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Le Bassin Caraïbes est un concept géopolitique utilisé pour décrire l’ensemble des pays riverains de la Méditerranée américaine. Dans cette région sont inclus les Antilles anglaises, les anciennes colonies espagnoles, les territoires hollandais, les possessions des États-Unis et les Départements d’outre-mer (dom) de la France. Les pays de l’Amérique centrale, les pays de l’Amérique du Sud riverains de la mer Caraïbe et le Mexique sont aussi inclus dans ce concept maximaliste de la Caraïbe.

Cependant, cette notion maximaliste a été rejetée par les pays anglophones. En particulier, la prétention vénézuélienne de se présenter comme un pays caribéen rencontrait l’opposition de ceux qui défendaient la vision indo-occidentale de la Caraïbe, comme par exemple Eric Williams, ancien premier ministre de Trinité et Tobago qui disait : « le Venezuela est un pays caribéen. Quelqu’un va dire bientôt que la Terre de Feu l’est aussi[1] ». Selon Williams, le Venezuela ne peut pas être considéré comme un pays caribéen puisque son histoire, sa configuration éthique, sa tradition politique étaient tout à fait différentes de celles des pays anglophones. Le Venezuela était « un corps étranger » dans la région.

Pour cela, l’expression « West Indies » ou de « Commonwealth Caribbean » a été utilisée pour décrire une notion minimaliste de la Caraïbe, selon laquelle ce qui est « caribéen » est construit à partir d’un noyau indo-occidental qui se fonde sur l’expérience coloniale britannique, l’origine africaine de la plupart des populations des îles anglophones, l’expérience de l’économie de plantation et le sentiment nationaliste qui est apparu après l’indépendance des années soixante.

Ces différentes perceptions de la Caraïbe ou des territoires caribéens ont modelé les diverses initiatives d’intégration mises en oeuvre dans la région lors des années soixante. La promotion d’un processus d’intégration qui inclut tous les pays de la région n’avait aucune possibilité d’être une option politique à cause du nationalisme économique et des revendications identitaires des îles anglophones. En conséquence, l’intégration a eu lieu sur une base sous-régionale. L’intégration a été mise en place entre les pays qui croient avoir une histoire ou des intérêts économiques communs. La Fédération des Indes occidentales (1958-1962), l’Association de libre-échange de la Caraïbe (carifta) (1968-1973) et la Communauté Caraïbes (caricom) ont a été des tentatives d’institutionnaliser la notion minimaliste de la Caraïbe.

Lors de la fin de la décennie quatre-vingt un nouveau régionalisme est apparu dans le Bassin Caraïbes. À la différence de l’ancien régionalisme, le nouveau met l’accent sur la coopération et l’intégration de tous les pays et les territoires caribéens au-delà de leurs différences historiques et culturelles. L’initiative d’encourager un nouveau régionalisme caribéen est née au sein de la caricom et a reçu le soutien immédiat de la Colombie, du Mexique ou du Venezuela. Les pays d’Amérique centrale, Cuba, la République dominicaine, Haïti, le Surinam et même les territoires anglais, français et hollandais dans les Caraïbes se sont incorporés à cette nouvelle dynamique d’intégration. Ce travail se propose d’analyser les raisons qui ont déterminé l’apparition de ce nouvel intérêt pour l’intégration dans les Caraïbes. Contrairement aux approches relativistes sur l’intégration[2], cette recherche considère que la plupart des postulats du libéralisme intergouvernemental, une démarche rationaliste sur l’intégration régionale proposée par Andrew Moravcsik pour analyser l’intégration en Europe occidentale, sont pertinents pour rendre compte du régionalisme dans d’autres régions du monde, y compris dans le Bassin Caraïbes.

Cet article aborde la façon dont le libéralisme intergouvernemental peut contribuer à expliquer le développement de l’Association des États de la Caraïbe (aec), institution qui est devenue le cadre institutionnel du nouveau régionalisme caribéen. Créée en juillet 1994 à Carthagène en Colombie, l’aec est la seule institution qui ait réussi à mettre ensemble tous les pays riverains de la mer Caraïbe dans le but de promouvoir la coopération et les relations culturelles, économiques, politiques, scientifiques, sociales et techniques.

L’article 2 de la Convention créant l’aec souligne que celle-ci est : un organisme de consultation, de concertation et de coopération dont l’objectif est d’identifier et de promouvoir la mise en oeuvre de politiques et de programmes visant à :

  • renforcer, utiliser et développer les capacités collectives de la Caraïbe afin de parvenir à un développement soutenu dans les domaines culturel, économique, social, scientifique et technologique ;

  • développer le potentiel de la mer Caraïbe par une interaction entre les États membres et avec des tiers ;

  • développer un espace économique élargi pour le commerce et l’investissement qui offre des possibilités de coopération et de concertation et permette d’accroître les bénéfices que les ressources et les atouts de la région, y compris la mer Caraïbe, dispensent aux peuples de la Caraïbe ;

  • établir, consolider et élargir, selon les cas, les structures institutionnelles et les accords de coopération en tenant compte de la diversité des identités culturelles, des besoins de développement et des systèmes normatifs de la région[3].

L’aec compte 25 États membres[4] et trois États associés[5]. Cela entraîne un problème méthodologique puisqu’il n’est pas possible de prendre en compte tous les pays pour appliquer le libéralisme intergouvernemental au cas caribéen. Pour cela, il faut centrer l’analyse sur trois pays : le Costa Rica, le Mexique et la République dominicaine. Le choix de ces pays n’est pas arbitraire. Ils représentent trois catégories à l’intérieur du Bassin : le Costa Rica appartient à l’Amérique centrale ; la République dominicaine à la Caraïbe insulaire, et le Mexique est l’une des puissances moyennes de la région.

I – Le libéralisme intergouvernemental et l’intégration régionale

Pour le libéralisme intergouvernemental, l’intégration est conçue comme un processus qui est le résultat de facteurs internationaux et de l’action des acteurs politiques internes. En se fondant sur le rapport entre le niveau national et le niveau international, Moravcsik établit les postulats de sa démarche : la rationalité de l’acteur étatique, la notion d’État unitaire et une théorie libérale des préférences nationales[6].

Moravcsik aborde la question de la coopération et de l’intégration internationale en rejetant la proposition que les préférences des États sont constantes[7]. Selon lui, les gouvernements formulent un ensemble cohérent de préférences nationales concernant les « États potentiels du monde qui peuvent émerger des négociations[8] ». Ces préférences ne sont pas simplement un ensemble d’objectifs politiques, mais « un ensemble de buts nationaux fondamentaux indépendants par rapport aux négociations internationales particulières[9] ». Ces préférences ne sont pas, comme dans la tradition réaliste, le résultat de la nature anarchique du système international. Elles n’ont pas besoin d’être uniformes à travers des matières, des pays ou de longues périodes de temps. Elles varient en fonction des changements exogènes de l’environnement économique, politique et géopolitique au sein duquel se déroule l’intégration[10].

Le deuxième postulat de Moravcsik concerne la rationalité de l’État qui est considéré comme « l’instrument primaire politique par lequel les groupes et les individus essaient de s’influencer dans les relations internationales[11] ». Ce postulat de la démarche de Moravcsik ne met pas en question la croyance réaliste sur la rationalité étatique. Aux yeux de Moravcsik la rationalité des États est une hypothèse nécessaire pour comprendre les relations de coopération au niveau international. La proposition de la rationalité soutient plutôt que dans chaque négociation le système politique domestique produit un ensemble d’objectifs stables et pondérés par rapport à un « État du Monde » particulier. Les gouvernements cherchent à promouvoir ces objectifs avec le maximum d’efficacité permis par leurs outils politiques disponibles. Cette notion défendue par Moravcsik doit être complétée pour éviter une déification de cette rationalité. Si la conduite des États vise à promouvoir les préférences nationales modelées par l’interaction entre les acteurs non étatiques et les structures gouvernementales, il faut aborder la question en considérant que la rationalité des États est d’une certaine façon la rationalité de ces acteurs qui participent à la création de leurs préférences. Cela amène le chercheur à analyser la rationalité de l’action des êtres humains qui agissent sur le monde politique. À ce moment, il faut délimiter cette notion de rationalité. Il est vrai que l’action humaine peut être décrite comme rationnelle. Cependant, comme Anthony Oberschall[12] le souligne, il s’agit d’êtres humains qui sont faibles et qui quelquefois se sont trompés. Il ne s’agit pas de la rationalité d’un ordinateur. Dans ce contexte, il faut reconnaître que les choix rationnels des êtres humains sont faits même si l’information est incomplète et coûteuse. Ces choix rationnels sont pris dans des conditions d’incertitude, car la nature et les autres êtres humains ne sont pas totalement prévisibles. Les choix sont aussi pris par des êtres humains déjà socialisés qui sont influencés par les autres et par le contexte social au sein duquel ils sont immergés.

La proposition de l’État unitaire souligne que chaque État agit dans les négociations internationales « comme s’il » avait une voix unique. Cependant, Moravcsik nuance la vision de l’État unitaire. Il ne dit pas que les États sont unitaires au niveau de leurs politiques internes. Les préférences nationales sont modelées par les groupes politiques domestiques, mais les États agissent comme des acteurs unitaires vis-à-vis des autres.

En se fondant sur ces trois postulats, Moravcsik désagrège la négociation d’un accord d’intégration ou de coopération en trois étapes : la formation des préférences nationales, la négociation à travers une négociation intergouvernementale et le choix institutionnel. Dans les trois étapes, Moravcsik propose une analyse à double niveau dans laquelle l’international et le national s’entrecroisent et où les acteurs étatiques et non étatiques interagissent.

L’existence d’un ordre international non institutionnalisé ou faiblement institutionnalisé, mais en même temps interdépendant et globalisé, a amené les États à s’interroger sur le besoin de créer des mécanismes de coopération. Les facteurs stratégiques et géopolitiques jouent un rôle important dans la décision de promouvoir l’intégration à cause de la nature rationnelle des États. Toutefois, l’interdépendance a aussi des conséquences sur les acteurs domestiques, en particulier sur ceux liés á l’activité productive. En suivant la tradition des analyses à double niveau, Moravcsik estime que les élites économiques nationales et les firmes transnationales sont les acteurs non étatiques intéressés à la promotion de l’intégration. Ainsi, il se produit un processus de formation des préférences nationales encouragé d’un côté par les facteurs géopolitiques et stratégiques et de l’autre par les intérêts des élites économiques. Dans ce cadre, les Exécutifs (Chief Executive[13]) ont la responsabilité de trouver une balance entre les préoccupations stratégiques que la structure internationale interdépendante et non institutionnalisée impose aux États et les demandes des élites économiques. Cette dernière remarque n’est pas partagée dans cette recherche. Même si l’Exécutif joue un rôle capital dans l’élaboration et la mise en place de la politique étrangère, il faut reconnaître que les Parlements, les administrations ou même les unités infra-étatiques (les régions) ont acquis une importance croissante dans ce processus.

Cette recherche essaie de surmonter l’image de l’État comme un acteur monolithique mais aussi les explications anti-étatiques de la coopération internationale. Pour comprendre et prévoir la possibilité d’une coopération, il faut préciser les intérêts domestiques sur certains domaines et spécifier la façon dont ces intérêts peuvent contraindre les gouvernements. En d’autres termes, la détermination de la politique d’intégration est le résultat d’un processus de formation des préférences nationales dans lequel les préoccupations géopolitiques et stratégiques des États s’entrecroisent avec les intérêts économiques des élites.

Lorsque les préférences nationales ont déjà été formées et que les États ont pris la décision d’encourager l’intégration, il faut entamer une période de négociation interétatique qui reflète les préférences variables, les buts nationaux et le pouvoir relatif de chaque État. En suivant la tradition réaliste, Moravcsik estime que les États ne vont pas faire des concessions au-delà de leurs intérêts particuliers. Pour cela ils établiront un plus petit dénominateur commun entre les États les plus puissants. Les élites économiques participent aussi à la négociation mais leur capacité d’influence dépend de leur importance et de leur poids. De même, la nature des enjeux des négociations exerce une contrainte sur la négociation en imposant des restrictions aux choix des gouvernements. Ainsi, la négociation interétatique reflète les possibilités d’accords unilatéraux ou de coalitions, y compris l’offre d’enjeux liés et de menaces d’exclusion et d’entrée[14]. Le processus de négociation permet un débat sur la nature de l’intégration. Autrement dit, les acteurs demandent les raisons pour lesquelles construire un ordre politique nouveau, quelle sera la nature de cet ordre et quels seront les buts recherchés.

Au cours de la troisième étape les États choisissent les institutions. Selon Moravcsik, l’ue peut être décrite comme un régime international créé pour réduire les coûts de transaction et diminuer les risques d’inaccomplissement de la part des États. Le cadre institutionnel de l’ue est conçu comme un accord intergouvernemental qui vise à déléguer ou partager la souveraineté avec la Commission ou la Cour de justice. Les institutions sont, pour Moravcsik, finalement subordonnées aux intérêts des États qui les ont créées. Cet argument a été contesté par les institutionnalistes en soulignant que s’il est vrai que les institutions de l’ue ont été établies originalement par les États, elles ont acquis une vie indépendante. Elles sont devenues des organismes indépendants capables de prendre des décisions contraires aux intérêts des États.

Il faut reconnaître que le libéralisme intergouvernemental arrive à concilier d’une façon fort adéquate les diverses traditions de la théorie de l’intégration. Bien que le libéralisme intergouvernemental explique spécifiquement le processus d’intégration en Europe occidentale, la plupart de ses prémisses peuvent rendre compte des expériences dans les autres régions du monde. Néanmoins, cette approche présente des limites importantes qui peuvent restreindre son pouvoir pour expliquer l’intégration dans d’autres régions comme le Bassin Caraïbes. Les acteurs inclus par Moravcsik dans son cadre explicatif semblent assez réduits. Il considère les États, les exécutifs et les acteurs non étatiques du secteur économique. Cependant, la démarche récente sur l’intégration reconnaît l’existence d’autres catégories d’acteurs étatiques, comme les régions, et des acteurs non étatiques, comme la société civile. Dans le cas du Bassin Caraïbes, les acteurs infra-étatiques n’ont pas participé dans le processus de négociation et mise en place des accords d’intégration. En revanche, la société civile caribéenne a réussi à participer activement à la nouvelle vague de régionalisme, même si ses demandes n’ont pas été toujours incorporées aux accords d’intégration.

Concernant le rôle des institutions, il faut noter une différence considérable entre l’intégration caribéenne et l’expérience européenne. L’aec est plutôt une institution intergouvernementale très fortement contrôlée par les exécutifs. Il n’existe pas au sein de l’aec des institutions semblables à la Commission européenne ou la Cour de justice. Pour les institutionnalistes, ces institutions ont des pouvoirs et des attributions autonomes qui n'étaient pas prévus par les États. En revanche, l’aec représente un modèle typiquement intergouvernemental d’organisation institutionnelle.

La prochaine section de cet article aborde la dynamique régionale caribéenne à partir de l’approche proposée par Moravcsik. L’extension de ce travail ne permet pas d’appliquer au cas caribéen les trois éléments considérés par Moravcsik (formation des préférences, négociations et développement institutionnel). En conséquence, il faut retenir seulement un élément spécifique. Pour cela, l’analyse porte exclusivement sur le processus de formation des préférences nationales. Pour aborder le problème il faut se concentrer sur l’importance des forces externes qui ont amené les pays caribéens à mettre en oeuvre l’aec. Cela entraîne l’analyse de l’influence du processus de globalisation et les effets de l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (alena) sur la région Caraïbe. Le but sera de déterminer la façon dont les États ont répondu à ces variables exogènes. Cependant, étant donné que pour le libéralisme intergouvernemental la politique d’intégration est le résultat de l’action conjointe des États et des acteurs non étatiques, il faut aussi rendre compte de la manière dont ceux-ci, particulièrement le patronat, vont déterminer le contenu des politiques d’intégration au sein de l’aec.

II – La théorisation du nouveau régionalisme caribéen

La mondialisation a eu des effets négatifs sur la stratégie de développement des pays caribéens. Depuis la création de l’Initiative du Bassin Caraïbes (ibc) et du programme gal (Guarantee Access Levels), qui vient s’ajouter à l’ibc en 1986, les pays de la région ont favorisé une stratégie fondée sur l’établissement d’industries de transformations destinées à l’exportation. L’ibc et le gal ont encouragé la diversification productive caribéenne en offrant des concessions spécifiques en matière douanière, de services et d’investissements qui ont attiré de nouveaux investissements dans la production de biens intensifs en travail, un facteur économique très abondant dans la région. Ce dernier point a permis la prolifération d’industries d’assemblage et d’agro-industries dont les biens sont soumis à une considérable réduction des droits de douanes sur le marché des États-Unis, en leur garantissant un accès à ce marché et un revenu garanti pour les pays des Caraïbes grâce à ces exportations. Ces activités se sont organisées autour de zones franches nouvellement établies (zfne) qui se sont propagées dans plusieurs pays du Bassin Caraïbes. Cette stratégie a permis à certains pays de développer un vigoureux secteur industriel d’assemblage pour les exportations.

Les nouveaux développements scientifiques et les pratiques modernes de gestion ont transformé les techniques de production, en donnant naissance à un modèle industriel connu comme « postfordiste », dans lequel l’importance de la main-d’oeuvre comme facteur de production a été considérablement réduite. Face au modèle fordiste tayloriste de production en masse est apparue une stratégie de production plus flexible et un type d’organisation fonctionnant en temps réel. Ce nouveau modèle peut entraîner une réduction des activités d’assemblage et une plus grande flexibilité des flux financiers liés à ce type d’activité qui peut se déplacer d’un pays à l’autre à la recherche de coûts moindres, d’un cadre légal et institutionnel plus flexible, d’une meilleure qualité de production ou d’une augmentation du chiffre affaire[15]. Certes, le postfordisme a amené aussi les sociétés transnationales à favoriser la relocalisation industrielle vers des régions proches des centres de décision. Il est possible d’argumenter que la mondialisation a favorisé les Caraïbes puisque les sociétés transnationales peuvent choisir cette région pour attirer des investissements dans des secteurs nouveaux ou déjà existants. Cependant, cette dernière observation ne prend pas en compte que le postfordisme se fonde aussi sur un nouveau rapport entre la production et le développement technologique. Il est possible de prévoir que certains pays se déplacent d’une stratégie fondée sur les activités d’assemblage à une politique d’investissement dans des secteurs à haute technicité et à fort coefficient de matière grise. Si ce raisonnement est juste, les pays dotés d’une structure de production moderne et d’un fort coefficient de matière grise, comme le Mexique ou Porto Rico seront les récepteurs de ces nouveaux investissements[16]. Étant donné que les pays caribéens n’ont pas toujours développé les techniques du capitalisme moderne ou de la haute technicité, il est prévisible qu’ils seront exclus du marché des États-Unis.

De même, la stratégie économique des pays caribéens, spécialement depuis la naissance de l’ibc, s’est fondée sur la réduction des coûts de main-d’oeuvre afin de favoriser des investissements provenant des États-Unis. Comme le modèle postfordiste a dévalorisé la stratégie de production qui repose sur des plates-formes d’exportation intensives en main d’oeuvre, les pays caribéens doivent s’adapter au nouveau scénario international en encourageant la transformation productive et les nouvelles technologies. Cela entraîne un changement de la stratégie qui repose sur une main-d’oeuvre bon marché et la mise en place d’une politique qui vise à promouvoir l’innovation technologique, la recherche et le développement (R&D) et la qualité du capital humain.

Un deuxième facteur à considérer est l’effet de la libéralisation commerciale multilatérale sur les préférences tarifaires que les pays caribéens, membres de la Convention de Lomé, ont reçu de l’Union européenne (ue). À la dernière négociation de l’Accord général sur les tarifs douaniers (gatt), connu sous le nom d’Uruguay Round, les marges préférentielles ont baissé de près de 3 % en raison de la réduction substantielle de la clause de la nation la plus favorisée. Les tarifs moyens de l’ue sur les produits industriels qui proviennent des pays signataires de Lomé sont aujourd’hui inférieurs à 5-6 %. De cette façon, Lomé n’offre plus guère d’avantages pour les exportations des pays caribéens. L’accord de Cotonou, qui s’est substitué à l’accord de Lomé, a été en fait le début de la fin de l’ère de non réciprocité commerciale pour les pays du Bassin Caraïbes.

En outre, les explications sur le nouveau régionalisme dans les Caraïbes considèrent qu’il est une réponse à la création de l’alena, ce qui pourrait se traduire par un détournement du commerce et des investissements au détriment des pays membres de l’ibc. La distance du Mexique, un pays proche des États-Unis, riche en main-d’oeuvre à bon marché et, de l’autre côté, les normes d’origine de l’alena, peuvent compromettre les positions acquises sur le marché nord-américain par les producteurs caribéens de biens manufacturés. Les hommes politiques ont souligné dès le début des négociations de l’alena qu’il entraîne l’érosion des préférences commerciales de l’ibc en présentant les arguments suivants :

  • Si les Mexicains peuvent exporter aux États-Unis les biens inclus dans l’ibc, la préférence commerciale disparaît.

  • L’alena donne aux productions du Mexique un accès libre au marché nord-américain de manière permanente.

  • Certaines productions qui ne sont pas incluses dans l’ibc, comme les biens d’équipement et les produits textiles, sont incluses dans l’alena[17].

Les études ont démontré l’existence d’un détournement du commerce et des investissements vers le Mexique comme résultat de la mise en place de l’alena. D’après Pekka Valtonen[18], l’alena a entraîné un remplacement des exportations centre-américaines par celles du Mexique. Ce pays a augmenté ses exportations de produits textiles et de biens d’équipement vers les États-Unis de 33 pour cent en 1994. Celles provenant des pays centre-américains ont augmenté seulement de 13 pour cent. Selon Emilio Pantoja[19], les exporta-tions mexicaines de textiles et de biens d’équipement ont augmenté de 123 pour cent entre 1994 et 1996, alors que les exportations combinées de la République dominicaine, de Sainte-Lucie, de la Jamaïque et d’Haïti ont aug-menté de 14 pour cent. Le nouveau régionalisme apparaît comme une stratégie commune des pays de l’Amérique centrale et des Antilles afin de faire face au déclin des préférences de l’ibc[20].

Les négociations qui visent à établir une zone de libre-échange des Amériques (zlea) ont aggravé le risque de marginalisation économique de la Caraïbe. Comme Anthony Payne le souligne, « l’inquiétude se concentre davantage sur la proposition de libre-échange, le sentiment prévalait qu’une cbi [ibc] généralisée à l’hémisphère entier revenait à une cbi [ibc] plus faible pour la Caraïbe, avec des conséquences gravement préjudiciables pour les pays les plus petits et les plus faibles du Bassin[21] ». En particulier, les pays caribéens sont inquiets sur les coûts qui entraînent l’élimination des préférences commerciales et l’accroissement de la compétence pour les marchés dans un cadre de libre-échange étendu à l’hémisphère. Il est sans doute plus juste de dire que dans un contexte de réduction des barrières du commerce et des investissements, les petites économies doivent rivaliser contre des pays qui sont plus grands, plus compétitifs à cause de leur développement scientifique relativement plus élevé. Le résultat d’une telle compétence serait le détournement du commerce et des investissements des petits pays vers les grands pays[22].

Aux facteurs cités ci-dessus viennent s’ajouter d’autres importantes raisons politiques pour expliquer le nouveau régionalisme dans les Caraïbes. La région est devenue un terrain du conflit est-ouest surtout à partir de la prise du pouvoir du mouvement castriste à Cuba en 1959. Pendant les années soixante et soixante-dix certains gouvernements pro-cubains se sont installés dans des pays comme la Guyana avec Forbes Burnham et la Jamaïque avec Michael Manley. À la fin des années soixante-dix la révolution nicaraguayenne (1979), le mouvement New Jewel (1979) à l’île Grenade et le conflit armé au Salvador ont lieu dans la région. Dans ce contexte, les pays du Bassin Caraïbes ont pu bénéficier de l’attention des puissances et ont réussi à obtenir certains avantages, en particulier des dispositifs économiques préférentiels. Les deux exemples les plus notables sont l’aide financière importante que l’Union soviétique a donné à Cuba et l’ibc. La guerre froide est déjà conclue et Cuba ne représente pas une menace pour la région. En plus, les États-Unis et l’Union européenne paraissent plus intéressés par l’Europe centrale et orientale qui vient de sortir du communisme. Tous ces facteurs ont produit un désintérêt pour la Caraïbe et une perte de son importance géopolitique, qui a amené des spécialistes comme Andrés Serbin[23] à parler d’un « vacuum géopolitique » dans la région. Dans ce contexte, le risque de marginalisation paraît significatif en raison de la faible capacité d’influence de la région dans les matières les plus importantes du nouvel agenda international, comme la libéralisation du commerce et des investissements. Aux yeux des dirigeants caribéens pour faire face à ce risque de marginalisation, la solution est la constitution d’un bloc régional.

Le nouveau régionalisme caribéen est donc une réponse des gouvernements à ces transformations économiques et politiques mondiales et hémisphériques qui ont affecté le Bassin Caraïbes. Les États de la région considèrent l’intégration comme une stratégie collective pour défendre leurs intérêts nationaux dans le monde mondialisé caractérisé par l’internationalisation et la régionalisation de l’économie, la perte de crédibilité de la stratégie d’industrialisation pour l’exportation, la fin des préférences commerciales non réciproques et la diminution de l’importance géopolitique de la région. Dans cette vision du nouveau régionalisme caribéen, les États sont toujours les acteurs les plus importants dans le cadre explicatif. Acceptant les énoncés du libéralisme intergouvernemental, cette recherche considère l’intégration comme une réponse étatique à l’interdépendance économique et sociale du monde contemporain.

Le nouveau régionalisme est aussi une réponse étatique aux effets de la régionalisation économique dans les Amériques, en particulier l’alena et la zlea. La création de l’alena a engendré des externalités négatives pour les pays de la caricom et du mcca dont la manifestation est le détournement du commerce et des investissements. Il n’est pas excessif de dire que pour ces groupes de pays le nouveau régionalisme est envisagé comme un mécanisme pour défendre les préférences commerciales de l’ibc en même temps que ces pays se préparent à la fin des préférences commerciales. Ainsi, dès le début des années quatre vingt-dix, les pays de la caricom et du mcca ont promu une législation qui accorde une « parité alena » aux exportations caribéennes des produits textiles et des biens d’équipement. En s’associant aux Représentants et aux Sénateurs de l’État de Floride qui se soucient de l’impact de la réorientation économique vers le Mexique, les dirigeants centre-américains et caribéens ont encouragé l’adoption au Congrès des États-Unis de plusieurs projets de loi de parité alena. Toutes ces propositions ont été reportées jusqu’en mai 2000 lorsque la loi sur la Parité alena fut finalement approuvée. Cela démontre une des dimensions du nouveau régionalisme caribéen : l’action collective pour défendre les intérêts communs.

De même, l’intégration régionale est devenue un mécanisme pour se préparer à la zlea. Plusieurs études[24] confirment que la plupart des pays cari-béens n’ont pas atteint le degré de préparation macroéconomique pour négocier un accord de libre-échange avec les États-Unis. Plusieurs pays sont encore en récession ou ont des problèmes d’inflation, de chômage et de déséquilibre de leurs balances des paiements. En conséquence, il faut continuer la réforme économique pour améliorer l’adaptabilité à la zlea. À travers l’intégration, les pays peuvent opter pour des programmes d’ajustement structurel dont le but est la réduction des déficits publics et de l’inflation. La libéralisation commerciale et la promotion des exportations constituent deux aspects capitaux de cette stratégie. L’intégration apparaît comme un outil pour la réalisation de ces buts en facilitant l’élargissement des marchés et en permettant la déréglementation des investissements dans un cadre régional. Ainsi, l’intégration est perçue comme un moyen de régionaliser l’ajustement structurel.

Finalement, le nouveau régionalisme est un mécanisme pour négocier de manière collective ou du moins coopérer pendant les discussions de la zlea. Le faible pouvoir de négociation des pays de l’Amérique centrale et des Antilles ne permet pas d’influencer le processus de négociation en agissant unilatéralement. En travaillant ensemble, ces pays cherchent à obtenir un traitement spécial dans la zlea à travers des mesures comme l’obtention d’une période plus longue pour l’élimination des tarifs douaniers et des barrières non tarifaires.

III – Les États et le nouveau régionalisme caribéen : le cas du Costa Rica, de la République dominicaine et du Mexique

Dans le cadre du libéralisme intergouvernemental, deux facteurs déterminent les choix des acteurs pendant le processus de formation des préférences nationales : les intérêts géopolitiques et les intérêts économiques. Tandis que les préoccupations géopolitiques sont évoquées normalement par les États, les acteurs non étatiques sont plus intéressés par les questions économiques et sociales. Alors que les raisons qui amènent les États du Bassin Caraïbes à encourager un nouveau régionalisme varient selon les pays, elles évoquent leurs préoccupations pour s’adapter à un environnement international changeant. En utilisant le langage du libéralisme intergouvernemental, les États caribéens ont agi d’une façon rationnelle dans la poursuite de leurs intérêts. Les préférences nationales des États caribéens varient selon leurs intérêts et les préoccupations géopolitiques et géoéconomiques.

Les exécutifs, les parlementaires et la bureaucratie qui agissent au nom de l’État sont toujours soucieux des menaces qui pèsent sur la souveraineté ou sur l’intégrité territoriale. Il faut reconnaître que la notion classique des préoccupations géopolitiques des États a évolué pendant les dernières décennies à cause de l’internationalisation de l’économie. La sécurité nationale n’est pas mesurée à l’heure actuelle seulement en termes de pouvoir militaire ou de contrôle du territoire mais aussi en termes de capacité des États à augmenter leur commerce, d’attirer de nouveaux investissements et de s’adapter aux externalités créées par l’internationalisation. Dans ce contexte, les États encouragent l’intégration lorsqu’elle est perçue comme capable d’engendrer des externalités géopolitiques positives[25]. Cela arrive au moment où deux ou plusieurs États avec des intérêts similaires perçoivent que la coopération peut aider à éliminer ou à contrôler les externalités négatives produites par l’interdépendance économique. Dans le Bassin Caraïbes, la principale préoccupation a été la recherche de la maîtrise des effets de la mondialisation et de la régionalisation sur la région. Alors que la transition politique à Cuba, la protection de l’environnement ou la lutte contre le trafic de drogue sont toujours des préoccupations pour les gouvernements caribéens, les questions économiques sont devenues de plus en plus prioritaires après la fin de la guerre froide. C’est le cas du Costa Rica et de la République dominicaine.

Le Costa Rica est un exemple de la politique des pays centraméricains à l’égard du nouveau régionalisme caribéen. L’analyse des divers documents des institutions responsables de la politique d’intégration démontre que la Caraïbe insulaire ne constitue pas une priorité pour ce pays. Le fait que le Costa Rica ait ratifié l’accord qui crée l’aec à peine en 1999, presque cinq années après sa signature, montre que la coopération avec les pays du Bassin Caraïbes ne mobilise pas les acteurs politiques costariciens. Cela s’explique par le changement de stratégie de développement mise en place au Costa Rica à partir de 1982 qui a privilégié l’insertion dans les marchés mondiaux et la promotion des exportations. L’ancienne stratégie commerciale du Costa Rica était fondée sur la participation dans le Marché commun centre-américain (le mcca) qui entrait en crise en 1969. Ainsi, les costariciens ont une certaine méfiance à l’égard de l’intégration avec leurs voisins et ont choisi de s’intégrer aux marchés mondiaux. Vu sous cet angle, il est facile de comprendre le manque d’intérêt du Costa Rica pour l’intégration commerciale avec les pays de l’aec. L’analyse de la politique étrangère et commerciale du Costa Rica permet de valider cette hypothèse. Deux documents du gouvernement du Costa Rica mettent en évidence un total désintérêt pour les pays membres de l’aec, sauf le Mexique et Trinité et Tobago. Ainsi, dans un dossier sur la politique commerciale élaborée par le gouvernement, il n’y a aucune référence à l’aec ou à d’autres initiatives d’intégration avec un pays caribéen quelconque. En revanche le document évoque l’ouverture unilatérale, l’intégration avec les pays du mcca et l’accord avec le Mexique comme les instruments de politique commerciale les plus importants[26]. De même, dans le document intitulé « La Politique du Commerce Extérieur du Costa Rica (1998-2000) » du ministère du Commerce extérieur, il est possible de trouver deux brefs commentaires sur les propositions d’accords de libre-échange entre le mcca et le Panama et le mcca et la République dominicaine et sur l’accord avec le Mexique[27].

Néanmoins, il faut souligner que le Costa Rica a souscrit à un Accord cadre de libre-échange avec Trinité et Tobago en avril 1999, ce qui constitue la première action costaricienne visant à favoriser la libéralisation de son commerce avec un pays de la Caraïbe insulaire.

En revanche, dans la plupart de ces documents il est possible de trouver des remarques sur les effets négatifs de l’alena sur les préférences commerciales de l’ibc et sur le besoin de promouvoir une législation au sein du Congrès des États-Unis qui établisse une parité alena. Le Costa Rica a toujours encouragé une action diplomatique commune avec celle de la caricom pour demander une telle parité.

La République dominicaine est devenue ces dernières années un des acteurs les plus engagés dans la promotion du nouveau régionalisme caribéen. L’intégration économique avec ses voisins a été un des piliers de la politique étrangère du gouvernement de Leonel Fernández qui essaie de transformer la République dominicaine en noyau d’une alliance entre la Caraïbe insulaire et l’Amérique centrale[28]. C’est pourquoi Fernández a promu une activité diplomatique personnelle à travers sa participation aux Sommets des présidents centraméricains et aux Sommets des chefs des gouvernements de la caricom. De même, Fernández a encouragé les négociations des accords de libre commerce avec les pays de l’isthme et avec les îles anglophones qui se sont achevées en avril et en août 1998 respectivement.

Même si pour la République dominicaine la promotion de ces accords commerciaux est une manière de favoriser l’internationalisation économique et de chercher de nouveaux marchés, des raisons spécifiques à la réalité politique de ce pays l’expliquent. Ainsi, selon Eduardo Klinger Pevida[29] la stratégie de Fernández comporte l’utilisation de l’intégration pour approfondir la réforme structurelle de l’économie dominicaine. Étant donné l’opposition de certains groupes politiques et économiques à cette réforme, Fernández la cache sous la forme d’accords de libre-échange. De même, l’intégration est aussi conçue comme « une réaction de préparation stratégique[30] » face aux défis posés par le processus de négociation de la zlea. La signature et la mise en place des accords de libre-échange sont devenues des instruments pour se préparer à une économie continentale de plus en plus intégrée.

La défense des préférences de l’ibc est une autre préoccupation du gouvernement dominicain. En effet, la République dominicaine est un des pays qui a profité le plus des préférences de l’ibc, ce qui a permis le développement d’un secteur industriel exportateur assez important. La mise en oeuvre de l’alena a entraîné un détournement des investissements vers le Mexique. Ainsi, d’après un document du ministère des Affaires étrangères de la République dominicaine, la production textile du pays a augmenté seulement d’un pour cent en 1996 à cause de la réorientation des investissements vers le Mexique[31]. Vu que d’autres pays du Bassin Caraïbes expérimentaient au même moment des problèmes similaires de réorientation des investissements, la République dominicaine encourageait la coopération des pays de l’ibc pour demander une parité analogue à celle de l’alena.

La proposition d’une Alliance stratégique entre l’Amérique centrale, la caricom, le Panama et la République dominicaine représente l’initiative la plus ambitieuse de coopération intracaribéenne proposée par ce dernier pays. Même si la proposition dominicaine inclut la coopération fonctionnelle et la promotion des investissements et des services, son noyau est la promotion d’une zone de libre-échange et la concertation politique pendant les négociations sur l’Accord de Lomé avec l’ue, sur la parité alena et sur la zlea. Cela tend à indiquer que l’Alliance proposée par la République dominicaine reflète les préoccupations économiques du pays, alors qu’il faut avouer qu’elles sont partagées par une bonne partie des pays du Bassin Caraïbes. La question est : pourquoi une alliance s’il existe déjà l’aec au sein de laquelle ces buts peuvent être accomplis ? Serbin estime que la proposition de créer une zone de libre-échange s’explique par le manque de progrès dans les négociations visant à créer une zone de préférences tarifaires dans l’aec[32]. En revanche, la proposition concernant la coopération dans les négociations commerciales reflète l’intérêt dominicain de ne pas se présenter isolé dans les discussions de l’alena ou de la zlea mais comme partenaire d’un groupe plus grand et avec un pouvoir plus important de négociation à l’égard des pays plus développés de l’hémisphère.

Le nouveau régionalisme caribéen constitue pour le Mexique la reconnaissance de son appartenance à la Caraïbe. Sous le prétexte que la péninsule du Yucatan est riveraine de la mer Caraïbe, les gouvernements mexicains ont promu à partir des années soixante-dix un discours réclamant l’appartenance du pays à la région. Cette prétention est maintenue au cours de la décennie quatre-vingt-dix par les gouvernements mexicains qui considèrent la Caraïbe comme la « troisième frontière[33] » du pays. Ainsi, le Secrétaire des Relations étrangères du Mexique souligne que : « La Caraïbe est notre troisième frontière. Nous voulons intensifier nos relations d’amitié et de coopération avec cette région[34]. » De même, Ernesto Zedillo affirmait aussi l’identité caribéenne du Mexique durant le réunion inaugurale de l’aec tenue à Carthagène en 1994 en soulignant que : « le Mexique est une partie intégrale de l’aire [caribéenne]. Nous sommes attachés à la mer qui nous donne le privilège d’être et de nous sentir caribéens[35] ». En plus, les États mexicains riverains de la Caraïbe ont aussi commencé à revendiquer leur appartenance à la région. Cela a été, par exemple, le cas de Veracruz qui depuis 1988 a proclamé que « Veracruz est aussi la Caraïbe[36] ».

D’après Guillermo Gutiérrez Nieto, sous-directeur pour la Caraïbe du secrétariat des Affaires étrangères du Mexique, à côté des revendications d’appartenance le gouvernement mexicain a mis en route une nouvelle politique vers une région qui « commence à être considérée comme un Bassin qui réunit 25 États indépendants et des territoires d’outre-mer qui sont considérés comme notre troisième frontière[37] ». D’ailleurs, le Mexique instaure une nouvelle politique vers la région qui s’adapte aux transformations de la politique étrangère du pays qui a pour but fondamental l’insertion internationale et la conquête de nouveaux marchés. Les instruments pour aboutir à ces objectifs sont la libéralisation du commerce et la promotion des investissements à travers des accords de libre-échange. Il faut analyser la participation du Mexique dans le nouveau régionalisme caribéen en considérant ces transformations de la politique étrangère du pays. Même si la politique mexicaine vers la Caraïbe ne se limite pas au commerce, il faut reconnaître que ce dernier est devenu prépondérant pendant la dernière décennie.

Selon Gutiérrez Nieto[38], la politique mexicaine vers la région est présente sur deux niveaux : d’un côté la politique vers l’Amérique centrale et les pays du G-3 (le Mexique, la Colombie et le Venezuela) et d’un autre côté la politique vers la Caraïbe insulaire, en incluant le Guyana et le Surinam. Juan Carlos Arriaga Rodríguez estime qu’il vaut mieux parler de cinq groupes : le G-3, l’Amérique centrale, la Caraïbe anglophone, la Caraïbe hispanophone et la Caraïbe non indépendante[39]. En tout cas, il est clair qu’il n’y pas qu’une seule politique destinée à cette région. Sachant que les intérêts du Mexique varient selon les pays ou les sous-régions caribéennes, cette pluralité de politiques est logique. Ainsi, l’Amérique centrale et le G-3 sont les priorités géopolitiques pour le Mexique et font l’objet de la plupart des initiatives visant à promouvoir une meilleure interdépendance à travers des accords de libre-échange. La caricom et les autres pays ne constituent pas une priorité[40] et c’est pourquoi le Mexique a mis en place seulement des politiques de coopération économique. Le soutien à l’aec constitue le niveau régional de la nouvelle politique mexicaine vers la Caraïbe.

Plusieurs auteurs estiment que l’intérêt originel du Mexique pour le Bassin Caraïbes et pour l’aec se fondait sur une diplomatie visant à rechercher de nouveaux marchés et à continuer l’internationalisation de l’économie mexicaine. Par exemple, d’après Guillermo Gutiérrez Nieto, en promouvant l’aec, le Mexique soulignait l’importance stratégique d’une institution qui représente plus de 200 millions de personnes, un produit interne brut proche de 522 millions de dollars et un commerce international de 180 millions de dollars.

Cependant, le Mexique a modifié sa stratégie à l’égard de l’aec. Ainsi, l’aec cesse d’être considérée comme un espace pour encourager le commerce, mais seulement un schème où le Mexique pourrait faire aboutir des objectifs politiques comme la promotion de la stabilité régionale ou la création d’un équilibre par rapport à l’alena. Ainsi, la présence du Mexique dans l’aec chercherait à développer la coopération politique sur des sujets comme la dette, la protection de l’environnement, la lutte contre le trafic de la drogue ou la promotion du tourisme. En revanche, le but qui consiste à trouver de nouveaux marchés à été promu à travers l’intégration avec les pays au fort potentiel économique aux yeux du gouvernement mexicain, comme les pays du G-3 et les pays centraméricains.

IV – Les acteurs non étatiques et le nouveau régionalisme caribéen

Cette partie s’intéresse à la vision des acteurs non étatiques sur le nouveau régionalisme caribéen. Les intérêts géopolitiques et géoéconomiques des États ne sont pas les seuls facteurs qui déterminent les préférences nationales. Ils représentent aussi les idées et les intérêts des acteurs non étatiques sur la coopération et l’intégration dans le Bassin Caraïbes. Cette section analyse justement les actions des ces acteurs, en particulier le patronat, à l’égard du nouveau régionalisme caribéen.

La libéralisation commerciale est encouragée par la recherche de nouveaux marchés et d’investissements, alors qu’elle est bloquée par les effets distributionnels nationaux et internationaux produits par l’ouverture des marchés. Ainsi, les demandes des producteurs reflètent leur position dans le marché international. Ceux qui sont compétitifs au niveau international sont favorables à la libéralisation commerciale. Les gouvernements favorisent ces demandes si elles entraînent une augmentation des exportations. Si les possibilités d’augmenter les exportations existent et si la compétitivité des producteurs est considérable, la pression en faveur de la libéralisation est majeure. Étant donné que l’internationalisation encourage la libéralisation commerciale, les producteurs les plus compétitifs demandent la réduction des tarifs et l’harmonisation de la législation commerciale. De telles demandes impliquent l’ajustement de ces secteurs qui ne sont pas compétitifs et celui des importations. Si le potentiel des nouvelles importations est trop élevé, si les taux de profit sont bas, si l’offre nationale est haute, la pression des groupes domestiques en faveur de la protection est plus grande[41].

D’ailleurs, l’intégration économique trouve plus de soutien au niveau national si le nombre des acteurs qui en profite est plus élevé que celui des acteurs qui perdent à cause d’une telle libéralisation. Cette dernière se produit lorsque les coûts et les profits de la libéralisation sont partagés par tous les secteurs de l’économie, ce qui implique qu’aucun groupe en particulier ne soit la principale victime des pertes. De même, les relations avec des pays tiers créent aussi des incitations. Si la compétitivité d’un pays tiers est assez élevée, les pressions les plus grandes sont pour la protection unilatérale ou la libéralisation régionale, car elles favorisent la réorientation des flux commerciaux. Étant donné que cette réorientation concerne les producteurs des pays tiers, ils peuvent se mobiliser pour favoriser ou s’opposer à la création du bloc commercial.

En se fondant sur ces prémisses, Moravcsik conclut que les acteurs avec des intérêts puissants et clairement définis, comme le patronat, peuvent influencer la politique d’intégration. En revanche, les acteurs avec des intérêts plus diffus et incertains et sans représentation formelle comme les consommateurs, ont une influence fort restreinte[42].

Il convient de commencer cette analyse avec le cas du patronat mexicain. À partir d’une constatation de l’expérience d’intégration en Amérique latine, il est facile de noter que le patronat mexicain n’a jamais eu un intérêt pour les marchés latino-américains. À leurs yeux les économies de cette région ne sont pas attractives en raison de leur distance, parce que leurs productions concurrencent celles du Mexique et à cause de l’instabilité politique traditionnelle qui caractérise cette zone. Malgré la libéralisation économique et la démocratisation à partir des années quatre-vingt, les entrepreneurs mexicains n’ont pas modifié leur vision pessimiste du marché latino-américain. Il convient de prendre en compte cette situation en analysant l’action des entrepreneurs mexicains à l’égard de l’aec. Le nouveau régionalisme caribéen ne constitue pas un sujet d’intérêt pour le patronat mexicain. Hormis le cas des négociations sur l’accord de libre-échange du G-3, le patronat mexicain a été indifférent à l’égard des propositions d’intégration vers le sud. La priorité du patronat mexicain, c’est l’alena.

Les organisations du patronat du Costa Rica ont une approche sur l’intégration qui ressemble beaucoup à celle instaurée par le gouvernement du pays. En général, la perception dominante est que l’internationalisation de l’économie a entraîné la mise en oeuvre d’une nouvelle stratégie du pays pour s’intégrer aux flux de commerce et d’investissement. La promotion du libre-échange à travers l’intégration régionale permet au pays d’encourager une telle insertion. Ainsi, l’Union costaricienne des chambres de commerce et des associations de l’entreprise privée (ucaep) reconnaît « l’importance et les avantages qui peuvent résulter du libre-échange comme, parmi d’autres, l’accès aux marchés plus grands et le développement d’avantages comparatifs[43] ». Cependant, comme le libéralisme intergouvernemental le défend, le compromis du patronat avec la libéralisation commerciale reflète son niveau de compétitivité dans les marchés internationaux et les coûts ou les avantages qu’une telle ouverture peut entraîner. La position du secteur privé du Costa Rica confirme cette hypothèse. Alors que l’ucaep favorise l’intégration, l’organisation patronale soutient qu’en participant aux initiatives régionalistes, le pays doit considérer les coûts qu’elles entraînent pour quelques secteurs économiques ainsi que les avantages produits pour la société en général. À cette fin, la ucaep propose d’aborder l’intégration de manière réaliste. D’abord, il faut encourager des accords de libre-échange avec des pays qui sont susceptibles de procurer des avantages comme la République dominicaine, le Panama et Trinité et Tobago. En revanche, il faut promouvoir une stratégie plus soigneuse et coordonnée avec le secteur privé en ce qui concerne l’intégration avec les pays les plus développés ou avec les pays avec lesquels les opportunités commerciales sont moindres[44].

La Chambre d’industrie du Costa Rica (cicr) aborde la question de l’intégration d’une façon similaire. Comme l’ucaep, la cicr favorise la promotion des initiatives d’intégration régionale et bilatérale qui visent à la libéralisation du commerce et des investissements. Néanmoins, la cicr considère qu’il est fondamental d’encourager « une insertion intelligente dans les marchés internationaux ». L’ouverture doit être promue en considérant l’offre exportable et les avantages qui peuvent être obtenus sur les marchés des pays avec lesquels ils veulent mettre en oeuvre l’intégration[45]. Comme l’ucaep, la cicr considère le Panama, Trinité et Tobago et la République dominicaine comme les marchés les plus attractifs de la région caribéenne[46].

Le patronat dominicain a soutenu l’intégration avec les pays du Bassin Caraïbes, en particulier avec ceux de l’Amérique centrale. La Fédération des chambres de commerce de l’Amérique centrale (fecacoc) est une organisation de la République dominicaine qui associe les diverses chambres binationales de commerce entre ce pays et ceux de l’isthme centraméricain (dominicaine/costaricienne, dominicaine/hondurienne, etc.). D’après son président Carlos Osorio, le traité de libre-échange que la République dominicaine a signé avec l’Amérique centrale et la Caraïbe illustre la nouvelle situation internationale après la chute du mur de Berlin où aucun pays ne peut s’isoler. En utilisant un discours fort optimiste, Osorio souligne que le libre-échange ne peut pas être arrêté et qu’éventuellement des pays comme le Panama et le Belize peuvent s’incorporer au processus déjà commencé par les dominicains et les centraméricains[47].

Conclusion

Ce travail démontre que la nouvelle vague de régionalisme dans le Bassin Caraïbes est une réponse des acteurs politiques caribéens aux effets de l’internationalisation de l’économie et aux transformations de la structure politique mondiale après la conclusion de la guerre froide. L’internationalisation de l’économie a créé des incitations pour promouvoir l’intégration et la coopération régionale. En utilisant le langage de la politique économique internationale, la mondialisation a conduit à l’émergence d’externalités négatives qui demandent la coopération.

Étant donné que l’internationalisation encourage la libéralisation du commerce et des investissements, elle entraîne des risques importants pour les pays caribéens. Les mécanismes de coopération qui se fondent sur la distribution de préférences commerciales sont en train de disparaître. La plupart des pays du Bassin Caraïbes, comme le Costa Rica et la République dominicaine, sont des bénéficiaires de l’ibc, un mécanisme d’assistance financière et de coopération commerciale qui se fonde sur la non réciprocité. L’internationalisation de l’économie entraîne leur disparition, un processus déjà commencé avec la création de l’alena, dont les effets sur l’ibc sont dévastateurs. En accordant aux productions mexicaines une entrée libre de tarifs au marché des États-Unis, l’alena entraîne une perte de marché pour les pays de l’ibc. Ainsi, la mondialisation a mis en évidence l’énorme vulnérabilité des économies caribéennes et le besoin d’instaurer un nouveau modèle de développement économique pour éviter une marginalisation plus grande dans le nouvel ordre mondial qui est en train de se construire. Des pays qui ne sont pas des bénéficiaires de l’ibc comme les membres du G-3 ou Cuba ont aussi été frappés par l’internationalisation. Dès lors, ils ont mis en route ou ont poursuivi des programmes d’ajustement dont un des objectifs est la libéralisation du commerce. Ce besoin de continuer l’ouverture commerciale et l’intérêt de trouver des nouveaux marchés les amène à s’intéresser à la Caraïbe comme un partenaire potentiel.

Le nouveau régionalisme est une stratégie des pays de la région qui reconnaît des transformations politiques et économiques globales produites par l’internationalisation de l’économie. L’intégration est perçue comme un outil pour faciliter une telle insertion et pour adoucir son impact sur les pays et leurs divers secteurs économiques et sociaux. Quelques pays, comme le Costa Rica et la République dominicaine, ont choisi une stratégie de « régionalisme réactif » qui n’a pas demandé jusqu’alors un fort degré d’institutionnalisation. L’action conjointe des pays de l’ibc pour solliciter une législation qui leur accorde « une parité alena » a été faite dans un contexte de coopération informelle entre les gouvernements centre-américains et caribéens. Autrement dit, une politique défensive ne demande pas forcement un degré élevé d’institutionnalisation pour éviter que l’acteur économiquement dominant (c’est-à-dire, les États-Unis) puisse fragmenter les alliances entre les États caribéens.

En revanche, d’autres pays comme le Mexique ont promu une tactique qui ressemble beaucoup au « régionalisme stratégique » au sein duquel la libéralisation du commerce et des investissements est quelque chose de capital. Le cas du Mexique est révélateur pour mettre en évidence cette stratégie. Le Mexique a signé des accords de libre-échange qui recherchent la promotion du commerce et les investissements, ce qui est compatible avec la stratégie de développement économique que les gouvernements mexicains ont mis en oeuvre lors de la crise de la dette.

Le nouveau régionalisme caribéen, soit d’une manière réactive soit d’une façon stratégique, est une réponse à l’internationalisation de l’économie et aux transformations de la politique mondiale. Néanmoins, qui l’encourage ? Qui sont les acteurs qui ont promu au niveau national, sous-régional et régional un nouveau discours intégrationniste qui vise à traverser les murs créés par les diverses expériences de colonisation de la région ? La réponse peut paraître un peu hétérodoxe dans le contexte actuel des études sur l’intégration régionale. La démarche récente sur le régionalisme international le montre comme un processus conduit par les forces économiques transnationales et nationales et même par la société civile régionale. Dans ce cadre, les États apparaissent comme des acteurs de plus en plus faibles et incapables de faire face à l’interdépendance produite par l’internationalisation de l’économie. L’analyse du nouveau régionalisme caribéen ne permet pas de valider une telle argumentation.

En utilisant les outils théoriques du libéralisme intergouvernemental, l’hypothèse selon laquelle l’intégration est le produit de l’interaction entre l’État et les acteurs non étatiques est confirmée dans cette recherche. Il faut arriver à la conclusion que l’État est toujours un acteur politique fondamental en ce qui concerne l’intégration régionale. Les préoccupations géopolitiques et géoéconomiques des États caribéens ont fixé en partie les préférences nationales en faveur de l’intégration. Ainsi, par exemple, le Mexique participe à l’aec non seulement pour rechercher des nouveaux marchés mais aussi pour essayer de poursuivre une politique étrangère indépendante de celle des États-Unis. Même si l’alena n’entraîne pas la coordination de la politique étrangère, il est clair qu’une plus grande interdépendance entre les deux pays peut engendrer jusqu’à un certain point la subordination de la politique mexicaine aux intérêts de Washington. En promouvant l’intégration du Bassin Caraïbes, le Mexique vise à créer un espace où il peut avoir une position dominante et trouver le soutien des autres pays pour mieux défendre une politique étrangère plus indépendante. La géopolitique a été une des raisons qui explique l’intérêt cubain pour le nouveau régionalisme caribéen. Pour les États de la caricom et de l’Amérique centrale, ces raisons ont été attachées à leurs craintes d’une marginalisation dans une économie continentale de plus en plus compétitive et intégrée. Ces exemples mettent en évidence qu’il existe encore une dimension étatique fort importante dans le nouveau régionalisme caribéen.

Toutefois, les États ne sont pas les seuls ou les plus importants acteurs de l’intégration. Comme le prévoit le libéralisme intergouvernemental, les acteurs non étatiques jouent aussi un rôle capital dans la formation des préférences nationales d’un pays. Cette étude démontre qu’un nombre significatif d’acteurs politiques participent aux discussions et aux négociations des nouveaux accords d’intégration. Le patronat en particulier est devenu un acteur étatique assez influent en ce qui concerne la politique d’intégration. Néanmoins, l’analyse du nouveau régionalisme caribéen met en évidence l’une des faiblesses du libéralisme intergouvernemental : une notion assez restreinte des acteurs non étatiques. Ces derniers n’incluent pas seulement le patronat mais aussi les syndicats et les autres groupes de la société civile. Cette faiblesse de l’approche de Moravsick doit être analysée dans la recherche sur l’intégration régionale.