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Dans les semaines qui ont suivi les attaques terroristes du 11 septembre 2001, le thème de la sécurité a rivalisé avec les soins de santé et l’économie au sommet des préoccupations des Canadiennes et des Canadiens en matière de politiques publiques[1]. La chose n’a rien de surprenant, étant donné la gravité des attaques et le risque que l’économie canadienne plonge dans une récession. D’ailleurs, les Canadiens se préoccupaient davantage de l’incidence économique des attaques que des aspects d’ordre militaire ou touchant la sécurité. Cinq mois plus tard, le terrorisme et la sécurité venaient toujours en tête des préoccupations des Canadiens. Un sondage Ipsos-Reid a montré que ces deux thèmes demeuraient au nombre des grandes priorités de politiques publiques, un autre sondage, effectué par Environics Research Associates révélant pour sa part que la sécurité était désormais moins importante que la pauvreté, les impôts et le chômage mais continuait de prévaloir sur l’environnement, l’éducation ou l’immigration[2]. Il est certain que, à mesure que s’estompera le souvenir qu’a le public des événements du 11 septembre, les préoccupations nationales plus traditionnelles reviendront à l’avant-scène. Ce qu’il convient toutefois de souligner, c’est que les questions relatives à la politique étrangère, complètement absentes des priorités nationales perçues par le public avant le 11 septembre, semblent désormais devoir rester d’actualité pour un certain temps. C’est la première fois depuis la fin des années 80, lors du débat national sur le libre-échange avec les États-Unis, que des questions de politique publique revêtant une dimension internationale constituent une priorité aux yeux des Canadiens. Le moment est donc bien choisi pour examiner les opinions des Canadiens sur le rôle rempli par le Canada à l’échelle internationale depuis la fin de la guerre froide, il y a plus de dix ans, et depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain, il y a presque une décennie.

Au moment où s’entame le nouveau siècle, la proportion des Canadiens optimistes au sujet de l’avenir de leur pays à court terme atteint un niveau inégalé en vingt ans. La défense et la politique étrangère n’étaient certes pas les points les plus importants pour les Canadiens, qui s’intéressaient davantage à des thèmes nationaux plus urgents, comme la santé et les impôts ; néanmoins, les Canadiens étaient conscients qu’en raison des pressions souvent chaotiques associées à la mondialisation, la prospérité et la sécurité du Canada dépendaient plus que jamais d’événements se déroulant à l’étranger. Il est utile d’observer que, bien avant les événements du 11 septembre, une décennie complète marquée par des guerres civiles cruelles dans les Balkans et en Afrique centrale, sans compter les troubles constants au Moyen-Orient, ont eu pour effet d’anéantir en grande partie les espoirs de paix nés de la fin de la confrontation entre l’Est et l’Ouest. C’est ainsi que, dans les sondages annuels menés de 1998 à 2001, à la question de savoir si le monde était plus sécuritaire maintenant que dix ans plus tôt, six Canadiens sur dix estimaient que la sécurité s’était érodée depuis la fin de la guerre froide[3]. Le terrorisme représentait une menace importante à cet égard pour les Canadiens, et ce, bien avant que les attaques contre le World Trade Centre aient fait voler en éclats le mythe de l’invulnérabilité de l’Amérique du Nord.

La présente étude a pour objet d’esquisser un portrait des attitudes des Canadiens à l’égard du rôle rempli par le Canada à l’échelle mondiale, à un moment pivot de la politique étrangère nationale. Dans les années qui ont suivi la fin de la guerre froide, le Canada était essentiellement une moyenne puissance à la recherche d’un rôle à jouer. Au cours de la guerre froide, il pouvait prétendre à un rôle de médiateur entre les États-Unis et l’Union soviétique, ou encore considérer que son appartenance au G-7 et à différentes autres instances multilatérales lui permettait de faire écho aux préoccupations des pays en développement. Les politiciens canadiens prenaient grand soin de cultiver la réputation du Canada à titre de premier défenseur de la paix à l’échelle mondiale, en projetant l’image apaisante d’un pays pacifique et qui ne représentait aucune menace. La fin de la guerre froide a donné naissance à bien des points de vue sur l’évolution future de l’environnement international, depuis l’émergence d’un nouvel ordre mondial jusqu’à l’avènement d’une ère de l’information. À l’échelon national, en raison de la lutte au déficit, la plus grande partie des années 90 s’est caractérisée par un certain retrait du Canada de la scène internationale ; le gouvernement fédéral a bloqué ou réduit les budgets consacrés à l’aide internationale, a fermé des bases militaires en Europe et a, de façon générale, rationalisé les capacités diplomatiques et militaires de la nation, ce qui a amené certains observateurs à conclure que la promotion de la sécurité de la personne par le Canada était une sorte de politique étrangère à rabais. Pendant ce temps, l’alena avait pour effet d’accroître l’intégration économique nord-américaine, de sorte que la croissance de l’économie canadienne dépendait plus que jamais du marché américain ; le Canada semblait disposé à mettre moins l’accent sur les liens transatlantiques et à miser résolument sur les Amériques. Après le 11 septembre, le Canada s’est engagé à prendre part à la lutte internationale à long terme contre le terrorisme et a pris conscience qu’il devait accorder plus d’attention à ses relations avec les États-Unis tout en projetant l’image d’une moyenne puissance dont les intérêts englobent la planète entière. La participation du Canada à des initiatives n’émanant pas des Nations Unies, entre autres les opérations d’imposition ou de maintien de la paix depuis les Balkans jusqu’en Afghanistan, pourrait être le signe d’un changement des relations internationales du pays dans l’avenir, en plus d’avoir une incidence sur la manière dont les Canadiens et d’autres personnes perçoivent le rôle du Canada à l’échelle internationale.

Tout cela soulève un certain nombre de questions. Quels effets ces événements ont-ils eus sur l’appui aux initiatives multilatérales du Canada ? Les Canadiens considèrent-ils que le leadership du Canada à l’échelon international a pris de l’ampleur, est demeuré le même ou est en recul ? Les relations bilatérales avec les États-Unis inspirent-elles plus, ou moins, de crainte aux Canadiens ? Jusqu’à quel point les Canadiens estiment-ils que le gouvernement gère efficacement la mondialisation de l’économie et les nouvelles menaces à la sécurité ? Il y a deux raisons pour lesquelles il importe de connaître la réponse à ces questions. D’abord, de nos jours, peu de gouvernements peuvent se permettre de ne pas tenir compte de l’opinion publique (nationale comme internationale) dans le cadre de la gestion de leurs relations internationales. L’explosion des technologies de l’information et des infrastructures de communication donnent au public la capacité de peser, d’embrasser et de prôner des positions sur un large éventail de questions. Des dossiers de portée nationale, comme le crime, la santé et l’environnement, font de plus en plus partie intégrante de la sécurité internationale. À mesure que le concept de sécurité est élargi, l’écart entre ce qui constituait auparavant la politique nationale et la politique étrangère s’est rapidement rétréci, ce qui fait que les préoccupations quotidiennes des citoyens deviennent les préoccupations des décideurs en matière de politique étrangère. Le pouvoir des technologies de l’information, jumelé au chevauchement de plus en plus marqué des dossiers nationaux et internationaux, a stimulé l’activisme chez les citoyens. Bref, la politique étrangère et, par définition, la diplomatie font plus que jamais partie de la vie publique[4]. Par ailleurs, l’examen des attitudes des Canadiens nous permet de voir si la compréhension qu’ont les citoyens des relations internationales du Canada concorde avec les réalités de la politique étrangère canadienne. Si le public, tout en se préoccupant de politique étrangère, n’est pas bien informé des priorités, des objectifs et des capacités du Canada en la matière, cela nuira beaucoup à l’activité diplomatique canadienne dans les années à venir. À l’opposé, une population qui comprend les objectifs et les capacités du Canada dans ce domaine peut contribuer grandement à l’efficacité de la diplomatie canadienne.

Nous cherchons à répondre aux questions posées précédemment à partir des résultats de différents sondages nationaux effectués entre 1993 et 2002 au sujet des attitudes des Canadiens sur la politique étrangère et le commerce international. Les sondages ont été menés par Ipsos-Reid, Goldfarb Consultants, Environics Research Inc., les Associés de recherche Ekos et Pollara[5]. La première section du document débute par un aperçu de l’évolution du contexte dans lequel s’inscrit la politique étrangère et présente une récapitulation des grandes tendances qui se dégagent des recherches sur l’opinion publique. La deuxième section porte sur les opinions exprimées au sujet du multilatéralisme et du leadership international du Canada. Les trois sections suivantes sont consacrées respectivement aux attitudes concernant l’aide internationale, le commerce international et la sécurité internationale.

I – L’évolution de la politique étrangère canadienne[6]

Au fil des dix dernières années, et plus particulièrement depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001, le Canada a dû renouveler sa politique étrangère, jusqu’alors routinière. La sécurité est devenue la grande priorité de la politique étrangère, supplantant les considérations géo-économiques dominantes de la dernière décennie. Les responsables de la politique canadienne touchant les affaires étrangères, le commerce et la défense ont dû s’adapter à un monde caractérisé par les facteurs suivants : une mondialisation de plus en plus rapide, qui remet en question le concept même de souveraineté ; la fluidité et la souplesse des alliances avec les États-Unis, qui subissent de plus en plus la rivalité économique de l’Union européenne, du Japon et de la Chine ; une intégration plus poussée de l’économie nord-américaine, jumelée à l’évolution de l’architecture de sécurité engendrée par les initiatives prises par les États-Unis pour la défense de son territoire ; un mouvement antimondialisation actif ; et une lutte à long terme qui exigera une plus grande coopération que jamais entre les administrations nationales et les instances internationales. Si les États-Unis, en tant qu’« hyperpuissance », exerçaient déjà une influence prépondérante sur les grandes priorités de la politique étrangère canadienne avant le 11 septembre 2001 en raison du processus d’intégration nord-américain, cette influence deviendra encore plus forte au lendemain de cette date charnière puisque les Américains cherchent à renforcer la sécurité sur leur territoire et exigent un resserrement de la sécurité à la frontière avec le Canada. Tel qu’analysé dans les textes de Andrew Cooper, Nelson Michaud et Stéphane Roussel dans ce numéro, cela entraînera une gestion plus prudente et plus délicate que jamais des relations avec les États-Unis, car l’efficacité des échanges commerciaux à la frontière représente en soi l’objectif le plus important de notre politique étrangère. Parallèlement, le gouvernement du Canada, pour des motifs stratégiques tant nationaux qu’internationaux, saisira les occasions qui se présentent pour projeter au monde une image d’indépendance, en exerçant son leadership international par la voie diplomatique (pensons par exemple à la Cour pénale internationale) et en appuyant des causes comme l’aide internationale à l’Afrique (avec entre autres le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique – voir le texte suivant de Jean-Sébastien Rioux).

Le contexte international dans lequel les moyennes puissances exercent leurs activités est de plus en plus compétitif et exigeant. De nouvelles puissances régionales s’affirment de plus en plus. On observe une explosion des investissements, du commerce et de l’innovation à l’échelle mondiale. Des pays comme la Chine, l’Inde, le Mexique et le Brésil ont connu un développement rapide, d’où des millions de nouveaux consommateurs bien nantis. Ce développement rapide a aussi donné lieu à une intensification des pressions environnementales et a accru l’importance devant être accordée au développement durable, ce qui a fait du changement climatique une grande priorité internationale. Le multilatéralisme traditionnel, qui est au coeur des activités canadiennes, est remis en question par les tendances à l’unilatéralisme observées aux États-Unis, par une gestion ponctuelle des programmes de sécurité et par l’importance croissante des coalitions temporaires de partenaires s’unissant pour une même cause. La participation du Canada à une mission en Afghanistan qui n’était pas organisée par l’otan ni par les Nations Unies mais était dirigée par les États-Unis est un bon exemple de ce genre de coalition.

Outre l’Afghanistan, les décideurs de la politique étrangère canadienne doivent composer avec de nombreux autres dossiers internationaux pressants, notamment la progression de la pauvreté dans les pays les plus pauvres de la planète, l’endiguement de l’immigration illégale et la prévention du recours à des agents chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires par les États ou d’autres utilisateurs potentiels. À l’échelle régionale, que l’on pense à l’Asie centrale ou du Sud, au Moyen-Orient, aux Balkans ou à l’Afrique subsaharienne, la politique étrangère canadienne doit notamment définir les liens entre la sécurité nationale et les programmes nationaux en matière d’économie et d’aide internationale.

Pendant ce temps, les tendances démographiques et sociales continuent d’évoluer. Des migrations internationales massives s’observent à l’échelle planétaire, ce qui est cause de pressions pour bien des pays. Les liens avec les Amériques et avec l’Asie, d’où sont originaires la plupart des nouveaux immigrants, font de plus en plus concurrence aux liens outre-Atlantique. La société canadienne devient plus multiculturelle et plus diversifiée (ainsi, plus de la moitié des résidants de Toronto sont nés à l’étranger)[7] ; des millions de Canadiens ont des liens familiaux directs avec des pays autres que ceux d’Europe de l’Ouest.

L’évolution à la fois de l’identité nationale et de l’environnement international sous-tend la continuité mais aussi le changement du rôle et de l’image du Canada dans le monde. La grande question que l’on pose dans cette étude est de savoir dans quelle mesure les Canadiens comprennent et appuient cette dualité du changement et de la continuité. L’examen des sondages menés ces dix dernières années sur le commerce, l’aide internationale et la sécurité internationale révèle que la majorité des Canadiens demeurent en faveur d’une politique étrangère axée sur le multilatéralisme, l’activisme et les valeurs sociales[8]. Le tiers des Canadiens estiment que le rôle international de leur pays constitue une facette importante de leur identité nationale. Le maintien de la paix et l’aide internationale sont considérés comme les principales contributions du Canada sur le plan international[9]. Pour les Canadiens, il est préférable de maintenir la paix que de l’imposer[10] ; depuis le milieu des années 90, l’opinion selon laquelle on consacre trop d’argent à l’aide internationale connaît une baisse perceptible[11]. Bien que la grande majorité des Canadiens soient conscients de l’importance des échanges commerciaux pour l’économie canadienne et considèrent que l’administration fédérale a exercé une gestion efficace à cet égard, il reste que le commerce n’est pas perçu comme l’une des grandes priorités sous l’angle de la politique étrangère ; de même, les Canadiens classent la représentation internationale du Canada (notamment le service diplomatique) comme étant un aspect peu prioritaire de la politique publique et un domaine où les résultats sont très bons[12]. Les principales priorités sont associées à la sécurité transnationale, par exemple la protection de l’environnement et des ressources naturelles, le contrôle des maladies et la prévention du terrorisme. Les Canadiens tiennent aux avantages découlant de la mondialisation, y compris l’intégration croissante de l’Amérique du Nord, mais éprouvent des inquiétudes concernant les coûts sociaux, écologiques et politiques du processus. La grande majorité des Canadiens considèrent la relation bilatérale avec les États-Unis comme constituant la plus importante relation diplomatique au cours des prochaines années. L’Europe demeure la région la plus importante, mais les Canadiens pensent que deux pays, la Chine et le Mexique, compteront plus pour le Canada au cours des cinq prochaines années que la France ou l’Allemagne, qui, tout comme le Canada, font partie du G-7[13]. Le réflexe antiaméricain semble en grande partie chose du passé et les Canadiens, ainsi que le démontrent leurs réponses aux questions sur la sécurité à la frontière au lendemain du 11 septembre, font preuve d’un nationalisme situationnel de plus en plus affirmé, qui repose davantage sur l’ouverture et l’efficacité[14]. Bref, les Canadiens veulent être des citoyens du monde, des citoyens responsables ; ils veulent maintenir leur souveraineté et leurs valeurs, et ils veulent que la politique étrangère contribue à la protection et à l’essor du Canada[15].

II – L’internationalisme et le rôle des moyennes puissances

L’appui au rôle actif du Canada dans les affaires internationales demeure fort, mais on commence néanmoins à distinguer des modifications importantes survenues au cours des dix dernières années. Les Canadiens ont toujours éprouvé de l’intérêt pour les affaires internationales. Ainsi que Munton et Keating le soulignent, on observe « une suite de preuves empiriques remontant jusqu’au début des années 40, qui donnent à croire que les Canadiens sont en faveur de politiques internationalistes[16] ». Ces auteurs écrivent que, lorsqu’on a posé la question aux Canadiens à la fin des années 80 et en 1998, les trois quarts environ ont répondu que le Canada devait jouer un rôle actif dans les affaires internationales[17]. De même, lorsque la firme Goldfarb Associates a proposé aux Canadiens les choix suivants : a) intervention du Canada dans des conflits à l’étranger, même lorsqu’il n’est pas directement touché ; b) non-intervention du Canada dans les conflits à l’étranger qui ne touchent pas les Canadiens, ils ont répondu dans une proportion de deux contre un que le Canada avait un rôle à jouer, même si les Canadiens n’étaient pas concernés directement[18]. De concert avec cet appui envers l’activisme, quatre Canadiens sur cinq indiquent s’intéresser dans une certaine mesure à la scène internationale[19], trois Canadiens sur dix mentionnant un « très grand intérêt », selon la moyenne établie pour la période de sondage de quinze ans (1985-2000[20]). Les Canadiens sont en outre prêts à agir à titre personnel. Plus de la moitié des Canadiens ont dit qu’ils participeraient à des activités communautaires visant à protéger les gens de la violence et des conflits à l’étranger ; de fait, les Canadiens ayant cette opinion l’emportent dans une proportion de deux contre un sur ceux qui ont émis l’avis contraire. Selon les Associés de recherche Ekos, ces résultats « sont à l’image des résultats précédents, qui démontrent la volonté des Canadiens de participer à des activités qui concordent avec leurs valeurs[21] ».

En janvier 2002, le Centre de recherche et d’information sur le Canada (cric) a commandé un deuxième sondage annuel portant sur les attitudes des Canadiens au sujet de l’activisme dans les affaires internationales. Ce sondage a permis de voir qu’un nombre croissant de Canadiens voulaient que leur pays prenne une part plus active aux alliances militaires comme l’otan (35 % en janvier 2002, contre 30 % en mars 2001) et en matière d’aide étrangère (39 %, en hausse de 10 % par rapport à l’année précédente). Le contrecoup des attaques terroristes n’a pas amené la nation à se replier sur elle-même. Le nombre de Canadiens estimant que le pays devait restreindre ses activités internationales était relativement peu élevé, ce qui, selon le cric, semblait montrer que « les Canadiens prennent très au sérieux leurs responsabilités à l’égard de la communauté internationale[22] ».

Ces constatations semblent indiquer que l’internationalisme demeure au coeur de la politique étrangère canadienne[23]. Du point de vue des spécialistes, cela demeure un concept clé de la gestion des relations internationales canadiennes. Tant les partisans d’une politique étrangère plus ciblée que les opposants à une telle approche souscriraient aux éléments de l’internationalisme de Kim Nossal, tels que décrits par Munton et Keating : « participation active, responsabilisation au regard de la gestion des conflits internationaux, engagement de ressources, coopération multilatérale au sein des institutions internationales et établissement d’un ordre international[24] ». Par contre, ils ne s’entendraient sans doute pas sur la question de savoir si les moyennes puissances doivent remplir un rôle d’internationalisme bienveillant, les partisans d’une politique étrangère ciblée voulant que le Canada axe ses efforts là où ils seront déterminants, où ils serviront les intérêts nationaux et où ils contribueront à la paix et à la sécurité à l’échelle mondiale.

L’analyse faite par Munton et Keating de l’internationalisme canadien permet de mieux saisir l’usage fait du concept d’internationalisme pour définir la politique étrangère canadienne et de commencer à définir avec plus de précision le genre d’internationalisme qu’appuient les Canadiens. Ces auteurs soulignent avec raison que la question ne tient pas tant à établir s’il existe un consensus au sujet de l’internationalisme en soi, mais plutôt de saisir que le « degré de consensus au sujet de l’internationalisme dépend du genre d’internationalisme dont il est question[25] ». Chercher à reproduire l’analyse factorielle de Munton et Keating (fondée sur un sondage menée par Decima en 1985) et à vérifier avec plus de rigueur la validité des quatre typologies d’internationalisme qu’ils ont utilisées (internationalisme actif, économique, libéral-conservateur, indépendant) déborderait le cadre de la présente étude. Néanmoins, l’examen préliminaire des résultats de sondages d’opinion plus récents au sujet de la politique étrangère canadienne peut mettre en lumière les changements survenus depuis le milieu des années 80. Il semble ainsi que la majorité des Canadiens soient moins entichés d’une politique étrangère canadienne fondée sur des concepts de bienveillance et de volontariat, car il semble qu’ils soient de moins en moins sensibilisés aux apports du Canada à l’échelle mondiale. On fait à ce propos l’hypothèse qu’une population moins informée et moins conscientisée ne sera pas aussi réceptive aux tendances plus altruistes des affaires étrangères.

A — Le leadership exercé par le Canada décline-t-il ou est-ce le public qui est incapable de le percevoir?

Les Canadiens continuent de ressentir confiance et fierté au sujet du leadership exercé par le Canada dans le monde ; toutefois, en 2001, le public a moins l’impression que ce rôle progresse nettement que ce n’était le cas en 1989 (figure 1). Selon Environics, en 2000, 48 % des Canadiens étaient d’avis que le leadership du Canada dans les affaires mondiales avait pris de l’ampleur au cours des dix dernières années ; il s’agissait d’un recul de 2 % par rapport à 1995. Mais, plus important encore, on observait une baisse de 5 % du nombre de personnes qui estimaient que le rôle du Canada avait pris beaucoup d’ampleur (de 14 % en 1995 à 9 % en 2000). Les réponses positives sont en baisse constante depuis 1989. Autre point à mentionner : entre 1995 et 2000, la proportion de Canadiens estimant que le rôle du Canada était moins marqué (un peu moins, ou nettement moins) a augmenté de 21 %, passant de 17 % à 38 %[26]. La répartition des réponses à cette question variait peu d’une région à l’autre. Les résidants du Québec, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique étaient légèrement plus enclins que les autres à percevoir un recul du rôle joué par le Canada. L’année suivante, la firme Ipsos-Reid a posé cette même question sur le leadership du Canada au cours de la dernière décennie ; les résultats obtenus ont à la fois confirmé et remis en question les constatations faites précédemment. Cette fois, la proportion de Canadiens estimant que le leadership canadien avait nettement pris de l’ampleur était encore moindre (7 %), tandis que 50 % – le double de l’année précédente – jugeaient que rien n’avait changé à ce chapitre[27]. Malgré les différences entre les résultats de ces deux sondages, il demeure clair que, à tout le moins, les Canadiens ne jugent pas que le leadership du Canada à l’échelle mondiale s’accroît.

Figure 1

Le leadership du Canada sur la scène internationale

Le leadership du Canada sur la scène internationale

Question posée : « Au cours des dix dernières années, comment a évolué selon vous le leadership exercé par le Canada dans les affaires mondiales ? »

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En 2000, lorsqu’on a demandé aux Canadiens de formuler dans leurs propres mots le principal apport du Canada à l’échelle internationale, ce sont les activités de maintien de la paix qui ont été mentionnées le plus souvent, soit par 29 % des participants ; cela représente tout de même une baisse de 11 % par rapport à 1993. Même si Environics a remarqué que, de 1995 à 2000, le nombre de personnes ayant mentionné la capacité du Canada d’être un modèle pour les autres pays avait augmenté de 8 %, moins de 10 % ont mentionné différentes autres formes d’apport, par exemple l’immigration et le rôle joué par le Canada aux Nations Unies ainsi qu’au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (otan). En 2000, près d’un Canadien sur cinq (17 %) n’avait aucune opinion à ce sujet. Les Québécois avaient davantage tendance à mentionner la contribution du Canada en matière d’aide étrangère, mais aussi à déclarer qu’il n’y avait aucun domaine dans lequel le Canada apportait une contribution[28]. Environics a approfondi la question et a demandé aux Canadiens dans quels domaines ils croyaient que le Canada pouvait à lui seul obtenir des résultats probants sur la scène internationale ; encore une fois, le maintien de la paix a été le choix le plus populaire, suivi par l’environnement. Il convient toutefois de remarquer que près de la moitié des répondants n’ont pas fourni de réponse (32 %) ou ont indiqué qu’il n’y avait aucun domaine où la chose était possible (13 %[29]).

Comment expliquer cette continuité dans l’appui à l’activisme et dans l’intérêt envers les affaires internationales s’accompagnant d’une rupture dans la perception du leadership exercé par le Canada ? La chose est-elle vraiment paradoxale, et s’agissait-il d’un résultat attendu après quasiment une décennie de démocratisation volontaire de la politique étrangère par le gouvernement libéral[30] ? Un certain nombre de facteurs peuvent expliquer ces tendances : a) l’absence de conflit international important, du genre de la guerre froide, offrant à des moyennes puissances comme le Canada des occasions de lancer des initiatives de médiation à haute visibilité ; b) le fait que d’autres pays fassent désormais concurrence au Canada sur la scène diplomatique (p. ex., les efforts de médiation de la Norvège dans le conflit israélo-palestinien) ; c) la tendance qu’ont les gens à mettre l’accent sur les questions reliées plus étroitement à leur quotidien en l’absence de crise internationale susceptible de les passionner ; d) la couverture moins importante accordée aux affaires internationales dans la presse écrite[31]. Il se peut que la population canadienne fasse preuve de plus de réalisme quant aux capacités du Canada que les décideurs de la politique étrangère de la génération actuelle, dont certains demeurent convaincus que le Canada, en tant que moyenne puissance ayant des intérêts à l’échelle internationale, doit avoir le champ d’activité le plus étendu possible. En agissant ainsi, l’État ne consacre peut-être pas assez de temps sur un domaine ou un aspect donné pour attirer l’attention des médias et soulever l’imagination du public grâce à des communications renouvelées et soutenues. Cela pourrait expliquer le faible degré de conscientisation au sujet des rôles que remplit le Canada à l’échelle internationale, y compris le recul observé concernant les activités de maintien de la paix.

B — Le nouveau programme en matière de sécurité et les priorités de la politique étrangère canadienne

Un autre moyen d’examiner l’appui à l’internationalisme consiste à se pencher sur la cote accordée par les Canadiens à différents objectifs internationaux lorsqu’on leur demande de les évaluer en fonction de leur importance. Le sondage Ipsos-Reid sur la politique étrangère (2001) nous fournit certaines indications utiles à cet égard (figure 2). Tous les objectifs énumérés ont été jugés importants du point de vue du Canada. Les objectifs ont été classés en trois groupes en fonction de leur importance. Les priorités du premier groupe sont : la protection des ressources naturelles du Canada, la prévention des maladies infectieuses et la protection de l’environnement; viennent ensuite les mesures visant à prévenir la propagation des armes nucléaires, à endiguer l’entrée de stupéfiants au Canada et à combattre le terrorisme. Les priorités jugées d’importance moyenne sont les suivantes : la promotion des investissements au Canada, la participation aux activités de maintien de la paix des Nations Unies, les initiatives visant à freiner les violations des droits de la personne dans d’autres pays, la promotion des échanges commerciaux et la réduction de l’immigration illégale. Parmi les priorités que l’on considère être les moins importantes, notons la participation à l’otan, la promotion de la culture canadienne, l’amélioration des relations canado-américaines et la promotion de l’aide aux pays pauvres. On a également demandé aux répondants de coter l’efficacité des activités du Canada au regard de ces quinze objectifs. On a ainsi constaté que la performance du Canada trouve particulièrement grâce aux yeux des Canadiens en ce qui touche la participation aux activités de maintien de la paix des Nations Unies, la participation à l’otan, la promotion de l’aide aux pays pauvres et la promotion des investissements au Canada.

Cette satisfaction à l’égard de la participation du Canada aux activités d’importantes institutions multilatérales comme les Nations Unies et l’otan vient corroborer une tendance de la politique étrangère canadienne qui existe depuis longtemps. Considérant les activités passées du Canada en matière de maintien de la paix, il n’y a rien de surprenant à ce que 90 % des Canadiens croient en l’importance des Nations Unies (près de la moitié jugeant que cette institution est très importante). Ce qui peut toutefois surprendre, c’est la constance de cet appui très fort lorsque l’on compare les données recueillies de 1995 à 2001. Exception faite d’une hausse de 8 %, entre 1996 et 1997, du nombre de personnes estimant que les Nations Unies sont une institution très importante, aucune variation statistique significative n’est à signaler. La même constance est également observable en ce qui touche l’appui des Canadiens à l’otan. Plus de dix ans après la fin de la guerre froide, la proportion de Canadiens jugeant que la participation du Canada à l’otan était importante s’est élevée à près des trois quarts chaque année de 1993 à 2001. Le maintien d’une proportion aussi élevée est peut-être dû à la grande visibilité des initiatives d’imposition de maintien de la paix de l’otan dans les Balkans au cours des années 90, depuis le maintien de la paix en Bosnie jusqu’à la campagne aérienne contre la Serbie en 1999. Notons également que l’Organisation mondiale du commerce (omc) est perçue comme presque aussi importante que l’otan et que l’on juge plus importante la participation au Commonwealth qu’au G-7[32].

Figure 2

Priorités de la politique étrangère canadienne (ipsos-reid, 2001)

Priorités de la politique étrangère canadienne (ipsos-reid, 2001)

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Dans son analyse de l’appui aux institutions multilatérales, Goldfarb avance que les Canadiens accordent beaucoup de valeur aux institutions qu’ils connaissent le mieux, si l’on se fie à la grande similitude entre les résultats des questions sur le degré de familiarisation avec les institutions internationales et celles sur le degré de priorité associé à ces institutions. Cela pourrait expliquer pourquoi le Commonwealth obtient des résultats aussi élevés. L’anomalie semble être la hausse rapide de l’importance perçue de l’omc pour le Canada sans qu’il y ait une hausse équivalente du degré de familiarisation des Canadiens avec cette institution. L’explication tient peut-être à la forte couverture médiatique mettant l’accent sur l’importance de la libéralisation des échanges pour l’économie canadienne depuis la création de l’alena, sans que l’on ait procédé en parallèle à un examen des institutions multilatérales, dont l’omc, qui font la promotion d’une telle libéralisation[33].

Par contre, le fait que le public soit très familier avec certaines institutions multilatérales, notamment les Nations Unies, l’otan et le Commonwealth, et qu’il soit très satisfait de la participation canadienne aux activités de maintien de la paix et aux opérations de l’otan ainsi qu’aux initiatives canadiennes de promotion de l’aide aux pays pauvres, ne doit pas nous amener à surestimer l’appui à ces institutions à titre d’élément clé de la politique étrangère canadienne[34]. Les activités des institutions multilatérales comme l’onu et l’otan ne font pas partie des priorités de la politique étrangère classées dans le premier groupe, ce qui peut indiquer une nette évolution des attitudes concernant le multilatéralisme et le genre d’internationalisme souhaité par la majorité des Canadiens. Cette question doit être étudiée plus à fond. Au sujet des priorités classées parmi les plus importantes, dont la plupart mettent l’accent sur la protection des Canadiens par rapport à différents éléments visés par le nouveau programme en matière de sécurité, le sondage Ipsos-Reid de 2001 a révélé un écart important entre les attentes du public et sa satisfaction, ce qui amène la firme de sondage à conclure que « la plupart des Canadiens préfèrent les initiatives visant à protéger le Canada plutôt que celles ayant pour objet l’aide étrangère ou la promotion des intérêts du Canada à l’étranger[35] » ; cela laisse penser qu’il y a une baisse du pourcentage des Canadiens qui appuient « l’internationalisme actif », tel que défini par Munton et Keating, ou sa variante, « l’internationalisme humanitaire », selon la définition de Cranford Pratt[36].

La covariance des profils des Canadiens qui appuient fortement le rôle du Canada à l’échelle internationale (participation aux opérations de l’otan, promotion et maintien de la paix, etc.) et de ceux qui se qualifient d’activistes (appartiennent à des partis politiques, appuient différentes causes, etc.) révèle un fait singulier. Selon Environics, les personnes qui, d’après leurs données démographiques, font partie des activistes ont moins tendance à qualifier la plupart des objectifs internationaux du Canada de « très importants ». Environics avance que « les personnes qui participent activement à la vie publique ne sont peut-être pas disposées à mettre l’accent sur ces dossiers internationaux ; au contraire, elles pourraient avoir des attitudes plutôt isolationnistes[37] ».

L’analyse exposée précédemment permet de dégager un schéma dans lequel le sentiment internationaliste de la population est désormais axé davantage sur les résultats. Commentant les constatations du sondage quadriennal de 1999 du Chicago Council of International Affairs au sujet des attitudes relatives à la politique étrangère américaine, John Rielly en est arrivé à la conclusion que les Américains sont en faveur d’un « engagement prudent » et d’activités visant « principalement à défendre les intérêts nationaux et à donner suite aux appréhensions de la population plutôt qu’à promouvoir le changement en conformité avec le modèle américain[38] » . On pourrait dire de même que, à mesure que le rôle du Canada à l’échelle mondiale devient moins unique et particulier aux yeux du public et que les Canadiens souhaitent davantage que la politique étrangère serve à préserver la nation de tout péril pouvant provenir de l’extérieur, il se pourrait que ces mêmes Canadiens accordent moins d’importance aux « engagements altruistes » et soient plus ouverts à une forme d’internationalisme axé sur les résultats. Les trois sections qui suivent, consacrées à l’aide étrangère, au commerce et à la sécurité, fournissent de plus amples détails sur cette évolution de l’opinion publique au sujet du rôle international du Canada.

Réapparition de l’engagement envers l’aide internationale

La situation des pays en développement a évolué au cours de la décennie ayant suivi la fin de la guerre froide : certains de ces pays s’en sont bien tirés ; d’autres, dont beaucoup de pays d’Afrique, ne sont pas parvenus au seuil de viabilité en tant qu’États. Cela a imposé de nouvelles pressions sur les pays donateurs comme le Canada, qui avaient espéré que les retombées de la paix profiteraient également aux pays les plus pauvres. À peu près à la même époque, soit au milieu des années 90, tandis que le gouvernement s’engageait à éliminer le déficit public et que les Canadiens combattaient la récession, l’appui à une aide accrue aux pays en développement connaissait un recul. C’est en 1995 que l’importance accordée par le public à l’aide étrangère a atteint son point le plus bas, à 21 % seulement (comparativement à 35 % en 1993 et à 58 % en 1997[39]).

Ces dix dernières années, les Canadiens ont fait preuve de perceptions disparates au sujet de l’aide étrangère, qui obtient un appui croissant depuis deux ans. En 2000, les Canadiens étaient plus optimistes quant à leur avenir économique et pensaient davantage que le gouvernement pouvait faire plus au niveau national. Dès lors, ils sont devenus plus favorables aux initiatives d’aide financière, ce qui s’est accompagné d’une baisse marquée du sentiment selon lequel ces sommes devraient être utilisées au pays ou encore que l’aide étrangère crée une dépendance[40]. Une forte majorité (84 %) était d’accord avec le fait que l’aide aux pays en développement constitue un devoir de la part des pays industrialisés ; selon Environics, ce pourcentage est le plus élevé à avoir été enregistré depuis que des données sont recueillies sur cette question, soit en 1977[41].

D’après Ipsos-Reid (2001), les Canadiens sont aujourd’hui « plutôt favorables » à l’aide internationale. Au total, huit Canadiens sur dix croient que l’aide canadienne devrait être axée sur des éléments comme la pollution, le crime et les maladies, qui peuvent avoir leurs racines dans les pays en développement[42]. Seulement 8 % étaient en désaccord avec cet objectif de la politique étrangère. La majorité des répondants (53 %) conviennent également que le Canada devrait fournir une aide accrue, le Québec se classant au premier rang à ce chapitre avec 72 %[43].

Toutefois, les résultats ne vont pas tous dans ce sens. La moitié des Canadiens pensent encore que l’aide étrangère crée une dépendance indue de la part des pays pauvres, et à peine moins de 40 % pensent que l’aide étrangère ne fera aucune différence pour les pays les plus pauvres. À l’intérieur d’une période de dix ans, soit de 1989 à 1998, le nombre de Canadiens qui sont d’avis que le Canada consacrait trop de ressources à l’aide internationale a doublé (de 16 à 33 %[44]) . En 2001, un Canadien sur quatre exprimait cet avis. Environics (2000) a indiqué qu’il existait encore un « consensus important » sur le fait que l’aide étrangère était souvent prodiguée à mauvais escient. Également, l’aide étrangère a toujours été perçue favorablement lorsqu’elle est liée à des intérêts nationaux, par exemple l’ouverture de marchés pour le Canada. Ainsi, sept Canadiens sur dix seraient d’accord pour que le Canada aide davantage les pays pauvres si l’on met davantage l’accent sur l’établissement de liens commerciaux plutôt que sur l’envoi d’une aide financière. Les résultats du sondage Ipsos-Reid de 2001 révèlent également ce point ; la firme remarque que la majorité des Canadiens sont d’avis que le Canada doit cibler l’aide en fonction des avantages que cela peut engendrer pour le Canada.

La mondialisation et l’appui à la libéralisation du commerce

L’opinion publique sur la mondialisation et sur les échanges commerciaux internationaux est complexe et en constante évolution. De même que dans le cas des attitudes concernant l’aide internationale, la mondialisation est perçue positivement, mais ce sentiment est tempéré par les coûts connexes, à l’échelle tant nationale qu’internationale. Étant donné l’importance des échanges commerciaux pour le Canada, les relations économiques doivent, par définition, constituer une dimension importante de ses activités internationales.

Près des trois quarts des Canadiens jugent que la mondialisation aura des effets positifs, ce qui fait des Canadiens l’un des peuples les plus optimistes à ce propos (les Hollandais le sont encore plus[45]) . Lorsqu’on leur demande si l’économie se ressentira positivement ou négativement de la mondialisation, six Canadiens sur dix répondent que l’économie progressera[46]. Il s’agit d’une très nette évolution de l’opinion publique depuis la récession du début des années 90. À l’heure actuelle, il subsiste peu de doutes sur l’importance des échanges commerciaux pour l’économie canadienne, une vaste majorité (82 % en 2002) estimant que cela a des répercussions positives ; deux fois plus de personnes sont d’avis que les échanges commerciaux sont un facteur de création d’emplois plutôt que d’élimination d’emplois[47]. Au total, sept Canadiens sur dix appuient l’Accord de libre-échange nord-américain (alena), et moins de 3 % sont contre cet accord. La situation était presque exactement l’inverse lors de la ratification de l’alena, en 1993. Si les Canadiens appuient la libéralisation du commerce, ce n’est plus parce qu’ils supposent que cela doit être bon pour le Canada, mais plutôt parce que cela a une incidence sur leur vie, sur leur collectivité et sur l’économie en général. Le fléchissement du nationalisme anti-américain est peut-être un autre facteur, la grande majorité (84 %) estimant que les relations avec les États-Unis sont bonnes alors que 13 % seulement pensent le contraire[48]. D’après Frank Graves, président d’Ekos, les Canadiens font preuve d’une « attitude proactive, composée à la fois d’un sentiment de confiance et d’une soif de changement […] La mondialisation, la libéralisation des échanges et la nouvelle économie sont désormais perçues de façon très positive[49]. »

La réflexion des Canadiens sur la mondialisation est dominée par des considérations sur l’avenir de l’intégration du marché nord-américain[50]. L’union nord-américaine est jugée inévitable, et même positive, dans le contexte économique actuel, le libre-échange entre le Canada et les États-Unis obtenant un appui plus fort que le libre-échange entre le Canada et le Mexique ou entre les États-Unis et le Mexique[51]. En 2001, préalablement aux événements du 11 septembre, lorsqu’on proposait aux Canadiens trois énoncés évoquant une intégration plus poussée entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, une majorité de répondants (54 %) convenaient qu’on devrait établir un marché commun du genre de l’Union européenne, 49 % des répondants étaient d’accord sur le fait que le Canada, les États-Unis et le Mexique devraient avoir des politiques communes en matière de défense et d’affaires étrangères, et l’instauration d’une monnaie unique en Amérique du Nord obtenait l’accord du tiers des répondants[52] ; ces chiffres sont significatifs. Il faut aussi remarquer que, même si les Canadiens classent le Mexique au nombre des principaux partenaires diplomatiques bilatéraux du Canada, devant la France, l’Allemagne, la Russie, le Brésil, l’Inde ou l’Italie, ils sont nettement moins enclins à appuyer les choix d’intégration qui incluent le Mexique que les choix qui n’englobent que les États-Unis[53].

Parallèlement, les répondants tiennent beaucoup à une économie typiquement canadienne ainsi qu’à la préservation de la souveraineté et de l’identité culturelle, politique et sociale du pays. Même s’ils croient que l’intégration économique deviendra inévitablement plus poussée, les Canadiens ont toujours déclaré qu’ils tenaient à ce que soient maintenues des procédures rigoureuses en matière de douanes et d’immigration. Une pluralité de Canadiens (45 %) ne sont pas en faveur de la création d’un périmètre de sécurité canado-américain si cela doit avoir pour effet l’acceptation des politiques américaines en matière de sécurité et d’immigration[54]. On semble également éprouver beaucoup de répugnance relativement à la création d’institutions politiques nord-américaines, par exemple un parlement nord-américain similaire à celui de l’Union européenne. La majorité des Canadiens (51 %) sont opposés à cette idée, et trois fois plus sont fortement en désaccord que fortement en accord[55]. D’ailleurs, l’opposition à une union politique avec les États-Unis est plus forte à l’heure actuelle qu’elle ne l’était dans les années 60.

Il semble que le degré de maturité et de confiance soit plus élevé quant aux perceptions du public au sujet des relations entre le Canada et les États-Unis. Les Canadiens considèrent que le gouvernement fédéral exerce une gestion efficace des relations bilatérales et, préalablement au 11 septembre, ils ne semblaient pas juger particulièrement urgent d’améliorer ces relations ; cet objectif de la politique étrangère canadienne figure d’ailleurs parmi les priorités les plus faibles[56]. Par exemple, 26 % seulement des Canadiens considèrent qu’une politique étrangère autonome représente une priorité importante sous l’angle de la gestion des relations du Canada avec les États-Unis ; à l’opposé, 46 % sont fortement en faveur de la coopération avec les organismes américains d’exécution de la loi à des fins de prévention du terrorisme aux États-Unis (ces chiffres sont antérieurs au 11 septembre[57]). Ces données donnent à penser que les Canadiens tiennent moins à freiner l’intégration économique ou à souligner les éléments qui différencient notre politique étrangère de celle des États-Unis (p. ex. à l’égard de Cuba) et qu’ils tiennent davantage à affirmer leur identité culturelle, politique ou sociale au sein d’une communauté nord-américaine.

Même si les attitudes sont généralement positives en ce qui touche la libéralisation des échanges, on constate de plus en plus l’existence de divisions au niveau des classes sociales, des sexes et des générations au chapitre des opinions sur les échanges commerciaux, ce qui laisse croire à un degré de cristallisation des attitudes moins marqué à ce sujet qu’à propos d’autres questions internationales, par exemple certains thèmes relatifs à la sécurité transnationale, dont l’environnement[58]. Cette volatilité potentielle des opinions est causée par le fait que la mondialisation (et on peut tracer à ce sujet un parallèle avec les premiers débats tenus au Canada sur le libre-échange), qui était au départ un sujet assez stable donnant lieu à une approbation modérée et à un engagement faible, génère maintenant une conscientisation marquée, des images contradictoires (contestations ouvertes) et une incertitude de la part du public quant à la possibilité que les retombées des échanges commerciaux internationaux soient réparties plus équitablement. La grande majorité des gens voient dans les grandes sociétés les principaux bénéficiaires des échanges commerciaux. De fait, l’écart entre les perceptions des élites et celles du grand public au sujet de la mondialisation pourrait se creuser encore, le public souhaitant que le gouvernement gère les effets négatifs de la mondialisation, tandis que le secteur privé se concentre presque exclusivement sur les impôts et la réglementation. La perspective du public semble être relativement équilibrée : on comprend l’importance des échanges commerciaux dans une économie ouverte, mais on veut éviter que l’élimination des barrières aux marchés se fasse au détriment des indicateurs sociaux et environnementaux.

Les protestations contre la mondialisation à Seattle, Windsor, Prague, Gênes et Québec reflètent cette volatilité. Les avis sont partagés de façon égale entre ceux (particulièrement les jeunes) qui croient que les protestataires ont des arguments valables et ceux qui ne voient en ces derniers que des marginaux. Cela dit, la plupart des Canadiens déclarent que les images des protestations dans les rues lors de conférences et de sommets internationaux n’ont pas eu grand effet sur leur degré de soutien au gouvernement fédéral en vue de la conclusion d’autres accords commerciaux. Même si les gens accordent peu de poids aux images transmises par les médias de personnes en costume de tortue de mer marchant dans les rues, de nombreux faits indiquent qu’ils souscrivent à des valeurs qui correspondent davantage à l’ère postindustrielle. La nécessité de préserver le système social canadien, de gérer les ressources naturelles et de protéger l’environnement découle donc des perceptions qu’ont les Canadiens de ce que devraient être les grandes priorités en matière de négociation commerciale internationale[59]. Les mouvements sociaux internationaux alimentent cette volonté de voir les valeurs devenir le pivot des négociations commerciales internationales.

Cette progression de l’ouverture et de la confiance de la population fait en sorte que l’appui à la libéralisation et à la diversification du commerce est supérieur à la moyenne dans le cas des Canadiens qui pensent que leur pays devrait participer davantage aux affaires internationales et de ceux qui soutiennent l’immigration et l’aide internationale. Toutefois, cela ne signifie pas que le commerce figure au nombre des grandes priorités en matière de politique étrangère. Ainsi que nous l’avons vu précédemment, la population se préoccupe davantage de sécurité que d’économie. Ce sentiment sera encore renforcé dans le contexte nord-américain et international au lendemain du 11 septembre, contexte où les facteurs géopolitiques prennent de plus en plus de place. Lorsqu’on leur demande de choisir, les Canadiens optent pour une politique étrangère axée sur les valeurs et la dimension sociale plutôt que sur les intérêts économiques.

La sécurité redevient un élément important

Durant la décennie qui a suivi la fin de la guerre froide, l’environnement stratégique du Canada a semblé plus sûr. Les conflits internes de plus petite envergure en Afrique et dans les Balkans ont bien sûr engendré de nouvelles pressions pour le Canada et d’autres pays en vue d’une intervention diplomatique et militaire. Ainsi que le fait remarquer Charles van der Donckt dans un document interne du maeci, deux facteurs ont donné lieu à une restructuration progressive de la dimension sécurité internationale. Il y a eu d’abord la mondialisation de la technologie (militaire et civile), qui a permis à des intervenants autres que les États de jouer un rôle plus central dans les affaires internationales (qu’il s’agisse d’organisations non gouvernementales ou de groupes terroristes). L’importance croissante des menaces asymétriques pour la sécurité mondiale en est une conséquence directe. Les attaques du 11 septembre ont révélé tout le danger que renferment ces menaces et ont irrévocablement invalidé la croyance voulant que l’Amérique du Nord soit un sanctuaire impénétrable. La menace du terrorisme chimique, biologique, radiologique ou nucléaire occupera une place importante dans les décisions futures en matière de sécurité nationale. L’autre élément a trait à la réorganisation des relations internationales qui s’opère de plus en plus au niveau d’organisations régionales (p.ex., l’asean et le Forum régional de l’asean, ou l’Union européenne et la Politique étrangère et de défense commune[60]).

Les événements du 11 septembre auront une incidence durable sur les aspects économie, sécurité et diplomatie des relations canado-américaines. Ainsi que le déclare M. Van der Donckt, « pour la première fois depuis des décennies, le facteur sécurité a des conséquences directes pour la prospérité nationale du Canada ». La dimension économique des relations Canada/États-Unis cède maintenant le pas à la dimension sécurité, considérant qu’une Amérique du Nord intégrée peut s’avérer passablement différente de l’architecture actuelle du norad.

Autre changement important : très peu des initiatives canadiennes de maintien ou d’imposition de la paix sont menées sous les auspices des Nations Unies. Le Canada, qui est un peu l’« inventeur » des initiatives de maintien de la paix des Nations Unies, affecte un nombre beaucoup moins élevé de ses militaires aux missions de maintien de la paix des Nations Unies que certains pays en développement. La capacité du Canada d’exercer une influence dans les zones de conflit international à l’heure actuelle et dans l’avenir ainsi que de participer à la guerre au terrorisme sur les plans diplomatique et militaire est devenue une question cruciale pour le gouvernement.

Le public canadien appuie vigoureusement le recours aux forces militaires pour la défense du territoire canadien et la lutte au terrorisme. Les opinions des Canadiens sont toutefois partagées au sujet de la participation des militaires canadiens aux activités des Nations Unies. Bien qu’une majorité solide de 86 % convienne qu’il est important pour le Canada de participer aux initiatives de maintien de la paix des Nations Unies – 45 % jugeant même la chose très importante – il demeure que le maintien de la paix ne figure pas dans le groupe des priorités les plus importantes en matière de politique étrangère[61]. Dans une proportion de deux pour un, les Canadiens préfèrent que les troupes continuent de jouer leur rôle traditionnel de maintien de la paix plutôt que de prendre part à des initiatives d’imposition de la paix, ce qui pourrait se traduire par la nécessité de combattre aux côtés des forces des Nations Unies. On observe ainsi que l’appui est beaucoup moins marqué lorsqu’il est question de missions visant à mettre fin à des guerres civiles ou exigeant le recours à la force pour restaurer la paix dans des régions décimées par la guerre. On constate notamment qu’un Canadien sur quatre est opposé à l’imposition de la paix par le recours à la force[62].

Le plus surprenant est le fort soutien (92 %) à l’égard du recours aux forces militaires pour rétablir la paix au lendemain d’un conflit[63] et pour prodiguer une aide humanitaire (95 %) aux civils dans les zones décimées par la guerre[64]. De même, les Canadiens classent au nombre des rôles les moins importants des militaires la prévention de la contrebande de stupéfiants, l’immigration illégale et la pêche illégale[65]. Paradoxalement, ils estiment que la prévention de la contrebande de stupéfiants et la protection des ressources naturelles sont parmi les priorités de la politique étrangère, et ils jugent que le gouvernement pourrait faire mieux sur ce plan. Peut-être faut-il comprendre que, pour les Canadiens, les forces militaires ne devraient pas être considérées comme l’instrument de prédilection.

Les Canadiens appuient avec force les organisations traditionnelles de sécurité collective comme l’otan, mais cet appui est lié en grande partie au contexte du moment, ce qui explique peut-être pourquoi le public a appuyé autant la campagne militaire de l’otan au Kosovo en 1999 alors que de façon générale les missions d’imposition de la paix suscitent chez lui certaines réticences. Pollara a observé que l’appui général et l’intensité de cet appui fléchissent rapidement dans le cas d’opérations hors zone de l’otan[66].

Lorsque l’on veut faire la synthèse des perceptions qu’ont les Canadiens des menaces qui planent sur la sécurité internationale, on constate que certains aspects non traditionnels associés à la sécurité, par exemple les maladies, le terrorisme, la propagation des armes de destruction massive et le trafic de stupéfiants, sont ceux jugés les plus importants. Ces choix n’ont rien de surprenant étant donné l’accélération du processus de mondialisation et les images d’apocalypse diffusées sur toute la planète, à toute heure, par les médias via des réseaux de télévision par satellite – sans oublier les communications instantanées sur Internet. Même si les conflits militaires ont souvent pour pivots la pauvreté et la destruction de l’environnement, les Canadiens semblent moins enclins à établir un rapport de cause à effet entre les menaces à la sécurité et la grande pauvreté dans certaines parties du monde. Les menaces classiques que constituent les conflits entre États ne semblent pas susciter des sentiments aussi forts, malgré les rivalités constantes qui existent au Moyen-Orient et l’éventualité d’un conflit nucléaire entre l’Inde et le Pakistan.

Conclusion

L’examen préliminaire des résultats des sondages d’opinion publique sur les attitudes des Canadiens au sujet de la politique étrangère – résultats qui s’étendent sur une période de dix ans – démontrent qu’en dépit d’un sentiment général de confiance, d’une évolution des opinions sur la libéralisation du commerce et la place du Canada en Amérique du Nord, d’une volonté renouvelée d’aider les pays en développement et d’une prise de conscience des changements entourant la dimension sécurité à l’échelle internationale, les Canadiens ne sont pas certains de la manière dont le Canada peut apporter une contribution significative sur la scène internationale. Cela ne tient pas tant à des doutes sur son leadership international qu’à une ignorance des rôles que remplit le Canada. Paradoxalement, cette ignorance au sujet des activités du Canada à l’échelle internationale survient dans une période troublée. Les Canadiens estiment que le monde est devenu plus dangereux à l’heure actuelle qu’à tout autre moment depuis la guerre froide, et ils comptent sur le gouvernement pour les protéger contre toute nouvelle menace. De façon générale, ils ne sont pas satisfaits de la performance du gouvernement en regard des aspects de la politique étrangère qu’ils jugent hautement prioritaires.

Durant l’après-guerre froide, dans les années 90, période où l’on a porté davantage attention à la concurrence et à l’essor économique, le public ne percevait pas autant d’effets directs rattachés aux conflits outre-mer, aussi était-il moins enclin à exposer les forces militaires canadiennes au danger. Cela peut avoir eu pour conséquence de réduire le profil public des activités internationales du Canada, et donc de faire moins ressortir le leadership exercé par le Canada sur la scène internationale. L’aversion du public à l’égard de l’emploi des troupes canadiennes dans des situations de combat a peut-être commencé à changer lors de la campagne du Kosovo, et elle pourrait s’atténuer encore plus à mesure que les Canadiens se familiarisent avec les exigences d’une guerre au terrorisme qui s’annonce longue et non conventionnelle.

Si ce passage à un « engagement axé davantage sur les résultats », c’est-à-dire un engagement actif mais qui tienne davantage compte de la nécessité de protéger les intérêts nationaux, reflète bien l’évolution du sentiment du public, on remarquera que les décideurs de la politique étrangère semblent tendre encore vers une forme plus classique d’activisme international, ce que révèle le programme du Canada en matière de sécurité de la personne. Il faut dire également que l’opinion publique s’avère elle aussi contradictoire à certains égards. Par exemple, en 2000, Environics a observé que, pour 11 % de Canadiens, la contribution la plus importante du Canada à l’échelle internationale consistait à servir de modèle ; en 1993, à peu près personne ne voyait là une contribution importante. Toutefois, de façon générale, il est probablement vrai que les élites (médias, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise et universitaires) ont toujours eu une perspective internationaliste très active. Néanmoins, étant donné l’absence de sondage concernant les opinions de ces élites au sujet de la politique étrangère canadienne (par opposition à la politique commerciale), il est impossible pour le moment d’établir avec certitude si un consensus est en train de se dégager au Canada à l’appui d’une forme particulière d’internationalisme canadien.