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Le principe d’inviolabilité de la souveraineté instauré avec le traité de Westphalie a, depuis cette époque, subi de nombreuses attaques. Malgré sa résistance et sa longévité, cette norme a, depuis une dizaine d’année, été mise au défi par de nouvelles pratiques, l’une d’entre elles étant l’intervention humanitaire. Ce concept a initié de nombreuses logomachies académiques et politiques au sujet de sa légalité et sa légitimité. Pour certains auteurs, un acte pourrait ainsi être illégal, mais « juste ». Ces débats ont récemment ouvert la porte à d’autres thèmes du même genre tels que la « guerre préventive » ou la « chasse aux terroristes ». Cette situation suscite plusieurs questions. Avec l’adoption de la Charte de l’onu en 1945, un grand pas avait été franchi pour établir une norme d’utilisation de la force coercitive. Pour plusieurs, cette règle de conduite justifie l’utilisation de la force par un État ou un groupe d’États sous seulement deux conditions, soit avec l’autorisation du Conseil de sécurité de l’onu, soit pour des raisons d’autodéfense face à une attaque physique directe. Ainsi, cette norme a t-elle vraiment été respectée ? Est-ce que cette règle de conduite est toujours en vigueur ? Est-ce que les attentats du 11 septembre ont initié un changement de cette norme ?
Ce sont les interrogations que Thomas Franck, professeur de droit au Center for International Studies à la New York University School of Law soulève. Dans Recourse to Force. State Action Against Threats and Armed Attacks, l’auteur aborde les questions juridiques d’utilisation de la force coercitive et particulièrement la dualité « paix » et « justice ». Il souligne que les diplomates, lors de la rédaction de la Charte de l’Organisation des Nations Unies, ont concentré leurs efforts sur les questions de paix au détriment de la justice. Ce document n’est cependant pas aussi fixe que nous pourrions le croire. Au gré des situations ou du contexte international, les articles de la Charte ont été sujets à interprétation et la pratique s’est adaptée aux différentes circonstances. La création du maintien de la paix est exemple d’interprétation et d’adaptation. Cet ouvrage se penche donc sur la modification des pratiques au sein du Conseil de sécurité et de la Cour internationale de justice. Thomas Franck qualifie cette adaptation de changement dans les valeurs publiques concernant l’équilibre entre le maintien de la paix internationale et la promotion de la justice.
Recourse to Force. State Action Against Threats and Armed Attacks se divise en dix sections inégales. Chaque partie traite d’un thème relié à l’utilisation de la force coercitive par un État ou par des organisations, en fonction de la Charte de l’onu. La première section dresse un tableau rapide des intentions initiales des créateurs de la Charte de l’onu. Ce chapitre succinct se concentre sur les questions d’utilisation de la force. Dans cette section, l’auteur compare la Charte à l’élaboration d’une constitution étatique, laissant place à l’interprétation par les instances politiques et juridiques. La section suivante dresse le tableau des conditions, les articles de la Charte, ainsi que les pratiques autorisant l’utilisation de la force par l’onu. Le troisième chapitre intitulé « les paramètres originaux de l’autodéfense » dresse la petite histoire de l’élaboration de l’esprit de la Charte au sujet de l’autodéfense. Les trois sections suivantes énumèrent une série d’études de cas démontrant l’utilisation «légitime» ou reconnue de l’autodéfense soit : contre le terrorisme, la subversion idéologique et la protection des ressortissants à l’étranger. Le septième chapitre élabore le concept d’autodéfense préventive. L’auteur souligne que la « légitimité » ou du moins la tolérance de cette pratique, serait soumise à des conditions spécifiques. La même dynamique de légitimité s’applique dans le chapitre huit au sujet du self-help et des actions unilatérales. Comme dans les deux chapitre précédents, Thomas Franck conclut que l’observation de l’évolution des pratiques et des décisions du cs et de la cij, sur plus de cinquante ans, ne permet pas de déterminer de façon incontestable si ces pratiques sont acceptables ou non. L’acceptation par la communauté internationale d’actions préventives ou unilatérales étant sujette à des conditions particulières. De la même façon, la section suivante conclut que des interventions humanitaires pourraient être acceptables, toujours selon certaines circonstances, mais aucune conclusion ne peut être tirée, quant à un changement fondamental du droit international les justifiant inéluctablement. Le dernier chapitre s’appuie sur les conclusions tirées des sections précédentes, afin de répondre au dilemme entre la légalité d’une action et sa « légitimité ». L’auteur définit compendieusement la légitimité comme une action juste et morale, procurant plus de bien que de mal.
La recommandation finale de Thomas Franck, fondée sur l’exemple des interventions humanitaires, stipule qu’une utilisation de la force, avec ou sans consentement du Conseil de sécurité de l’onu pourrait être illégale, mais « légitime » car elle ne provoquerait que peu d’opposition. De plus, cette action serait rapidement « pardonnée » par la communauté internationale. L’auteur compare ainsi le doit international au développement des systèmes légaux nationaux. Avec le temps, les règles strictes s’ajustent, au gré des situations, pour devenir « raisonnables » au fur et à mesure que les institutions politiques et juridiques de l’onu interprètent les articles de la Charte. Ainsi pour Thomas Franck, la norme d’utilisation de la force coercitive, au tournant du xxie siècle, tolère un geste techniquement illégal qui serait moralement justifiable.
Cette étude repose sur une recherche élaborée et compréhensive du point de vue des aspects légaux de la Charte de Nations Unies. Les chapitres regorgent de nombreux détails sur les négociations et les intentions initiales lors de l’élaboration de la Charte, ainsi que sur les discussions, les délibérations et les décisions du Conseil de sécurité et de la Cour internationale de justice. La force de cet ouvrage est aussi sa plus grande faiblesse. Le grand nombre d’études de cas permet de supporter le développement du l’auteur. Cependant, les exemples cités sont beaucoup trop limités et laissent de côté un grand nombre de facteurs ayant joué un rôle important dans certaines décisions. Par exemple, Thomas Franck considère un vote au Conseil de sécurité comme l’annonce d’une nouvelle tendance au même titre que la jurisprudence au niveau national. Il exclut donc les considérations idéologiques, les alliances, les rivalités, et nombre d’autres facteurs qui influencent la prise de décision au niveau international. Le développement descriptif repose donc sur une logique d’interprétation empirique exclusivement légale, en laissant de côté les aspects théoriques des relations internationales. Les nombreuses références reposent presque exclusivement sur des décisions ou des minutes du Conseil de sécurité, de la Cour internationale de justice ou des textes légaux. Ces aspects ayant déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages académiques, Recourse to Force. State Action Against Threats and Armed Attacks, aurait pu bénéficier de certains apports d’un cadre théorique reconnu. Il s’agit donc d’un tour d’horizon et d’une réflexion superficielle sur l’utilisation de la force coercitive au sein du système international. Cet ouvrage permet de vulgariser un aspect de l’emploi de la force coercitive par les États.