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À l’observation de la guerre que mène le Cameroun contre Boko Haram depuis le 17 mai 2014, il est difficile de souscrire à la thèse de la prérogative guerrière exclusive de l’État esquissée par les auteurs statistes. En effet, dans cette guerre, la population camerounaise prend une part active dans le soutien aux forces de défenses engagées au front. Dès fin mai 2014, certaines populations et élites du sud ont initié une motion de soutien à l’action du président Biya et des forces de défenses dans la lutte contre Boko Haram. Depuis lors, des formes multiples de soutien ont afflué. Comment comprendre une telle appropriation de la guerre par la population au Cameroun ? Quelles sont les modalités de cette popularisation de la guerre contre Boko Haram ?

Un élément de réponse à la question des fondements se trouve dans le concept de popularisation. Il s’agit d’un processus au cours duquel quelqu’un rend populaire une action, une réalité. Derrière le processus de popularisation se trouve donc une main manifeste ou latente. La popularisation de la guerre est un processus par lequel des acteurs travaillent à faire connaitre la guerre, à la rendre populaire. Car ce n’est seulement parce que le peuple perçoit la guerre comme son affaire qu’il s’y engage. À rebours, la popularisation peut également renvoyer à la cause de la guerre. Le professeur Kalevi Holsti souligne : « Par popularisation, je n’entends pas faire référence aux côtés innovateurs des guerres révolutionnaires qui ont eu lieu en France, où les hommes d’âge adulte s’étaient mobilisés pour créer la première véritable armée nationale. Je fais plutôt allusion aux raisons qui justifient l’usage de la force » (Holsti 1990 : 711). C’est au nom du peuple que l’État fait la guerre. Dans cette analyse, la popularisation renverra à la fois à cette réalité et à un saisissement de la problématique de la guerre par le peuple. Ces deux sens de la popularisation établissent clairement un rapport du peuple camerounais à la guerre contre Boko Haram.

Cependant, la popularisation de la guerre dans le contexte camerounais est informée par la spécificité de la vie politique nationale. Elle donne un sens à l’hypothèse d’une multitude de retombées matérielles et symboliques au plan individuel et collectif ; lesquelles expliquent le soutien « spontané encadré » de la population à la guerre. En effet, le Cameroun est structuré autour d’un « bloc hégémonique » occupant des « positions de pouvoir », et qui a réussi à traverser les époques, malgré certaines crises (Bayart 1977). Même si, comme l’ont démontré Bayart, Mbembe et Toulabor (2008), l’observation des modes d’action des « cadets sociaux » révèle une vie politique sui generis par le bas. Son mode de gouvernement néopatrimonial permet à une élite disséminée dans les dix régions de détenir un accès monopolisé à la chose publique et s’appuie sur la population pour perpétuer son emprise (Socpa 2002), tandis que l’administration joue un rôle déterminant dans la perpétuation des régimes successifs. Son unité nationale repose sur un usage stratégique des centaines de groupes ethniques, avec la logique de l’« équilibre régional » qui consiste à veiller à la représentation de toutes les sensibilités ethniques et de toutes les régions dans la répartition des postes et opportunités. Il est pluriel et divers aux plans ethnique, culturel, linguistique et religieux, avec une partie septentrionale majoritairement musulmane et dont une des régions est le théâtre principal de la guerre contre Boko Haram. Alors que son environnement postautoritaire a favorisé dès les années 1990 la démobilisation (Pommerolle 2008) et rendu difficile l’entreprise d’opposition politique (Sindjoun 2004 ; Ngayap 1999), le Cameroun, pays à cohésion difficile, va connaitre une zone de forte turbulence avec la guerre contre Boko Haram. Face à cette guerre qui menace son unité et son intégrité nationales, la popularisation apparait comme une modalité d’unité et un outil de l’élite pour consolider sa position auprès du chef. La popularisation de cette guerre devient dès lors facteur de cohésion, d’opportunités personnelles et d’intégration nationale. Ce faisant, on a fait de la population un acteur engagé dans le soutien à la guerre dans un rapport de participation-soutien.

La littérature en matière de guerre a porté un regard pluriel sur le rôle actif de la population dans la guerre. Des catégories lexicales telles que « guerre ethnique », « guerre totale », « guerre populaire », quoique exagérées (Mueller 2003), rendent bien compte du fait que la population prend une part active dans la guerre. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un soutien actif, le souci de la population donne un sens à la guerre (Holsti 1990). Holsti rappelle qu’« [il] n’existe aucune école de guerre du peuple » (Holsti 1990 : 712). C’est certainement pourquoi, là où elle a manqué d’encadrement civilisé, la population a laissé déchainer ses pulsions guerrières et l’on a assisté aux génocides. Comme l’a bien montré le cas de la crise de mai 1968, l’absence d’institutions d’encadrement fortes laisse place au pire. La France aurait échappé à la guerre civile parce que, alors que l’armée était prête à intervenir en cas d’insurrection populaire conduite par les communistes, dans une allocution prononcée le 30 mai 1968, le général de Gaulle a dissout le Parlement et proposé la tenue d’élections législatives anticipées. La perspective d’élections au cours desquelles le peuple pouvait exprimer ses griefs a ainsi permis d’éviter la guerre civile (Dogan 1984). Là où une solidité institutionnelle semblable et ce réflexe tactique manquent, la population peut trouver dans la guerre l’ultime recours pour exprimer des griefs et des frustrations (Gurr 1970 ; Lichbach et Gurr 1981).

Cependant, les auteurs n’ont pas minoré les raisons qui motivent l’entrée ou le recrutement d’un individu dans une milice. Deux écoles au moins expliquent la participation active de la population à la guerre. Les frustrations ou encore les « privations relatives » font la trame de la première école. Dans ce cas, les frustrations d’une classe sociale peuvent déterminer la participation active à une guerre (Davies 1962 ; Paige 1975 ; Wickham-Crowley 1992). Les griefs politiques et ethniques sont une autre cause d’engagement actif dans la guerre (Horowitz 1985). De même, les « incitations sélectives » à titre individuel peuvent justifier la participation populaire à la guerre. Olson (1978) par exemple met l’accent sur les gains personnels du passager clandestin (Popkin 1979 ; Lichbach 1995). Ces gains peuvent cependant être immatériels en termes de prestige et de standing (Lebow 2010) ou simplement de reconnaissance (Lindemann 2010, 2012). Ces deux lignes éthologiques ont souvent été opposées, alors que l’engagement actif dans une guerre peut être causé simultanément par ces différents mobiles. Telle semble être en tout cas la conviction de Humphrey et Weinstein (2008). En effet, ceux-ci considèrent que des individus vont rejoindre une rébellion s’ils sont économiquement fragiles, politiquement marginalisés et exclus des principaux processus politiques. Ces facteurs peuvent dans certains cas expliquer la récurrence de la guerre civile au sein d’un même pays s’il y a prévalence de ce que Barbara Walter appelle « misery » (conditions économiques déplorables) et « lack of voice » (système politique fermé) (Walter 2004).

Toutefois, la participation populaire à la guerre n’est pas toujours volontaire. Elle peut être la conséquence de la conscription. Dans ce cas, pensent Horowitz et Levendusky (2011), le soutien de masse à la guerre décroit du fait de l’élément de contrainte que comporte la conscription. Mais à côté du soutien actif qu’une certaine littérature a voulu expliquer, il existe une forme de participation/soutien de nature simplement adhésive. De toute évidence, la population camerounaise n’a pas pris une part active en portant les armes au front dans la guerre contre Boko Haram. Même les comités de vigilance mis sur pied par centaines ne sont pas une milice armée au sens traditionnel. Ainsi donc, la présente analyse s’inscrit davantage dans une forme de participation/soutien de l’ordre du supporting.

L’adhésion de la population à la guerre est une forme de soutien. Ce soutien n’est cependant pas spontané dans tous les cas de figure. Il dépend du travail des élites politiques et de la tournure de la guerre, notamment quant aux pertes en vies humaines qu’elle cause (Berinsky 2007, 2009 ; Berinsky et Druckman 2007). Ce soutien peut être national (Mueller 1973) ou individuel. Mais comme le rappelle Becker (1977) au sujet de la guerre de 1914-1918, la participation est également une construction de l’élite. En fait, la participation de la population à la guerre, quelle qu’en soit la forme, relève d’une double réalité. Elle résulte d’un engagement spontané que peuvent expliquer les multiples causes évoquées, mais également du travail des entrepreneurs. C’est l’un des enseignements que l’on tire de la lecture de Becker et qui donne un sens à notre posture d’analyse. Ici, la population met en scène un autre type de rapport à la guerre : le rapport de soutien, mais un « soutien spontané encadré ». Il s’agit dès lors de scruter et de « comprendre », au sens wébérien, cette dynamique de popularisation de la guerre.

Weber (1965) et Simmel (1995), complétés par les auteurs qui soulignent l’effet d’intégration de la guerre face à un ennemi extérieur (Kojève 1981 et Tilly 1975, 1990), permettent de croiser la lecture des dynamiques de popularisation de la guerre contre Boko Haram. Le conflit a une fonction de régulation sociale, nous dit Simmel. C’est une force positive de socialisation. La popularisation de la guerre contre Boko Haram remplit donc une fonction de régulation sociale, de consolidation de l’unité nationale en tant que mystique autour de laquelle tous les Camerounais se retrouveraient. Comme autrefois, et dans d’autres circonstances, l’unité nationale a justifié la construction des logiques de rassemblement (Bayart 1977 ; Sindjoun 1999) dans un environnement où l’intégration nationale a souvent laissé de côté certaines catégories (Mouiche 2012 ; Sindjoun 2002, 2007). Tout cela se fait avec le rôle déterminant de ce que Simmel appelle les « énergies créatrices d’unité » qui, ici, sont l’élite politique, sportive, culturelle, intellectuelle et administrative. En même temps, les motivations profondes de ces « comportements rationnels par finalité », selon la terminologie de Weber (1965), ne peuvent être comprises que par une analyse des enjeux individuels et collectifs. D’où l’importance de l’idée des retombées multiformes sur le plan individuel et collectif comme explication principale du « soutien spontané encadré » à la guerre contre Boko Haram.

Pour ce faire, une observation des débats autour de la guerre contre Boko Haram sur la scène politique camerounaise a été nécesaire. Cette observation effectuée pendant la période allant de mai 2014 à août 2015 a permis de voir à l’oeuvre les logiques de soutien et autres attitudes connexes traduites dans les parutions du seul journal qui en faisait l’écho quasi quotidiennement. Ainsi, une analyse du contenu de cet organe de presse a permis de recueillir toutes les informations relatives aux formes et manifestations de soutien ainsi qu’aux contenus et montants des soutiens. C’est pourquoi une attention particulière a été portée sur le quotidien national bilingue Cameroon Tribune qui est le support par excellence des marques de soutien à la guerre ; le seul à en avoir fait une publication exhaustive et presque au quotidien. Certes, le journal L’Action qui est l’organe de propagande du parti au pouvoir en faisait de temps en temps l’écho, mais l’irrégularité de sa parution eût été un biais majeur pour l’observation objective des marques de soutien. L’analyse des différents documents officiels (notamment les comptes rendus du ministère en charge de l’administration territoriale qui présentaient les bilans des soutiens matériels trimestriellement, les notes et lettres des sections du parti au pouvoir convoquant les meetings de soutien, les procès-verbaux des réunions de collectes des fonds) et des postures discursives d’encadrement de ce soutien a complété notre matériau. Cette analyse rend compte des modalités de popularisation, afin de valider l’idée d’un « soutien spontané encadré » de la population à la guerre contre Boko Haram. Elle essaie d’en « comprendre » ensuite les motivations d’un point de vue individuel et collectif.

I – Les modalités de la popularisation de la guerre contre Boko Haram au Cameroun

La logique interne de cette articulation est dictée par une tension entre les deux sens de la popularisation. D’une part, la popularisation est perçue comme autosaisissement par le peuple d’une réalité. D’autre part, elle est une action volontariste menée par certains acteurs faisant du peuple une cible d’instrumentalisation.

A — L’autoappropriation de la guerre par les catégories populaires

La guerre contre Boko Haram a été déclarée au Cameroun le 17 mai 2014. Alors que les mesures militaires étaient prises, la population a mis un certain temps avant de réaliser la gravité de la situation. Un indicateur se trouve dans la teneur des motions de soutien en tant qu’une des formes privilégiées de soutien. En effet, au cours de ce mois, quatre motions de soutien ont été recensées. Une seule, en l’occurrence celle signée après la déclaration de guerre, exprimait explicitement le soutien des populations et élites d’une localité à la guerre contre Boko Haram. Cette motion a eu le mérite d’initier une valse de soutiens pour la même cause.

Au Cameroun, la motion de soutien est une pratique répandue, une façon locale d’exprimer son adhésion à la politique menée par le régime. En droit constitutionnel, une motion renvoie à un texte voté par un organe délibérant et qui a trait au fonctionnement intérieur ou exprime son opinion ou sa volonté sur un point déterminé. Ce texte peut exprimer une adhésion (motion de confiance ou de soutien) ou bien un rejet (motion de défiance). La politique camerounaise a donné une utilisation supplémentaire à la motion. Ici, les populations réunies à quelques occasions « signent » un texte qui énonce leurs motifs de satisfaction et affirme leur soutien indéfectible au président de la République. Au nombre des formes de soutien à la guerre contre Boko Haram, la motion et les dons divers ont occupé une place de choix. L’examen desdites formes révèle l’éventail très large de la population ayant exprimé son soutien à la guerre. De fin mai 2014 à août 2015, plus de 120 motions de soutien ont été recensées et sont le fait de toutes les catégories sociales. De même, l’examen de l’autre forme privilégiée de soutien, à savoir les dons divers, rend compte de la diversité de la population qui a contribué à cet effort de guerre. À ce titre, M. Grégoire Mba Mba, sénateur du RDPC[1], déclarait à la presse à l’issue de la réunion de collecte de fonds organisée dans la ville de Kribi le 4 mars 2015 : « Il y a eu un élan de solidarité. J’ai vu même des enfants cotiser. J’ai vu des pêcheurs, des commerçants, des conducteurs de motos-taxis, des fonctionnaires et bien d’autres couches sociales venir donner de l’argent[2] ». À ce sujet, le tableau ci-après donne une idée de l’ampleur de l’effort de guerre dans toutes les régions du pays.

Tableau

État de contributions par région à l’effort de guerre au 15 juillet 2015 (en francs cfa)

État de contributions par région à l’effort de guerre au 15 juillet 2015 (en francs cfa)
Source : Comité interministériel ad hoc de gestion des dons destinés aux populations et aux forces de défense

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Ce tableau contient uniquement les dons répertoriés dans le cadre des contributions des populations camerounaises d’après leur provenance régionale et n’ignore pas les querelles de chiffres souvent observées lors d’une contribution concurrentielle que seule peut expliquer quelque instrumentalisation politique inavouée. D’autres catégories ont contribué dans d’autres contextes, tels que les entreprises, les composantes diasporiques, et tout fonctionnaire siégeant à une commission se voyait délesté de 16,5 % des émoluments auxquels il a droit à ce titre. À cela, il faut ajouter 600 tonnes de denrées alimentaires et de vivres offertes par les paysans, commerçants et entreprises publiques et parapubliques et signalées par le même comité. De toute évidence donc, l’élan de solidarité des populations camerounaises vis-à-vis de leur armée et ainsi matérialisé par ces dons rend bien compte d’un saisissement populaire de la problématique de la guerre contre Boko Haram. Cela d’autant plus que les rapports de ces deux catégories ont souvent été marqués par la défiance et l’affrontement (Eyinga 1978 ; Pommerolle 2007, 2008 ; Konings 2002 ; Kame 2007). En effet, comme le rappellent nombre d’évènements de l’histoire du Cameroun, l’armée a été l’instrument pour la stabilisation d’un régime autoritaire, et fut de ce fait davantage crainte par la population. Ce changement notable dans le rapport de la population camerounaise à son armée révèle un « armistice » face à une cause nationale.

D’autres formes de soutien existent, et rendent par ailleurs compte de l’implication spontanée de la population à l’effort de guerre. Parmi celles-ci on peut mentionner les marches de soutien, les concerts, les initiatives banales, comme de la photographie ou tout simplement des visites dans les localités proches du front par solidarité avec les forces engagées à la guerre et les populations victimes. À ce titre, la solidarité populaire a été agissante. C’est le cas des associations de jeunes ayant organisé fin août 2015 l’exposition de photos sous le thème Les survivants du nord. De même, après les attentats-suicides de Fotokol et Maroua, spontanément, les jeunes ont marché dans plusieurs villes du pays pour s’identifier aux victimes, à l’image de ce qui s’est passé en janvier 2015 en France après les attentats contre Charlie Hebdo. À cette occasion, le slogan Je suis Maroua ![3] a pris une valeur symbolique de ralliement et a traversé les frontières nationales. C’est ainsi que le dimanche 9 août 2015, un groupe de jeunes Camerounais résidant en France a pris l’initiative d’un rassemblement de soutien à la place du Trocadéro. De même, le vendredi 21 août 2015, des jeunes ont décidé de soutenir par une marche les forces de défense, à l’instigation du collectif Flash Mob.

On n’affirme cependant pas que toutes ces marques de soutien sont une adhésion à l’action du gouvernement. Au contraire, lorsque les partis d’opposition les plus acharnés se prêtent à l’exercice, il s’agit d’indiquer que la nation transcende les clivages, quels qu’ils soient. C’est pourquoi, en août 2014 le Cameroon People’s Party (cpp) d’Édith Kah Walla a entrepris un séjour de soutien dans l’Extrême-Nord ; en mars 2015, le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (mrc) de Maurice Kamto a organisé une collecte de sang ; et le 27 mai 2015, le Social Democratic Front (sdf) de Ni John Fru Ndi a offert comme effort de guerre 13 millions de fcfa (19 820 Euros). Dans la même veine, un appel a été lancé par le collectif des partis politiques pour le dialogue national en septembre 2014. De toute façon, le niveau de mobilisation de la population face à cette guerre aurait mis en difficulté tout parti d’opposition qui, par opportunisme politique ou par opposition viscérale, serait resté muet face à cette cause. Encore que, comme le rappelle Luc Sindjoun (2004), la catégorie parti d’opposition au Cameroun n’est ni homogène ni invariable. Il existe bien des sujets comme celui-ci qui fédèrent les positions de toute la classe politique. Tous les acteurs ont donc semblé faire chorus sur la nécessité de condamner les attaques de Boko Haram et de soutenir les forces de défense engagées au front ainsi que les populations victimes. L’observation des acteurs du soutien populaire tels qu’esquissés par le schéma ci-dessous révèle une diversité sociologique qui reflète l’ensemble de la population camerounaise. Ce schéma met en scène douze catégories qui se sont investies dans les soutiens à la guerre. Leurs niveaux d’investissement et de soutien rendent compte d’une part belle des circonscriptions administratives et des organes du parti au pouvoir.

Les catégories populaires de soutien

Les catégories populaires de soutien

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D’après ces données, les circonscriptions administratives qui ici comprennent également les communautés ethnoculturelles, c’est-à-dire les grands groupes ethniques qui structurent les « positions de pouvoir » (Bayart 1977 : 182-232) dans un contexte où l’unité nationale est appuyée sur l’accès de tous les groupes ethniques à la chose nationale (Mouiche 2012 ; Bayart 1977), sont les plus importantes en nombre, suivies par les organes du parti au pouvoir. Viennent ensuite les associations qui sont le lieu d’expression des dynamiques familiales, culturelles, ethniques, sportives et autres et qui, en général, sont l’expression du dynamisme des populations du bas. Les confessions religieuses et les formations politiques d’opposition sont aussi en bonne place. La population dans sa diversité et dans sa large majorité s’est donc spontanément mobilisée pour soutenir l’effort de guerre. Cependant au regard de l’hétérogénéité du peuple, est-il possible qu’il engage une action structurée durablement et dénuée de tout encadrement par les élites ? L’encadrement protéiforme du fait de l’élite politico-administrative et même culturelle-sportive serait-il un acte « bon par conviction » au sens wébérien du terme ? Ce soutien spontané et cette mobilisation massive sont une aubaine pour le régime de Yaoundé. On peut donc penser qu’ils ont été encouragés, instigués et souvent encadrés.

B — L’encadrement du soutien populaire à la guerre

En posant comme hypothèse le « soutien spontané encadré » de la population face à la guerre contre Boko Haram, on a voulu indiquer l’instrumentalisation possible de la population aux fins d’adhésion à la guerre, mais également penser en filigrane que la société camerounaise comme toute société politique est constituée de la population et des gouvernants. C’est-à-dire qu’en face de la multitude, il y a ce que Grémion (1979) appelle le « milieu décisionnel central ». En effet, nul ne peut parler d’encadrement s’il n’existe pas de structures ou d’agents d’encadrement. On peut ici les regrouper sous trois catégories : les acteurs de la sphère politique strictosensu, les acteurs de l’administration publique et ceux des partenaires extérieurs. Ils constituent ainsi les trois sphères du milieu dirigeant (Braud 2011 : 582-586), qui s’opposent au bas peuple et l’encadrent dans le soutien à la guerre. Il s’agirait alors de penser qu’une main invisible de l’élite serait derrière, sinon toutes, du moins la grande majorité, des initiatives de soutien, ceci pour des fins que seule une analyse des fondements peut déceler.

Toutefois, à côté de ces trois sphères, il convient d’en envisager une quatrième : la sphère culturelle et sportive, relevant davantage de la société civile, mais qui a une influence avérée sur la population. Cette dernière regroupe l’élite de ces domaines d’activité et entretient avec l’élite politico-administrative une grande promiscuité qui fait penser par moment à une collusion des trois sphères. Cela permet d’envisager les différentes sphères en termes complémentaires, avec comme dénominateur commun la mise en mouvement des populations pour le soutien à la guerre. Ce d’autant plus qu’au Cameroun, la lisière est souvent floue entre la chose politique et la chose administrative, la chose publique et la chose privée, dans une prévalence accrue du néopatrimonialisme et du clientélisme (Bayart 1977, 1989 ; Médard 1979, 1991 ; Clapham 1982 ; Bach et Gazibo 2011). La distinction entre les sphères renvoie donc davantage à une précaution d’analyse qu’à une réalité historique.

En faisant une autopsie des quatre sphères, présentons d’abord la sphère politique stricto sensu. Celle-ci est constituée des ministres, parlementaires, élus locaux et, de façon générale, tous ceux qui sont détenteurs d’un mandat électif. C’est une position privilégiée pour mobiliser son électorat et son fief derrière les forces de défense en vue de soutenir la guerre contre Boko Haram. Deux types apparaissent dès lors : l’élite politique du parti au pouvoir, le rdpc, et celle des partis d’opposition. Cette distinction est nourrie par les formes de soutien. Tandis que la grande majorité des motions de soutien est instiguée par les autorités du parti au pouvoir, les notables de l’opposition utilisent majoritairement la collecte de fonds, les visites au front et les dons de sang. C’est parce qu’en général, les motions de soutien sont écrites à la gloire du président Biya et le soutien à la guerre est une conséquence de l’adhésion à son action. Pour l’opposition, le soutien à la guerre est simplement un impératif patriotique.

La sphère administrative, quant à elle, est faite des démembrements de l’État au sens de la déconcentration et de la décentralisation. Ainsi, de la présidence de la République à la sous-préfecture et de l’État central à la plus petite commune, tout le dispositif est mis en branle à l’instigation des patrons et notables politiques. Aucune unité administrative ne veut paraitre indifférente à la guerre contre Boko Haram. Les indicateurs de l’encadrement par la sphère administrative sont notamment l’initiative du soutien et l’incitation aux dons. L’État et ses représentants jusqu’aux auxiliaires comme les autorités traditionnelles sont de ce point de vue les acteurs pertinents de l’encadrement par la sphère administrative. À ce sujet, un indicateur fort de l’encadrement de la popularisation par l’État en tant que corps administratif se trouve dans la posture discursive du chef de l’État et certaines actions qu’il a entrepris dans ce sens. Le 24 avril 2015, en pleine guerre, M. Biya, présidant la cérémonie de triomphe des 33e et 34e promotions de l’École militaire interarmées (Émi) de Yaoundé, déclare aux antennes de la radio nationale Cameroon Radio and Television (crtv)[4] :

Le peuple camerounais s’est massivement mobilisé et se mobilise encore dans l’enthousiasme et la spontanéité pour apporter dans un bel élan de solidarité une contribution à l’effort de guerre. Je voudrais ici et maintenant lui rendre un vibrant hommage pour ce soutien total à nos forces de défense. En ma qualité de chef de l’État et chef des armées, je lui adresse mes félicitations pour cette impressionnante démonstration de patriotisme. Je l’encourage à persévérer dans cette voie royale […].

Cet extrait comporte au moins deux messages. Il valide l’idée de la mobilisation massive et « spontanée » de la population derrière son armée. Il demande ensuite à la population de garder le cap. Cette posture est un appel adressé à la population afin de manifester son soutien à l’armée. Et ce d’autant plus que, ayant constaté l’afflux des dons, le président Biya a ordonné auparavant au ministre des Finances l’ouverture d’un compte dans les écritures du Trésor camerounais. Ce compte intitulé « Contribution du peuple, lutte contre Boko Haram » est numéroté 4504137. Dans le même sens, le 21 avril 2015, le président Biya va prendre l’arrêté no0209cab/pr portant création, organisation et fonctionnement du comité interministériel ad hoc de gestion des dons destinés aux populations et aux forces de défense dans le cadre de la lutte contre Boko Haram. C’est donc dans ce contexte de création d’un cadre institutionnel d’encadrement qu’il prononcera son discours devant les élèves officiers de l’Émia.

Un indicateur antérieur avait été glissé dans une disposition financière de décembre 2014. Dans la circulaire no 00000683/c/minfi du 31 décembre 2014 portant instructions relatives à l’exécution des lois de finances, au suivi et au contrôle de l’exécution du budget de l’État, des établissements publics administratifs, des collectivités territoriales décentralisées et des autres organismes subventionnés pour l’exercice 2015, il est prévu la perception d’un impôt sur les revenus non commerciaux (rnc). Cette disposition contenue au paragraphe 121 et vulgairement appelée impôt « effort de guerre » prévoit un prélèvement de 16,5 % sur les primes, remises, gratifications, indemnités, per diem ou rémunérations assimilées, allouées aux membres de certaines commissions. En réalité, tout fonctionnaire qui prend part à une quelconque des commissions visées par cette disposition contribue à l’effort de guerre, puisqu’il voit ses émoluments amputés de 16,5 % de leur valeur. Cette dynamique d’encadrement insufflée par les plus hautes autorités de l’État va se poursuivre à tous les échelons administratifs. Elle sera une incitation au soutien et les relais jusqu’aux chefferies traditionnelles dont l’importance en contexte camerounais est capitale (Mouiche 2005) vont organiser des manifestations allant des marches de soutien à la rédaction des motions, en passant par les collectes de dons en nature et en argent.

La sphère des partenaires étrangers et la sphère sportive et culturelle, inspirées par cet élan administratif et politique, vont emboiter le pas et organiser des collectes de dons et des marches. Entre autres partenaires étrangers, la Chine[5], la Russie[6], la France[7], les États-Unis[8] et l’Allemagne[9] ont apporté un soutien multiforme et remarquable au Cameroun. Les associations sportives et culturelles ainsi que la diaspora camerounaise à l’étranger ont joué un rôle déterminant.

On constate donc une mobilisation tous azimuts des populations, de l’élite et des partenaires extérieurs à l’effort de guerre contre Boko Haram. Les logiques à l’oeuvre laissent penser à un double mouvement de soutien populaire spontané, mais également encadré. Toutes choses qui donnent un sens à un examen des fondements du soutien multiforme des acteurs impliqués.

II – Les fondements de la popularisation de la guerre contre Boko Haram au Cameroun

Une fois que le préalable d’une popularisation de la guerre contre Boko Haram au Cameroun a été démontré, la question de ses raisons explicatives demeure. C’est que la guerre est une ressource pour tous les acteurs qui la soutiennent ; chacun selon sa posture, les individus aussi bien que l’État-nation.

A — Les quatre temps de la popularisation : à la recherche de la rationalité des acteurs du soutien à la guerre

Le peuple a un intérêt objectif à soutenir l’effort de guerre. Cet intérêt (le désir de paix) peut se justifier par les traumatismes du passé, le poids de la mémoire (Stora 2004, 2016 ; Jewsiewicki 2008) et la dimension intergénérationnelle des traumatismes (Gomez-Perez et Leblanc 2012).On peut subdiviser la population en trois générations traumatiques. Celle des années d’indépendance qui a connu la répression des nationalistes de l’Union des populations du Cameroun (upc) ; celle des années 1990 témoin des années de braise et des villes mortes (Sindjoun 1994, 1999 ; Kame 2007) ; enfin, la génération actuelle qui a connu la répression sanglante des « émeutes de la faim » de 2008. On peut donc penser que de façon affective et axiorationnelle (Weber 1965), les populations qui ont connu ces trois traumatismes accordent un soutien sincère à la guerre. Comme le démontre la littérature sur l’histoire politique du Cameroun, le temps des maquis en pays Bamiléké et Basa’a a causé des centaines de milliers de morts (Deltombe et al. 2011 ; Mbembe 1984, 1985, 1996 ; Bakang ba Tonjé 2007 ; Joseph 1986). Le spectacle des têtes coupées et exposées sur les places de marché pour dissuader les candidats au maquis, les champs rasés, l’extermination de villages entiers… sont autant de souvenirs macabres qui exliquent l’adhésion de certaines populations à cette guerre. Non pas pour l’adouber, mais pour espérer qu’elle se termine vite.

Les générations 1990 et celles témoins des émeutes de la faim subissent un traumatisme relativement plus récent. Nombre de quinquagénaires aujourd’hui ont vécu les années de braise 1991-1997 au Cameroun. Certains destins ont été brisés par l’exil politique. Pour ces générations, la guerre que Boko Haram veut installer durablement n’est pas acceptable. De la même manière, les populations chrétiennes, animistes et même musulmanes modérées ne sont pas disposées à vivre dans un régime de charia. En proclamant le califat à Gwoza en août 2014 et en faisant allégeance à Daech, Boko Haram devenu au passage « État islamique en Afrique de l’Ouest » a clairement indiqué son projet de pacte social fondé sur l’islam fondamentaliste et la volonté d’éliminer toute poche de résistance, qu’elle émane des « infidèles » ou des « hypocrites ». La paix devient dès lors une motivation fondamentale des masses populaires, tant elle a été gravée dans leur psyché avec la rengaine du Cameroun comme « havre de paix ».

Mais si le désir de paix donne un caractère moral par conviction à l’adhésion populaire massive à la guerre contre Boko Haram, on ne peut nier qu’il s’agit en quelque sorte pour certaines personnes, individuellement ou collectivement, d’une démarche relevant de la « conviction responsable ». Ce que Weber appelle une action instrumentale ou téléologique. C’est-à-dire, une action bonne par finalité. De ce point de vue, l’éthique conséquentialiste permet de saisir les logiques d’un acteur dont l’action morale ne peut se comprendre que par le but recherché (Anscombe 1959 ; Kagan 1984). Les retombées symboliques et matérielles de la popularisation de la guerre contre Boko Haram peuvent être lues à deux niveaux croisés : celui des individus du bas et celui de l’élite.

Les individus qui ont agi dans le cadre des associations, des organes du parti au pouvoir, de l’administration, de l’autorité traditionnelle, des syndicats, du Parlement, des universités et autres ont des attentes précises au plan personnel. Le prestige et la réputation sont quelques-unes de ces attentes. Cela passe par une légitimité nourrie ici par un patriotisme d’émotion. Si les facteurs émotionnels expliquent la guerre à l’échelle des États (Kaufman 2006 ; Lindemann 2010, 2012 ; Lebow 2010), une transposition au plan individuel permet tout autant de penser que l’engagement adhésif à soutenir son armée dans une guerre permet d’être vu, de compter, de figurer sur les listes des donateurs ou des signataires des motions de soutien qui paraissent dans les médias. C’est à cet égard qu’intervient pour certains acteurs l’espoir d’un poste de responsabilité qui récompenserait toute une carrière dans le cadre du clientélisme politique (Bayart 1989 ; Médard 1979, 1991 ; Clapham 1982 ; Mouiche 2005).

Comme le prestige et l’estime de soi, toutes ces attentes ne sont pas quantifiables et sont d’une subjectivité avérée. Un indicateur pertinent serait d’analyser ce que l’on peut appeler les quatre temps de la popularisation. Il s’agit du temps des festivités, du temps de la rumeur[10], du temps del’émotion et du temps ordinaire. Le temps des festivités marque la célébration des moments importants dans l’histoire politique du pays. Il s’agit notamment du 6 novembre, du 11 février, du 24 mars et du 20 mai[11]. Le temps de la rumeur est l’exacerbation de la rumeur annonçant l’imminence d’un remaniement gouvernemental qui permettrait la redistribution des cartes. Ces rumeurs sont souvent accentuées lorsque le président Biya est en « court séjour privé en Europe ». Le temps de l’émotion correspond à ces moments de la vie nationale où surgit une vague d’émotion liée par exemple à un attentat-suicide ou à une attaque de Boko Haram ayant fait beaucoup de victimes ; et le temps ordinaire, plus tranquille, correspond aux périodes de routine. Ces différents temps apparaissent dans le graphique ci-dessous. En effet, ce graphique dramatise les variations des temps au gré des indicateurs qui rendent compte des pics et des moments de routine dans la conduite des soutiens. La courbe pleine rend compte des variations des motions de soutien. Tandis que la courbe pointillée indique les variations des formes de soutien en général, les motions y compris.

Les variations des indicateurs de la popularisation au gré des quatre temps (mai 2014-août 2015)

Les variations des indicateurs de la popularisation au gré des quatre temps (mai 2014-août 2015)

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Au regard de ce graphique, trois moments semblent avoir connu un degré poussé de popularisation. Il s’agit des périodes août-septembre 2014, octobre-novembre 2014 et février-mai 2015, avec bien entendu des variations. C’est parce que ces périodes coïncident avec trois moments importants qui ont nourri les quatre temps. En effet, le mois de novembre 2014 a abrité des évènements significatifs dans la vie de la nation : la cérémonie d’hommage aux militaires tombés au front le 28 novembre 2014 et la commémoration tous les 6 novembre de l’accession à la magistrature suprême du président Biya. Ces deux dates ont alimenté le temps de l’émotion, le temps des festivités et le temps de la rumeur. Car depuis les élections municipales et législatives tenues en 2013, le peuple attendait quelque remaniement ministériel qui viendrait en récompenser certains et en punir d’autres. Par ailleurs, le temps de la rumeur est accentué par les séjours du couple présidentiel en Europe. Tel fut le cas en mars 2015 lorsqu’à l’occasion d’un séjour en Europe, la rumeur du remaniement ministériel s’est faite persistante au retour et que les marques de soutien sous l’instigation de l’élite ont connu un bond, comme l’illustre le graphique. Les quatre temps sont donc des prismes importants pour lire en négatif les attentes des populations et, de ce point de vue, l’entrée dans le temps relativement ordinaire depuis juin 2015 malgré les attentats-suicide de juillet et août commis à Fotokol, Maroua et Kerawa indique une sorte de lassitude. De toute évidence, la profusion des formes de soutien par le fait de la popularisation a également révélé un enjeu fondamental : face à Boko Haram, le Cameroun devait rester uni et nul ne voulait paraitre anti-patriote en ne s’associant pas à l’effort de guerre. Ainsi donc, à quelque chose cette guerre a été bonne en tant que facteur de renforcement de la cohésion nationale.

B — À quelque chose… guerre est bonne : l’unité de la nation à l’épreuve de la guerre contre Boko Haram

La guerre en tant que conflit est facteur d’intégration et d’unité nationale selon deux points de vue. Comme le pense Simmel (1995), l’opposition entre des groupes au sein d’un État est porteuse d’intégration. Cependant, la guerre contre Boko Haram n’est pas un conflit entre des groupes au sein de l’État ; même si elle révèle des lignes de fractures internes. Boko Haram est considéré comme une menace extérieure à l’intégrité territoriale du pays. Cela donne un sens au deuxième point de vue, à savoir que face à un ennemi extérieur, les États et les nations renforcent leur intégration et leur unité. Ainsi, les oppositions viscérales entre certains groupes et partis au Cameroun ont été mises en berne le temps de la guerre. À cet égard seulement, Simmel a raison de penser que l’antagonisme a un rôle positif dans le cas où la structure conserve des divisions et des hiérarchies sociales. On ne saurait oublier que la prospérité de Boko Haram dans cette région du pays est intimement liée à sa relative situation périphérique, qui en fait une zone peuplée de personnes dont le taux d’alphabétisation et de mortalité pourraient être des indicateurs pertinents de la marginalisation. Pour y remédier, le gouvernement a lancé un plan d’urgence triennal pour cette région en 2014, preuve qu’il est conscient de l’existence d’un clivage de développement interne au pays. Bien que la guerre contre Boko Haram ne soit pas une guerre camerouno-camerounaise, la popularisation a réussi à créer un effet d’adhésion qui a gommé, le temps de la guerre au moins, la force des disparités et des clivages. On peut parler de cette guerre comme d’une trêve interne.

Toutefois, une lecture à partir de Simmel ne permet pas de rendre compte de tout le potentiel d’intégration de cette guerre, dès lors qu’elle est une attaque extérieure. On peut enrichir le raisonnement avec Tilly (1975, 1985, 1990) et Kojève (1981) qui, en montrant le rôle fondateur de la guerre pour les États, permettent d’envisager la menace extérieure comme créatrice d’intégration et de cohésion interne. En effet, en présentant le State making comme un Warmaking, Tilly souligne l’importance de la guerre dans la fondation des États. Car la guerre est un conflit violent entre « nous » et « eux », et dans le cas d’un conflit comme celui contre Boko Haram, il s’est agi de montrer que ce n’est pas une guerre contre les musulmans de la région Extrême-Nord, mais une guerre contre les terroristes venus du Nigéria. La popularisation a donc eu le mérite d’éviter l’amalgame qu’aurait pu créer par exemple l’« appel de la Lékié » du 31 août 2014[12] qui laissait croire à un ennemi intérieur[13]. Mais elle a davantage créé et renforcé une camerounité d’exception qui résonnait jusque dans la diaspora et qui était lisible à travers les réseaux sociaux. Tel est, paradoxalement, le bénéfice majeur de la popularisation de cette guerre pour la nation.

Conclusion

La guerre camerounaise contre Boko Haram n’est pas une guerre populaire, ni une guerre du peuple au sens où l’entendraient les révolutionnaires marxistes, ni même une guerre totale. Elle est parue cependant, au regard de sa forte popularisation, comme une guerre ayant emporté l’adhésion massive du peuple. En effet, par son saisissement spontané et sa popularisation encadrée par l’élite, le rapport du peuple à cette guerre apparait comme un rapport non pas uniquement victimaire, mais pas totalement un rapport d’acteur au sens où le peuple en armes aurait comme dans une guerre populaire envahi le front. Même la mise sur pied des comités de vigilance et de la police scolaire au lendemain des attentats de Fotokol, Maroua et Kerawa ne vise que le perfectionnement d’un renseignement prévisionnel participatif. Les autorités n’ont pas donné mandat aux populations pour affronter les hordes de Boko Haram souvent armées et prêtes à tuer. Ce cas empirique permet dès lors de nuancer les dichotomies souvent consacrées entre un peuple victime passive de la guerre et un peuple pleinement actif au front. La popularisation de la guerre contre Boko Haram au Cameroun a donné lieu à une guerre du peuple atypique. Adhésion totale à la cause, soutien matériel et psychologique, mais pas d’engagement armé direct au front.

Deux leçons au moins peuvent être tirées : d’une part, l’État n’est plus le maitre absolu de la guerre. En effet, la « revanche de la société » (Badie 2008) n’a plus de zone interdite. Même si, pour le cas d’espèce, elle a été favorisée par l’élite pour des visées utilitaristes. Et cela donne un sens à la deuxième leçon. Si en général, les auteurs de l’économie politique de la guerre (Collier et Hoeffler 1998, 2004 ; Aspinal 2007 ; Berdal et Malone 2000 ; Cilliers et Dietrich 2000) ont mis l’accent sur la guerre comme ressource, il apparait que le peuple, par son soutien-support à la guerre, peut également créer une économie symbolique de la guerre. Cette étude peut donc enrichir ce courant d’analyse en déplaçant le curseur vers les non-combattants, notamment le peuple sans armes, et scruter les attentes qui motivent ou non leur adhésion à la guerre.