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Le nouvel ouvrage de Christopher Phillips, chercheur associé à la Chatham House de Londres, annonce un projet ambitieux : offrir, à partir d’une matrice synoptique, une première synthèse de la genèse et de l’évolution de la guerre civile en Syrie. S’il existe déjà une abondante littérature sur ce que l’auteur nomme « la plus grande catastrophe humaine du 21e siècle », cette monographie entend dépasser l’habituelle dimension locale ou régionale en resituant le drame syrien dans son contexte historique plus global, marqué par des rivalités acérées et multiformes sur la scène mondiale, dont les conséquences se révèlent à bien des égards funestes.

La charge passionnelle d’un tel sujet d’actualité contribue généralement à brouiller l’analyse académique des forces diplomatiques ou militaires en présence. Évitant cet écueil, Phillips réussit à livrer, en dix chapitres bien sentis, un ouvrage grand public qui évite le double piège de l’affect et du parti pris. Ce faisant, cet essai se distingue par la modération de son propos, une connaissance particulièrement fine de son objet d’étude et une prise en compte systématique des enjeux géopolitiques fluctuants des six protagonistes majeurs du conflit en cours en Syrie, soit la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite, le Qatar, les États-Unis et la Fédération de Russie.

Les assertions que suggère cette somme sont multiples : nous en retiendrons trois qui parcourent l’ouvrage dans son ensemble. Il s’agit dans un premier temps pour l’auteur de démontrer que la question syrienne s’était internationalisée avant même les balbutiements de la guerre civile dans ce pays. Cette thèse principale est amplement étayée par la mise en évidence des jeux d’alliance croisés, des tentatives de séduction et des divers moyens de pression déployés par l’ensemble des six États que nous venons de mentionner et que Phillips désigne comme les co-instigateurs du conflit actuel en Syrie. Pour ne citer qu’un exemple, les dirigeants qataris et iraniens avaient chacun proposé à leurs homologues syriens, dès avant le déclenchement de l’insurrection en 2011, un rapprochement stratégique de leurs intérêts énergétiques, avec deux projets alternatifs de gazoducs reliant, pour le premier, le golfe Persique à un relais portuaire turc via la Syrie, et pour le second, la mer Caspienne à une installation côtière syrienne. Selon l’auteur, les rivalités hégémoniques régionales déjà manifestes entre l’Iran et l’Arabie saoudite ont en outre exacerbé les clivages antagoniques de ces deux acteurs autour de l’enjeu syrien.

L’auteur prend également soin d’étudier de façon circonstanciée les nombreuses impasses stratégiques et les perceptions erronées de l’ensemble des belligérants : un cruel manque de connaissance des spécificités du terrain syrien, l’absence sur place de relais humains et institutionnels de substitution, le discrédit systématique des mises en garde formulées par le personnel diplomatique quant à la prépotence du régime syrien et la croyance « quasi religieuse » en une destitution rapide de Bachar el-Assad ont gravement altéré le discernement des dirigeants du camp « anti-Assad ». De leur côté, la Russie et l’Iran se sont largement fourvoyés en se persuadant de l’imminence d’une intervention militaire américaine calquée sur les précédents irakiens et libyens – après l’édiction de la fameuse ligne rouge par le président américain Barack Obama puis sa violation par le régime en place – et en sous-estimant la ténacité et le retentissement populaire de l’État islamique. Sous la férule du général iranien Qassem Soleimani, la présence importante sur le territoire syrien des forces armées iraniennes a été ressentie par de nombreux Syriens comme une occupation étrangère, tous camps confondus.

Enfin émerge avec force la question de la complexité patente du conflit syrien que Phillips souligne en toute lucidité. Le lecteur avisé retiendra plus singulièrement la versatilité des alliances et la difficulté connexe des interlocuteurs américains et russes d’influencer leurs alliés régionaux respectifs lors des différents cycles de négociations tenus à Genève et à Vienne pour le règlement de la crise politique en Syrie. En dépit du soutien de la Fédération russe, la participation controversée de l’Iran à ces pourparlers de paix n’a, par exemple, été acquise qu’en octobre 2015, alors que Téhéran exerce depuis longtemps une prépondérance certaine sur son allié syrien. D’autre part, les basculements tactiques à répétition de certains rebelles et de leurs alliés – tantôt en faveur des franges les plus radicales et violentes de l’opposition au régime de Bachar el-Assad, tantôt vers les forces légitimistes du gouvernement syrien – plaident contre toute considération dualiste et statique du confit syrien.

S’appuyant principalement sur une imposante série d’entretiens avec des acteurs de premier plan liés au conflit, l’ouvrage de Christopher Phillips propose le meilleur et le pire d’une approche, plutôt fréquente dans le milieu anglo-saxon, qui mélange démarche scientifique et journalisme d’investigation. On y trouvera ainsi des informations récentes, concises et parfois percutantes, mais aussi des généralités convenues, fondées sur des postures officielles et des discours autorisés. L’affirmation, malheureusement habituelle, selon laquelle l’intervention militaire russe en Syrie aurait permis à Vladimir Poutine d’occulter ses déboires en Ukraine est spécieuse puisqu’elle tend à masquer le rôle pourtant central qu’aura joué la lutte contre le terrorisme dans l’élaboration et la gestion de l’opération en Syrie.

Bien que l’absence de conclusion solide à forte dimension prospective laisse quelque peu le lecteur sur sa faim, cet ouvrage surprend positivement par son exhaustivité dont l’utilité première est d’offrir des clés de compréhension précieuses de la chaîne des causalités apparentes. C’est d’ailleurs là que se situe la véritable valeur ajoutée de cette étude minutieuse, laquelle est appelée à devenir une référence essentielle pour mieux appréhender la conflagration internationale qui s’opère sous nos yeux en Syrie.