement dite, les réunions plus fréquentes (trimestrielles ou semestrielles) de la sous-commission technique et les recommandations faites par la cipel aux gouvernements à l’issue de chaque réunion.

Autour du lac Léman, il existe une communauté élargie d’acteurs qui partagent une analyse commune de l’origine du problème, de ses causes, des objectifs et des méthodes à mettre en oeuvre pour les atteindre. Ainsi, les organismes politiques décisionnels regroupent aussi bien des directions régionales, des syndicats intercommunaux et des communautés de communes côté français, que les départements administratifs des différents cantons suisses (parfois, dans un même canton, plusieurs départements se partagent la gestion de l’eau).

Mais l’acteur le plus important est sans conteste la cipel qui organise et fait effectuer toutes les recherches nécessaires pour déterminer la nature, l’importance et l’origine des pollutions et exploite le résultat de ces recherches ; recommande aux gouvernements contractants les mesures à prendre pour remédier à la pollution actuelle et prévenir toute pollution future ; prépare les éléments d’une réglementation internationale concernant la qualité des eaux du Léman ; et examine toute autre question concernant la pollution des eaux[12]. La cipel possède donc toutes les fonctions d’une communauté épistémique. Elle compte autant de représentants suisses que français et se réunit une fois par an. Elle comporte une sous-commission technique et un conseil scientifique mais elle ne dispose pas de ses propres laboratoires. Elle fait donc appel à des organismes scientifiques des deux pays pour récolter et analyser des données sur le Léman. Viennent s’ajouter à cette communauté épistémique, composée de scientifiques et d’élus, des acteurs de la société civile.

Si ces derniers ne sont pas traditionnellement considérés comme faisant partie d’une communauté épistémique par les théoriciens des régimes, la montée de leur influence et de leur reconnaissance en tant qu’acteurs, même au niveau international, a conduit certains chercheurs, surtout ceux travaillant sur l’environnement – c’est par exemple le cas du Climate Action Network –, à les prendre en compte, élargissant ainsi la définition. Dans le cas du lac Léman, une association d’habitants a historiquement joué un rôle important dans la protection de ses eaux. Aujourd’hui, c’est principalement sous les traits de l’Association pour la sauvegarde du Léman (asl) que les riverains sont impliqués. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que les deux associations regroupent un grand nombre de spécialistes de limnologie et de l’étude des eaux du Léman, montrant, une fois de plus, le rôle déterminant de la communauté épistémique.

Il n’est pas nécessaire de poursuivre ici notre argument selon lequel la protection du lac Léman consiste effectivement en un régime. Tous les éléments en sont présents. Mais l’étude du cas lémanique présente des particularités intéressantes qui peuvent contribuer aux réflexions sur la théorie des régimes internationaux, car ce régime apparemment classique s’est constitué dans un environnement singulier. En premier lieu, c’est une coopération qui s’étend sur un petit espace, si l’on prend comme référence le système international : deux pays de taille relativement réduite et 582 km2 d’eau, ce qui certes simplifie la mise en oeuvre du régime… Ensuite, les deux pays ont développé une représentation similaire du problème grâce à une communauté épistémique large qui exerce son influence des deux côtés de la frontière mais qui oeuvre dans deux structures politiques différentes. Ces différences constituent dans le cas présent un élément significatif de la constitution du régime en ce qu’elles ont contribué à l’élaboration de nombreuses autres initiatives de coopération entre la France et la Suisse dans des domaines variés. Ces actions et les organismes associés ont contribué à la constitution de l’espace tiers, en tant qu’expression de la capacité du régime à se diffuser et à se généraliser, à dépasser ses propres frontières initiales et les bornes de sa légitimité. Mais avant d’élaborer sur ce point, il faut commencer par un autre élément, qui concerne la différence entre les structures politiques nationales qui ont contribué à la constitution du régime, à sa pérennisation et à son extension en un espace tiers.

II – Le rôle des différences dans les structures politiques

Le régime du lac Léman a été constitué par la base et entre deux systèmes politiques différents. La France est un État unitaire (c’est-à-dire qui ne comporte sur son territoire qu’une seule organisation politique et juridique) et centralisé. La constitution du 4 octobre 1958 affirme, dans son article 1 (révisé récemment, pour y inscrire le principe de décentralisation) : « La France est une république indivisible (…) ». Ainsi, en 1962, l’organisation du pays confère au pouvoir central toute l’autorité, puisqu’il faut attendre 1964 pour que deux décrets de déconcentration, qui augmentent par exemple les compétences attribuées aux préfets, soient adoptés. La mise en oeuvre de la décentralisation, elle, attendra 1982. Ainsi, lors de la mise en place du régime, si les départements étaient déjà une réalité administrative, ils ne disposaient que de très peu de pouvoirs propres. La politique étrangère et les relations avec les pays voisins sont au moment de la création du régime lémanique du ressort exclusif du gouvernement central, et principalement du ministère des Affaires étrangères. À la cipel, par exemple, les représentants français ont été, jusqu’au début des années 1990, des hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Mais tout cela n’a pas empêché des acteurs non étatiques d’oeuvrer à la création du régime.

La Suisse a adopté un modèle opposé. Les cantons sont la base du système politique et, selon le principe de subsidiarité, sont l’échelon prioritaire de la mise en place des politiques publiques. La Suisse se distingue aussi de la France par sa démocratie semi directe. Ainsi, les citoyens sont régulièrement appelés aux urnes lors de votations – fédérales et cantonales – sur des sujets multiples et parfois techniques. Ces votations peuvent être déclenchées par les Suisses eux-mêmes, grâce à la procédure d’initiative populaire. Pourtant, malgré ce rapport particulier entre les citoyens et les élus, et entre les échelons locaux et nationaux, c’est le gouvernement fédéral qui est en charge des relations avec les autres États. Mais en 1962, et depuis la loi fédérale du 16 mars 1955 sur la protection des eaux contre la pollution, la conclusion d’arrangements de portée limitée par les cantons avec les autorités françaises est autorisée. En 1960, l’exposé des motifs de la requête de la commission intercantonale du Léman qui réclame l’ouverture de négociations avec la France précise que la loi de 1955 est inutilisable dans le cas du Léman, étant donné l’ampleur des problèmes à résoudre[13]. Ces énormes différences entre les deux systèmes n’ont pas empêché la mise en place du régime.

Dans ce cas, en effet, et contrairement à l’affirmation de Pariat[14], le manque d’harmonisation n’a pas constitué un obstacle à la coopération transfrontalière. Pourtant, Pariat estime que ce manque d’harmonisation se retrouve dans deux axes. D’une part, ce ne sont pas les mêmes autorités de décision (les échelons administratifs diffèrent) qui sont chargés des mêmes problèmes. Ainsi, un conseiller d’État suisse s’adressera, côté français, tantôt au président du Conseil général, tantôt à un élu régional et même parfois à un représentant du ministère des Affaires étrangères. Toujours selon Pariat, l’insuffisance de concertation, de contacts et d’échanges entre les organismes transfrontaliers explique leur ineffacité. Et pourtant, les organismes transfrontaliers, très nombreux, mènent des actions efficaces, comme nous le montrons plus bas. En revanche, Haas, dans ses travaux sur le bassin méditerranéen, a montré que de nombreux États, aux structures politiques très dissemblables, pouvaient se rassembler pour former un régime. La Yougoslavie, la Syrie, la France, Israël et de nombreux autres États ont accepté d’entrer dans un jeu de réciprocité pour la protection de la Méditerranée. Haas met en avant deux obstacles principaux à la coopération : les antipathies politiques et les disparités économiques[15]. Mais si l’on comprend aisément que ces deux éléments constituent la principale difficulté, Haas n’offre pas d’analyse du rôle joué par les différences dans les structures politiques internes sur l’élaboration d’un régime. Il ne fait que constater que c’est le cas. Son exemple est cependant parlant, car la diversité des systèmes politiques était importante : fédérations, États centralisés, démocraties, dictatures, républiques et monarchies. Notre étude du régime lémanique fournit des éléments sur cette question. En effet, il apparaît clairement que les modifications qui sont intervenues dans les structures des pays dans les vingt dernières années du vingtième siècle ont permis d’intensifier la coopération entre la France et la Suisse et de donner naissance à de nouveaux régimes mais ce, sans pour autant rapprocher les systèmes politiques.

La loi française de décentralisation du 2 mars 1982 et les textes qui ont suivi ont constitué un virage important dans l’émergence de la coopération décentralisée franco-suisse[16]. Mais le régime existait bien avant, ce qui montre que l’État n’est pas l’unique acteur. Il peut parfois même être un frein, surtout lorsque les représentants des organisations de coopération changent. Ainsi, en 1992, Jérôme Roch critique l’arrivée du président de la délégation française, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères : « on voit ainsi débarquer du tgv avant les sessions de la cipel un énarque ayant visiblement pris connaissance du dossier dans ce même tgv[17] ». C’est sans doute le dernier président de la délégation française arrivant en tgv que Roch dépeint de la sorte, car dès le début des années 1990, les représentants à la cipel sont désormais uniquement des membres des administrations décentralisées (élus) ou déconcentrées (préfets ou préfets de région). Ils doivent donc se contenter des trains régionaux ou de leurs chauffeurs… Ces rencontres entre administrateurs se font dans le cadre d’un régime élaboré par une communauté épistémique près de trente ans auparavant.

En France, c’est la loi sur l’eau du 3 janvier 1992 qui institue clairement le rôle des entités locales dans la gestion de l’eau. Ainsi, outre des dispositions sur la protection de la qualité des eaux, sur la police de l’eau et même, sur son prix, elle met en place le principe de « la gestion décentralisée de l’eau » et de sa « gestion par les collectivités territoriales[18] ». Ceci correspond à l’approche générale du régime lémanique et l’inscrit dans un environnement politique plus global qui ne peut que le soutenir. La vague de décentralisation et d’européanisation en cours depuis une vingtaine d’années ne modifie en rien notre argument, même si cela a modifié en profondeur les structures politiques des deux pays depuis 1962. Les membres des organismes de coopération sont désormais plus proches du territoire concerné par les accords. Les différents organismes constituant le régime ont survécu, signe de leur ancrage et de leur légitimité. En fait, si ces bouleversements ont favorisé, à terme, l’efficacité du régime étudié, ce n’est pas parce que les structures politiques nationales ont convergé. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, notamment dans le contexte français de la décentralisation, ce n’est pas parce que davantage de missions se traitent au niveau départemental, régional ou même intercommunal que l’organisation française décentralisée est semblable à la structure suisse qui, elle, donne la priorité aux cantons. En effet, les acteurs politiques (suisses et français) interrogés s’estiment, aujourd’hui encore, impuissants à définir leur homologue de l’autre côté de la frontière, et pourtant ils coopèrent, et continuent de le faire dans le temps. Notre argument est le suivant : les différences politiques internes entre les deux pays ont contribué à la permanence et à l’efficacité du régime, surtout grâce à la multiplication des institutions de coopération franco-suisse, qui a contribué à la naissance de l’espace tiers. Développons donc maintenant cette notion.

III – L’espace tiers

L’espace tiers peut être caractérisé comme une zone peu formalisée de rencontre entre des personnalités locales qui permet d’aboutir à des décisions concrètes. S’il est issu d’un régime initial, ici celui de la protection du Léman, il en vient à le dépasser.

Les changements évoqués plus haut ont donné davantage de pouvoir aux échelons locaux dans la gestion des questions de voisinage mais ont, en même temps, empêché la constitution d’une coopération purement interétatique, obligeant ainsi les collectivités locales des deux pays à trouver des façons plus créatives de coopérer, à la fois moins officielles, moins formelles et plus indirectes. Si les systèmes d’organisation politique avaient été identiques, les rencontres auraient eu lieu directement entre homologues et le régime ne se serait pas diffusé autant et surtout pas dans d’autres domaines, comme nous le verrons. En effet, puisque les systèmes politiques ne sont pas identiques, si le conseiller d’État genevois veut arriver à un accord avec la France, il doit rencontrer à la fois le préfet du département concerné, un conseiller général et le préfet de bassin et/ou le préfet de région. Or, étant donné que trois cantons et deux départements appartiennent au bassin versant du Léman, un régime s’avère nécessaire et utile, en simplifiant la prise de contact, les agendas, la définition d’une ligne générale d’action, l’évaluation des résultats… Et ce phénomène se reproduit dans différents aspects des relations entre les deux États riverains du Léman.

Les institutions ainsi construites ont contribué à former un espace tiers entre les deux rives qui rassemble les mêmes personnalités lors de réunions sur divers thèmes transfrontaliers. Cet espace tiers est issu du régime de protection des eaux du lac Léman, mais et c’est important, il s’en est rapidement émancipé.

L’espace tiers est intrinsèquement lié au régime de protection du lac Léman. Il s’est développé à partir de celui-ci, avant de le dépasser. Tout d’abord, le régime matérialisé par la création de la cipel est le premier lieu formalisé de coopération transfrontalière entre la Suisse et la Haute-Savoie. Il est préexistant à tous les autres régimes et à toutes les autres instances transfrontalières qui se sont développées dans cette zone géographique. Ainsi, les acteurs le prennent comme modèle et inspiration dans la construction d’autres mécanismes de coopération : « La cipel fait partie du paysage politique de la région franco-suisse, c’est la plus vieille instance, elle fait référence[19] ».

Ensuite, la mise en place du régime de protection du lac Léman a favorisé une plus grande prise de conscience qui est à l’origine de la création d’autres instances, comme le Comité régional franco-genevois (grfg)[20] en 1974. En d’autres termes, un régime spécifique, par son exemplarité, devient la source d’inspiration pour d’autres coopérations. Le crfg est coiffé par la commission mixte consultative franco-suisse qui rassemble les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie et le canton de Genève. Il traite des problèmes concernant les travailleurs frontaliers, l’aménagement du territoire, les transports, la sécurité, l’environnement et l’éducation. Il fait partie de l’espace tiers tel que nous le définissons ici car il ne s’agit pas d’un régime formalisé.

Un autre lien entre le régime formel de protection du Léman et l’espace tiers à souligner est que ce dernier a, dès l’origine, rassemblé des acteurs provenant du régime lémanique. Inscrits dans une démarche de coopération préexistante, les acteurs se sont alors fait les promoteurs d’autres instances transfrontalières. Ainsi, le Conseil du Léman, qui lui n’est pas un organisme de coopération entre les États mais une instance de coopération interrégionale puisqu’il ne rassemble que des collectivités locales et a été fondé par elles en 1987, cherche à renforcer les liens et la coopération entre les cantons de Vaud, du Valais et de Genève et les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie. Il est une autre composante de l’espace tiers : ses liens originels avec le régime de protection du lac Léman sont encore perceptibles ; en 1996, trois des six actions phares du Conseil du Léman avaient trait à la découverte, à la protection et à l’exploitation du Léman[21]. Mais la liste ne devrait, pour être exhaustive, pas s’arrêter là. En fait, les lieux de rencontre entre les acteurs lémaniques sont si nombreux qu’ils sont difficiles à répertorier. D’où la notion d’espace tiers qui se réfère à un ensemble de réseaux superposés, aujourd’hui autonome et largement affranchi du régime de protection du Léman qui lui a donné naissance.

Les contrats de rivières sont un autre exemple de cadres dans lesquels les décideurs suisses et français se rencontrent. La cipel à très tôt insisté sur la nécessité de lutter contre la pollution le plus tôt possible, et donc de s’intéresser aux cours d’eau. Son plan d’action 2001-2010 s’intitule d’ailleurs « Pour que vivent le Léman et ses rivières ». Les alertes de la cipel et des autres membres de la communauté épistémique qui agissent dans le cadre du régime du Léman ont été entendues, et les acteurs politiques se sont saisis des outils à leur disposition pour améliorer la qualité de l’eau des rivières : de très nombreux contrats de rivières transfrontaliers ont été signés. Cela s’apparente à un effet d’exemple, le régime officiel étant vu comme efficace et comme un modèle à suivre. Autre illustration de sa légitimité : les contrats ont été signés en dehors du cadre du régime lémanique, chaque rivière rassemblant pour son contrat les acteurs locaux concernés (moins nombreux que ceux du régime lémanique). Comme le souligne un élu suisse, « la cipel a compris ses limites, elle n’a pas eu la volonté de se mêler de tout[22] ».

On pourrait citer d’autres instances appartenant à l’espace tiers issu du régime de protection du lac Léman, par exemple en matière de transports publics. Mais, plus qu’une liste d’institutions appartenant à cet espace tiers, l’inventaire de ses caractéristiques permet d’appréhender la notion et d’en éclaircir la définition. En plus de l’autonomie vis-à-vis du régime qui l’a créé, l’espace tiers est caractérisé par trois dimensions distinctes : une dimension interpersonnelle, une dimension politique et une dimension géographique.

En premier lieu, ce sont les mêmes acteurs qui s’y croisent perpétuellement ; les acteurs forment ce que l’on pourrait à première vue appeler un microcosme qui s’apparente à une communauté épistémique mais dans un sens plus large que celui donné traditionnellement. L’espace tiers voit se tenir en son sein de nombreuses réunions qui rassemblent les mêmes invités sur des sujets connexes mais qui diffèrent du régime du lac Léman en tant que tel, dans leurs centres d’intérêts premiers : environnement certes, mais aussi transport, santé publique, culture, économie… Les invités à ces rencontres développent des connaissances et des références communes ainsi que des compétences reconnues dans le domaine particulier des relations transfrontalières franco-suisses dans le bassin lémanique. C’est en ce sens qu’ils ne forment pas une communauté épistémique classique, car non seulement leurs actions et intérêts ne se limitent pas à un seul domaine, mais de plus, ce ne sont pas que des scientifiques. En plus des associatifs, beaucoup de ces personnalités sont des acteurs politiques qui oeuvrent à des échelons (géographiques, politiques, et même hiérarchiques) différents : les maires y côtoient des conseillers régionaux, des responsables de communautés de communes, des préfets et des sous-préfets… Ce sont des décideurs (élus ou non) des deux pays ancrés dans le local. On peut dire, pour schématiser, que cet espace rassemble des responsables cantonaux et communaux côté suisse ainsi que des représentants de la région (conseiller régional ou préfet de région), des départements (conseiller général ou préfet) et des communes, côté français. Ces personnages ne défendent pas par ailleurs la même couleur politique. La dimension interpersonnelle de cet espace est aussi caractérisée par la densité importante de relations entre ses membres, la fréquence des rencontres, des réunions[23].

En deuxième lieu, il est important de noter que ces échanges entre individus appartenant à cet espace tiers n’ont pas comme seule conséquence le brassage d’idées ou la diffusion de valeurs. Et c’est peut-être l’un des éléments essentiels de l’espace tiers : les discussions aboutissent à des décisions, à des actions concrètes et ce, dans un délai relativement court, puisque la fréquence des rencontres accélère les processus initiés lors des précédentes réunions[24]. Il y a donc une dimension politique nécessaire à l’identification d’un espace tiers. On verra plus loin que l’espace tiers contribue à l’efficacité du régime et ainsi à sa légitimité, justement entre autres grâce aux aspects politique et interpersonnel.

On peut dire qu’en partie, l’espace tiers tient d’un réseau (entre décideurs locaux) qui traverse plusieurs domaines (environnement, transport, etc.) dans lesquels il existe une coopération directe entre des administrations. Mais cela en diffère également, car contrairement à un réseau, l’espace tiers n’est pas uniquement défini par les personnes qui le constituent : c’est en effet, et en troisième lieu, véritablement un espace, ou une zone, qui s’il reste virtuel, se distingue effectivement des actions menées dans l’un ou l’autre pays. Les acteurs et les réunions auxquelles ils prennent part se tiennent, concrètement, soit dans un État, soit dans l’autre, mais les discussions ne sont pas véritablement des débats interétatiques. Ce sont plutôt des échanges de considérations entre des personnes qui habitent dans la même zone, qui partagent les mêmes expériences, dans une troisième dimension entre les dimensions nationales française et helvétique. Si cela peut laisser penser que l’espace tiers est une forme de gouvernance multiniveaux, il en diffère cependant de plusieurs façons.

IV – Une gouvernance multiniveaux ?

L’espace tiers autour du lac Leman diffère de celui de gouvernance multiniveaux tel que défini par Rosenau et Czempiel, par exemple[25]. On peut imaginer que dans d’autres cas de régimes de protection de lacs transfrontaliers ou encore de parcs binationaux – sur lesquels on ne peut pas s’attarder ici, faute d’espace – on se retrouve dans un système où les acteurs, décideurs et autres de plusieurs niveaux sont davantage imbriqués et impliqués dans la mise en oeuvre quotidienne du régime. La notion de gouvernance multiniveaux ne semble pas réellement appropriée au cas analysé ici, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, le lien entre l’espace tiers et le régime est direct, c’est un lien de maternité : l’espace tiers découle directement d’un régime institué, formel et en action. C’est le régime binational franco-suisse au niveau localuniquement qui est déterminant et à l’origine de cet espace tiers. Ensuite, les actions et les parties prenantes de ce régime demeurent à l’échelle locale/régionale. L’Union européenne est absente et les deux États impliqués ne sont significatifs qu’en tant que signataires du protocole et du régime. Les acteurs ayant construit ce régime, qui y participent et qui sont indirectement impliqués par l’entremise de l’espace tiers évoluent strictement au niveau régional. Il est donc inapproprié de parler de gouvernance multiniveaux, car plusieurs échelles de décision ne sont pas impliquées de manière réelle, politique et concrète. Cet argument est d’autant plus solide si l’on se rappelle que les mécanismes de coopération autour du Léman et que les réalisations concrètes de cette coopération font fi de l’État central. Insistons également sur le fait que l’espace tiers est un lieu informel de rencontres fréquentes mais qui participe néanmoins à la régulation et aux modes opératoires quotidiens du régime par la bande même si les domaines d’intervention sont souvent connexes : un contrat de rivière, les règles de la cipel, des accords concernant l’évacuation des eaux usées et les rejets dans les cours d’eau, des projets de renaturation. Soulignons de plus que la cohérence des règles de l’espace tiers illustre ses origines : le régime du lac Léman. Si ce cadre est informel, il est également pertinent, cohérent, efficient et efficace, une efficacité issue de sa dimension interpersonnelle : la communauté qui s’y retrouve possède une expertise avancée des relations transfrontalières autour du Léman et connaît – et est impliquée dans – les accords préexistants ou parallèles. S’il est certain que de plus amples recherches comparatives sur ce point fourniraient une explication plus complète du phénomène, il apparaît déjà clairement que d’une manière générale, l’espace tiers qui s’est développé dans le bassin lémanique est porteur d’efficacité, une question qu’il faut développer ici, surtout dans un cadre informel où les acteurs sont si divers.

V – Les effets de la multiplicité des acteurs sur l’efficacité du régime

La question du nombre trop important d’institutions et d’initiatives, qui mènerait à une dispersion des actions et donc à une inefficacité, peut être soulevée ici. En effet, on tend de plus en plus à réclamer la simplification des relations transfrontalières et la concentration des organismes. Mais dans les faits, d’année en année, c’est l’inverse qui se produit puisque des coopérations nouvelles voient le jour et que rares sont les organismes qui disparaissent.

De manière générale, « le cercle des acteurs de la coopération transfrontalière s’agrandit, ainsi que la liberté d’action des régions transfrontalières[26] » mais dans le cas de l’espace tiers associé au régime du lac Léman, cela ne nuit pas à l’efficacité. Acteurs politiques et acteurs scientifiques sont unanimes quant à la collaboration : « c’est un exemple de réussite de la coopération à tous les niveaux[27] ». L’espace tiers – espace de multiplication des acteurs et des actions – s’avère être un facteur positif dans l’évolution des relations franco-suisses dans la zone lémanique qui transcende le régime inital et ce, selon deux axes : par le biais de la création de nouveaux organismes ou de nouveaux domaines de collaboration d’une part, et grâce à l’influence exercée sur les régimes existants, qui se traduit par le renforcement des institutions préexistantes et l’amélioration de l’efficacité de la coopération, d’autre part.

Reprenons la temporalité du processus d’émergence de l’espace tiers, originaire d’un régime déjà constitué. En premier lieu, le régime original se constitue, se nourrissant lui-même, et ensuite se complexifie d’année en année. C’est durant cette phase de complexification que se construit un espace semi-autonome mais lié au régime par le biais des acteurs impliqués. L’espace tiers n’émerge cependant que lorsqu’il dépasse dans ses objectifs et ses problématiques le régime original. Ainsi, et comme le montrent la recherche de terrain et les entretiens, lors de rencontres se déroulant dans l’espace tiers, les acteurs soulèvent de nouveaux problèmes qui peuvent être réglés en commun. Ils décident alors de se réunir à nouveau pour traiter de ces nouvelles questions, en invitant tel ou tel acteur qui n’est pas présent ce jour-là, en raison des limites de la communauté épistémique déjà construite, et qui bientôt elle aussi sera dépassée. Ainsi, on décide soit de créer un nouvel organisme de coopération, soit de convoquer une réunion hors-cadre, c’est-à-dire hors du régime initial mais qui s’inscrit dans le cadre de l’espace tiers. En même temps que se constitue cet espace tiers, informel, on assiste à une formalisation de certaines ententes et relations, ce qui contribue à élargir le régime qui devient alors plus complexe. Les relations entre les acteurs des pays se densifient, se multiplient et se complexifient. Dans le cas du lac Léman, cela a contribué à renforcer et à améliorer l’efficacité de la coopération. Nous insistons sur le fait que c’est essentiellement la dimension interpersonnelle, informelle – à laquelle les différences dans les systèmes politiques ont contribué – de l’espace tiers qui a permis l’intensification de la collaboration. Finalement, précisons que si l’espace tiers a favorisé la nouveauté, ce n’est pas au détriment des institutions plus anciennes.

Influence de l’espace tiers sur le régime original

Pour continuer à cerner le phénomène de l’espace tiers, on peut également tenter de comprendre l’effet de l’espace tiers sur le régime dont il est issu, dans un processus de rétroaction.

Les régimes établis servent de cadre à de nouvelles collaborations et forment en quelque sorte un tronc des relations entre deux États. En premier lieu, la découverte d’un nouveau problème peut, par exemple, donner naissance à une commission au sein d’une institution préexistante. Ce fut notamment le cas à la cipel lorsque, à l’occasion de la session de 2004, le groupe de travail micropolluants fut mis en place[28]. Si cela est lié à la capacité de survie des organismes institutionnalisés, cela ne saurait se réduire à une volonté égoïste et unique de durer, car le renforcement des coopérations existantes permet souvent à celles-ci de mener leurs nouvelles missions à bien. Mais ces nouveaux thèmes de travail en commun se traitent souvent dans l’espace tiers, hors régime initial. Ensuite, on a vu que des thèmes entièrement nouveaux émergent, comme le transport ou la santé, mais certains viennent en appui aux préoccupations du régime de protection du lac Léman, et contribuent à son efficacité. Il en est ainsi des actions sur la protection des rivières se jetant dans le lac qui concourent naturellement à une amélioration de la qualité des eaux du lac, et donc à une plus grande efficacité de l’action de la cipel, qui annonce d’ailleurs la signature de nouveaux contrats de rivières dans sa lettre d’information[29]. Là aussi, le rôle joué par les relations entre acteurs est essentiel. L’importance des réunions et des contacts fréquents est clairement expliquée par plusieurs des décideurs et des membres de la communauté épistémique du régime de protection du Léman. Les personnes interviewées estiment en effet que les rencontres régulières entre les acteurs rendent la coopération plus facile et plus efficace. Il est vrai que l’efficacité est relativement difficile à mesurer et peut prendre plusieurs formes : atteinte partielle ou totale des objectifs – qui peuvent ou non être réalisables ; mise en oeuvre par le biais de politiques locales ; mesures scientifiques objectives… Dans l’étude sur le Léman, la coopération est efficace dans la mesure où la plupart des acteurs s’accordent à la juger comme telle et que des résultats concrets ont été observés sur le terrain : diminution de la concentration des eaux en phosphore, retour des invertébrés au fond du lac, diminution de l’épaisseur de la couche désoxygénée[30]… Tout cela grâce à des collaborations entre scientifiques, élus et associations, à des politiques locales et interrégionales qui, sans le régime, ne seraient pas apparues.

L’espace tiers contribue aussi à l’efficacité du régime par une autre voie : cette zone neutre permet de rendre la coopération plus efficace, car moins soumise aux pressions politiques. Ce sont les acteurs eux-mêmes qui mettent cet aspect de l’avant, avec le caractère informel et peu liant politiquement des discussions menées dans l’espace tiers. Comme l’estime un conseiller d’État d’un canton suisse riverain : il est souvent plus facile de coopérer dans une structure de coopération que dans une structure administrative et juridique ». Puis il précise :

Quand chacun [après la décision collective des orientations à donner à l’action] fait chez lui ce qu’il a envie de faire, on obtient de meilleurs résultats que quand une structure véritablement administrative est en place. Sinon, on sait d’emblée que quand une décision est prise, elle ficelle tout le monde, elle doit être appliquée, on risque de passer devant les tribunaux (…) On se dispute sur les marges, pour quelques francs… c’est très crispant, très paralysant[31] ».

Par exemple, les recommandations de la cipel sur la suppression des phosphates dans les lessives, qui n’étaient nullement coercitives, ont été suivies par les États, dès 1986 en Suisse – mais seulement en 2007 en France. L’exemple du projet 2015 de l’aménagement cantonal du Canton de Genève est plus illustratif des différentes facettes de l’espace tiers. Il prend en compte la réalité transfrontalière comme elle apparaît au sein de l’espace tiers (infrastructures, transport, protection de l’environnement, aménagement du territoire, protection et assainissement de l’eau). L’objectif 5.12 est relatif à la poursuite de l’assainissement des eaux du Léman, et les mesures proposées sont de nature à faciliter la réussite des actions entreprises par le régime de protection du lac Léman (la cipel est d’ailleurs citée). Ainsi, les décideurs eux-mêmes estiment que ce sont davantage les discussions lors des réunions diverses et variées (mais qui rassemblent toujours plus ou moins les mêmes acteurs) qui permettent l’action, que la demi-journée annuelle pendant laquelle la cipel se réunit officiellement. En fait, cette session de la commission n’est qu’un moment parmi beaucoup d’autres de contact entre les personnalités actives sur les deux rives. Il resterait encore à élucider comment exactement le processus aboutit à des décisions concrètes coordonnées, mais ce sont les recommandations faites durant ces rencontres qui ont été historiquement traduites en actions.

Conclusion

Le raisonnement présenté ici se déroule finalement comme suit. Les différences politiques entre la France et la Suisse ont, comme nous l’avons montré, favorisé la constitution, à partir d’un régime préexistant (celui pour la protection du lac Léman), d’un espace tiers rendu de fait nécessaire par l’absence d’homologie entre les échelons de systèmes des deux pays. Mais cet espace tiers, à son tour, a renforcé le régime en place, en multipliant les contacts informels entre les acteurs et en offrant une organisation peu contraignante. Ainsi, l’espace tiers n’est pas une alternative au régime, mais bien une émanation de celui-ci qui le renforce, diffuse ses normes et ses objectifs, tout en le dépassant. En fait, l’espace tiers tend non seulement à rendre plus forts les organismes de coopération existants par un mécanisme simple, en s’appuyant sur les bases déjà présentes et considérées comme légitimes par les acteurs, mais il contribue aussi à renforcer la nébuleuse coopérative en donnant naissance à de nouveaux organismes. Surtout, il permet d’améliorer de manière globale l’efficacité de la coopération, grâce entre autres à des rencontres très fréquentes, plus près de la société civile. Nous avons d’ailleurs montré à ce sujet que la multiplication des organismes de coopération dans le bassin lémanique n’est pas le signe d’une mauvaise organisation de la collaboration transfrontalière, mais bien plutôt le résultat de l’existence d’un espace tiers, facteur de succès.

Notre étude aborde également de façon secondaire plusieurs autres thèmes de recherche chers à la théorie des régimes. Le premier est celui du processus de diffusion des valeurs, des idées et des orientations lors des réunions institutionnalisées certes, mais aussi et surtout hors des cadres formels et avec des acteurs non étatiques. Un second thème est celui du rôle et de l’influence de l’informel sur le formel et de l’influence de leurs interactions sur la constitution d’un régime. Il nous faudra dans de plus amples recherches poursuivre sur ce point, car il nous paraît à la fois intriguant et important : il est clair que l’absence d’une obligation d’entente a institué une atmosphère plus collégiale et plus apte aux échanges réels, moins soumise aux obligations et contraintes institutionnelles et contribuant de fait à l’efficacité et au processus de légitimation du régime.

Un troisième thème que nous avons davantage effleuré que développé est celui de la mise en place au fil des ans d’un réel processus d’apprentissage et de socialisation – des problématiques abordées essentiellement par les approches sociologiques des relations internationales – qui participe non seulement à la pérennité du régime initial mais aussi à l’élaboration de l’espace tiers. Ce qui nous amène au dernier thème, présenté au en début de texte : celui de la légitimité, que nous avons abordé en filigrane tout au long de cet article.

En effet, l’espace tiers offre un point d’entrée à l’étude du rôle et de la place de la légitimité dans la pérennité et l’efficacité d’un régime. Car si l’on peut aborder la question de la légitimité par le biais d’analyses et d’études sur les valeurs des individus, pas toujours aisées à mettre en oeuvre sur le plan méthodologique, l’espace tiers offre une manifestation forte de la légitimité des règles, méthodes et objectifs du régime, puisque ce dernier sert d’exemple à suivre par d’autres acteurs, dans des domaines secondairement liés à la problématique du régime. On peut même avancer que ces enjeux secondaires présentent une plus grande légitimité aux yeux des acteurs. La combinaison d’une étude des valeurs et des attitudes des acteurs impliqués dans le régime original avec une analyse similaire pour les acteurs impliqués dans l’espace tiers, puis la comparaison de leurs résultats, constituerait une piste de recherche intéressante.

Il est clair que la notion d’espace tiers ébauchée dans cet article est loin d’être épuisée, mais notre analyse nous permet d’en donner un aperçu suffisamment clair pour affirmer qu’elle gagnerait à être développée, en raison de sa valeur heuristique et de son rôle bien concret. Il nous faudra définir plus précisément les mécanismes par lesquels l’espace tiers parvient à renforcer l’action en commun entre les deux pays. Car les témoignages des acteurs, qui jugent que les contacts multiples, formels ou informels, sont les facteurs d’efficacité de la coopération, ne sauraient suffire à expliquer la manière dont l’espace tiers agit sur le régime. De la même façon, l’idée selon laquelle les structures informelles, en supprimant la nécessité de contacts administratifs trop lourds, trop paralysants, favorisent la coopération est une piste qu’il faut exploiter davantage. Mais pour cela, un travail de terrain comparatif est indispensable, avec de nombreuses observations lors de réunions entre différents organismes de coopération transfrontalière. Nous pourrions alors mieux comprendre le rôle joué par l’espace tiers dans la construction de liens entre les différentes échelles d’analyse, soit le global, le national, le local et l’individuel.