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Xi Jinping annonça sa politique des Nouvelles routes de la soie un an après être devenu Secrétaire général du Parti communiste chinois (pcc), lors d’une visite officielle au Kazakhstan en septembre 2013. Renommé Belt and Road Initiative (bri) en 2016, ce projet se propose d’accroître la connectivité de la Chine aux grands pôles économiques mondiaux pour promouvoir les échanges le long de sept corridors internationaux. L’annonce de Xi Jinping fut rapidement suivie de la création d’institutions visant à financer et à mettre en oeuvre le projet : la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (baii) en octobre 2013 et le plan d’action de la Commission nationale du développement et de la réforme, organe d’État en charge de la planification économique, en 2015. La bri a deux incarnations. Un volet continental, qui s’appuie sur une infrastructure ferroviaire et routière existante ou en construction, s’appelle « la ceinture ». Un volet maritime, qui s’articule autour d’un réseau portuaire, de l’océan Indien à la Méditerranée, s’appelle « la route », curieusement. Au coeur de la politique étrangère de Xi Jinping, le projet met en jeu une multiplicité d’acteurs, non seulement au niveau international, mais également au sein même de la Chine. Les ministères du Commerce et des Affaires étrangères, la Commission nationale du développement et de la réforme et les diverses provinces chinoises sur le tracé sont ainsi parfois en compétition pour accéder aux ressources allouées au projet (J.P., The Economist 2017).

La plupart des analystes de la politique étrangère de la Chine présentent la bri comme une stratégie d’influence pour contrecarrer le pivot américain vers l’Asie lancé sous Obama (Leverett et Wu 2017 ; Ferdinand 2016 ; Rolland 2017). Cette interprétation s’ancre dans la théorie américaine de « la menace chinoise » des années 1990. Cette école de pensée préconisait une stratégie d’endiguement pour faire face à la modernisation accélérée de l’armée chinoise, dont le budget était indexé sur la croissance économique à deux chiffres du pays (Roy 1996). Après la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale depuis la crise financière de 2008, les théories de la rivalité sino-américaine s’articulent aujourd’hui autour de la notion de « défiance stratégique » (Lieberthal et Wang 2012). Cette notion fait référence à un antagonisme politique, voire idéologique, entre la démocratie phare et l’unique système léniniste d’importance aujourd’hui. Dans ce débat, Graham Allison reste fataliste en présentant la relation sino-américaine contemporaine comme une lutte à mort (Allison 2017). Côté chinois, le seul grief qu’a le pcc contre l’ordre international existant est l’hégémonie des États-Unis. Cette critique se trouve à la fois dans les publications du Parti et dans les débats intellectuels actuels (Zhao Tingyang 2018). Dans ce contexte, la bri permettrait à la Chine d’orienter son commerce vers l’ouest continental plutôt que vers l’est maritime pour se désengager de l’interdépendance avec les États-Unis.

Un second point de vue souligne le flou de la bri pour arguer qu’il ne s’agit que d’un reconditionnement de politiques chinoises bien antérieures à la présidence Xi Jinping. La bri ne serait qu’un slogan pour unifier des projets de développement intérieur préexistants. Tim Summers explique que, dès 2011, le pcc avait conçu le 12e plan quinquennal autour de stratégies de développement différenciées adaptées aux quatre grandes zones de la Chine : le nord-ouest, le nord-est, la côte et l’intérieur (Summers 2016b); il considère la bri comme une extension de cette stratégie différenciée. Il indique trois directions vers lesquelles Pékin avait accru les connections Chine-étranger avant 2013 afin de soutenir la croissance économique de provinces chinoises laissées à l’écart : de la province méridionale du Yunnan vers l’Asie du Sud-Est, du Xinjiang vers l’Asie centrale, et de la municipalité centrale de Chongqing vers l’Asie centrale et, au-delà, l’Europe. Summers met l’accent sur l’attention qu’a porté Pékin à la liaison entre le Yunnan et l’Asie du Sud-Est depuis les années 1990 autour du projet du Grand Mékong. Les routes qu’il décrit correspondent à trois des sept corridors proposés par Pékin : respectivement le corridor Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar, le corridor Chine-Asie centrale et occidentale et l’Eurasian land bridge (Zhou et Esteban 2018).

Ce numéro spécial entend réconcilier les analyses antagonistes de la bri, tantôt perçue comme une politique hégémonique dont le but central est de rivaliser avec l’influence américaine, tantôt interprétée comme une extension de politiques de développement intérieur. Nous prenons au sérieux le discours chinois qui présente la bri comme une « initiative », c’est-à-dire une proposition d’association qui ne prendra véritablement forme qu’après discussion et négociation de pays à pays (Kratz et Pavlićević 2018). Ce point de vue fait sens du point de vue de l’expérience de la politique étrangère chinoise, plus adepte des relations bilatérales que de la construction multilatérale. Dans l’examen de ces relations, ce numéro thématique propose le point de vue de cinq pays du Sud majeurs, situés sur la ceinture et la route, pour se demander comment les réponses de leurs gouvernements contribuent à façonner l’initiative chinoise. Les rares études qui se penchent sur la réception de la bri mettent en avant la complémentarité des économies sous-équipées en infrastructures, comme celles des pays d’Asie du Sud-Est et de la Russie, et de l’expertise chinoise en la matière (Clarke et al. 2017). Ici, ce sont plutôt les enjeux politiques que nous considérerons, pour examiner la manière dont les pays hôtes de la bri intègrent le projet chinois – ou lui résistent – dans leur positionnement régional.

I – bri : une politique du risque

Vision en construction, la bri ne vise pas à remettre en cause l’ordre mondial. Elle n’est d’ailleurs pas une organisation multilatérale en mesure de proposer une alternative aux institutions de Brettons Woods. La bri mobilise des ressources financières, diplomatiques et industrielles considérables autour de la notion de « connectivité », censée promouvoir les échanges économiques et culturels sur la ceinture et la route. Cette norme, apparemment apolitique, apparaît, à travers la mise en oeuvre de la bri, comme éminemment problématique car la valeur de connectivité n’inclut ni protection sociale ni contrainte environnementale. En ce sens, elle permet au pcc de proposer une forme d’association où la multipolarité prend le pas sur le multilatéralisme à l’occidentale.

En 2016, le pcc renomma les Nouvelles routes de la soie (nrs) la Belt and Road Initiative (bri) pour que le projet n’apparaisse pas comme une stratégie de domination. Une caractéristique majeure de la bri est son ouverture (Godehardt 2016 : 6). Sous son égide, 68 pays ont signé des accords avec la Chine, mais l’absence de carte officielle de la bri laisse la possibilité à virtuellement tout pays de se joindre au projet[1]. Pékin s’est efforcé d’attirer suffisamment de membres fondateurs pour que la baii ne soit pas perçue comme une banque chinoise. En 2015, 57 pays déclarèrent vouloir contribuer à la fondation de la banque, malgré les remontrances des États-Unis – dont 14 pays européens, incluant la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et le Portugal, sans coordination avec Bruxelles. La Russie, L’Inde, l’Indonésie et l’Éthiopie, dont nous présenterons les réponses à la bri, sont également des membres fondateurs de la baii. La diversité géographique de ses membres fondateurs fait de la baii une force de soutien aux institutions multilatérales existantes plutôt qu’une menace. L’engagement de Xi Jinping vis-à-vis des normes internationales de l’onu montre d’ailleurs son attachement à l’idée du concert des nations (Foot 2014).

Ce numéro thématique contribue aux recherches les plus récentes sur la bri qui, plutôt qu’essayer de deviner les intentions de Pékin, analysent les implications du projet à la fois pour la rpc et pour les pays sur le tracé du projet. Elles sont de trois ordres. Tout d’abord, la bri a des implications de taille pour l’évolution du droit international (Zhao Yun 2018). D’autre part, le projet chinois dépend de son acceptation par les pays de la région (Liu et Lim 2018). Enfin, la bri représente un défi majeur pour la politique étrangère même de la Chine, qui, jusqu’à Xi Jinping, se donnait pour mot d’ordre, hérité de Deng Xiaoping, de mener profil bas sur la scène internationale. En effet, l’idée que Pékin veuille promouvoir la connectivité implique un engagement politique nouveau, notamment dans des zones où Pékin intervient peu, comme le Moyen-Orient. Yoram Evron souligne les problèmes politiques que posent les projets qu’il appelle « de connectivité », c’est-à-dire les projets transnationaux : ces projets déplacent la perspective bilatérale qu’a traditionnellement adoptée Pékin pour envisager un nouveau rôle de médiation dans une région soumise à de fortes tensions politiques (Evron 2019). L’exemple ferroviaire, au centre de la vision chinoise de la connectivité, illustre les risques de déstabilisation inhérents à la bri. Au-delà du coût d’investissement colossal que les pays paient sous forme de dette, les effets économiques d’une nouvelle voie de chemin de fer sont très controversés. La rentabilité des lignes transfrontalières est la plus douteuse, comparativement aux lignes plus courtes (Cheng, Loo et Vickerman 2015). Les économistes notent, en particulier, que le train à grande vitesse ne facilitera l’intégration économique que si des politiques ciblées vont dans ce sens : seul, le train peut tout aussi bien créer de fortes inégalités régionales – comme au Pakistan.

L’inscription de la bri dans la Constitution de la Chine en 2017 revient à dire que le pcc ne conçoit plus sa stratégie de développement national sans une vision claire de son environnement régional. En ce sens, la connectivité est une nécessité de politique intérieure. Soulignant l’attention que le pcc a historiquement portée aux différentes échelles de gouvernance à l’intérieur même du pays, Vivienne Shue situe la politique chinoise actuelle dans son héritage impérial (Shue 2018). Cette perspective permet d’envisager deux choses. D’une part, la caractéristique principale de l’État impérial étant de promouvoir la diversité au sein des territoires constitutifs de l’empire (à la différence de l’État nation qui tend à diffuser une identité et une langue unique parmi ses citoyens), la gouvernance impériale entérine les différences dans un processus de distribution des ressources et de hiérarchisation des populations. D’autre part, il n’y a pas de limite géographique donnée à l’empire : puisque son mode d’administration est une stratégie d’échelle, tout pays peut participer à la communauté. Vivienne Shue souligne les défis auxquels les modes impériaux de gouvernement ont fait face, depuis les risques de séparatisme jusqu’à la difficulté de maintenir un pouvoir unique dans une grande diversité de territoires. Elle n’en met pas moins en avant la remarquable longévité des empires anciens et modernes, en Europe et en Chine. C’est dans le prolongement de cette analyse que nous considérons cinq réponses à la bri. Le cadre théorique du gouvernement impérial ordonne la diversité des stratégies qu’adoptent non seulement la Chine mais aussi les pays sur le tracé de la route.

Dans l’optique d’une distribution géographique des ressources humaines et industrielles, la bri permet à la Chine à la fois de réorienter son commerce extérieur vers sa façade occidentale et de proposer à ses partenaires commerciaux une expertise en construction d’infrastructures, dans le but non seulement d’accroître les échanges, mais aussi de les diriger vers l’intérieur de la Chine. La bri renouvelle ainsi l’orientation adoptée depuis les grandes réformes économiques des années 1980. Celles-ci tablaient sur l’investissement étranger direct, dans certaines régions chinoises désignées comme zones économiques spéciales dont la dernière en date, Hainan, fut établie en 1988. Ces zones économiques spéciales étaient toutes situées sur la côte orientale pour faciliter l’export. Le « miracle » économique chinois s’est donc fait par l’ouverture sur l’océan Pacifique. Depuis le début des années 2000, la Chine infléchit l’orientation de son développement vers l’ouest. Cette inflexion date d’avant la bri ; elle s’enracine dans deux politiques du pcc : Going West et Going Out.

La politique de développement du Grand Ouest, ou Going West, est essentielle à la conception de la bri. Au tournant du 21e siècle, les disparités de développement économique au sein de la Chine poussèrent le gouvernement chinois à subventionner massivement le Grand Ouest du pays (douze provinces, régions autonomes et municipalités à la croissance économique faible). Cette politique créa une situation de dépendance de ces provinces envers le centre. Le taux de croissance qu’elle entraîna provint principalement des entreprises d’État, sans susciter ni l’émergence d’entreprises privées locales qui auraient accru l’attractivité de la région, ni investissement étranger. Un second problème intrinsèque au modèle de développement mis en oeuvre par Pékin dans une province occidentale telle que le Xinjiang fut la disparité du développement des provinces : le pcc favorisait le Nord urbain au détriment du Sud rural, aggravant ainsi les tensions sociales (Castets 2004 ; Shan et Weng 2010). Le manque d’infrastructures de transport semblait être l’une des raisons principales de ce cloisonnement.

En 2000, l’année même où il lançait la politique de développement du Grand Ouest, le pcc encouragea les entreprises chinoises à chercher des marchés à l’étranger. Cette politique, appelée Going Out, avait pour but d’accroître la productivité des entreprises (Yueh 2012). La seconde phase de la politique de Going Out fut l’investissement direct à l’étranger sortant, alors même que la Chine restait un récipiendaire important d’investissement étranger entrant. Cette situation, commune parmi les pays développés, s’accompagna en Chine de la fermeture d’importants secteurs de son économie à l’investissement étranger (Dollar 2016). La fermeture du marché chinois dans les domaines des médias, des communications et des transports notamment, constitue le problème central de la bri : la politique commerciale de la Chine n’est pas réciproque. Les partenaires commerciaux de la Chine se plaignent de la contradiction entre une politique agressive d’investissement à l’étranger et la protection de secteurs clefs de l’économie chinoise. L’offre de construction d’infrastructures au coeur de la bri transforme en influence un modèle de développement qui semble avoir atteint ses limites dans le marché intérieur chinois. La bri vise à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises d’État qui jouent un rôle clef dans l’économie chinoise depuis la création de la State Asset Supervision and Administration Commission en 2003. Ce nouveau holding d’État a façonné des « champions nationaux » qui dominent les secteurs de l’énergie et des infrastructures de transport en Chine aujourd’hui (Naughton 2015). Ce sont précisément ces secteurs qui structurent la bri et, par conséquent, le projet est un véritable plan de développement pour les nouvelles entreprises d’État qui, sans être les plus innovantes au sein de l’économie chinoise, sont les relais essentiels de la politique industrielle du parti.

Or les évaluations les plus récentes de la bri soulignent les pertes commerciales énormes que Pékin essuie en soutenant à bout de bras la construction d’infrastructures dans des pays à la solvabilité douteuse. Dans son étude sur les implications de la bri pour la politique intérieure de la Chine, He Baogang s’appuie sur des recherches du Chinese Social Sciences Network qui estiment le coût des 32 projets bri ayant échoué entre 2005 et 2014 à 56 milliards de dollars us, soit près du quart du total de l’investissement chinois à l’étranger (He 2018). Sans du tout minimiser les dommages causés par ces pertes commerciales, He explique que les entreprises d’État chinoises impliquées dans la bri sont des acteurs politiques avant d’être des acteurs économiques, puisque les risques économiques qu’elles encourent sont monumentaux. Il qualifie la bri de véritable politique du risque et pose la question d’une sur-extension à la mode impériale du pouvoir de Pékin, qui pourrait lui être fatale. La viabilité du projet, écrit-il, dépendra de la convergence ou de la divergence des intérêts des élites chinoises avec ceux des élites des pays hôtes de la bri. C’est pour apporter des éléments de réponse à cette question que nous proposons ce numéro thématique.

II – La question de la réception

L’état des lieux que propose ce numéro thématique est un vrai défi compte tenu de la vitesse du changement qui s’opère en Eurasie dans le contexte de la montée en puissance chinoise. En Europe, destination ultime de la bri, on a en effet assisté à un revirement important. Les pays hôtes firent d’abord bon accueil au projet chinois. Xi Jinping annonça la bri en pleine crise de l’Union européenne et quelques mois après qu’Obama fût revenu sur sa promesse d’intervenir en Syrie en cas d’utilisation d’armes chimiques. Alors que le monde semblait en manque de leadership, le chef de l’État chinois proposait un projet ambitieux et inclusif. En 2015, après la dégradation de l’image de la Russie suite à l’invasion de la Crimée, le Kremlin proposa à Pékin d’intégrer son union économique eurasiatique à la bri (Peyrouse 2017).

Après une courte lune de miel de deux ans, le scepticisme a gagné les partenaires occidentaux que la Chine voulait inclure dans la construction de la BRI (Duchâtel 2018). Alors que les réticences au projet émanèrent d’abord de l’Inde et même, tacitement, de la Russie qui percevait la nouvelle route de la soie comme un concurrent à l’union économique eurasiatique, elles gagnèrent vite l’Europe où l’on freine maintenant l’investissement chinois. La Chine est cependant parvenue à séduire de nombreux pays d’Europe centrale et orientale tels que la République Tchèque, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie qui ont signé des accords pour mettre en oeuvre la bri dans ces pays. L’enthousiasme de l’Europe centrale et orientale contraste avec le scepticisme de l’Europe occidentale. L’établissement du groupe « 16 + 1 » a ainsi été perçu comme une tentative chinoise de fragmenter l’Europe, qui traversait alors une grave crise politique.

Ce numéro thématique se penche sur le tracé de la bri plutôt que sur sa destination finale pour comprendre comment cinq pays non occidentaux majeurs qui sont parties prenantes de la bri répondent à cette politique chinoise du risque. Nous examinons la réception de la bri dans les cinq puissances qui structurent l’environnement régional de la Chine. La Russie, l’Indonésie, Djibouti et l’Éthiopie sont des acteurs régionaux incontournables respectivement en Europe centrale, en Asie du Sud-Est et en Afrique sub-saharienne. Parmi ces pays, la Chine a en effet estimé que la collaboration de la Russie et de l’Indonésie est essentielle au succès de la bri (National Information Center 2016). Les auteurs des articles qui composent ce numéro montrent que l’Éthiopie, Djibouti, l’Indonésie et la Russie se sont appropriés la bri à des fins de politique intérieure, le soutien des élites politiques de ces pays à la Chine semblant leur procurer un gage de longévité au pouvoir. Ces régimes autoritaires se consolident ainsi à la faveur de la bri. Le choix de l’Inde reflète la résistance principale aux ambitions chinoises dans la région.

La bri signifie clairement l’émergence d’un nouveau leadership économique chinois, malgré les protestations de Pékin qui se targue de proposer un projet « gagnant-gagnant ». Les résistances plus ou moins avérées des pays de la région à la bri s’ancrent dans la peur d’une dépendance économique envers la Chine. Le premier article explique les dilemmes que la nouvelle puissance chinoise pose à un pays comme la Russie. Julien Vercueil montre que la bri peut répondre à un besoin d’infrastructures évident en Russie, en l’occurrence d’infrastructures énergétiques et de transport. Il met au jour les raisons de la Russie de céder aux exigences chinoises assez dures pour financer les projets de construction de chemins de fer et de gazoducs, raisons qui sont politiques aussi bien qu’économiques. En effet, les relations économiques sino-russes ont revêtu un caractère stratégique après l’annexion de la Crimée et les sanctions européennes contre la Russie qu’elle a entraînées en 2014.

La bri établit la Chine en position de force dans la région et les pays qui se trouvent sur le tracé doivent se situer dans un rapport asymétrique. La perception que se font les gouvernements des pays associés à la bri du nouveau rôle de la Chine dans la région est donc essentielle à leur réception du projet. Le deuxième article discute de l’utilité de l’approche théorique de l’école de pensée des perceptions (erronées) ou (mis)perceptions dans l’analyse de la réception indonésienne de la bri. Delphine Allès et Eric Frécon proposent d’inverser le paradigme de l’asymétrie pour considérer la dépendance de fait de la Chine envers les pays associés à la bri puisqu’un refus du projet (certes difficile à envisager compte tenu du besoin en infrastructures d’un pays tel que l’Indonésie) serait tout aussi dommageable à l’image internationale de la Chine. L’Indonésie occupe une place stratégique dans la bri, explique l’article : elle en est la clef de voûte archipélagique. Les auteurs avancent la thèse selon laquelle, en s’intégrant au projet chinois, Jokowi rend son pays plus attractif aux yeux d’autres partenaires occidentaux importants tels que les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni.

Le troisième article explique que le fait que les pays de la corne de l’Afrique s’approprient la bri relève d’un partage du risque. D’un côté, la Chine accorde des prêts financiers pour des projets d’infrastructure à des pays comme Djibouti et l’Éthiopie dont elle n’est pas sûre qu’ils pourront les rembourser. De l’autre côté, l’implication chinoise dans les infrastructures de transport et énergétiques de ces deux pays est telle que leurs gouvernements respectifs risquent de se mettre en situation de dépendance. Sonia Le Gouriellec montre que les pays en développement de la bri ont pleine conscience du rapport asymétrique qu’ils entretiennent avec la Chine. L’Éthiopie et Djibouti intègrent cette asymétrie dans une stratégie de développement dont le gouvernement du pays sur la route reste maître. L’article explique que Djibouti accueille le projet chinois de construction de chemin de fer reliant le pays à l’Éthiopie en sachant que cette infrastructure renforcera la position dominante de l’Éthiopie dans la région. Il s’agit, d’après l’auteur, d’une stratégie d’extraversion au service du développement économique national. On voit ici à l’oeuvre une hiérarchisation des relations internationales qui semble pleinement assumée par des pays comme Djibouti, qui se trouvent dans une position intermédiaire entre la puissance globale de la Chine et la puissance régionale qu’est l’Éthiopie.

Le quatrième article présente le cas le plus évident de résistance politique à la bri : l’Inde. Cette résistance doit être subtile, propose Mélissa Levaillant, sinon l’Inde pourrait prêter le flanc à une confrontation militaire. Or les relations sino-indiennes se sont considérablement tendues depuis le face-à-face militaire sur le plateau du Doklam à l’été 2017. L’intervention indienne avait pour objectif, atteint, d’arrêter la construction par les Chinois d’une route dans un territoire dont la souveraineté est contestée par la Chine, le Bhoutan et l’Inde. Même si l’issue du face-à-face fut positive pour l’Inde, il s’agit pour Narendra Modi de ne pas réitérer ce genre de déploiement de force. Cependant, les différends territoriaux sont multiples entre la Chine et l’Inde. Pour se désengager de la rivalité avec la Chine, le gouvernement indien propose, conjointement avec le Japon, les États-Unis et l’Australie, une vision alternative à la bri : l’espace indo-pacifique. La construction politique de cet espace n’est pas due à Modi, mais plutôt au Premier ministre japonais Shinzo Abe qui expliqua le rapprochement possible entre les deux océans au parlement indien en 2007. Les discours officiels américain et australien s’emparèrent successivement de la notion d’espace indo-pacifique avant qu’elle n’apparaisse dans la stratégie maritime de l’Inde en 2015. Alors même que la Chine tente de minimiser la position dominante qu’un succès de la bri lui accorderait dans la région, la notion d’espace indo-pacifique apparaît comme le seul projet régional alternatif dans les domaines économique et militaire.

Le cinquième article envisage la route maritime de la soie dans son unité stratégique pour interroger l’idée de sécurité maritime que la Chine met de l’avant. L’ouverture de la base militaire chinoise de Djibouti en 2017 a créé un précédent qui colore la réception de la bri maritime dans des pays comme le Sri Lanka ou le Kenya. Marianne Péron-Doise met l’accent sur l’usage dual que la Chine ferait sûrement des ports dans lesquels entrent ses entreprises. En effet, la coopération militaire de la Chine avec les États portuaires de l’océan Indien a précédé la bri. L’auteur rappelle que c’est d’abord par la lutte anti- piraterie que la Chine s’est approchée des côtes africaines. Dix ans après ces premières sorties de bâtiments chinois, de nouveaux acteurs sont apparus dans l’océan Indien : l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et la Turquie. Sur fond de nouveaux rapports de puissance, le rôle de la Chine dans la sécurité maritime de l’océan Indien est éminemment stratégique.

Ce numéro thématique considère la bri dans son éclatement. La Russie, l’Éthiopie, Djibouti et l’Inde sont dans des situations très différentes vis-à-vis de la Chine, non seulement de par la variété de leur régime politique, mais également de par les dynamiques régionales distinctes de l’Eurasie à la Corne de l’Afrique en passant par l’océan Pacifique. L’éclatement des réponses à la bri contribue à en faire un projet chinois dans la région plutôt qu’un nouveau projet régional. Ces deux traits essentiels : l’insistance de la Chine sur le bilatéralisme malgré l’échelle globale de sa politique, et l’accueil favorable que la bri trouve dans des puissances régionales telles que la Russie, l’Indonésie, l’Éthiopie et Djibouti, confèrent toute sa pertinence à une analyse de la projection internationale de Pékin en termes impériaux, qui favorisent la diversité en maintenant le principe de la hiérarchie dans un centre politique unique.