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25 mai 2017. Les 28 membres de l’Alliance de l’Atlantique Nord inaugurent le nouveau quartier général de l’organisation dans la banlieue de Bruxelles. Cet événement est l’occasion pour le président américain nouvellement élu, Donald Trump, de rencontrer pour la première fois ses homologues européens. Durant sa campagne, le candidat n’avait pas épargné l’Alliance, la considérant comme obsolète et inégalitaire eu égard à l’investissement américain nécessaire à son maintien. Associé à un style qui semble faire fi des usages et des conduites en diplomatie, ce type de position inquiète fortement les Européens. Donald Trump ne devrait-il pas, dans un tel moment, intégrer les contraintes du « sens pratique » ? Un sens qui, à l’égard des autres membres de la communauté de sécurité qu’incarne l’Otan, l’oblige à réassurer ses partenaires et à exprimer son attachement à l’organisation notamment.

Lors de son discours d’inauguration, Donald Trump indique que « nous sommes unis, un », mais il ne formule pas vraiment alors un message d’unité… Il profite surtout de l’attention des chefs d’État et de gouvernement alliés pour leur reprocher un manque de soutien financier. Le partage du fardeau – déjà au programme sous l’administration Obama – ne se révèle absolument pas équilibré à ses yeux tant du point de vue des opérations menées que… de la construction du nouvel édifice inauguré. Relire et commenter l’article de Vincent Pouliot à partir de cet événement est donc saisissant. Les gestes, conduites et paroles du président Trump ne tendraient-ils pas à s’éloigner du sens pratique qui assure le bon fonctionnement de toute communauté de sécurité ? Il ne s’agit pas ici de prendre l’exemple cité comme une étude de cas centrale qui alimentera l’ensemble de la présente contribution au forum proposé par Études internationales. Plus modestement, cette inauguration favorise une discussion avec l’argumentaire de Vincent Pouliot, notamment par les aspects qui me semblent sous-investis dans son article.

Rappelons succinctement les deux objectifs principaux que celui-ci poursuit : élargir le sillon ouvert par l’approche pratique en sciences sociales en l’important dans le domaine des Relations internationales, d’une part, et appliquer ce modèle à la paix internationale, laquelle s’envisage selon la logique du praticable (c’est-à-dire des savoirs non réfléchis sur lesquels repose l’action), d’autre part. Du point de vue théorique, l’idée avancée consiste non pas à substituer la logique du praticable aux trois autres logiques – des conséquences, des convenances, de l’argumentation – qui monopolisent l’intelligibilité de l’action sociale, mais à souligner son antériorité par rapport à elles. Située en amont, cette idée offre des dispositions qui impriment des trajectoires sans que les agents en soient eux-mêmes conscients immédiatement (est-ce qu’ils le seront d’ailleurs un jour ?). Du point de vue empirique, Vincent Pouliot examine la communauté de sécurité transatlantique au prisme de cette logique du praticable. Cette communauté repose d’abord et avant tout (priorité ontologique) sur un modus operandi : un ensemble de pratiques diplomatiques qui font la paix. Ainsi, « dans une relation pacifique, la diplomatie forme une seconde nature, une manière de faire qui va de soi, même en cas de conflit. La paix existe donc dans la pratique dès lors que le sens pratique des acteurs de la sécurité fait de la diplomatie l’option par défaut, celle qui coule de source pour résoudre les conflits » (Pouliot, ce numéro : 179). Dans cette perspective, Vincent Pouliot donne une autre définition de la paix au-delà de la négativité ou des pistes proposées par Galtung (paix positive) : « [L]a paix est bien davantage que l’absence de guerre ; c’est un rapport pratique au monde dans lequel la diplomatie va de soi » (Pouliot, ce numéro : 180). Cette orientation de recherche engendre deux séries de discussions. La première série porte, de l’intérieur, sur le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, lequel « sert de clé de voûte à un virage pratique en ri » (Pouliot 2017, ce numéro : 168) (I). Quant à la seconde, elle s’intéresse de l’extérieur aux approches normatives qui énoncent, elles aussi, un discours sur les pratiques en ri (II).

I – Interroger l’internationalisation de Bourdieu

En explorant le « bon sens pacifique » qui préside au fonctionnement des communautés de sécurité, Vincent Pouliot ne cède pas à la figure imposée bourdieusienne qui sévit encore trop souvent dans la littérature politologique. Cette figure se limite à des emprunts réducteurs autour du concept de champ, fréquemment mobilisé de façon mécaniste. Or, Vincent Pouliot restitue la profondeur du raisonnement adopté par Bourdieu. Sa sociologie propose de dépasser les oppositions entre agents et structures. D’un côté, il refuse le carcan structuraliste qui fait de l’agent un simple épiphénomène de la structure. De l’autre, il rejette l’individualisme méthodologique. Le sujet n’est pas autonome (illusion de l’atomisme philosophique), pas plus qu’il n’est un produit mécanique (illusion du déterminisme structuraliste). C’est bien un retour aux travaux sur l’Algérie et au sens pratique que propose l’article de Pouliot puisqu’il considère les groupes non pas à partir de taxinomies définies a priori, mais sur la base des pratiques.

Étudier la logique du praticable n’est pas chose aisée sur le plan méthodologique. Il faut à la fois se mettre à la place de l’observé (comprendre ses pratiques en les adoptant) et maintenir une objectivation (être conscient de ses propres importations sur l’objet étudié). De ce point de vue, on ne peut que souscrire aux critiques que Bourdieu formule à l’égard de l’anthropologie structurale (celle de Lévi-Strauss) qui ne prend pas assez en compte cette objectivation. Mais l’application au domaine diplomatique est encore plus délicate en raison de l’accès compliqué au « terrain ». Dans ses travaux consacrés à la « misère du monde », Bourdieu mobilise avec plusieurs de ses collègues une ethnographie fondée sur des entretiens et des récits de vie. Cette entreprise sociologique se révèle plus qu’aléatoire dans les études diplomatiques. Vincent Pouliot est conscient des difficultés inhérentes au tournant pratique qui en fait un sentier fort abrupt une fois qu’on l’emprunte en ri. Ce n’est pas cet enjeu d’opérationnalisation que je souhaite discuter, mais plusieurs aspects conceptuels et théoriques ayant tous comme particularité d’interroger le transfert aux ri du raisonnement élaboré par Bourdieu.

Le premier aspect porte sur les composants du capital repérables au sein de la communauté de sécurité. Dans l’exemple traité, à savoir l’Otan, trois capitaux sont recensés – culturel, institutionnel-matériel, symbolique – afin de montrer la supériorité de l’organisation par rapport aux autres (capitaux valorisés dans le jeu mondial). Or, un autre capital (dont le capital culturel n’est qu’une des dimensions) ne fait pas l’objet d’une mobilisation : le capital informationnel. Dans sa sociologie historique de l’État, Bourdieu insiste sur le caractère central de celui-ci, car « [l]’État concentre l’information, la traite et la redistribue » (Bourdieu 1995 : 82). Dans les relations diplomatiques, cette composante est d’autant plus décisive qu’elle participe des fonctions de toute diplomatie avec la représentation et la négociation. Quelle place ce type de capital occupe-t-il dans le fonctionnement de la communauté de sécurité tant en ce qui concerne le rapport aux autres que le rapport entre ses membres ? Le capital informationnel reste encore l’apanage des États, plus que frileux à son partage même en période d’expositions à des dangers communs. La détention de ce capital est d’ailleurs un élément de distinction entre les partenaires, comme le révèlent plusieurs exemples d’opérations, notamment l’intervention au Kosovo où la dépendance des Européens à l’égard des informations américaines fut flagrante.

Un autre aspect que ne prend pas en compte l’article correspond aux rites. Ces derniers sont un élément majeur des pratiques. Bourdieu procède à des distinctions entre types de rites (d’intérêt public, familiaux, privés et secrets). Il insiste surtout sur la légitimation du rite comme instrument d’imposition d’un ordre social pour le groupe (Bourdieu 1980 : 393 et s.). Comment la logique du praticable s’encastre-t-elle dans des rites au sein de la communauté de sécurité ? En quoi résident ces rites et quelles en sont les propriétés ? Le rituel repose-t-il sur la reconnaissance d’une égalisation des membres ou bien s’adosse-t-il à une différenciation qui donne la préséance aux dominants ?

L’exemple sur lequel le présent article ouvre la discussion, à savoir l’inauguration du nouveau siège social de l’Otan en mai 2017, donne chair à ces rituels. Tout d’abord, le président Trump semble faire fi des codes nécessaires dans les interactions. Il ne fait pas que « bousculer » au sens figuré le protocole. Il pousse littéralement le premier ministre du Monténégro (nouveau membre de l’Otan) pour être devant sur la traditionnelle « photo de famille ». Ensuite, l’inauguration donne à voir une connexion étroite entre rituel et dons, puisque deux des États membres ont offert des vestiges de deux symboles révélant la solidité de la communauté face aux menaces : ceux du mur de Berlin par l’Allemagne, d’une part, ceux des attentats du 11-septembre par les États-Unis, d’autre part. Avant d’interroger la signification de ces présents offerts à l’organisation, il convient de souligner du point de vue théorique l’articulation entre pratiques et rites qui permet d’intégrer la place du don dans une communauté de sécurité. Bourdieu s’intéresse à l’échange de dons en prenant le contrepied de Lévi-Strauss. C’est aussi une façon pour lui de casser l’argument structuraliste en montrant le caractère non irréversible du don : les agents ne sont plus réduits à des « automates ou [à] des corps inertes » (Bourdieu 1980 : 167), puisqu’ils peuvent refuser le don. Cette critique de Lévi-Strauss lui permet d’incorporer l’historicité et la temporalité dans l’étude des pratiques (le don est différé). Ce passage de Sens pratique met à distance dans un même geste structuralisme et rationalisme (ce qui n’est pas sans suggérer un retour à l’esprit de l’Essai sur le don de Mauss, trop déformé par la lecture qu’en a faite Lévi-Strauss… mais c’est une autre histoire). Les dons existent-ils en tant que rites dans une communauté de sécurité ? Si oui, expriment-ils la supériorité du donateur (lutte pour le prestige dont rend compte le potlatch) ou manifestent-ils une relation plus équilibrée qui ressemblerait plutôt à l’institution de la kula ?

La logique du praticable pourrait probablement bénéficier d’une lecture des dons et contre-dons, lecture qu’il serait opportun de pousser plus avant en ri de façon plus globale[1]. Dans le cas d’espèce, quel sens revêtent ces gestes ? La chancelière allemande insiste dans son discours sur l’ancrage normatif qui guide le fonctionnement de l’Alliance : « Unie dans un esprit de coopération et de confiance et forte de notre attachement à la liberté, notre Alliance a la certitude commune que ce ne sont ni le repli ni les murs qui sont les plus forts, mais les sociétés ouvertes qui s’appuient sur un socle de valeurs communes » (Merkel 2017). Si Donald Trump réitère l’implication américaine sur le vieux continent – ce que le secrétaire général de l’Otan ne cesse ensuite de souligner –, il ne fait aucunement allusion au symbole auquel les fragments des tours jumelles du World Trade Center sont associés, à savoir le fameux article 5 du pacte de l’Atlantique Nord. Cet article formule le principe de la défense collective entre les membres. La solidarité qu’il met en place repose sur la nécessaire assistance que chacun doit assurer lorsque l’un des alliés se voit agressé. Or, la seule fois où cet article 5 a été utilisé fut le 11 septembre 2001… Ne pas faire allusion à l’article 5 dans un tel contexte rituel et symbolique, n’est-ce pas dès lors déroger au « sens pratique » qu’impose la communauté de sécurité ?

L’article de Vincent Pouliot se restreint aux communautés de sécurité. À cet égard, les événements récents (le Brexit notamment) ne contribuent-ils pas à affaiblir la communauté de sécurité transatlantique en générant des différences encore plus marquées entre les membres européens ? Bourdieu n’évoque pas la régression des habitus nationaux, alors qu’Elias en fait un axe privilégié de ses recherches consacrées à l’intégration européenne (Elias 1991). Certes, le statut de l’habitus est tout à fait différent dans la sociologie d’Elias et dans celle de Bourdieu. Celle-ci en fait des dispositifs cognitifs qui génèrent des pratiques, alors que celle-là le considère plutôt comme un autocontrôle psychique (Déchaux 1993). Or, la résistance des habitus, qui comprend une charge affective selon Elias, peut avoir des conséquences sur la façon de se conduire dans la communauté de sécurité. Elle en altère la robustesse, voire la remet en question. Face à des menaces perçues comme élevées, les individus se recroquevillent sur leur « unité de survie » la plus proche ; non pas la communauté de sécurité surplombante qui semble éloignée, mais l’unité de survie nationale qui fait sens tant du point de vue de l’identité que du point de vue de l’efficacité par rapport au danger considéré.

Ne serait-il pas également possible d’étendre ce transfert à d’autres configurations diplomatiques, c’est-à-dire en dehors d’une communauté de sécurité ? C’est ce que suggère implicitement Vincent Pouliot dans ses travaux postérieurs, qu’il s’agisse de ceux consacrés aux relations entre l’Otan et la Russie (Pouliot 2010) ou de ceux à l’échelle onusienne (Pouliot 2017). Cette logique du praticable n’est-elle pas caractéristique de n’importe quelle relation diplomatique, y compris bilatérale ? Certaines des positions à l’égard de la Chine adoptées par Donald Trump en tout début de mandat sont particulièrement provocatrices. Elles n’ont pas engendré une réaction stratégique chinoise, mais la réaffirmation des usages propres à la discussion entre les deux puissances. Se pose alors la spécificité de l’application aux communautés de sécurité. Les pratiques relatives au « bon sens pacifique » au sein d’une communauté de sécurité diffèrent-elles de celles que l’on peut repérer entre États qui n’appartiennent pas obligatoirement à une même communauté de sécurité ? Cette question entre en résonance avec les nouvelles formes de guerres contemporaines. Les guerres larvées ou les tensions, voire les affrontements indirects, entre États par le biais cybernétique modifient les rapports interétatiques. L’idée de sub rosa warfare illustre bien cette tendance (voir, par exemple, Libicki 2009). Comment, alors, articuler la logique du praticable « diplomatique » avec la logique du praticable « stratégique » ?

L’intérêt du transfert de la logique du praticable réside dans un autre abord de la paix internationale qui passe par la pratique, à savoir « le bon sens pacifique » qui préside aux conduites des acteurs étatiques au sein d’une communauté de sécurité. Ce transfert demeure enchâssé dans une certaine conception du social établi par Bourdieu, à savoir la domination, laquelle se reproduit dans le temps. En d’autres termes, si elle prend en compte la longue durée dans la fabrication des habitus – quand bien même, à la différence de Norbert Elias, les séquences temporelles convoquées sont de moins grande envergure –, la sociologie de Bourdieu accorde plus de crédit à la continuité qu’au changement. L’habitus favorise une dépendance au sentier ainsi qu’une reproduction sociale des hiérarchies[2]. La domination est moins prégnante dans l’article d’International Organization que dans d’autres écrits de Vincent Pouliot. Appliquée au cas de la communauté transatlantique, elle transpire plus dans l’image diffusée vers l’extérieur et moins dans les rapports internes en son sein. Or, la conception sous-jacente qui apparaît est celle d’une paix imposée. Les mécanismes qui la rendent possible diffèrent de ceux exposés par les théories de la stabilité hégémonique. Je ne veux pas ici reproduire un argument critique de Robert Jervis à l’encontre du modèle appliqué au cas Otan-Russie par Vincent Pouliot (quel est l’apport de ce modèle, comparativement aux approches traditionnelles de la sécurité ?) (H-Diplo/iffs 2011). Je voudrais juste mentionner deux éléments. Tout d’abord, cette approche de la paix internationale ne dialogue pas avec les autres analyses critiques de la sécurité et de la paix (notamment tout un pan des peace studies) qui, elles aussi, pourraient être articulées avec le débat sur les pratiques. Ensuite, les phénomènes de domination sont-ils toujours aussi probants lorsque les petits pays – qui ont aussi une politique étrangère – pèsent dans le processus décisionnel par la constitution de coalitions ?

Un autre aspect de l’internationalisation inspiré des approches de Bourdieu porte sur les propriétés du champ diplomatique au sein d’une communauté de sécurité. Évidemment, ce champ présente une dimension politique, mais peut-on le considérer comme un champ politique stricto sensu ? Bourdieu estime que le champ politique a des singularités par rapport aux autres champs – notamment le champ poétique – comme l’absence d’autonomisation totale. Pour Bourdieu, « il est sans cesse référé à sa clientèle, aux laïcs, et ces laïcs ont en quelque sorte le dernier mot dans les luttes entre clercs, entre membres du champ » (Bourdieu 2000 : 63). Ces luttes portent sur le nomos[3], car elles définissent la manière de dessiner les contours du groupe : riches et pauvres, nationaux et étrangers… Ces luttes d’idées sont alors des forces de mobilisation sociale (réunir autour de soi ceux qui soutiennent cette division). C’est pourquoi le champ politique apparaît comme « un jeu dans lequel l’enjeu est l’imposition légitime des principes de vision et de division du monde social » (Bourdieu 2000 : 67). Dès lors, le champ diplomatique peut-il s’apparenter à un champ politique ? Les laïcs jouent-ils un rôle ? Le champ diplomatique au sein d’une communauté de sécurité (qui peut différer du champ diplomatique dans un système régional ou le système international) réside-t-il dans l’énonciation de ces principes de division ? Vincent Pouliot n’explore pas de façon frontale le champ diplomatique ou le champ en général (sur ce point, voir Mérand 2015), mais plutôt la logique du praticable au sein d’une communauté de sécurité. Néanmoins, c’est bien une pratique se développant au sein d’un champ particulier qu’il se propose d’appréhender. La question des propriétés du champ diplomatique n’est donc pas si loin que cela. Il en va de même pour la question de son éventuel élargissement (accroître le nombre de membres de la communauté de sécurité étudiée).

Ces différents points de discussion quant à l’internationalisation de Bourdieu mènent à deux développements complémentaires.

Le premier s’inscrit au coeur d’une controverse actuelle sur la localisation de Bourdieu au sein des théories des Relations internationales. Une première interprétation défend l’idée selon laquelle le tournant pratique doit être considéré comme l’une des matrices d’un nouveau constructivisme qui étendrait la théorie aux forces sociales et culturelles (McCourt 2016)[4]. Une seconde analyse conjugue le tournant pratique au pluriel, associant l’approche de Vincent Pouliot inspirée par Bourdieu à une perspective globale (comprehensive) (Bourbeau 2017). En rejetant dos à dos le rationalisme et le constructivisme, l’article d’International Organization s’éloigne de la première de ces interprétations. Cette posture me semble la plus juste au regard des choix opérés par Bourdieu. Certes, celui-ci cultive ce qu’il appelle un « constructivisme structuraliste » dont la particularité est de se situer à la lisière des approches purement objectivistes ou subjectivistes. Il existe des structures qui pèsent sur les acteurs indépendamment de leurs volontés, mais ces structures sont elles-mêmes produites en partie par les schèmes de pensée des acteurs (Bourdieu 1987). Néanmoins, la sociologie de Bourdieu ne peut pas être enfermée dans le constructivisme. Elle reste tout d’abord attachée à l’idée même de rupture épistémologique (se détacher des prénotions, par exemple) qui constitue l’un des socles de l’objectivisme en sciences sociales comme en science de la nature. Elle accorde aussi et surtout une prééminence aux structures objectives, puisque la subjectivité des individus bascule le plus souvent dans l’« illusion biographique » (Bourdieu 1986). D’ailleurs, vouloir absolument enchâsser Bourdieu dans une des théories des ri semble relever de la vaine entreprise[5].

Un autre développement complémentaire tient à l’absence, dans le tournant pratique à partir de Bourdieu, de la prise en compte des arts et de l’esthétique qui, pourtant, pourraient éclairer le fonctionnement de la diplomatie. Comme le souligne Vincent Pouliot lui-même en reprenant la célèbre citation de Kissinger, la diplomatie est un art et non une science. Les études diplomatiques répètent à l’envi cette expression. Paradoxalement, elles n’interrogent que très peu les modalités d’apprentissage de cet art. Des travaux récents ont entrepris de combler ce vide (Cornu et Pouliot 2015 ; Lequesne 2017). Ils ne prennent cependant pas en considération la dimension esthétique, si ce n’est, au mieux, de manière incidente (Neumann 2016) et jamais comme une matrice de comportements. L’esthétique contribue pourtant à incorporer les pratiques diplomatiques comme une seconde peau dans laquelle se moule le praticien. En cela, une articulation pourrait être envisagée avec les travaux qui, depuis le célèbre article de Roland Bleiker (2001), ont ouvert le chantier des liens entre esthétique et ri. In situ, le cas de la musique est particulièrement éloquent. Celle-ci favorise les dispositions acquises, c’est-à-dire les « choses évidentes à faire ». En d’autres termes, ces dispositions incarnent un point d’entrée pour observer les habitus (ce principe générateur des pratiques). En effet,

la diplomatie comme la musique est toute de pratique : cet art s’apprend dans ses conditions et ses attendus, mais il ne s’enseigne pas en vue d’être appliqué directement de façon efficace. Il suppose le savoir-faire de l’expérience et une disposition de caractère et de tempérament renforcée par l’accoutumance de l’éducation, qui constituent […] un mode d’être.

de Raymond 2015 : 222

Les liens entre musique et paix sont fréquemment évoqués à partir des représentations. La théologie augustinienne reprise au Moyen Âge par Boèce compare la paix à la musique des sphères célestes, symbole d’harmonie. L’abbé de Saint-Pierre convoque l’idée de concert afin de donner une texture à la paix par le droit entre Européens. Mais ces liens peuvent être tissés sur la base de la pratique musicale, comme le suggère Hubert Le Blanc dans son traité La Défense de la basse de viole publié en 1740 (Ahrendt 2018). La voix de l’ambassadeur doit s’inspirer de la viole de gambe, instrument par excellence utilisé pour la basse continue sur laquelle les mélodies se posent. Toujours présent (à l’instar de la communication diplomatique) et en écoute attentive, puisqu’il est accompagnateur (à l’image de l’envoyé diplomatique qui sait observer le contexte dans lequel il évolue), le gambiste adopte le même mode opératoire que le diplomate. Le tournant pratique inspiré de Bourdieu ne pourrait-il pas s’inspirer de ces perspectives de recherche stimulantes afin d’explorer ces apprentissages, y compris dans les techniques du corps des diplomates ? Il convient ici de souligner l’écart entre cette piste et la critique d’Erik Ringmar (2014) à l’égard du tournant pratique, laquelle aboutit au rejet du concept de pratique au profit de celui de « performance ». En effet, l’objectif poursuivi par Ringmar ne consiste pas à emprunter la voie de l’esthétique, alors que la sociologie des relations internationales pourrait probablement bénéficier de la sociologie de la performance artistique – comme elle a pu et pourrait encore trouver dans la métaphore théâtrale de Goffman des matrices conceptuelles stimulantes. Ringmar entend plus largement discréditer le tournant pratique dans son ensemble.

II – Élargir l’intelligibilité des pratiques : les voies de la théorie normative

Une faiblesse est dénoncée dans « La logique du praticable » : l’absence d’importation des savoirs pratiques au coeur du politique par les théoriciens du politique. Pour corriger cette situation, Vincent Pouliot privilégie la matrice philosophique à partir de Wittgenstein et de ses « disciples » : Gilbert Ryle, Michael Polanyi et John Searle. Pourtant, il existe un autre lignage enchâssé dans la théorie normative des Relations internationales. Celle-ci offre un contrepoint tant théorique que méthodologique à l’analyse de Bourdieu. Ce contrepoint interroge le rapport de la théorie bourdieusienne des pratiques au normatif. Il me semble important à prendre en compte, car l’un des aspects sur lesquels le tournant pratique devrait se prononcer, c’est bien de savoir en quoi réside son différentiel par rapport aux théories normatives concurrentes ou alternatives existantes.

Vincent Pouliot souligne à juste titre qu’Aristote fut l’un des premiers philosophes à prendre au sérieux l’existence de savoirs pratiques, mais que cet intérêt s’est étiolé au profit d’une fascination pour le savoir contemplatif et réflexif. Platon l’emporte sur Aristote ou, plutôt, la rupture que propose Aristote (qui écrit après Platon) n’affecte pas la robustesse de l’héritage platonicien[6]. Repousser le savoir pratique et plus largement l’action politique constitue alors la tradition en philosophie. Pour Platon, la mort de Socrate incarne la tension éternelle entre philosophie et politique. La Cité ne fut pas capable de reconnaître le génie du philosophe. Dans son article, Vincent Pouliot évoque la mètis[7] en tant qu’invention grecque qui offre une base à la réflexion sur les connaissances pratiques. Il n’y fait pas allusion à un autre terme servant à appréhender la pratique : la phronesis. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote insiste sur une nouvelle définition de celle-ci, jusqu’alors opposée à l’opinion et à la sensation. Elle correspond à une disposition pratique dont font preuve les hommes vertueux, les prudents (Aubenque 1963). Elle s’oppose à la sagesse des philosophes. Aristote propose une galerie de portraits dont la supériorité tient à la capacité de s’orienter ici-bas, c’est-à-dire dans un monde terrestre fait de contingences et non dans un monde céleste caractérisé par des lois universelles et immuables. Parmi ces figures, celle de Périclès est valorisée, car elle est fondée sur l’expérience pratique du pouvoir.

Cette apologie de la prudence liée au monde terrestre n’est pas étrangère aux ri. Loin de signifier la passivité, elle consiste à faire « la bonne chose dans le bon sens dans un contexte approprié » (McCourt 2012), comme l’illustrent certaines crises diplomatiques majeures à l’instar des choix opérés par J. F. Kennedy en 1962. La prudence constitue un leitmotiv dans la théorie normative des Relations internationales (voir les propos de John Locke, par exemple) jusqu’à Aron (Chaton 2012) mais aussi et surtout Morgenthau. Chris Brown (2012) a déjà évoqué les points de convergence entre Aristote (sagesse pratique), Morgenthau (prudence comme première vertu suprême en politique) et Bourdieu (théorie sociologique des pratiques). Même s’il est difficile de converser avec les morts – ce que des internationalistes ont fait récemment avec brio (Lebow, Shouter et Suganami 2016)… –, Chris Brown considère que ces trois penseurs pourraient se reconnaître dans une même critique du positivisme et du néopositivisme tels qu’ils ont été déployés au xxe siècle. En même temps, il souligne leurs différences en insistant sur le rôle de la raison pratique comme nécessaire guide de l’action politique. Il ne s’agit pas ici de reprendre son interprétation de Morgenthau – et la relecture d’Aristote par celui-ci – ni sa défense de la raison pratique comme un élément trop rapidement écarté par les tenants du tournant pratique. Dans la discussion avec Vincent Pouliot, c’est plutôt le rapport à la normativité que j’aimerais prolonger, et ce, en faisant appel à une autre théoricienne du politique qui n’est pas convoquée par Brown et qui, pourtant, peut être raccrochée à ce lignage : Hannah Arendt.

Arendt en appelle à un geste critique de la philosophie politique. Elle aussi prône un renversement du platonisme dans le prolongement de Kant. Sa motivation ne se limite pas à une revendication égalisatrice des consciences telle que celui-ci l’a initialement formulée (tout être humain est capable d’un jugement politique). Elle repose également sur une réhabilitation de la pratique et, au premier chef, de l’action politique. Et, pour Arendt, ce n’est pas un hasard si Kant a réhabilité la phronesis tombée en désuétude pendant des siècles, à condition de bien la localiser dans la philosophie kantienne. La phronesis est moins la base de la raison législatrice que la faculté du jugement qui suppose de prendre en considération les autres citoyens dans l’espace public. Réhabiliter la pratique, c’est aussi et surtout renouer, dit alors Arendt, avec la phronesis conçue comme le « critère de l’aptitude spécifiquement politique » qui réside dans « le discernement » (Arendt 1995 : 105). Il s’agit de prendre connaissance des différents points de vue présents dans la discussion publique afin de mieux « considérer la situation et la juger » (Arendt 1995 : 105).

La phronesis apparaît ainsi comme un guide pour la vita activa, elle-même faisant l’objet d’une réhabilitation par rapport à la tradition en philosophie[8]. Un guide dont l’une des particularités consiste à reconnaître la finitude humaine, mais aussi sa potentialité selon Étienne Tassin, l’un des spécialistes français d’Arendt :

Il y a dans cette intelligence de l’action une lumière propre à l’agir, une savante composition de phronesis et de virtù qui, lorsque nous agissons, nourrit l’intuition perspicace de ce que nous faisons et de la fragilité, ou de la faiblesse, de ce que nous faisons. Ce savoir pratique, ou plus exactement praxique, de la fragilité et de l’incertitude attachées à l’action ne nous condamne pas à l’impuissance, il nous condamne au contraire à une lucidité incroyable !

Poizat 2007 : 29

Le tournant pratique s’arrête à la description de la logique du praticable. Par là, il s’apparente bel et bien à une entreprise scientifique si l’on accepte de reconnaître le statut essentiel de la description en son sein – reconnaissance trop souvent oubliée… – comme le souligne Gaston Bachelard : « Connaître, c’est décrire pour retrouver » (Bachelard 1969 : 25). Mais le tournant pratique ne nous dit rien des possibilités ici et maintenant qui orienteraient l’action politique. Vincent Pouliot n’explicite pas l’absence de prise en compte de cette dimension normative. Or, l’observation des pratiques invite-t-elle dans le programme de recherche qu’il déploie à une phase normative, c’est-à-dire à contribuer éventuellement à la transformation des pratiques, à changer le monde (Favre 2005) ? Les tenants du tournant pratique connaissent bien la réflexivité de Bourdieu et savent ô combien le sociologue demeura hostile aux prétentions transformatrices de la science même si, en tant que sociologue, « on peut dire assez bien ce qu’il ne faut pas faire ou que ce qu’on fait ne servira à rien » (Bourdieu 2000 : 44). Mais l’esprit critique ne se trouve-t-il pas dans la reconnaissance d’une pluralité de points de vue (refus du sectarisme sur le plan théorique) et dans l’appel à un autre monde (ouverture sur le plan politique). C’est d’ailleurs là une perspective que certains théoriciens critiques contemporains cherchent à cultiver à l’instar, par exemple, de Thierry Balzacq dans son dernier ouvrage en français (Balzacq 2016).

III – Des pistes possibles à une ultime question ontologique en guise de conclusion

Pour conclure, j’aimerais interroger la nature de la théorie sociologique des pratiques en ri proposée par Vincent Pouliot à partir de son article « La logique du praticable », lequel privilégie l’entrée par les communautés de sécurité. Les agents explorés sont avant tout des États. Ces entités publiques sont composées d’agents dont l’apprentissage est incorporé dans les pratiques. Le « bon sens pacifique » surgit entre acteurs de même nature. Or, se pose ici une question ontologique en théorie des ri. La perspective stato-centrée de l’article peut-elle être dépassée ? D’une part, les communautés de sécurité ne se limitent pas à des agents étatiques. La crise de 2003 entre membres de l’Otan ne se joue pas seulement dans les chancelleries. Elle se donne à voir dans les rues à travers les mobilisations contre l’intervention militaire. D’autre part, le système international contemporain se caractérise par une pluralité d’acteurs et une hétérogénéité de valeurs qui interrogent la construction de nouvelles communautés de sécurité. En d’autres termes, la conception ontologique des ri déployée par Vincent Pouliot n’est-elle pas (trop) interétatique ? Cette ultime question, comme les précédentes d’ailleurs, ne vise pas à dénoncer les « fausses promesses » du tournant pratique comme avait pu le faire un des ténors du réalisme il y a de cela plus de vingt ans à l’égard des institutions internationales… Elle se veut une invitation à l’échange qui relève moins de la disputatio que de la discussion. Une discussion qui pourrait se poursuivre en marge d’un marché de Noël à Châtenay-Malabry ou dans un groupe de travail pour le Quai d’Orsay…