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La publication collective The NATO Intervention in Libya : Lessons Learned from the Campaign entend faire une « deuxième analyse » des opérations militaires internationales de 2011 en Libye qui ont mené au renversement du régime de Mouammar Kadhafi. Cet ouvrage rédigé pour l’essentiel par des politologues du Swedish National Defence College privilégie, comme le titre l’indique, l’approche classique des études militaires des « leçons apprises ». Néanmoins, les auteurs affichent un but limité, étant donné le caractère récent des événements, ce qui restreint les conclusions que l’on peut tirer de cet ouvrage. Notamment parce que, si la réussite militaire des opérations, en ce qui a trait à l’efficacité des ressources déployées par rapport au résultat atteint, peut être défendue, l’impact politique représente un échec complet, si l’on en juge par la situation actuelle en Libye. À leur décharge, les auteurs n’avaient pas d’ambitions prospectives et les analyses des conséquences pour l’avenir des interventions demeurent pertinentes, en l’occurrence le texte de Marcus Mohlin (chapitre 8), qui anticipe une utilisation accrue des forces spéciales en conjonction avec la force aérienne, et le chapitre conclusif par Robert Egnell, qui reprend les grandes questions soulevées par ces événements.

Plusieurs contributions évaluent la singularité de cette intervention, tout en évoquant la possibilité qu’elle serve de modèle à l’avenir. Finalement, la majorité des contributeurs s’entendent pour dire que l’expérience libyenne sera difficilement reproductible et ne pourra servir d’exemple, étant donné l’exceptionnalité des circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée. Le chapitre 2, par Kjell Engelbrekt, décrit très bien les circonstances politiques dans lesquelles le Conseil de sécurité de l’onu a adopté la résolution 1973 et l’Europe a mobilisé ses efforts (« the perfect storm »). Cette intervention est unique à plusieurs égards, d’abord parce que jamais auparavant le Conseil de sécurité n’avait formellement confié à une force internationale le mandat d’utiliser « tous les moyens nécessaires » – à l’exclusion d’une force d’occupation terrestre – pour protéger les populations civiles. La violence déchaînée par le régime libyen et la mise en avant d’un cadre d’interprétation efficace ont certainement été cruciales dans l’invocation du principe de « responsabilité de protéger », car elles ont motivé l’abstention de la Chine et de la Russie lors du vote au Conseil de sécurité et l’appui critique de la Ligue arabe.

Le rassemblement des moyens nécessaires et leur organisation, d’abord nationaux, puis dans le cadre de l’otan, relèvent d’un concours de circonstances unique sur le plan international ainsi que de la disposition particulière d’acteurs clés (en particulier de la France et du Royaume-Uni) à agir de façon proactive. Le processus s’est fait presque sans accrocs malgré un grand potentiel de blocage (et de cafouillage), comme le relève notamment Jeffrey H. Michaels (chapitre 1), en particulier au sein de l’otan, encore mobilisée par ses activités en Afghanistan. Malgré le rôle « effacé » des États-Unis, la crise financière et la forte division de ses membres – plusieurs vont refuser de participer ou auront une contribution relative minimale –, l’otan parviendra à reprendre efficacement le commandement des opérations militaires nationales (Operation Unified Protector).

Comme l’expliquent plusieurs contributions, la mise sur pied de l’opération aura été rendue possible par une coordination très informelle et asymétrique des acteurs ; les États les plus engagés rencontrant une série d’objectifs stratégiques (et polémiques) avant le transfert du commandement ou en parallèle de l’opération de l’otan, et sans coordination « officielle » avec les forces rebelles. Ainsi, la fragmentation des opérations militaires aura permis de contourner les obstacles du multilatéralisme tout en en conservant le cadre (et l’apparence). Au bout du compte, plusieurs États opposés au changement de régime, dont certains membres de l’otan, vont se mordre les doigts lorsqu’ils réaliseront que le mandat de « responsabilité de protéger » a été mis en oeuvre de façon très expéditive, ce qui ne sera pas sans répercussions légales et politiques selon Fredrik A. Holst et Martin D. Fink.

Les milices formées en réaction à la vague de répression des manifestations inspirées du printemps arabe vont remporter une série de victoires, s’emparer d’installations stratégiques du pays (ports, oléoducs, raffineries, réserves de pétrole et champs pétroliers) et finalement prendre la capitale libyenne, Tripoli. Selon Marcus Mohlin (au chapitre 8), ce succès militaire fulgurant a été rendu possible par l’organisation précoce des groupes rebelles, principalement leur entraînement par les forces spéciales et les conseilleurs militaires occidentaux (États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni) et arabes (Jordanie, Qatar, Émirats arabes unis) en conjonction avec l’effondrement des forces armées libyennes, traversées par des contradictions insurmontables associées à la gestion paranoïaque de Kadhafi (chapitre 6, Karl Sorenson et Nima Damidez).

L’espoir était grand que ce modèle d’intervention limité et résolument partial puisse régler ce conflit armé, tout en économisant les moyens et, surtout, sans reproduire les grands déploiements d’Afghanistan et d’Irak. Pourtant, le résultat en est aujourd’hui similaire : les institutions étatiques libyennes se sont pour ainsi dire effondrées et les populations civiles sont victimes des affrontements entre l’opposition et le nouveau pouvoir. Une nouvelle évaluation rétrospective des « leçons apprises » serait sans doute beaucoup plus sévère à l’égard de cette intervention et de sa participation au remplacement de l’autoritarisme d’un régime usé par le règne de factions politiques et de milices profondément divisées sur l’avenir du pays.