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Revisiter un article publié dix ans plus tôt constitue un exercice un peu périlleux. Cela d’autant plus que, dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’un texte que j’ai écrit au tout début de ma carrière, pendant mes études doctorales à l’Université de Toronto. Ma pensée a bien sûr évolué depuis, même si les grandes orientations restent les mêmes. En préparant la traduction française de l’article, je me suis d’ailleurs parfois surpris à me critiquer moi-même, regrettant telle formulation ou me réprimandant de n’avoir pas exploré davantage telle ou telle piste. Afin de rendre ma réplique aussi constructive que possible, j’éviterai donc de défendre l’original et son propos pour plutôt me concentrer sur les débats et interprétations qui en ont découlé. Je tiens d’ailleurs à remercier Samuel Faure, David Grondin, Niilo Kauppi, Christian Lequesne et Frédéric Ramel d’avoir bien voulu se prêter à cet exercice, savamment dirigé par le directeur d’Études internationales, Jonathan Paquin.

Avec le recul, je note d’entrée de jeu que ma compréhension de ce que pourrait apporter le tournant pratique à la théorie des Relations internationales (ri) s’est considérablement élargie. En 2008, j’avais principalement insisté sur l’importance de recouvrer la logique du praticable dans l’action sociale, c’est- à-dire le fondement non articulé des pratiques internationales. Si je considère toujours qu’il s’agit là d’une contribution essentielle, je dois admettre que j’ai depuis tourné mon attention vers deux autres valeurs ajoutées du tournant pratique (voir Pouliot 2016, et 2017 pour la version française). Premièrement, la théorie de la pratique permet de renverser le lien de causalité habituel (selon lequel ce que font les acteurs constitue la variable à expliquer) pour plutôt explorer en quoi les modes d’action internationaux façonnent des faits sociaux aussi variés que la guerre, le droit, la hiérarchie ou la gouvernance mondiale par exemple. Les pratiques sont constitutives et donnent à la vie internationale sa structure multidimensionnelle. Deuxièmement, la théorie de la pratique fournit une unité d’analyse claire, simple et précise qui, en s’appuyant sur une riche ontologie au sein de laquelle peuvent se croiser diverses méthodes, permet de reconstituer en un même mouvement les dimensions situationnelle, dispositionnelle, relationnelle et positionnelle du monde social. C’est donc dans cette perspective élargie que je compte ici revisiter la logique du praticable.

Compte tenu de l’espace limité qui m’est imparti, je ne pourrai rendre pleinement justice à la richesse des commentaires soulevés par mes critiques. Par souci de lisibilité, j’ai plutôt choisi de grouper mes remarques autour de trois grands thèmes qui recoupent leurs propos : premièrement, la question de « l’enchâssement de la logique du praticable dans les logiques réflexives », pour reprendre les termes de Faure et Lequesne, question également soulevée par Kauppi ; deuxièmement, l’enjeu du changement et de la reproduction que soulèvent Ramel de même que Faure et Lequesne ; et troisièmement, le tournant pratique en tant que projet intellectuel, sur lequel s’étend Grondin et, dans une moindre mesure, Kauppi. Je conclurai par quelques réflexions concernant les nouvelles pistes de recherche que suggèrent les participants à ce forum.

I – Logique du praticable et réflexivité

Commençons donc par le commencement. L’argument principal de mon article, c’est qu’il existe un fondement irréfléchi à tout mode d’action ou pratique, fondement que les théories sociales (en ri comme ailleurs) ont trop souvent tendance à passer sous silence. En ce sens, l’article se veut un correctif, ou encore une intervention à l’intérieur d’un débat intellectuel ayant tendance à privilégier les savoirs réfléchis et représentés au détriment de la logique du praticable qui les sous-tend. Autrement dit, il s’agit de rééquilibrer un penchant fort répandu pour la connaissance réflexive en lui opposant son pendant tacite.

Il me semble important de souligner que ce correctif m’a été inspiré moins par Pierre Bourdieu que par Charles Taylor (bien que tous deux s’appuient sur une même source, le philosophe Ludwig Wittgenstein). Dans un texte-phare, Taylor (1995 : 555 [1992 pour l’original anglais]) rejette ce qu’il appelle « notre culture philosophique intellectualiste », qu’il considère à la source d’une méprise fondamentale des sciences sociales modernes : l’obsession du sujet pensant, lieu de représentations plutôt que de compréhension pratique. Taylor illustre les conséquences de cette méprise par une histoire imagée.

Il se pourrait que faute de familiarité avec nos faits et gestes, un étranger comprenne mal ce qui est pour nous une directive parfaitement claire et simple. Vous voulez aller en ville ? Vous n’avez qu’à suivre les flèches. Mais supposez que pour lui la manière naturelle de suivre une flèche soit d’aller dans la direction de l’empennage, pas de la pointe ? Imaginons un scénario : il n’y a pas de flèches dans la culture de cet étranger, mais il y a une sorte de pistolet à rayons qui en se déchargeant émet un rayonnement centrifuge pareil à l’empennage de nos flèches.

Taylor 1995 : 554

Suivre une flèche, une pratique quotidienne à laquelle peu d’entre nous réfléchissent, repose donc sur une compréhension tacite de ce que la règle veut dire. À mon sens, l’oeuvre de Bourdieu, notamment ses travaux sur l’Algérie, participe de cette même dénonciation des sciences sociales modernes et de leur difficulté à restituer le rapport pratique au monde qui fonde nos sociétés.

Il faut rappeler ce contexte pour mieux comprendre l’objectif « heuristique » (p. 169) qui sous-tend la comparaison que je brosse entre connaissance réfléchie et connaissance pratique. Pour attirer l’attention sur un phénomène par trop ignoré, j’ai créé deux « types idéaux » (au sens de Max Weber) qui accentuent le contraste et mettent en lumière l’importance de la logique du praticable (voir le tableau 3, p. 170). L’idée n’est pas, comme l’écrit Kauppi, de « délégitimer la connaissance réflexive » (p. 220), mais plutôt de corriger un sérieux angle mort dans la théorie sociale en vogue aujourd’hui et, chemin faisant, de souligner la complémentarité entre les deux formes de savoirs. Autrement dit, il s’agit de démontrer que les théories de l’action sociale qui dominent le paysage intellectuel contemporain sont incomplètes en ce qu’elles ignorent le fondement pratique. Cela ne revient pas à dire que la connaissance réflexive soit sans importance, bien au contraire.

Le pari wittgensteinien de la logique du praticable, c’est que chacune des opérations réfléchies qui sont au principe de l’action sociale (choix rationnels, respect des règles, persuasion) n’est possible que sur la base d’un socle irréfléchi composé de savoir-faire tacites (par exemple, comment suivre une flèche). Par conséquent, les sciences sociales, y compris les ri, ne peuvent faire l’économie de la logique du praticable, un néologisme que j’ai commis précisément pour nommer cet arrière-fond trop souvent invisible. À la question de Faure et de Lequesne concernant « la singularité de la logique du praticable par rapport à la logique de la pratique » (p. 193), je répondrai qu’alors que Bourdieu cherchait à expliquer l’action sociale dans sa totalité, mon objectif était plus simplement d’attirer l’attention sur l’une de ses dimensions négligées. Il s’agissait donc d’inscrire les savoir-faire à l’intérieur des logiques d’actions sociales telles que conçues en ri, plutôt que comme cadre d’analyse englobant. Je maintiens donc l’idée de « complémentarité » et d’« antériorité » (p. 176-177) de la logique du praticable : même l’action la plus réflexive repose sur une base inarticulée[1].

En ce sens, je me dois réagir à la critique de Kauppi selon laquelle la logique du praticable ne s’applique qu’au « premier monde » de l’enfance ou des sportifs (p. 227) et pas au « second monde » auquel appartient le politique. Il écrit par exemple que « le rapport du diplomate au temps et à la réflexivité est différent de celui du joueur de tennis, engageant des pratiques symboliques qui ne se réduisent pas à une pensée rapide » (p. 224). Cette opposition me semble erronée : les savoir-faire sont au fondement de toutes les pratiques, même de celles qui font appel à des registres discursifs ou symboliques des plus complexes. Comme le dit encore Taylor (1995 : 556), « la compréhension s’opère toujours par rapport à un arrière-fond fait de ce que l’on tient pour acquis, de ce sur quoi l’on s’appuie ni plus ni moins ». Lorsque des diplomates négocient, leurs tactiques reposent non seulement sur des calculs rationnels et sur des règles à suivre, mais aussi sur un ensemble de manières de faire entendues qui structurent leur action (voir par exemple Ambrosetti 2009 ; Buchet de Neuilly 2009 ; Devin 2013 ; Lequesne 2017)[2].

Malheureusement, cette première confusion se double d’une seconde lorsque Kauppi m’attribue une vision « profondément apolitique » (p. 221) de la pratique, supposément en rupture avec la sociologie de Bourdieu. Selon Kauppi, mon article poserait la question suivante : « comment imposer la diplomatie comme seule manière de régler les conflits internationaux ? » (p. 226) Cette lecture au premier degré de mon propos a de quoi étonner. En fait, la quatrième section de mon article se demande plutôt en quoi consiste la paix internationale en pratique. La réponse que je propose, loin d’être apolitique, est précisément centrée sur les rapports de force symboliques : « l’exercice du pouvoir symbolique transforme une lutte à somme nulle pour l’imposition du sens en quelque chose qui a l’apparence d’une relation gagnant-gagnant : la paix entre les États » (p. 182). L’objectif du texte est donc de problématiser (et non d’endosser) les dehors harmonieux de la paix pour en faire mieux ressortir les structures de domination[3].

Autrement dit, remettre la logique du praticable à l’avant-plan, c’est aussi diriger l’analyse sur les ressorts de l’inégalité et de la domination sociales. La diplomatie n’implique pas l’absence de rapports de force, non plus que la paix ne mène à la dépolitisation. C’est précisément tout le contraire, comme je l’écris dans l’article : « contrairement à certains mythes libéraux, la paix n’est pas qu’un simple “aménagement des différences” ou qu’un “compromis gagnant-gagnant”. La paix repose plutôt sur des rapports de force et de domination qui servent à imposer des idées, mais aussi des modes d’action, le plus souvent de manière imperceptible » (p. 222). Le rapport d’immédiateté que peuvent entretenir les praticiens envers la diplomatie ne les emporte pas au paradis ou dans une zone de hors-jeu, mais les ancre plutôt à l’intérieur d’un rapport de force symbolique sans merci, en dépit des apparences. Accéder à l’irréfléchi, c’est comprendre un fondement de la domination sociale[4].

II – Changement et reproduction

Deux des critiques les plus fréquentes à l’endroit de la théorie de la pratique concernent sa double inaptitude à rendre compte des transformations sociales ainsi que des événements extraordinaires. L’utilité de l’approche se verrait ainsi limitée au domaine restreint de la stabilité et de la reproduction des pratiques existantes. La sociologie de Bourdieu, entre autres, est souvent affublée d’un tel tort. Sans aucun doute, parce que les pratiques forment des motifs ou patterns d’action, le concept dirige notre attention vers ce qui structure, ce qui donne corps et ce qui maintient. Armé de cet outil, l’analyste s’intéresse peu, par exemple, aux raisons pour lesquelles un individu donné prend telle ou telle décision dans l’unicité du moment. Peut-être s’agit-il là d’une des « limites » de la logique du praticable que Faure et Lequesne appellent sagement à décliner (p. 194). Personnellement, je n’en conclurais cependant pas à l’impossibilité d’expliquer le changement et l’exception à l’aide de la théorie de la pratique.

Commençons par la question des événements hors du commun, soulevés tant par Ramel que par Faure et Lequesne. Comment expliquer le Brexit, par exemple ? Plus difficile encore, comment rendre compte de Trump ? Comme le dit Ramel, les performances internationales de ce dernier démontrent « un style qui semble faire fi des usages et des conduites en diplomatie » (p. 204). Et de continuer : « Donald Trump ne devrait-il pas, dans un tel moment, intégrer les contraintes du “sens pratique” ? ». Ici, il me semble utile de rappeler que le sens pratique n’est pas infaillible ; il ne conduit pas non plus à une uniformité totale des pratiques engendrées. Il produit des motifs, c’est vrai, mais aussi des écarts de conduite, que ceux-ci soient volontaires (par subversion) ou non (par incompétence). Dans le cas de Trump, nous assistons probablement à un mélange des deux, mais peu importe : sans possibilité d’entrer dans sa tête, la question de ses motivations semble déplacée. Ce à quoi nous avons accès empiriquement, c’est à la réactivité des pratiques, c’est-à-dire aux effets sociaux qu’engendrent les performances de Trump dans leur sillage. Et ici, les dénonciations quasi unanimes auxquelles le président américain fait face quotidiennement, de même que les correctifs qu’apporte çà et là son entourage pour couvrir ses incartades, tendent à démontrer, par la négative bien sûr, le poids des pratiques diplomatiques comme structure d’interaction.

Autrement dit, on ne peut réduire l’effet du sens pratique à la conformité des pratiques, tout comme on ne saurait juger de l’importance d’une norme par l’absence totale de violations. Ce qui compte, c’est plutôt le sort que de tels écarts de conduite connaissent dans la joute sociale. Dans certaines circonstances assez rares, des performances subversives se voient reconnues comme la nouvelle norme ; mais dans la plupart des cas, leurs auteurs subissent différentes formes de sanction sociale, atténuée ou non par leur rang dans le groupe. Ici, l’importance jouée par le théâtre social me semble en droite ligne avec la suggestion de Ramel de mieux arrimer les notions de pratique et de rituel. Dans les deux cas, en effet, les performances se font devant des publics et tendent à constituer des faits sociaux. Le rite décrit une forme de pratique dotée d’un script symbolique particulièrement dense, souvent centré sur des fonctions d’intronisation. À n’en pas douter, les anthropologues et les sociologues du rituel social, à commencer par Marcel Mauss, apportent un éclairage fondamental sur les pratiques internationales telles que la diplomatie, et bien d’autres (voir Ramel 2004).

J’en viens donc au problème du changement, sans doute un peu plus complexe. J’ai émis plus haut l’idée qu’il n’y a rien d’étonnant à observer des déviations du sens commun, surtout lorsque celles-ci s’accompagnent de rappels à l’ordre et de corrections. Mais comment le sens commun change-t-il, lui ? Autrement dit, de quelle façon la logique du praticable se transforme-t-elle ? Contrairement aux incartades, qui sont ponctuelles, on parle ici de changements structurels, donc beaucoup plus durables. L’espace est trop limité ici pour fournir une réponse détaillée, mais j’attirerai néanmoins l’attention sur des travaux récents qui attaquent le problème de front (par exemple, Schindler et Wille 2015 ; Hopf 2017 ; Cornut 2017 ; Adler à paraître). Surtout, je soulignerai la fertilité de la piste de recherche suggérée par Faure et Lequesne, selon laquelle la logique du praticable devrait être conjuguée « au pluriel » (p. 196). Comme ils le relèvent, « l’une des caractéristiques du modèle explicatif proposé par Pouliot est de combiner (a) un type d’habitus au sein (b) d’un champ social spécifique qui génère (c) un sens pratique propre » (p. 195). La critique me semble non seulement justifiée, mais porteuse d’une solution potentielle à la question qu’ils soulèvent eux-mêmes : « pourquoi la doxa se maintient-elle parfois, mais se transforme-t-elle à d’autres moments ? » (p. 197)

Il y a dans cette hypothèse de la multiplicité un vecteur endogène de transformation qu’il me semble impératif d’explorer davantage. Dans mes travaux empiriques, j’ai d’abord cherché à reconstruire l’habitus lambda, le socle dispositionnel commun, au prix des variations. Or, mon portrait analytique aurait été davantage affiné si j’avais mieux pris en compte la multiplicité des habitus, l’entrecroisement de différents champs, et donc les variations inhérentes à la logique du praticable. Qui plus est, j’aurais pu trouver dans ces tensions omniprésentes la source intarissable des changements pratiques. L’hypothèse de Faure et Lequesne suggère en effet une notion d’hystérèse plus complexe que celle que je déploie pour rendre compte des tensions entre l’habitus russe et le champ diplomatique tel que défini par l’Otan (Pouliot 2010 : chapitres 4-6). Dans cette perspective de multiplicité, plus près d’Erving Goffman, tout n’est que tension entre des sens pratiques divergents, au rythme des chocs successifs entre pratiques, et l’ordre social prend ainsi l’apparence d’un véritable miracle (Pouliot 2016).

Aussi enthousiasmante que soit la proposition de Faure et Lequesne, les défis méthodologiques qu’elle soulève apparaissent cependant titanesques. Car restituer les dispositions, les positions et les pratiques dans toute leur multiplicité relève probablement de l’impossible. Est-il intellectuellement faisable de dépeindre les pratiques dans leur pleine complexité et polysémie ? L’effort en vaut certainement la chandelle, malgré ses limites évidentes. En cela, j’aimerais nuancer le propos de Faure et Lequesne qui me reprochent de « fixer d’abord un cadre théorique avant de trouver quelques exemples pour nourrir ce cadre » (p. 198). Au contraire, ma démarche méthodologique s’est toujours voulue inductive et interprétative. Il s’agit d’abord de « s’approcher des pratiques et des praticiens », puis de « s’en abstraire pour développer des savoirs à portée analytique plus générale » (Pouliot 2016 : 273)[5]. À mes yeux, étudier la logique du praticable implique nécessairement d’aller « à contre-courant des règles du jeu et des pratiques du champ de la théorie des relations internationales », comme le disent bien Faure et Lesquesne (p. 198). En ce sens, si je m’accorde sur le principe avec leur appel à plus de transparence dans la gestion des entretiens, j’y vois aussi une soumission un peu contradictoire au nouveau dogme du Dart (Data Access and Research Transparency), qui musèle aujourd’hui la science politique américaine (et bientôt mondiale ?) d’inspiration interprétiviste.

III – Le tournant pratique comme projet intellectuel

Dans l’esprit de la sociologie de la connaissance, le commentaire de Grondin cherche à replacer mon article original (et plus largement le tournant pratique en ri) dans le contexte et l’évolution de la discipline des ri. Il s’agit d’une démarche fort intéressante qui permet de jeter un éclairage particulièrement utile avec le recul. Par exemple, la filiation que trace Grondin entre tournant linguistique et tournant pratique est indubitable et mérite d’être rappelée. Comme je l’écrivais avec Adler, « l’un des nombreux apports du poststructuralisme en ri veut que les pans complexes de la politique mondiale se composent d’une myriade de pratiques quotidiennes qui sont trop souvent ignorées par les chercheurs » (Adler et Pouliot 2011 : 2).

Grondin a raison de dire que tout « tournant » dans l’évolution de la théorie sociale découle d’un contexte particulier et produit inévitablement des effets performatifs à l’intérieur de la discipline. Il s’agit là d’un point de départ commun aux sociologies critiques, qu’il s’agisse de Bourdieu, Latour, ou bien d’autres encore. Par contre, je relève une certaine incohérence dans l’effort avoué de « dresser les intentions » (p. 234) qui m’animaient en écrivant mon article. Après tout, l’auteur est mort, comme dirait Roland Barthes, et cette tentative me semble entrer en contradiction avec la démarche poststructuraliste. Contentons-nous plutôt d’analyser les effets performatifs et l’intertextualité des écrits.

Selon Grondin, le succès du tournant pratique en ri s’explique essentiellement par son positionnement disciplinaire, selon lui obtenu « contre le tournant linguistique » et « vers le mainstream ». J’aimerais soulever deux objections. Premièrement, cette description me paraît contestable d’un côté comme de l’autre. D’une part, le tournant pratique s’est construit dans le prolongement du tournant linguistique et non à son encontre (ou dans une supposée volonté de « tourner la page » ou de « couper les ponts » pour reprendre les termes de Grondin, p. 250). D’autre part, la logique du praticable se veut une charge aussi radicale que celle du tournant linguistique à l’encontre des théories sociales dominantes. Il s’agit de prendre le contrepoint du biais représentationnel qui touche autant les tenants de la théorie des choix rationnels que du constructivisme : « un virage pratique peut donc contribuer à surmonter les écueils associés au penchant pour la connaissance réflexive en théorie des ri, qu’il soit rationaliste, constructiviste ou postmoderniste » (p. 242). À mes yeux, le fait d’engager le dialogue, y compris avec le mainstream (un terme plutôt flou et porteur d’effets performatifs), ne mène pas forcément à de l’« accommodement », pour reprendre le terme de Grondin (p. 251).

Deuxièmement, je m’étonne que Grondin n’envisage pas la possibilité que le succès du tournant pratique en ri puisse aussi reposer sur sa contribution en propre, plutôt que simplement sur son positionnement disciplinaire. Il est pourtant beaucoup plus généreux avec le tournant linguistique qui, selon lui, permet une meilleure compréhension du politique. À mon avis, il en va de même de la théorie de la pratique, dont la riche ontologie permet non seulement de mieux comprendre la constitution de la société, mais aussi de dépasser toutes sortes de dichotomies théoriques délétères. Par ailleurs, si les tournants sont des projets politiques, comme le dit bien Grondin, pourquoi n’applique-t-il pas cette intuition aux deux autres tournants qu’il semble par ailleurs soutenir (le tournant linguistique et le tournant narratif) ? Une analyse performative ne suggèrerait-elle pas que les appels du pied des Epstein (en faveur du langage) ou des Kessler (en faveur des règles) sont en fait des « positionnements disciplinaires » face au succès du tournant pratique en ri ?

J’aimerais maintenant me tourner vers la deuxième critique de Grondin, concernant ce qu’il dénonce comme le « scientisme » du tournant pratique. Comme mon collègue le sait fort bien, le choix des mots n’est pas innocent ; Grondin connaît l’effet délégitimant et la connotation négative d’une telle étiquette, qu’il ne définit par ailleurs jamais[6]. Je n’arrive pas à voir où se trouve « l’orthodoxie méthodologique des sciences sociales » (p. 245) à laquelle Grondin m’associe. Après tout, je défends de longue date une épistémologie interprétative inspirée des Gadamer, Ricoeur et Geertz (voir Pouliot 2007 par exemple) ; une telle profession de foi aurait normalement dû désamorcer toute accusation de positivisme. Cela étant dit, je reste tout à fait d’accord avec le refus de Patrick Jackson (2011) et bien d’autres de céder l’idéal scientifique (ainsi que son appellation) aux seuls néopositivistes. Je crois effectivement en la validité et la légitimité des sciences sociales inductives, interprétatives et historicisantes.

Néanmoins, l’étiquette de scientisme me semble plutôt relever de la caricature ici. Par exemple, Grondin prend appui sur une critique de Wanda Vrasti pour dénoncer mon supposé « flirt ethnographique » (p. 245) qui trahirait le projet postpositiviste. Il s’agit pourtant là d’une accusation sans fondement. Dans mon article (Pouliot 2007) cité par Vrasti puis Grondin, le mot « ethnographie » et ses déclinaisons n’apparaissent qu’à l’intérieur d’une citation de Geertz, puis pour qualifier certaines méthodes de recherche comme l’ethnométhodologie de Garfinkel. Autrement dit, je n’emploie jamais le terme « ethnographie » pour décrire ma propre approche ; comment dès lors pourrais-je « réduire » l’ethnographie à une technologie scientiste ? Par ailleurs, je dois préciser que la généralité analytique à laquelle mes travaux aspirent n’a rien à voir avec l’aspiration à « généraliser » que me prête Grondin (p. 251). Comme l’explique bien Jackson (2011 : chapitre 5), créer des concepts ne consiste pas à placer un miroir devant la réalité, mais plutôt à s’en abstraire afin de pouvoir l’ordonner à l’intérieur d’un schème de pensée de nature idéal-typique. Cette démarche est antipositiviste et se marie facilement avec les méthodes inductives et interprétatives (voir Pouliot 2014).

En somme, je me dois de nuancer la lecture de Grondin selon qui mes travaux sous-estiment l’importance de la subjectivité en sciences sociales (p. 244). Après tout, l’ensemble de ma démarche interprétative repose sur la notion de « fusion des horizons » proposée par Gadamer (Pouliot 2007 : 365). Par exemple, l’idée exprimée par Grondin voulant que « raconter requiert beaucoup plus qu’une simple description des faits » (p. 243) est au coeur de mes travaux, y compris sur la logique du praticable. Il est possible que Grondin me reproche de rechercher « l’objectivité pure » à cause de mon utilisation du terme « objectivation », mais en ce cas il y a clairement malentendu. Au sens de Ricoeur, l’objectivation n’a pas pour objectif (ni condition) l’objectivité, mais exprime plutôt la transformation que subit le sens en étant inscrit dans son contexte[7]. Il s’agit donc d’une démarche interprétative cherchant à saisir toute la complexité et la fluidité des significations sociales dans leur ensemble – démarche au coeur de la notion poststructuraliste d’intertextualité, par ailleurs.

Je souhaite conclure cette section en relevant l’affirmation de Kauppi selon laquelle mes travaux s’écartent indûment du « projet intellectuel ou politique de Bourdieu » (p. 221). Notons tout d’abord que ni mon distingué collègue ni moi-même ne sommes à même de déterminer le « vrai sens » qu’il faille donner aux écrits de Bourdieu. Ce serait là une démarche futile, voire un acte de domination symbolique dans le champ académique. Je dirai simplement qu’à mes yeux, l’approche bourdieusienne se veut, en bout de piste, une critique sociale des structures de domination. Il semble bien que Kauppi et moi nous entendions là-dessus. Par exemple, son assertion selon laquelle « une zone présentée comme pacifiée […] ne peut l’être que dans l’intérêt de quelqu’un » (p. 221) s’accorde parfaitement avec mon propos sur les rapports de force symbolique qui sous-tendent les communautés de sécurité. Bref, tout en ayant mes désaccords avec Bourdieu sur certains enjeux, je crois que l’implication fondamentale de mon article – la logique du praticable comme mécanisme de domination internationale – ne trahit pas sa pensée mais plutôt la prolonge.

Conclusion

La logique du praticable cherche à attirer l’attention des chercheurs en ri sur le fondement non réfléchi des pratiques internationales, y compris les plus réflexives d’entre elles. Même les tactiques diplomatiques les plus calculées reposent sur des savoir-faire incarnés qui, s’ils font rarement l’objet de discussions, n’en produisent pas moins des effets structurants. En ce sens, la logique du praticable vise le coeur des rapports de force, y compris ceux qui, comme la paix internationale et les communautés de sécurité, se cachent bien souvent sous des dehors vénérables.

Je souhaite conclure cette réplique en relevant deux pistes de recherche soulevées par mes critiques et qui posent d’intéressantes questions sur le lien entre la théorie de la pratique et ses alternatives. D’abord, le concept de « capital informationnel » que met de l’avant Ramel a piqué ma curiosité. Il n’y a aucun doute que l’information, et notamment sa distribution inégale entre les parties, figure au coeur de la pratique diplomatique (Pouliot 2016). Voilà une idée qui mériterait certainement d’être mieux développée. Ce faisant, il faudra toutefois éviter l’écueil du rationalisme qui trop souvent réduit l’information à des flux de données brutes plus ou moins embrouillés par le « bruit » (noise) ambiant de la politique. Pour intégrer le concept à une sociologie politique de la domination, il faudra contrer l’idée dominante faisant de l’information une sorte de marchandise circulant d’un acteur à l’autre et reflétant plus ou moins fidèlement une réalité extérieure supposée. L’information n’est pas neutre, mais intéressée ; elle est un objet de luttes pratiques bien avant d’être une catégorie analytique.

Ce qui m’amène finalement à la suggestion de Faure et Lequesne de mieux définir les limites de la logique du praticable. Il s’agit d’une tâche nécessaire quoique imposante, à laquelle j’aimerais donner un petit coup d’épaule pour conclure. Je pense qu’il est utile d’opposer la théorie de la pratique à la théorie des choix (rationnels ou autres) qui forme souvent l’hypothèse nulle ou l’approche par défaut en sciences sociales. Comme mentionné plus haut, la logique du praticable parvient difficilement à expliquer pourquoi tel acteur a posé tel geste, ou a prononcé telle parole, à un moment donné. En fait, on pourrait dire que le choix individuel est une unité d’analyse étrangère à la logique du praticable. Au lieu d’inférer des intérêts, de présumer des processus cognitifs ou d’imputer des identités profondes, la théorie de la pratique contourne la question des motifs individuels pour plutôt se concentrer sur les effets sociaux des modes d’action. Ce pari ontologique cerne donc son domaine d’application. Comme l’écrit Andrew Abbott (2005 :1) : « la vraie question, par exemple, n’est pas de savoir pourquoi Elizabeth Tudor a choisi de ne pas se marier, mais plutôt comment il a pu exister une structure sociale dans laquelle son refus de se marier a engendré de telles conséquences politiques ». Voilà bien résumées à la fois la promesse mais aussi la lisière de la théorie de la pratique.