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I – Introduction

Le scénario actuel du régionalisme en Amérique latine définit une cartographie complexe, caractérisée par la présence d’une multiplicité d’acteurs (fonctionnaires régionaux, représentants nationaux issus des ministères, organisations non gouvernementales et réseaux régionaux, entrepreneurs, etc.) et d’une variété de projets et d’expériences de construction de région. De fait, le régionalisme latino-américain est une des politiques privilégiées des gouvernements latino-américains destinée à consolider la démocratie, à renforcer les relations de paix et d’amitié et à promouvoir l’autonomie des États. Cette quête d’autonomie est particulièrement manifeste depuis le milieu des années 2000 et l’arrivée au pouvoir de forces progressistes qui, bien qu’hétérogènes (Dabène 2012), ont marqué un « tournant à gauche » du continent (Levitsky et Roberts 2011 ; Goirand 2005). En ce sens, le régionalisme latino-américain présente une dynamique innovante au regard d’autres systèmes régionaux, notamment africains ou asiatiques. En effet, les objectifs politiques affichés par les régionalismes, notamment l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba), l’Union des nations sud-américaines (Unasur), en matière de défense de la démocratie et de respect des droits de l’homme et de développement social ont marqué une rupture avec le cadrage économique et commercial dominant de la conceptualisation régionale.

Plusieurs auteurs ont tenté de qualifier ce nouveau moment de régionalisme « postcommercial », « postlibéral » (Sanahuja 2009 ; Dabène 2012) ou « posthégémonique » (Riggirozzi et Tussie 2012), mettant en évidence la rupture avec le temps néolibéral précédent. Si la référence au posthégémonisme est aujourd’hui contestée (Petersen et Carsten-Schultz 2018), on trouvera un certain consensus autour de l’idée de postlibéralisme que José Antonio Sanahuja caractérise à travers trois dimensions centrales : le rejet du régionalisme ouvert des années 1990 ; la recherche d’une plus grande autonomie sur la scène internationale et en matière de politiques de développement ; et l’ancrage dans un attachement à la défense de la souveraineté et à une logique intergouvernementale de coopération (Sanahuja 2012). Toutefois, aujourd’hui, certains postulent l’épuisement du régionalisme latino-américain du fait de la consolidation des cadres commerciaux extrarégionaux, l’émergence de groupes internationaux plus que régionaux, l’absence de leader susceptible de promouvoir le régionalisme et un retour vers la préférence à l’égard du bilatéralisme (Malamud et Gardini 2012). D’autres considèrent ces évolutions plutôt comme un ensemble de dynamiques transformatrices de la coopération régionale et se sont ainsi penchés sur l’évolution des modèles institutionnels et de gouvernance (Weiffen et al. 2013 ; Nolte 2014, 2016, 2018 ; Nolte et Mijares 2018 ; Riggirozzi 2014 ; Riggirozzi et Grugel 2015), sur des analyses sectorielles (Palestini et Agostinis 2018 ; Riggirozzi et Grugel 2017 ; Riggirozzi 2014), ou sur la réaction des organisations régionales face à des crises multidimensionnelles (Hoffmann 2015 ; Parthenay 2018). Au-delà de ces débats empiriques, les approches théoriques du régionalisme en Amérique latine se sont progressivement figées, notamment sur les bases d’une approche institutionnaliste dominante, empêchant par là même de saisir une réalité mouvante.

Sur le plan politique, de nombreux régionalismes font aujourd’hui face à des crises profondes en Amérique latine. Le Marché commun du Sud (Mercosur) et l’Unasur sont aujourd’hui paralysés, en grande partie du fait des crises que connaissent le Venezuela et le Brésil. La Communauté andine des nations (Can) subit de son côté la concurrence forte de l’Alliance du Pacifique et les effets de ses précédentes erreurs de gestion (financières et stratégiques). Face à ces situations mouvementées, principalement dues aux profonds changements que connaissent les scènes nationales, autant du fait d’alternances politiques que de crises politiques et/ou économiques, l’Amérique centrale et son projet régional apparaissent moins en prise aux aléas que connaît le sud du continent.

Si, à la fin de la première décennie du nouveau millénaire, les pays d’Amérique latine ont connu l’élan postlibéral et posthégémonique, qu’en est-il de l’Amérique centrale et de son déjà ancien projet régional ? L’Amérique centrale a-t-elle suivi la dynamique d’un ordre mondial régionalisé postwestphalien ? Quelles sont les « transformations récentes » du régionalisme en Amérique centrale et comment pouvons-nous expliquer et représenter les nouvelles tendances qui façonnent les blocs régionaux et la coopération dans l’isthme ? Dans cet article, nous abordons ces questions essentielles. Nous défendrons ici la thèse qu’en Amérique centrale, le postlibéralisme a été principalement rhétorique et que la stratégie régionale en vigueur dans l’isthme est celle du pragmatisme. Cela résulte-t-il d’un régionalisme ouvert ou d’un manque de convergence entre les États membres ? Dans cet article, nous affirmons que les États centraméricains ont progressivement fait le choix du pragmatisme caractérisé par la flexibilité, le recours à une intégration à géométrie variable ainsi qu’aux coopérations multiples, plutôt que la rigidité d’un cadre contraignant intergouvernemental. Précisons que l’ambition de l’article n’est pas ici de formuler une réinterprétation du régionalisme centraméricain à la lumière de la théorie pragmatique des relations internationales (Hellman 2009 ; Cornut 2009, Ralston 2011 ; Cochran 2012). Nous souhaitons en revanche proposer un type alternatif de régionalisme, dans un continent dont l’actualité a nourri et accentué les analyses reposant sur des dichotomies traditionnelles (régionalisme libéral/postlibéral ; US-driven/posthegemonic). Nous suggérons ainsi une voie intermédiaire permettant de se libérer des oppositions classiques qui tendent à alimenter l’hypothèse de l’épuisement du régionalisme latino-américain.

Avec une telle stratégie, l’Amérique centrale semble conforter l’idée d’une fragmentation des régionalismes latino-américains. La structure géopolitique de l’Amérique centrale influence profondément sa coopération extérieure régionale. En tant que région appartenant à la périphérie du système international, la diversification des partenaires commerciaux constitue une priorité stratégique. En conséquence, la région a privilégié le développement d’initiatives régionales nombreuses, variant les coalitions interétatiques en fonction des intérêts et des opportunités émanant des réalités politiques continentales. En ce sens, le régionalisme centraméricain peut être considéré comme pragmatique.

Pour présenter la nature et les récentes transformations du régionalisme en Amérique centrale, nous expliquerons dans un premier temps comment le régionalisme ouvert s’est imposé comme la logique dominante de la coopération régionale jusqu’à aujourd’hui. Contrairement aux cas sud-américains, la quatrième vague (Dabène 2012) postlibérale a été faible dans l’isthme, en raison de conflits politiques internes et de l’intervention d’acteurs externes (Parthenay 2013). L’examen empirique soulignera également qu’en Amérique centrale, malgré certaines tentatives de régionalisme alternatif, le pragmatisme a principalement prévalu. Nous soulignerons les conditions de fond qui favorisent un tel pragmatisme pour expliquer pourquoi la stratégie du régionalisme ouvert reste si profondément ancrée dans la région. La deuxième section sera consacrée à un examen empirique de la façon dont le postlibéralisme a échoué à prendre racine dans l’isthme. À cet effet, nous aborderons les stratégies nationales et régionales ainsi que les accords commerciaux et politiques. Dans une troisième section, la genèse des préférences régionales sera à l’étude. Aujourd’hui, la coopération transatlantique est vitale pour la région, de même que les relations extérieures avec l’Asie, en particulier la Chine, ce qui constitue un tournant historique face à la relation de dépendance qui a lié les États de la région aux États-Unis pendant plusieurs décennies. Sur cette base, le régionalisme pragmatique est la meilleure explication de ce qui fonde réellement le sens du bloc régional et la principale caractéristique de la coopération sur l’isthme.

II – L’Amérique centrale et les vagues de régionalisme

L’histoire de l’Amérique centrale depuis l’époque coloniale est composée de cycles d’intégration et de désintégration. À l’issue des indépendances, une fédération des États centraméricains (République fédérale d’Amérique centrale) est créée en 1824. Elle durera quatorze ans. Tout au long du 19e siècle, de nombreuses autres initiatives voient le jour pour reconstruire une union politique. Toutes se soldent par un échec. Cependant, lorsqu’ils n’étaient pas en guerre les uns avec les autres, les États de l’isthme ont réussi à coopérer sur une grande variété d’enjeux, parfois avec l’aide des États-Unis (la création d’une Cour centraméricaine de justice en 1907 par exemple). Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau climat de solidarité a émergé entre le Guatemala et le Salvador qui se sont défaits en 1944 de leur dictateur respectif (Ubico et Martinez). L’Organisation des États de l’Amérique centrale (Odeca), créée en 1951, fut immédiatement affaiblie par l’intervention états-unienne au Guatemala en 1954 pour renverser le président de gauche Jacobo Arbenz (1951-1954). À ce stade, l’Amérique centrale n’était toujours pas en capacité de construire une intégration politique allant au-delà des diversités nationales. Au-delà des divergences politiques, la consolidation d’une coopération économique, notamment à travers la création d’un Marché commun centraméricain (MCCA), s’est avérée plus aisée.

La même année où la Charte de l’Odeca est signée et son dispositif institutionnel mis en place, la Cepal (Commission économique pour l’Amérique latine, renommée Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Cepalc, en 1984) ouvre à Mexico une représentation qui très vite parraine la création d’un Comité de coopération économique de l’Amérique centrale (CCE) et organise sa première réunion en août 1952 à Tegucigalpa. L’Odeca disposait pourtant déjà d’un Conseil économique, composé des ministres régionaux de l’économie en charge de formuler des recommandations pour « promouvoir le développement et l’intégration économique centraméricaine ». Le CCE, composé des mêmes ministres, a clairement dupliqué ses fonctions. Cependant, alors que l’Odeca a été paralysée dès sa création, le CCE a profité du soutien technique et politique de la Cepal et a rencontré un succès immédiat, créant l’École supérieure d’administration publique d’Amérique centrale (Esapac) en 1954 et l’Institut centraméricain de recherche et d’industrie technologique (Icaiti) en 1955.

En juin 1958, un traité multilatéral sur le libre-échange et l’intégration économique de l’Amérique centrale est signé et, lors de la 7e Réunion ordinaire du CCE le 13 décembre 1960, les États de la région signent à Managua un Traité général d’intégration économique centraméricaine ainsi que plusieurs autres accords importants, l’un d’entre eux créant une Banque centraméricaine d’intégration économique (BCIE) qui met le processus d’intégration sur un chemin prometteur. La décennie suivante est en effet une réussite pour l’Amérique centrale dans le domaine de l’intégration économique. Le commerce intrarégional est libéralisé en moins de cinq ans et croît de façon impressionnante, un tarif extérieur commun étant même adopté. Le commerce intrarégional passe de 6,8 % des exportations totales en 1960 à 26 % en 1968 (SIECA 1975). Quel que soit son bilan, le régionalisme centraméricain consiste principalement dans cette séquence à promouvoir le commerce intrarégional, ce qui n’était pas exactement l’intention initiale.

La Cepal avait développé une stratégie plus large de développement économique qui comprenait la planification de l’industrialisation par substitution des importations (Isi). Au centre de cette stratégie et des principaux résultats figuraient la complémentarité économique, une politique commune pour attirer les investissements étrangers et l’ouverture d’un marché régional protégé par un tarif commun (union douanière). Ce modèle structuraliste du développement, en partie présenté en 1949 dans le « Manifeste » de la Cepal, est entré en collision avec les recommandations politiques des États-Unis pour le continent. Le Bureau régional de l’Agence américaine pour le développement international de l’Amérique centrale et du Panama[1] (Usaid-Rocap) a critiqué les éventuels monopoles et les distorsions du marché entraînés par le modèle de la Cepal. Au lieu de cela, l’Usaid-Rocap poussait à l’ouverture du commerce. Bien que le traité instaurant le Marché commun centraméricain de 1960 ait été plutôt influencé par le structuralisme de la Cepal, la décennie qui a suivi a vu très peu de progrès vers une mise en oeuvre du modèle ISI. Toutefois, l’influence américaine n’est pas le seul facteur à devoir être mis en avant. Les politiques domestiques des États de la région sont également responsables de ce résultat. Aucun gouvernement n’était alors prêt à assumer les abandons ou partages de souveraineté qu’impliquait le modèle de la Cepal.

Au cours des années 1960, le modèle structuraliste de la Cepal perd son attractivité en Amérique centrale. La dynamique d’industrialisation ne s’est en réalité que peu développée et n’a pas apporté de réponse à la croissante vulnérabilité et dépendance économique des États centraméricains. La coopération régionale centrée sur le commerce semble être la clé pour favoriser le développement, au moins jusqu’à la guerre qui éclate en juillet 1969 entre le Salvador et le Honduras (« Guerre du football », voir Rouquié 1971). L’événement dévoile un problème qui jusqu’alors n’avait été pas pris en compte. La promotion du commerce avait progressivement entraîné une répartition très irrégulière des bénéfices de l’industrialisation, le Honduras étant clairement en situation de perte, et le Costa Rica et le Guatemala du côté des bénéficiaires. Le modèle de la Cepal était partiellement né d’une volonté de réduire les asymétries de développement. Le projet régional était censé aider les pays « moins développés » à rattraper leur retard. Dans cette optique, les institutions régionales devaient canaliser les investissements, ancrer les unités de production sur les territoires et permettre l’exportation de la production vers le marché régional. Comme mentionné précédemment, cette stratégie a rencontré des résistances. Le régime centraméricain d’intégration des industries, élaboré en 1958, n’a pas reçu beaucoup de soutien dans la région. L’Amérique centrale était prête dans les années 1970 à réévaluer et reconsidérer cette stratégie, cependant la région a été détournée du régionalisme, le Guatemala, le Nicaragua et le Salvador étant ravagés par les guerres civiles (Rouquié 1992).

La région centraméricaine est profondément polarisée au cours des années 1980 entre partisans et opposants à la révolution sandiniste au Nicaragua. Les conditions deviennent clairement défavorables pour un processus de coopération régionale. Pourtant, la région parvient à isoler et préserver certaines institutions régionales telles que le Secrétariat d’intégration économique centraméricain (SIECA). En outre, le niveau du commerce intrarégional chute de façon spectaculaire dans les années 1983-1985, mais il y a des raisons de croire que la cause est davantage liée à la crise de la dette qu’aux turbulences politiques. La seconde moitié des années 1980 connaît cependant une reprise impressionnante. Puis au début des années 1990, l’Amérique centrale réussir à se sortir d’une période de violence et d’instabilité de deux décennies. La région pacifiée et politiquement plus homogène peut alors redémarrer son projet régional (Dunkerley 1994 ; Cohen Orantes 1972).

La fin de la crise des années 1980 est un processus en trois étapes. La région accepte d’abord le plan de paix du président costaricien Oscar Arias, qui met l’accent sur la démocratie comme condition préalable à la paix. Puis, en application du plan de paix, elle se réconcilie et se démilitarise. Enfin, elle prévoit d’aborder collectivement les problèmes sociaux et économiques qui avaient initialement précipité les guerres dans la région. La mise en oeuvre du plan de paix par une nouvelle génération de chefs d’État a définitivement fait progresser les efforts de coopération à un autre niveau et a incité à améliorer l’engagement régional (Dabène 2009). Chacun des objectifs du plan a entraîné la réactivation d’anciennes agences régionales ou la création d’un nouvel arrangement institutionnel. En bref, le travail collectif de résolution de crise a involontairement revitalisé le régionalisme centraméricain. Suite au sommet d’Esquipulas de 1986, convoqué par le président guatémaltèque Marco Vinicio Cerezo, l’institutionnalisation des sommets présidentiels, puis celle des vice-présidents, et la prolifération des organes de négociation ont eu un effet déclencheur. Les efforts de résolution de crise en Amérique centrale ont modifié en profondeur la nature du processus régional et l’ont positionné sur une autre dimension. Au-delà du commerce, l’agenda comprenait une grande variété de thèmes, tels que les problèmes sociaux, environnementaux et de sécurité. L’Amérique centrale n’est ainsi pas retournée au structuralisme, mais elle ne s’est pas non plus orientée exclusivement vers un régionalisme centré sur le commerce (Bull 1999).

Si nous mettons le cas de l’Amérique centrale dans une perspective comparative, nous observons que la région n’a jamais pleinement suivi les principales caractéristiques des vagues de régionalisme qui distinguent l’Amérique du Sud (Dabène 2012). Créé en 1969, le Groupe andin (GRAN) a symbolisé la première vague structuraliste du régionalisme en adoptant la « décision 24 » portant sur les investissements étrangers, la stratégie de planification industrielle et le traitement spécial accordé aux pays les moins développés (Bolivie et Équateur). En Amérique centrale, comme nous l’avons vu, les États-Unis et les aléas politiques régionaux ont dévié la première vague de son ambition originelle. De ce fait, l’Amérique centrale n’a pas été concernée par la deuxième vague « révisionniste » au cours des années 1970 et une grande partie des années 1980, la région ayant été dévastée par les guerres civiles. La troisième vague « néolibérale » a pris racine à avec l’instauration du Marché commun du Sud (Mercosur) en 1991. Les années 1990 ont également vu les Andes réactiver leur processus d’intégration régionale, en le recadrant selon la nouvelle doctrine du « régionalisme ouvert » parrainé par la Cepalc (Cepalc 1994). L’Amérique centrale est entrée dans les années 1990 avec un programme ambitieux qui s’attaquait prioritairement à la construction d’une paix durable dans la région. Le Système d’intégration centraméricain (SICA) ne reposait pas uniquement sur une conception axée sur le commerce comme le veut la doctrine du régionalisme ouvert. Enfin, comme nous le verrons dans les sections suivantes, la quatrième vague « postlibérale », illustrée par des accords tels que l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba) ou l’Union des nations sud-américaines (Unasur), n’a pas submergé l’Amérique centrale.

En comparaison avec le reste du continent latino-américain, l’Amérique centrale semble posséder ses propres séquences régionales, inspirées prioritairement par une volonté de lutter contre la vulnérabilité de ses petites économies vis-à-vis du voisin états-unien.

III – Un postlibéralisme avorté en Amérique centrale

Pourquoi l’Amérique centrale reste-t-elle une région orientée vers le pragmatisme où le postlibéralisme n’a jamais trouvé un terrain fertile ? C’est la principale question abordée dans cette section. Nous défendons l’idée que l’échec du postlibéralisme dans la région est le fruit d’une combinaison complexe d’asymétries, de manque de convergence, de résistance de la structure socio-économique et de pragmatisme politique. Avant d’expliquer les motifs de son impossible développement dans l’isthme, nous nous concentrons tout d’abord sur la genèse du postlibéralisme en Amérique centrale.

A – Genèse du postlibéralisme en Amérique centrale

Dans la trajectoire du virage à gauche initiée en Amérique du Sud, l’isthme centraméricain a également vu apparaître une « marée rose », qui a cependant été négligée dans la littérature (Cannon et Hume 2012). Les élections de Daniel Ortega au Nicaragua le 6 novembre 2006 (Front sandiniste de libération nationale, FSLN), de Mauricio Funes au Salvador le 15 mars 2009 (Front Farabundo Marti de libération nationale, FMLN) et de Manuel Zelaya au Honduras le 27 novembre 2005 (Parti libéral du Honduras, PLH) ont montré que l’Amérique centrale n’était pas à l’abri de l’émergence d’acteurs politiques « progressistes ». Les élections au Nicaragua et au Salvador ont été historiques et symboliques en raison, d’une part, du retour au pouvoir d’Ortega et des sandinistes après leur défaite des années 1990 et, d’autre part, d’une alternance politique historique après vingt années de conservatisme salvadorien (avec le parti Arena). Dans ce pays, l’élection de Mauricio Funes a été d’autant plus symbolique qu’elle a amené au pouvoir une ex-guérilla marxiste, le FMLN, devenu parti politique régulier avec les accords de paix de Chapultepec en janvier 1992. Au Honduras, la situation est très différente. Manuel Zelaya a été élu sur la liste du Parti libéral hondurien, d’idéologie libérale-conservatrice. Il était lui-même l’incarnation d’un président oligarchique, issu de l’élite économique et politique du Honduras qui, comme dans les pays voisins, est dominé par un petit nombre de familles ayant également des rôles clés au sein de l’État (Cannon et Hume 2012). Cependant, Zelaya a rompu avec l’orientation politique traditionnelle du parti pendant sa présidence. Il a progressivement annoncé l’élaboration de réformes sociales (en particulier pour établir des salaires minimums), a appelé à la convocation d’une assemblée constituante et s’est rapproché en politique extérieure de l’axe bolivarien conduit par le vénézuélien Hugo Chavez. Ce tournant au pouvoir et l’inquiétude suscitée dans son propre camp lui valut d’être écarté par un coup d’État orchestré le 28 juin 2009.

Ces présidents centraméricains progressistes ont, en effet, bénéficié d’un élan politique continental. Comme pour le reste de l’Amérique latine, la « vague rose » centraméricaine symbolise également un rejet du néolibéralisme. En 2008, Zelaya a positionné le Honduras dans l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba) créée par le Venezuela en 2004. Par ailleurs, le président hondurien a entamé la négociation d’un accord de commerce préférentiel avec Cuba. Le président sandiniste du Nicaragua, Daniel Ortega, a lui aussi rejoint l’Alba, ainsi que le programme Petrocaribe, initiative régionale vénézuélienne ayant pour but de fournir du pétrole aux États voisins à tarif préférentiel[2]. La relation avec Hugo Chavez et l’adhésion à ces initiatives menées par le Venezuela ont eu un lourd poids politique et symbolique. Farouchement opposé au néolibéralisme et à la doctrine cépalienne du « régionalisme ouvert », Hugo Chavez a construit des initiatives régionales fondées sur les principes de solidarité, de coopération et de complémentarité. Dans la région, l’Alba et Petrocaribe ont constitué une opportunité et un moyen d’exprimer un rejet à l’égard du néolibéralisme après la ratification de l’Accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, la République dominicaine et les États-Unis (Central American Free Trade Agreement – Dominican Republic, Cafta-DR) signé en août 2004.

À cette époque, Hugo Chavez (Venezuela), Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa (Équateur) incarnaient à l’international une critique radicale du néolibéralisme à travers l’Alliance bolivarienne. La présence de ces leaders charismatiques, dotés d’une forte légitimité nationale, qui ont tous créé dans leur pays respectif des alternatives à la politique traditionnelle libérale et conservatrice, a constitué une opportunité politique pour les présidents progressistes d’Amérique centrale. Daniel Ortega et Manuel Zelaya apparaissaient alors régulièrement à côté des dirigeants bolivariens. Mauricio Funes fut le seul chef de gauche à maintenir de la distance à l’égard de cette alliance bolivarienne. Au niveau national, Daniel Ortega et Manuel Zelaya ont profité d’une polarisation élevée. De fait, les forces antinéolibérales s’opposaient fortement au Cafta-RD[3]. Elles dénonçaient un accord asymétrique et l’incarnation d’un modèle économique néolibéral (Parthenay 2016). De nombreux entrepreneurs qui étaient alors en faveur d’un régionalisme « de substitution », comme les organisations Grito Mesoamericano ou Alliance Sociale Continentale (ASC), sont apparus et ont mis en avant des projets régionaux alternatifs fondés sur la solidarité, la complémentarité et les biens communs plutôt que le commerce inter et intrarégional. Quant au Guatemala, Alvaro Colom, président social-démocrate (2007-2012), a laissé un temps entrevoir lors de son arrivée au pouvoir la possibilité d’un rapprochement avec les pays de l’Alba et une adhésion à Petrocaribe. Pour autant, les intérêts politiques – dans un contexte postélectoral – et surtout énergétiques constituaient les facteurs dominants de ce positionnement. La question d’une adhésion à l’Alba a rapidement été remisée dans le cadre d’un « dialogue national ». Pour maintenir finalement une certaine distance avec les pays de l’axe bolivarien, Alvaro Colom a notamment mis en avant la relation privilégiée qui liait son pays aux États-Unis, partenaire commercial prioritaire (en 2007, 62 % du commerce extérieure du pays se fait avec les États-Unis) et l’existence d’un traité de libre-échange (Cafta-DR). Si en 2008, Alvaro Colóm décide d’adhérer à Petrocaribe, il ne parvient pas à s’accorder avec le Venezuela sur les termes de l’échange et, en novembre 2013, le gouvernement d’Otto Perez Molina fait marche arrière et rompt tout lien avec les initiatives de coopération émanant de l’axe néobolivarien.

B – Le manque de convergence

Les trop grandes différences entre les pays d’Amérique centrale ont entravé la consolidation d’une vague postlibérale. Comme l’expliquent José Briceño-Ruiz et Isidro Morales (2017), « le virage à gauche a conduit à une critique plus profonde du modèle du régionalisme ouvert ». Le régionalisme postlibéral est principalement caractérisé par une logique endogène du développement économique et s’engage à favoriser des accords inclusifs fondés sur le développement et l’équité. Les agendas commerciaux ne sont plus l’unique priorité. Le régionalisme postlibéral a élargi la portée de la coopération régionale. De ce fait, le manque de convergence entre les États de la région constitue l’une des principales raisons de l’impossible consolidation de ce régionalisme postlibéral.

Tout d’abord, nous observons un manque de convergence politique. Certains pays d’Amérique centrale ont été immunisés contre cette « marée rose ». Le Costa Rica et le Panama sont restés gouvernés par des libéraux et ont même incarné des exceptions (avec la Colombie et le Mexique) au virage à gauche latino-américain. Il était impossible de concilier des pays aux positions radicalement opposées sur le néolibéralisme, tout au moins sur le plan rhétorique. Par ailleurs, le coup d’État qui a écarté du pouvoir Manuel Zelaya a profondément remis en question la relation entre le Honduras et les pays de l’Alliance bolivarienne. De même, les négociations initiées en vue d’un accord commercial préférentiel avec Cuba s’arrêtèrent aussitôt. Avec la présidence de Porfirio Lobo, élu en novembre 2010, le Honduras se réengage à nouveau sur un chemin politique plus traditionnel de conservatisme libéral. Dès son arrivée au pouvoir, il accélère les efforts du Honduras pour parachever les négociations d’un accord de libre-échange avec le Canada.

Deuxièmement, on note un manque de convergence économique et sociale dans la région. En Amérique centrale, l’expansion d’un régionalisme postlibéral a été d’autant plus complexe que nous observons une grande diversité en matière de développement social et économique, de consolidation de l’État et de sécurité humaine. Concernant l’agenda de sécurité, la coopération demeure largement différenciée dans l’isthme du fait que le Costa Rica n’a pas d’armée depuis 1948 et que, parallèlement, les États dits du « Triangle Nord » (Le Salvador, Honduras et Guatemala) connaissent, eux, les taux de pauvreté et de violence criminelle les plus élevés au monde. De nombreux pays préfèrent adopter une stratégie pragmatique qui consiste à rechercher prioritairement l’aide internationale, comme l’illustre la Stratégie de sécurité centraméricaine élaborée en 2010. Pour cette initiative, les États-Unis avaient annoncé une participation de 500 millions de dollars et la Banque interaméricaine de développement (BID), 250 millions de dollars. Contrairement à l’Unasur, qui a développé un agenda de défense ambitieux, le SICA (Système d’intégration centraméricain) n’a jamais été en mesure d’élaborer et d’appliquer des politiques régionales de sécurité et donc de s’attaquer à l’un des principaux problèmes contemporains de l’isthme. En matière de développement économique, le Costa Rica et le Panama sont également en avance sur les autres États de la région. Cette asymétrie du développement s’explique historiquement et notamment par des chemins de réformes libérales adoptées dès le milieu 19e siècle (Mahoney 2001). Avec des pays majoritairement confrontés à la faiblesse institutionnelle et l’instabilité gouvernementale, la faible consolidation étatique constitue un second obstacle dans la mise en oeuvre du régionalisme postlibéral en Amérique centrale. En effet, le régionalisme postlibéral coïncide avec un rôle central des acteurs étatiques.

Par conséquent, le manque de convergence politique et les fortes asymétries économiques et sociales, inscrites dans le temps long, ont entravé la consolidation du postlibéralisme régional en Amérique centrale. Ce diagnostic s’accentue à la lumière de la culture politique de la région qui s’est souvent caractérisée par du pragmatisme.

IV – Le pragmatisme centraméricain

En raison de leurs marchés de petite taille, les États d’Amérique centrale ont adopté une stratégie d’internationalisation. Sous la bannière de l’idéologie ou de la politique, les choix en matière de politique extérieure des États centraméricains se révèlent en réalité inspirés par ce pragmatisme, notamment au travers d’une stratégie tendant à tirer le meilleur profit de toutes les opportunités aidant à répondre à cet objectif d’insertion économique internationale.

Comme l’explique Martin Mowforth au sujet du Honduras, Manuel Zelaya a adhéré à Petrocaribe dans le but principal d’obtenir du pétrole bon marché. Le voyage officiel effectué au Venezuela dans cet objectif a donné lieu à de nombreuses suspicions dans le camp conservateur. Ce rapprochement avec le Venezuela était analysé à la lumière d’un rapprochement idéologique entre les deux leaders. Pour autant, la décision de Zelaya s’explique également par la volonté de défendre l’économie nationale contre un baril de pétrole à 150 dollars US (Mowforth 2014 : 73). Mowforth explique la relation complexe entre pragmatisme et idéologie dans le pays. C’est dans ce contexte ambigu et politisé que le coup d’État a eu lieu en juin 2009 contre le président Zelaya. La « politique alternative » que Zelaya a essayé d’imposer a eu le double effet de créer une rupture avec ses bases politiques et d’effrayer l’oligarchie hondurienne. Cependant, dans le contexte de la crise économique et financière internationale, le modèle alternatif de régionalisme, fondé sur la solidarité, la complémentarité et la justice, opposé au modèle du « régionalisme ouvert » de la Cepalc, était en réalité surtout destiné à donner de l’air à l’économie nationale. Preuve en est que de nombreux autres pays ont rejoint Petrocaribe sans montrer d’adhésion ni souhaiter forger une alliance politico-idéologique avec le régime de Chavez (Caldentey et Rojas 2013 : 332). Le Guatemala a d’ailleurs rejoint Petrocaribe le 13 juillet 2008, tout comme le Salvador en 2012 (La Prensa Gráfica 2014). Au Salvador, la société mixte Alba Petróleos El Salvador avait déjà été créée en 2006. De nombreuses autres entreprises réparties dans tous les secteurs économiques ont également été créées, telles que Alba Gas, Alba Alimentos et Alba Medicamentos (Ferraro et Rastrollo 2013). Ce nouveau modèle de coopération régionale offrait indiscutablement une alternative idéologique au néolibéralisme, mais il offrait aussi et surtout une solution pour atténuer l’un des principaux effets concrets de la crise en Amérique centrale provoquée par la hausse des prix de l’énergie. Même si ces initiatives régionales abordaient des problèmes pragmatiques, il est indéniable qu’elles recevaient un soutien idéologique du sud du continent. Dans cette perspective, la mort du président Hugo Chavez a soulevé de nombreuses questions sur l’avenir de l’Alba ainsi que sur la reprise après la crise. Dès novembre 2013, le Guatemala décide de quitter Petrocaribe.

Au Nicaragua, le président Daniel Ortega utilise depuis de nombreuses années une rhétorique ouvertement anti-étatsunienne, comptant sur le soutien de l’axe bolivarien. Promouvant un modèle alternatif de coopération régionale, Daniel Ortega a rejoint l’Alba, soulignant la proximité idéologique qui liait alors son gouvernement à ceux d’Hugo Chavez, d’Evo Morales et de Rafael Correa. Toutefois, l’adhésion à l’Alliance bolivarienne n’a pas amené Daniel Ortega à dénoncer ou à demander la renégociation de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Amérique centrale (Cafta-DR). Signé en 2004 par son prédécesseur, le libéral Enrique Bolaños, le Cafta est entré en vigueur dans le pays en avril 2006. Par ailleurs, à l’arrivée au pouvoir d’Ortega, les États-Unis demeure le premier partenaire à l’exportation (50,1 % des exportations totales) et à l’importation (17,6 % des importations totales) (CIA 2016). Le commerce entre le Nicaragua et les États-Unis a même augmenté au cours des sept dernières années, période au cours de laquelle la rhétorique anti-étatsunienne a été la plus virulente. Le montant total du commerce a doublé, passant de 1,7 milliard de dollars en 2005 à 3,5 milliards en 2011, reflétant un fort dynamisme des exportations et des importations, dont les montants ont également doublé (OMC 2012).

Par ailleurs, malgré les critiques sévères à l’encontre de l’idéologie néolibérale, de nombreuses mesures pour faciliter le commerce ont été mises en oeuvre par le président Ortega. Parmi celles-ci, un accord qui a vocation à simplifier les procédures administratives et améliorer les services dans l’administration publique (2009), la création d’une unité dédiée à la promotion du commerce extérieur, l’élaboration d’une réforme de la Commission interagences pour la facilitation du commerce (2008) ou encore une loi autorisant la signature électronique pour les transactions commerciales du gouvernement (OMC 2012 : 22-23). Ce pragmatisme explique toutefois la décision de consolider l’engagement politique ou idéologique. Le 4 février 2012, le Nicaragua a signé un accord pour la création de la zone économique d’Alba-TCP, qui vise à créer une zone économique de développement partagé pour consolider et étendre un autre modèle de relations économiques destiné à renforcer et diversifier le commerce et l’ensemble du système productif ainsi qu’à établir la base d’instruments bilatéraux et multilatéraux acceptés par ses membres dans ce domaine (OMC 2012 : 17). Dans cette perspective, le Nicaragua investit dans tous les domaines possibles pour défendre ses intérêts économiques et promouvoir son insertion internationale. Le pays est engagé dans le groupe des petites économies vulnérables (PEV), le G-33, l’Association latino-américaine d’intégration (Aladi) (depuis 2012), le Système d’intégration centraméricain (Sica), l’Alba-TCP ainsi que les accords de l’OMC (OMC 2012 : 17). La dénonciation du néolibéralisme par le gouvernement sandiniste apparaît dès lors sous un jour différent privilégiant une stratégie de diversification commerciale plutôt qu’un engagement idéologique exclusif.

Enfin, le Panama a également mis en avant ce régionalisme pragmatique. En Amérique centrale, le cadre institutionnel régional est assez incertain et fonctionne selon une dynamique de « géométrie variable » ou « d’intégration différenciée » (Leuffen et al. 2013). En conséquence, il n’y a pas un cadre régional unique, mais une variété d’engagements liant tout ou partie des États centraméricains. Jusqu’à ce jour le Panama a pu être considéré comme l’un des principaux obstacles au régionalisme centraméricain (avec le Costa Rica), en raison de son attitude pragmatique et de son engagement minimal envers les organisations régionales. Jusqu’en 2011, le Panama, pourtant l’une des principales économies de l’isthme, n’était pas membre du Secrétariat d’intégration économique (Sieca). Son adhésion, à travers la ratification du Protocole de Guatemala le 21 juin 2013, s’explique par la finalisation des négociations avec l’Union européenne en vue de l’Accord d’Association (AdA). Dans ce processus, l’inclusion du Panama a été l’une des principales conditions posées par l’Union européenne afin de ratifier l’accord interrégional avec l’Amérique centrale. Cet accord représente la première initiative régionale du pays, dont la position historique à l’égard de l’intégration centraméricaine a toujours été celle de la distance (Parthenay 2016). Dans cette perspective, nous ne pouvons pas considérer l’engagement du Panama vis-à-vis de l’intégration économique centraméricaine dans les mêmes termes que les autres États de la région. L’adhésion au Sieca reste en effet entièrement conditionnée à la perspective d’une ouverture vers les marchés européens.

En somme, l’élan postlibéral en Amérique centrale n’a concerné qu’un petit nombre de pays. Le Honduras, le Nicaragua et le Salvador ont incarné le virage à gauche centraméricain, mais seulement deux de ces trois États ont fait le pari du postlibéralisme. Cependant, nous avons observé que la rhétorique postlibérale n’avait constitué qu’un voile occultant une stratégie pragmatique constante et vitale pour les pays de l’isthme. Si cela est vrai pour la politique nationale, et en particulier la stratégie d’internationalisation, cela est également vrai pour la dynamique régionale.

V – Un régionalisme pragmatique

Le pragmatisme caractérise la plupart des stratégies mises en oeuvre en Amérique centrale et le régionalisme n’y fait pas exception. L’expansion de la coopération interrégionale, les relations économiques interrégionales et l’internationalisation économique constituent des manifestations de ce régionalisme pragmatique qui place finalement l’isthme au-dessus du débat sur l’évolution des régionalismes latino-américains qui seraient aux prises entre un retour vers le régionalisme ouvert et l’épuisement des projets régionaux (Malamud et Gardini 2012). Avant d’étayer cette dimension du régionalisme pragmatique en Amérique centrale, nous en précisons la singularité, notamment en opposition au régionalisme ouvert, et les principaux apports compréhensifs.

Comme le souligne de la Reza, le régionalisme ouvert latino-américain peut être décrit comme une composante des réformes structurales orientées vers l’insertion des pays latino-américains à l’économie internationale par le biais des politiques d’intégration régionale et de compétitivité industrielle (de la Reza 2014). Pour autant deux limites sont à souligner. La première tient à la dimension normative du concept de régionalisme ouvert qui ne renvoie qu’à « certains aspects limités de l’intégration régionale » (Kebabdjian 2004 : 155). Mobilisant une plus large littérature, de la Reza soutient que ce concept de « régionalisme ouvert » n’est qu’une « stratégie diffuse » (Kuwayama 1999 : 7) qui ne représente « guère plus qu’un slogan » (Schiff et Winters 2004 : 262), et dont le manque de définitions systématiques entraîne la confusion sur « la relevance des idées fondamentales de ce concept » (Tran Thi 2008 : 261-262). Au-delà de la qualité du concept lui-même, nous mentionnons une seconde limite qui tient à son enchâssement historique. De fait, le « régionalisme ouvert » désigne une vague intégrationniste caractéristique des années 1990, décennie marquée par la prédominance du paradigme néolibéral incarné et promu par des institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) ou encore la Banque mondiale. Pour l’Amérique centrale, cette période correspond à une séquence de forte influence nord-américaine sous l’égide du Consensus de Washington, qui a vu l’application radicale de programmes d’ajustements structurels. Aussi, le régionalisme dit « ouvert » s’entremêle avec l’intensification d’une dynamique commerciale globalisée (Bergsten 1997).

A contrario, le régionalisme pragmatique désenclave la stratégie d’insertion internationale d’une période historiquement située. Il serait en effet peu pertinent de comparer la stratégie d’internationalisation des années 1990, époque néolibérale, avec la stratégie d’internationalisation des années 2000, décennie marquée par la prédominance des forces progressistes dans le continent (Levitsky et Roberts 2011 ; Dabène 2012), par une prise de distance des États-Unis vis-à-vis de la région et par la succession de crises économiques de grande ampleur (Ocampo 2009 ; Rosenthal 2009). Valorisant la singularité du contexte dans lequel, les stratégies régionales s’inscrivent, ce concept du régionalisme pragmatique s’inscrit dans un positionnement épistémologique qui réhabilite l’importance du contexte socio-historique dans l’analyse des phénomènes internationaux (Lindemann 2016 ; Castle 2018). Un second avantage du « régionalisme pragmatique » est son ouverture à une diversité de mécanismes et stratégies qui permettent d’apprécier plus en détail la variété des régionalismes. Dans le cas centraméricain, le régionalisme pragmatique se caractérise par la flexibilité, le recours à une intégration à géométrie variable ainsi qu’aux coopérations multiples, plutôt que la rigidité d’un cadre intergouvernemental contraignant. Cette proposition ne porte pas ainsi l’ambition de nourrir des débats métathéoriques mais plutôt de se rapprocher des enjeux et dynamiques politiques concrets afin de mieux saisir les réalités régionales.

A – Interrégionalisme : une stratégie axée sur le commerce

L’Amérique latine est un continent où de nombreuses innovations en matière de régionalisme ont émergé. La coopération des blocs régionaux s’est développée peu de temps après leur création. A l’heure du développement du « régionalisme ouvert », certains pays ont décidé de favoriser la coopération entre blocs régionaux.

Tout d’abord, le Panama et la Communauté andine des nations (CAN) ont entamé un dialogue en 1998 et ont signé un document d’intention concernant un accord de libre-échange. Sur ces bases, moins de sept ans après la création du Sica, la CAN et les pays du Triangle du Nord (le Salvador, Guatemala et Honduras) ont entamé des négociations pour un « accord commercial préférentiel partiel ». À ce stade, les premières bases de l’interrégionalisme étaient directement liées aux problèmes commerciaux. En ce qui concerne la coopération institutionnelle, l’accord de coopération de novembre 2004 qui associe le Secrétariat général du Sica et le Secrétariat général de la CAN avait pour vocation de créer « des relations économiques plus importantes ». L’accord comprenait « la mise en place d’un dialogue politique sur la coopération, la négociation d’un accord de libre-échange et la participation de la Communauté andine au Plan Puebla-Panama » (Sice/OEA 2015a).

La même stratégie s’applique aux relations interrégionales avec la région caribéenne (Caricom), l’Amérique du Sud (Mercosur) et l’Amérique centrale (Sica). Avec la Caricom, le Sica a lancé des négociations en 2007 en vue de la signature d’un accord de libre-échange. Même si les négociations se trouvent aujourd’hui à l’arrêt, les négociateurs sont parvenus à un consensus sur quelques problèmes préliminaires. Il fut notamment convenu que le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua, groupe connu sous le nom de « CA-4 », ainsi que le Panama, viendraient se greffer sur l’accord Caricom-Costa Rica existant (Sice/OEA 2015b). Avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Venezuela), quelques contacts formels furent lancés avec le Sica pour discuter de l’approfondissement de leurs relations commerciales. Les ministres des Relations extérieures des deux régions se sont réunis à Rio de Janeiro en 2004 et ont « défini des mesures pour approfondir leurs relations commerciales ».

Un diagnostic similaire peut être fait en ce qui concerne l’Accord d’Association (AdA) signé entre l’Union européenne et l’Amérique centrale. En 2005, les deux régions « ont réitéré leur objectif de conclure un accord d’association, y compris une zone de libre-échange ». Le plus surprenant est que la négociation économique et commerciale des principaux éléments de l’accord d’association a eu lieu au cours de la période décrite plus haut d’élan postlibéral dans la région. Le premier tour des négociations a eu lieu à San José (Costa Rica), les 22-26 octobre 2007. Le processus a pris fin avec la ratification par les parties de l’Accord en mai 2012. L’AdA est un accord dit de « quatrième génération », qui comprend une dimension de dialogue politique et un volet de coopération. En dépit de l’existence de trois piliers (dialogue politique, la coopération, le commerce), il faut souligner que la dimension économique de l’accord demeure plus développée et techniquement plus précis que toute autre dimension. La logique économique s’est en somme imposée aux dimensions politiques et de coopération. En juin 2013, les pays d’Amérique centrale ont décidé de compléter l’Accord d’Association en signant un accord de libre-échange avec l’Association européenne de libre-échange (Aele) (Islande, Norvège, Liechtenstein et Suisse).

Par conséquent, le diagnostic est que les initiatives interrégionales ne constituent pas nécessairement un levier politique d’action rejoignant l’esprit d’une coopération Sud-Sud plus dense et reposant sur des principes de solidarité, coopération, complémentarité et réciprocité, mais plutôt sur une logique économique destinée à favoriser l’internationalisation des économies de la région.

B – Alliance du Pacifique : la constance pragmatique

De même, lorsque le débat sur l’Alliance du Pacifique (AP) a surgi comme un nouvel engagement libéral des pays d’Amérique centrale, il s’inscrivait en réalité dans le prolongement d’une politique visant l’internationalisation économique. Les deux économies les plus avancées de la région, le Costa Rica et le Panama, ont immédiatement saisi l’opportunité de cette nouvelle Alliance du Pacifique créé en 2011 (Parthenay 2019). Dès mars 2012, lors du 3e sommet de l’AP, le Costa Rica et Panama demandèrent le statut d’observateur de la nouvelle organisation commerciale régionale avant de solliciter une adhésion complète. En février 2014, le Costa Rica signe une déclaration d’intention pour devenir membre à part entière de l’Alliance. Une des conditions était néanmoins de devoir signer des accords de libre-échange avec chacun des pays membres de l’AP. Le Costa Rica a aujourd’hui des accords commerciaux en vigueur avec le Chili, le Mexique et le Pérou. Seul l’accord de libre-échange avec la Colombie est en cours d’approbation (Villareal 2014 : 6). Le Panama est également candidat pour rejoindre à l’AP une fois que toutes les exigences formelles seront remplies. Le pays a déjà conclu des accords de libre-échange avec le Chili et le Pérou, et a plus récemment signé un accord avec la Colombie en septembre 2013 qui est encore en attente de ratification. Le Panama a également entamé des négociations avec le Mexique. Le Panama et le Costa Rica disposent quant à eux d’un accord de libre-échange bilatéral qui est entré en vigueur le 23 novembre 2008 (Villareal 2014 : 6).

D’autres pays de l’isthme, sont également intéressés par cette nouvelle initiative régionale. Le Honduras, le Salvador et le Guatemala sont devenus des États observateurs de l’AP, et le Guatemala a réitéré sa volonté d’adhérer à l’organisation en tant que membre à part entière. Pour ce dernier, seule la mise en oeuvre d’un accord de libre-échange avec le Pérou reste à conclure pour que les exigences formelles d’adhésion soient remplies. Encore une fois, la stratégie repose sur les perspectives économiques et commerciales, l’internationalisation et l’attraction d’investissements étrangers. Le vice-ministre des Affaires étrangères guatémaltèque a d’ailleurs déclaré que le Guatemala « fait l’effort de participer à différents marchés, cela a créé des opportunités, et maintenant nous sommes une économie émergente, nous devons continuer avec de telles mesures. En participant au bloc économique et commercial du Pacifique, nous allons permettre l’accès à de nouveaux investissements, à de nouveaux emplois qui sont nécessaires pour les Guatémaltèques »[4]. L’adhésion à l’AP fait ainsi partie de l’agenda de compétitivité promu par le gouvernement pour s’insérer dans le marché mondial.

C – L’internationalisation de l’économie

Depuis le début des années 2000, les États centraméricains ont utilisé une stratégie de diversification économique, qui concerne aujourd’hui de nombreux pays à travers le monde. Des relations officielles ont notamment été établies avec le Moyen-Orient et les pays d’Asie. Si certains ont fait le choix d’ouvrir des antennes diplomatiques officielles, d’autres se sont concentrés prioritairement sur les relations commerciales ou les accords économiques ad hoc. Cette stratégie d’internationalisation renforce encore davantage la thèse du régionalisme pragmatique comme un instrument de défense et garantie des intérêts nationaux.

Avec l’Asie, l’isthme se trouve clivé entre la Chine et Taïwan. Le Costa Rica, le Panama et le Salvador ont établi des relations diplomatiques officielles avec la Chine. Le Costa Rica a de plus signé un accord de libre-échange en avril 2010 (ainsi qu’avec Singapour). Le reste de la région est encore liée à Taïwan, engagement historique pour la majorité des États de la région. Entre septembre 2005 et mai 2007, le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua ont signé un accord de libre-échange avec Taïwan. Cependant, de nombreux pays d’Amérique centrale développent des relations économiques étroites avec la Chine, en dépit de ce lien officiel avec Taïwan (Wintgens 2014, 2018). Ces relations économiques se développent grâce à la collaboration avec des entreprises chinoises qui promeuvent des activités économiques dans les pays. Au Honduras et au Guatemala, des projets hydroélectriques et de transport mis au point par des entreprises chinoises ont récemment vu le jour. Au Panama, Hutchison-Whampoa, conglomérat multinational basé à Hong Kong, est actif dans la gestion du Canal. Par ailleurs, l’entreprise Hong Kong Nicaragua Development (HKND) intervient massivement dans le mégaprojet (aujourd’hui incertain) de canal alternatif au Nicaragua.

Les relations avec le Moyen-Orient se sont également largement densifiées. Le Costa Rica est devenu chef de file dans cette stratégie avec l’ouverture de relations diplomatiques avec le Qatar et notamment l’ouverture d’une ambassade à Doha en mai 2010, et avec les Émirats arabes unis en mars 2010. En février 2009, le Panama a souscrit un accord de promotion des investissements avec le Qatar. De la même façon, en mai 2009, le Salvador a établi un programme de travail temporaire avec le Qatar. De nombreux pays ont par ailleurs engagé un premier rapprochement vers une coopération plus étroite en signant des accords dits « Cielo abierto », qui ouvrent les bases de la coopération aérienne avec le Moyen-Orient. Certaines entreprises centraméricaines profitent déjà de cette stratégie de diversification. La multinationale guatémaltèque Pollo Campero a notamment ouvert un restaurant au Royaume de Bahreïn, et le développement se poursuit avec des ouvertures prévues au Koweït, aux Émirats arabes unis, à Oman, au Qatar et en Arabie saoudite.

En un mot, le régionalisme se positionne sur un pied d’égalité avec toute autre stratégie économique pour les États centraméricains. L’internationalisation économique constitue la principale préoccupation de ces petits États qui se doivent de coopérer pour exister sur la scène internationale. L’interdépendance est essentielle et constitue le moteur de développement d’une variété de régionalismes.

Conclusion

L’Amérique centrale est un isthme qui sépare la mer des Caraïbes de l’océan Pacifique et qui s’étend du sud du Mexique vers le nord de la Colombie. Cette situation géographique a notamment doté la région de caractéristiques spécifiques. Elle a toujours été un pont entre l’est et l’ouest ainsi qu’entre le nord et le sud. Cinq des sept pays qui composent la région ont deux côtes, et l’un d’entre eux (le Panama) accueille un canal traversant l’isthme. En conséquence, la division théorique que certains mettent en avant concernant les régionalismes du sud du continent entre la côte Atlantique et la côte Pacifique ne possède que peu de réalité en Amérique centrale.

En ce qui concerne la nature des régionalismes, l’Amérique centrale suit la même ligne et la même singularité. L’opposition entre le régionalisme protectionniste et le régionalisme centré sur le commerce n’est pas aussi pertinente qu’elle l’est en Amérique du Sud. En effet, l’Amérique centrale a utilisé le régionalisme pragmatique comme stratégie, sans tenir compte des débats idéologiques qui divisent l’Amérique du Sud. Les entités postérieures à l’Organisation des États de l’Amérique centrale (Odeca) ont connu différents changements de paradigme depuis les années 1950. De ce fait, ce qui caractérise le mieux le régionalisme centraméricain est son syncrétisme. Le SICA a embrassé un régionalisme ouvert dans les années 1990, et le commerce intrarégional a été réactivé à un niveau qu’aucun autre groupe régional n’a atteint en Amérique du Sud ou dans les Caraïbes. Cependant cet article montre que l’Amérique centrale a mis au point un programme très diversifié, dépendant fortement des opportunités provenant de la coopération internationale et des transformations de l’ordre international.

Cela étant, un regard sur les stratégies nationales fournit une autre leçon. Certains pays d’Amérique centrale poursuivent en effet une stratégie d’ouverture commerciale plus agressive que d’autres. Le Panama et le Costa Rica pourraient bientôt devenir membres de l’Alliance du Pacifique, mais pour le reste, il s’agit plus d’une question d’opportunisme que de véritables préférences stratégiques. Le Nicaragua de Daniel Ortega en est l’exemple le plus emblématique en étant à la fois membre de l’Alba et du Cafta-DR. À cet égard, on constate que depuis le rapide échec de l’Odeca, la dimension politique du régionalisme centraméricain n’a jamais réussi pleinement à s’imposer. Si le régionalisme eut une utilité dans les années 1990 pour pacifier et démocratiser la région, les suites immédiates données au projet régional furent économiques. Le ferment économique émanant du patronat avait servi également de ciment régional pendant la crise des années 1980. Aujourd’hui, en dépit des déclarations officielles des présidents centraméricains, on constate que le régionalisme centraméricain demeure résolument orienté vers un pragmatisme dont l’origine tient essentiellement à la vulnérabilité des États de la région.