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Un courant de pensée, désormais minoritaire, souligne que les médias occidentaux ont tort de s’en tenir aux slogans anti-occidentaux que les mouvements islamistes aiment à diffuser, notamment lors de manifestations qui, faut-il le souligner, ne rassemblent le plus souvent que des hommes (les femmes se tenant à l’écart de foules éminemment patriarcales). En effet, nombre d’observateurs en sont venus, avec les drames du 11 septembre 2001, à oublier que le monde fut longtemps rythmé par un tiers-mondisme généreux qui prenait en compte les frustrations des laissés-pour-compte des tiers-mondes. Ces observateurs, grâce à des moyens de communication performants, constatent que le fossé s’est élargi entre ce que l’on nomme communément le Nord et le Sud, tandis qu’ils refusent parfois d’admettre l’attraction que continue d’exercer le mode de vie occidental, préférant l’associer à une décadence, synonyme de rejet de la vénération religieuse que tout humain se doit de rendre au divin.

Dans l’ouvrage collectif qu’ils dirigent, Jihadism Transformed : Al-Qaeda and Islamic State’s Global Battle of Ideas, Simon Stafel et Akil N. Awan ne s’attardent pas non plus sur cette dimension. Cependant cette digression nous semblait nécessaire, d’autant que les deux politologues entament leur propos par le rappel de trois épisodes qui ont marqué la nouvelle époque.

Le 17 décembre 2006, Mohammed Bouazizi, s’immolant par le feu, avait déclenché l’un des seuls printemps arabes qui fut source d’une démocratie, balbutiante il est vrai (en Tunisie). Encore que des journaux de gauche, tels que Libération en France, se sont interrogés sur la réaction de ce vendeur de légumes lorsqu’une policière (et donc une femme) avait confisqué sa marchandise, appliquant une législation qui lui avait permis – dans une société où le système patriarcal apportait jadis quelque pouvoir aux hommes d’humble condition – d’accéder à une certaine élévation sociale. Autre épisode qu’évoque l’ouvrage ici recensé : l’opération américaine à Abbottabad (le 2 mai 2011) et l’élimination d’Oussama Ben Laden. Et enfin, un événement qui parut alors quelque peu hallucinant : à la fin de juin 2014, alors que les musulmans à travers le monde entamaient le mois de jeûne (ou ramadan), Abu Bakr al-Baghdadi, paré des insignes royaux du Califat, réclamait, depuis la Grande mosquée de Mossoul, l’obéissance de l’ummah (la communauté mondiale des musulmans), tandis qu’il déclarait incarner le calife Ibrahim, souverain du nouvel État islamique.

Ainsi débutait un dialogue empreint d’hostilité entre plusieurs tendances. En Tunisie, une population musulmane témoignait de sa volonté d’obtenir des droits démocratiques et d’accéder à un mieux vivre, consentant aussi à une modeste égalité des genres ; des courants islamistes légaux, que l’idéologue d’Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri qualifait de « maladie moderne d’un islam occidentalisé vidé de tout concept de djihad » (p. 40), tentaient de s’en faire les représentants, suscitant l’ire des partisans de la voie armée. D’autre part, suivant une deuxième tendance, Al-Qaïda cherchait à faire face à un courant plus récent qui affirmait sa prééminence : en effet, l’État islamique jouait également sur l’idée d’un passé musulman glorieux dont il proposait, à son tour, une interprétation ; il avait recours à une « pornographie de la violence » (p. 188) qui visait à terrasser par avance l’ennemi. Se greffait sur les dimensions évoquées ci-dessus une troisième dimension à laquelle adhéraient autant Al-Qaïda que l’État islamique, celle d’une lecture particulière des conflits des 20e et 21e siècles ; les mouvements islamistes accusaient les dirigeants d’États musulmans nés du mouvement de décolonisation de se plier aux volontés de puissances occidentales aux ordres du sionisme.

Staffell, diplomate britannique et spécialiste de la lutte antiterroriste, et Awan, professeur d’histoire contemporaine qui examine tout particulièrement les questions de la violence politique et du terrorisme au Royal Halloway College de l’Université de Londres, proposent un recueil de dix contributions qui traite de la bataille des idées que se livrent Al-Qaïda et l’État islamique, alors que ces deux mouvances oeuvrent à la promotion d’un phénomène djihadiste qui en ressort peu à peu transformé. Par ailleurs, ce livre examine les scènes du Maghreb et du Moyen-Orient dans leur ensemble, mais également les cas égyptien, tunisien, nigérian et afghan. Enfin, il aborde les retombées de ce phénomène idéologique violent en Occident.

Dans leur courte préface, les directeurs de l’ouvrage soulignent que le 12 décembre 2014, le Bureau britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth avait réuni un panel d’experts chargés de se pencher sur l’évolution des lectures djihadistes qui rythmaient le Moyen-Orient. S’inspirant de cette démarche, Staffell et Awan ont envisagé une approche plus ambitieuse, s’attachant à saisir les moments clés qui ont façonné un tel mouvement. Les deux auteurs rappellent ainsi au lecteur, le plus souvent influencé par des médias qui se sont surtout attachés à examiner les manifestations du djihadisme, qu’il importe de dépasser les clichés. Aussi l’étude des discours d’Al-Qaïda et de l’État islamique (dans leurs différentes manifestations, au cours de ces dernières années) et du dialogue qu’entretiennent ces deux organisations avec les mouvances qui ont essaimé à partir d’elles, est-elle primordiale.

Sans doute la difficulté d’appréhender le djihadisme, phénomène désormais mondial, rend-elle délicate toute tentative de vulgarisation d’un travail universitaire. Cependant, le lecteur de Jihadism Transformed : Al-Qaeda and Islamic State’s Global Battle of Ideas qui viendrait d’un autre champ disciplinaire pourrait regretter l’absence d’une articulation plus claire qui lui permettrait de considérer l’ouvrage comme un manuel s’adressant également aux profanes.