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Alors même que l’on s’interroge sur la survie du Protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre (ges), celui-ci continue d’alimenter le débat entre optimistes et pessimistes. Pour les premiers, le protocole est un maillon indispensable de la lutte au réchauffement global, un régime international appelé à se renforcer dans le futur. Pour les seconds, il est inutile tellement son objectif est modeste (5,2 % de réduction des ges), ou encore inapplicable étant donné ses implications économiques et la complexité extrême des mécanismes de mise en oeuvre prévus. Parmi les sceptiques se trouvent également ceux qui remettent en question la notion même de « réchauffement climatique global » ou l’incidence des activités humaines sur le phénomène, bien que ces derniers, il faut l’avouer, sont de moins en moins nombreux.
En préface à l’ouvrage, les auteurs de International Environmental Policy. Interests and the Failure of the Kyoto Process s’identifient au courant « pessimiste et sceptique ». Ils se disent premièrement convaincus que la protection de l’environnement ne peut se réaliser à l’encontre des intérêts des nations, et deuxièmement, ils rejettent l’idée que les accords multilatéraux environnementaux puissent être fondés sur un consensus scientifique alors que nos connaissances demeurent incomplètes. Le Protocole de Kyoto serait donc selon eux injustifiable étant donné l’incertitude scientifique qui perdure au sujet du phénomène des changements climatiques ainsi que la divergence des intérêts qui existe au plan international. Pourquoi, justement, le Protocole de Kyoto a-t-il donc été appuyé par certains pays (surtout de l’Union européenne) alors qu’il était rejeté, ou du moins considéré avec beaucoup de réticence, par d’autres (États-Unis, Canada, Australie, Japon) ? Pourquoi, alors qu’on a prétendu fonder le protocole sur un consensus scientifique concernant les changements climatiques et sur des arguments moraux forts, certains États se sont-ils tout de même montrés défavorables ?
Les thèses sur le rôle de la science et des normes dans les négociations environnementales suggèrent respectivement qu’un consensus scientifique fort permet d’obtenir un accord politique et que la diffusion de normes globales amène une certaine uniformisation des comportements des acteurs étatiques. Pour Boehmer-Christiansen et Kellow, ces thèses sous-estiment les liens étroits qui prévalent entre les intérêts politico-économiques d’une part, et la science et les arguments moraux d’autre part. Conscients de défendre une thèse controversée, les auteurs s’attaquent à une démonstration qui les amènera à évaluer tour à tour les intérêts qui se cachent derrière les positions des différents pays industrialisés, le discours « moral » des ong et comment celui-ci vient brouiller les cartes lors des négociations, et enfin le rôle de la science dans la politique des changements climatiques.
L’analyse des intérêts des États dans l’adoption du protocole oppose les plus importants pays de l’ue aux États-Unis. Il est ainsi avancé qu’en raison de choix faits en matière énergétique (comme en France et en Grande-Bretagne) ou du contexte économique de certains pays (comme en Grande-Bretagne et en Allemagne), il était dans l’intérêt économique des pays de l’ue d’obtenir un accord qui : 1) prenne 1990 comme année de référence pour comptabiliser la réduction des émissions, plusieurs pays ayant prévu des baisses d’émissions pour d’autres raisons après cette date ; 2) favorise des mesures d’atténuation par rapport à des mesures d’adaptation, afin de stimuler le développement de l’énergie nucléaire et de réduire la dépendance aux combustibles fossiles ; 3) en limitant les réductions des émissions de co2 surtout, et non de tous les ges, de façon à concentrer les impacts sur le secteur énergétique ; 4) limite au maximum la possibilité d’utiliser des mécanismes de flexibilité et des puits d’absorption de carbone (une option peu accessible pour les pays européens en raison de la faible superficie de terres agricoles et forestières) afin de réduire les émissions nationales ; 5) permette à l’ue d’obtenir un objectif global de réduction pour la « bulle européenne », pour ensuite répartir le fardeau selon les situations nationales, mais qui empêche les autres pays de créer de telles « bulles » ou de tenir compte des contraintes nationales pour établir les objectifs nationaux de réduction. Sur chacun de ces points, les intérêts européens et américains s’opposaient radicalement.
Mais contrairement aux États-Unis, l’ue défendit ses intérêts matériels en les appuyant avec des arguments moraux et scientifiques. Pour les auteurs, le discours moral employé par les ong s’est montré incapable de créer un sentiment d’interdépendance suffisamment fort pour contrecarrer les considérations liées à la souveraineté et aux intérêts. Bien pire, ce discours aurait diminué encore davantage la possibilité d’en arriver à un accord en avantageant certains acteurs au détriment d’autres et en écartant les mesures plus réalistes et praticables au profit d’options trop ambitieuses mais « éthiques ». Selon les auteurs, si les ong n’ont pas joué le rôle d’agents directs des intérêts nationaux, leurs activités ont néanmoins reflété les intérêts des pays de l’ue, qui par ailleurs les finançaient en grande partie.
Enfin, les scientifiques du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (giec), en favorisant l’alarmisme aux dépens d’une science « neutre », auraient également relayé les intérêts de l’ue. Pour les auteurs, la valeur scientifique du travail du giec est douteuse puisque celui-ci est financé par des États, qu’il a dès le départ manifesté un biais en faveur de la thèse du réchauffement global, que ses procédures d’évaluation des travaux par des pairs ne sont pas convaincantes et que ses rapports sont sujets à la caution des gouvernements. Le giec serait en ce sens un instrument politique davantage qu’un véritable organe scientifique et sa mission serait d’élaborer un consensus, scientifiquement fondé ou non, à même de fournir l’impulsion politique nécessaire à l’avancement du Protocole de Kyoto. Contrairement à la thèse voulant que le consensus scientifique permette de modifier les intérêts des États, les auteurs croient plutôt que ce sont les intérêts qui, du moins dans ce cas, ont instrumentalisé la science.
En somme, la position défendue par l’ue dans les négociations entourant le Protocole de Kyoto serait le fruit d’une coalition de baptists and bootleggers, c’est-à-dire que derrière cette position en apparence morale se cacheraient des intérêts économiques auxquels le Protocole de Kyoto serait favorable. Boehmer-Christiansen et Kellow croient que ce qui a véritablement distingué les positions des deux principaux blocs de négociation fut le fait que la position européenne ait semblé être appuyée par des arguments moraux et par un consensus scientifique. « L’échec » présumé des négociations du Protocole de Kyoto serait ainsi attribuable à l’asymétrie entre la nature des arguments mis de l’avant par chacun des blocs (moraux et scientifiques pour l’ue et basés sur les intérêts pour les éu). Une discussion honnête sur la base des intérêts en jeu aurait permis selon les auteurs d’en arriver à un accord plus susceptible d’être efficace et réalisable. Cela aurait entre autres permis de choisir des outils d’adaptation aux changements climatiques, beaucoup plus efficaces et plus faciles à mettre en oeuvre que les mesures d’atténuation (comme la réduction des émissions) sur lesquelles est fondé l’accord actuel. Ce type de mesures aurait été choisi parce qu’il répondrait à des intérêts favorables à une transition énergétique, dans une période où les prix du pétrole étaient à la baisse et où les incitatifs à réduire la dépendance aux combustibles fossiles étaient donc moins forts.
L’ouvrage de Boehmer-Christiansen et Kellow sombre parfois dans un argumentaire proche de la théorie du complot et prend à quelques reprises des racourcis dans l’établissement de relations causales. Mais celui-ci a toutefois le mérite de donner une voix à une perspective critique que l’on présente trop peu souvent et qui tente d’aller au-delà des lieux communs en mettant au jour quelques zones d’ombres (comme le fonctionnement du giec ou le financement des ong). Outre le propos critique de l’ouvrage qui en justifie en soi l’intérêt, le lecteur intéressé pourra y puiser des données fort utiles non pas sur les négociations en tant que telles, qui sont déjà bien documentées, mais plutôt sur le rôle joué par les acteurs non étatiques comme l’industrie, les ong et les scientifiques.