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Il y a dix ans, on aurait pu offrir une réponse facile à la question de l’identité disciplinaire en affirmant que les relations internationales s’occupaient de l’étude des interactions entre les États-nations, contrairement aux autres sciences humaines qui s’y étaient intéressées et étudiaient ce qui se passait à l’intérieur des États-nations. Une fois cette glorieuse distinction établie, les étudiants en relations internationales pouvaient alors procéder, en toute quiétude, à l’analyse des diverses relations entre les États, pour ensuite s’interroger sur la hiérarchisation des motivations politiques, économiques, sociales et culturelles régissant leurs comportements[1].

Cet argument semble aujourd’hui précaire. À cause surtout d’une convergence de changements politiques et épistémiques, des préoccupations autrefois accessoires pour la question de l’identité disciplinaire ont depuis été propulsées au coeur de celle-ci. Lorsque la valeur analytique de la distinction autrefois si essentielle entre la pensée et l’action a été remise en question, l’étude des relations internationales et leur cohérence d’un point de vue intellectuel et institutionnel ont été également ébranlées[2]. Depuis, les distinctions entre les différents secteurs de la vie internationale semblent avoir été brouillées à leur tour, rendant les questions de priorité causale de plus en plus difficiles à démêler[3]. Ainsi, nous nous trouvons à nouveau confronté, bon gré, mal gré, à la question la plus fondamentale du sujet d’étude des relations internationales : « Quel type de monde habitons-nous et quelle est la nature des entités qui le composent ? ».

On dira que cette confusion régnant autour du sujet d’étude ne date pas d’hier, mais qu’elle a fait partie intégrante de l’évolution même de la discipline. Même en ayant qu’effleuré le sujet des relations internationales, tout étudiant s’est, à un moment ou à un autre, trouvé confronté à au moins un des problèmes qui se posent en aval de la distinction entre sphère intérieure et sphère internationale[4]. Mais on se rappellera néanmoins que les débats antérieurs sur l’identité disciplinaire étaient à la fois permis et limités par le fait que cette distinction était généralement reconnue et acceptée parmi les universitaires : il importait moins de savoir que cette distinction était établie, que de déterminer comment elle était établie. Pour le reste, il s’agissait surtout de sonder les implications découlant des choix méthodologiques, mais au moins ces choix pouvaient être faits sur la base d’un accord préalable selon lequel l’objet d’étude des relations internationales, le monde, était divisé en États[5].

Ceci a mené à l’alternative devant laquelle se trouvent aujourd’hui les relations internationales : choisir entre conserver des principes centrés sur l’État en vue de préserver une identité disciplinaire héritée ou prendre un virage mondial en sacrifiant du même coup une part de l’autonomie qu’elles revendiquent par rapport aux disciplines connexes. Dans le présent article, nous nous pencherons sur certains des paramètres de ce choix et verrons qu’il s’agit d’un faux problème. Comme nous tâcherons de le démontrer, il est possible de tirer parti des deux solutions, à condition d’être prêt à redéfinir notre ontologie sociale en vue de comprendre les complexités d’une société mondiale émergente. Comme nous entendons le démontrer, une telle intégration a été difficile à réaliser parce que la théorie des relations internationales a été sélective dans sa réception du tournant linguistique, ce qui a conduit à un consensus autour d’un constructivisme modéré. Puisque la plupart des sciences humaines sont sorties indemnes, et même parfois réellement enrichies de leur incursion dans le tournant linguistique, rien ne nous semble empêcher les relations internationales d’en faire autant, une fois certaines questions importantes se rapportant à la philosophie du langage dûment assimilées[6].

Notre argumentation se fera en deux temps. En premier lieu, nous avancerons que la question de l’État hante toujours la discipline et que la façon d’aborder le problème ajoute à la difficulté de redéfinir le sujet d’étude et l’identité de la discipline elle-même. En deuxième lieu, nous proposerons que l’adhésion sélective aux arguments constructivistes en relations internationales est responsable de cette impasse.

I – La discipline des relations internationales et le défi de la société mondiale

Reprocher à l’étude moderne des relations internationales d’être centrées sur l’État, c’est comme accuser le diable de méchanceté. Nul ne peut nier que cette discipline repose en grande partie sur le concept de l’État. En effet, l’émergence de la discipline a été rendue possible grâce à un discours portant sur la souveraineté, dont les concepts clés ont directement contribué à l’élaboration de la science politique et des relations internationales modernes. Pendant la transition, qui s’est faite sans grands heurts, de la philosophie idéaliste allemande de l’histoire à l’historiographie moderne, l’État a été conceptualisé comme une entité ayant immuablement traversé l’histoire. La théorie moderne des relations internationales a plus tard émergé des efforts conjugués de chercheurs Allemands et Anglo-Américains en vue de généraliser ce type d’historiographie[7].

Toutefois, contrairement à ce que l’on croit souvent, cet accent sur l’État a été critiqué et remis en question, même au sein de la « tradition réaliste » que l’on associe souvent à l’élaboration et à la diffusion sans réserve du concept d’État. Même si, avec les années, les théoriciens en sont venus à ne plus remettre en question la présence des États et qu’ils avaient une conception très simpliste de leur composition, il existe également une longue tradition de dissection du concept de l’État dans le cadre des relations internationales[8]. Grâce à leurs échanges avec la sociologie historique, les théoriciens ont déployé de nombreux efforts pour expliquer les conditions sous-jacentes à l’étatisation et pour étudier les institutions politiques de différents États afin d’évaluer leur impact sur la structure et le fonctionnement de la politique mondiale[9]. Étant donné qu’en relations internationales l’approche est résolument centrée sur l’État, la discipline a été dès le début l’artisan de son propre malheur. Toutefois, cette lutte s’est révélée aussi symptomatique que vaine. On pourrait même affirmer que ce débat a eu des effets contraires à ceux escomptés puisqu’il a surtout contribué à alimenter l’obsession à l’égard de l’État au sein de la discipline[10]. Cependant, dans le contexte actuel, on peut certainement conclure que bien que l’État n’ait jamais été inconditionnellement accepté en relations internationales, l’accueil conditionnel du caractère même de l’État s’est avéré crucial à la définition de son identité disciplinaire. Trop de questionnement sur l’État ou trop d’intérêt porté à ce qui se passe dans l’État représentent depuis longtemps la meilleure façon de se voir reléguer hors du courant dominant de la discipline.

De nos jours, ces dissidents semblent de plus en plus nombreux alors que ceux qui pratiquent la discipline de la bonne vieille façon, c’est-à-dire dans une optique centrée autour de l’État, semblent moins responsables de l’avancement intellectuel de la discipline qu’ils ne l’avaient été auparavant. Sur le plan de l’identité disciplinaire, le dilemme se résume comme suit : tant et aussi longtemps que les relations entre États demeureront l’objet principal des recherches en relations internationales, la mise en doute de la permanence des États-nations continuera d’ébranler l’identité et l’autonomie de la discipline par rapport aux disciplines connexes[11]. Il s’agit là d’un véritable défi pour la discipline. Comment l’étude des relations internationales peut-elle être redéfinie de manière à ce qu’elle puisse s’émanciper du concept de l’État sans du même coup perdre de vue les préoccupations traditionnelles de la discipline telles que la guerre et la paix ? Autrement dit, comment la discipline des relations internationales peut-elle espérer comprendre et expliquer des phénomènes dont l’existence ne peut se réduire aux relations entre des éléments déjà établis, tels que les États, mais sans perdre du terrain sur le plan intellectuel et par rapport aux autres disciplines ?

La discipline des relations internationales semble ainsi déchirée entre des représentations mutuellement exclusives du monde. Premièrement, il y a ceux qui maintiennent que l’État-nation est – et continuera d’être dans le futur – la source principale d’autorité comme de communauté et que la plupart des phénomènes qui semblent transnationaux ou supra-territoriaux dépendent en fait – et ce, presque entièrement – de ce qui se passe dans le monde des États. Selon eux, au-delà du fait d’avoir intensifié les interactions entre des entités relativement stables au sein d’un système tout aussi stable, la mondialisation n’aurait apporté que très peu de changements. Cela dit, pour mieux comprendre la structure de base de la politique mondiale, il est donc nécessaire d’avancer un certain nombre d’hypothèses susceptibles de faire la lumière sur les phénomènes transnationaux qui, autrement, demeureraient problématiques. Il adviendra probablement un moment où les théories centrées sur l’État ne suffiront plus à expliquer ce qui se passe et devront céder le pas à d’autres théories. Mais, d’ici là, il vaut mieux s’en tenir aux bons vieux États plutôt que de les laisser tomber au profit de processus apparemment sans fin[12].

Deuxièmement, il y a ceux qui avancent que l’État-nation est de plus en plus périmé en tant que foyer de communauté et d’autorité, surtout à cause des effets corrodants qu’ont les mouvements transnationaux de personnes, d’information ou de capital sur son autonomie et son identité. Pour ces tenants, la mondialisation amène des changements importants en nous éloignant du monde des États-nations pour nous mener vers un monde dont la structure politique continue de nous échapper simplement parce qu’elle est en devenir. Selon eux, on devrait abandonner les notions étatistes au profit de concepts plus dynamiques qui peuvent expliquer l’émergence de nouvelles constellations d’autorité et de communauté à l’échelle mondiale. Bref, on voudrait des concepts qui puissent aider à donner un sens à ce qu’ils perçoivent comme des transformations structurelles à l’oeuvre à l’échelle planétaire[13].

Troisièmement, il y a quelques tentatives de réconciliation des deux arguments précédents. Selon ces chercheurs, bien que les nations et les États demeurent des lieux de pouvoir et de prospérité, ils sont de plus en plus mis au défi par des formes émergentes d’autorité politique et de communauté qui ne font plus guère la distinction entre les sphères nationales et internationales. Pourtant, on comprend mieux ces entités en étudiant les rapports dialectiques entre les États-nations dans les limites du système international actuel : les agents et les structures tantôt se soutenant, tantôt se minant les uns les autres, de manière souvent inattendue[14].

Tandis que la première position semble avoir l’avantage de conserver une identité propre à la discipline ainsi que les prérogatives intellectuelles qui en découlent, les deux autres positions tendent à avoir des effets néfastes sur l’identité de la discipline puisqu’elles poussent l’étude des relations internationales dans la direction de qui commence à ressembler à une sociologie mondiale. Cependant, même si on s’en tient à nos conceptions étatistes, on doit souvent étoffer nos explications structurelles par des explications axées sur les processus, de manière à parvenir à déchiffrer des phénomènes qui relevaient traditionnellement de la discipline – tels que la violence organisée et les menaces à la sécurité qu’elle entraîne – surtout parce que ces phénomènes semblent faire fi de la ligne de démarcation entre l’interne et l’externe, le national et l’international. Afin de demeurer pertinentes, les relations internationales ont dû emprunter aux autres disciplines toute une panoplie de notions, dont par exemple celles d’« identité » et de « risque », pour expliquer, notamment, les processus à l’oeuvre dans la réorganisation de la violence et de la sécurité à l’échelle mondiale[15]. À plus long terme, ces emprunts placeront la discipline en situation de « déficit » intellectuel par rapport aux disciplines adjacentes, ce qui risque bien entendu de compromettre son intégrité disciplinaire[16].

En optant pour l’une des deux autres options, l’on se contraint à fuir vers l’avant, du moins pour un certain temps. Ce que j’appelle la « sociologie mondiale » n’est jusqu’à présent qu’un ghetto où se sont réfugiés des chercheurs issus d’une multitude de disciplines dont le dénominateur commun est de partager une certaine méfiance pour la représentation de la réalité sociopolitique centrée sur l’État, méfiance qui avait au départ provoqué leur dissidence. Cette méfiance est à la fois de nature analytique et normative : certains estiment que la différenciation spatiale du monde en États territoriaux n’est tout simplement plus à même d’expliquer le monde et qu’il faut y renoncer, alors que d’autres avancent que ce cloisonnement en États, ainsi que les corollaires qui en découlent, est l’apanage de nationalistes et qu’il serait, en tant que tel, foncièrement immoral[17]. Cependant, il existe une grande pluralité de conceptualisation parmi ceux qui ont pris le virage mondial. Mais cette pluralité de conceptualisation a d’abord été rendue possible grâce au présupposé fort répandu et, bien souvent, implicite que nous habitons une société mondiale plutôt qu’une société d’États. Toutefois, au-delà de la conviction que la société mondiale comprend toutes sortes d’entités, de forces, de nations et d’États qui entretiennent des relations, il n’y a aucun consensus quant à sa composition[18]. Une chose est certaine : la démarcation entre ce qui est national et international serait une variable dépendante plutôt qu’un point de départ[19].

Dans la quête de nouvelles conceptualisations, les sociologues ont dominé la charge jusqu’à présent, et ce, probablement parce qu’ils ont plus aisément su se défaire du principe qui veut que les sociétés doivent être divisées en territoires pour que l’on puisse les étudier adéquatement, alors que les chercheurs en relations internationales ont eu du mal à abandonner le postulat voulant que l’autorité doive être centralisée pour que l’on puisse effectivement considérer l’État comme un agent[20]. Cependant, dire que la société mondiale comprend toutes sortes d’entités et fait intervenir diverses forces, ne nous dit pas comment procéder analytiquement à partir de là pour comprendre ses principes de différenciation et de stratification. D’ailleurs, comme les détracteurs des anciennes représentations de la « société mondiale » prennent un malin plaisir à le signaler, l’hétérogénéité même de cette société rend la tâche difficile[21]. C’est toutefois un début puisque cela nous donne la possibilité de reformuler les questions d’ordre politique de manière à les rendre neutres sur le plan théorique par rapport à la nature des entités que nous pouvons légitimement analyser sans, d’un côté ou de l’autre, fausser nos perceptions. On peut donc espérer que la question de savoir si l’État est permanent ou obsolète puisse devenir un problème empirique plutôt qu’une question trop étroitement liée à une politique de l’identité disciplinaire des relations internationales.

Quand on les greffe à ce nouveau contexte intellectuel, les questions classiques abordées en relations internationales semblent presque banales, et les assertions issues du domaine, mal avisées. Certes, les États-nations, ainsi que leurs interactions, méritent toujours d’être examinés. Cependant, l’étude de leurs relations ne peut prétendre fournir une explication exhaustive de ce qui se passe dans cette société mondiale, tout comme l’étude des relations entre les syndicats et les employeurs au sein d’une société ne peut suffire à expliquer entièrement ce qui se passe à l’intérieur de l’État. Dans ce nouveau contexte, les étudiants en relations internationales sentiront le besoin de réexaminer l’éventail des relations possibles entre la bonne vieille société d’États et la société mondiale émergente[22]. Cela dit, une alternative se présente en relations internationales : soit on reste coincé dans le petit monde des nations et des États, soit on s’aventure dans la vaste société mondiale. Si la première option risque d’éroder la pertinence de la discipline, la seconde exige qu’on repense la politique mondiale en tant que telle. Selon nous, la deuxième option est la plus attrayante malgré les risques intellectuels et la lourde tâche qu’elle implique. Elle contraint les chercheurs en relations internationales à s’attaquer à une série de problèmes théoriques pressants, en fournissant des réponses novatrices aux questions sur le genre de monde dans lequel on vit et sur le genre d’entités qui le composent. De plus, une telle option forcera la discipline à trouver de nouveaux indices de son identité ainsi que de nouveaux avantages sur le plan intellectuel, au-delà de ceux offerts par le concept d’État. Cependant, comme nous le verrons dans la section suivante, afin de relever ces défis, la discipline des relations internationales doit faire face à la question de l’ontologie sociale.

II – Le constructiviste et le tournant linguistique dans l’étude des relations internationales

En plus de la question de la nature du monde que nous habitons et des entités qui le composent, beaucoup d’énergie intellectuelle a coulé en rapport avec la question de savoir si nous sommes en droit et pouvons dire quelque chose en dehors de nos concepts. Ce débat a été alimenté par les autres sciences sociales ainsi que par la philosophie du langage où cette interrogation a un jour commencé. Dans cette section, nous ne nous aventurerons pas à donner notre propre définition du « constructivisme », terme au flou notoire, mais nous nous attarderons à certaines des principales pierres d’achoppements de ce débat[23].

D’une part, il semblerait que les universitaires nous aient fourni quantité de travaux de plus en plus sophistiqués sur le constructivisme. On doit surtout ces recherches au besoin que l’on ressentait de mettre au jour la contingence de ce que l’on tenait auparavant pour acquis et immuable. On pourrait certes argumenter que la façon dont se pratiquait la discipline dans les années quatre-vingt faisait d’elle une proie facile pour ce genre de critique puisque, pour prétendre à la légitimité scientifique, elle s’appuyait sur des concepts philosophiques qui avaient depuis longtemps perdu leur attrait chez les philosophes professionnels. À l’époque, il n’était pas rare pour le doctorant un tant soit peu rebelle de se pencher sur l’un des concepts de base de la théorie des relations internationales – la sécurité ou la souveraineté par exemple – pour ensuite démontrer que son sens véritable est davantage fonction de son contexte historique ou social que de prétendus référents. Ce genre d’argument présentait le double avantage de miner la conception dominante selon laquelle les concepts se devaient d’être stables sur le plan sémantique pour permettre toute activité scientifique, tout en générant simultanément d’importantes pistes de réflexions empiriques quant aux fonctions sociopolitiques de ces concepts.

D’autre part, on observe une forte insécurité au sein de la théorie des relations internationales concernant les limites de ce constructivisme : qu’est-ce qui est construit et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le problème peut être abordé sous divers angles, mais compte tenu du sujet du présent article, nous le formulerons en des termes philosophiques avant d’en examiner les implications du point de vue de l’identité disciplinaire[24]. Ce faisant, nous verrons en quoi ces termes entrent en conflit avec certaines façons standards de formuler le problème dans la théorie des relations internationales.

Premièrement, selon une version épistémologique du constructivisme, notre connaissance du monde serait socialement construite puisqu’elle nous parvient à travers le prisme du langage. Le sens des concepts dépend de l’usage qui en est fait selon les différents contextes temporels et spatiaux. Ceci suggère, d’une part, que le sens est relatif à ces contextes et, d’autre part, que la validité des théories développées à partir de ces concepts dépend également de leur fonction dans un cadre conceptuel global. Cette façon d’aborder le constructivisme en fait une philosophie plutôt inoffensive qui suggère qu’alors que nos concepts sont des constructions sociales, leurs référents ne le sont pas forcément. Cependant, lorsque les référents en question sont des institutions sociopolitiques et non des fait matériels et tangibles, nous sommes en droit de tenter de comprendre le possible lien causal existant entre les significations conceptuelles et ces institutions, le plus souvent en faisant appel à la notion d’agent, quelle qu’en soit par ailleurs la définition[25]. En abordant ainsi le constructivisme, la question reste posée de savoir comment les concepts tiennent ensemble avec les entités extra-linguistiques telles que les pratiques et les institutions et en quoi un changement conceptuel conditionne un changement politique et vice versa[26]. La réponse à ces questions n’exige pas un remaniement complet de l’ontologie sociale, mais elle requiert une conceptualisation minutieuse et une étude empirique. Un tel constructivisme épistémologique conserve la distinction entre le langage et le monde, même si cette distinction peut être particulièrement floue en pratique. Ainsi, le fait qu’une chose soit « construite » suggérerait, en quelque sorte, qu’elle n’est pas tout à fait réelle. D’où la critique que l’on adresse souvent au constructivisme en relations internationales, puisque avancer que quelque chose serait une construction sociale serait l’équivalent de nier sa réalité. Pis encore, il n’y aurait à partir de là qu’un pas à faire pour dire que ce qui est indésirable n’est rien de plus qu’une construction dont on pourrait disposer. C’est, selon nous, la vision du constructivisme la plus répandue en théorie des relations internationales et celle qui, aux yeux de plusieurs, constitue un moindre mal, une solution valable en ce qu’elle ne sacrifie pas toute rigueur scientifique.

Deuxièmement, selon une version ontologique du constructivisme cette fois, le monde lui-même est construit en vertu du fait qu’il serait linguistiquement constitué. Il s’agit d’une thèse beaucoup plus radicale puisqu’elle avance que les objets que comporte le monde, ou du moins la perception que nous en avons, sont constitués par et de ce fait dépendent des structures linguistiques qui, elles, existent indépendamment des sujets aussi bien que des objets[27]. Bien que cette thèse soit extrêmement difficile à défendre pour ce qui est des objets du monde naturel, elle revêt un certain intérêt en sciences sociales puisqu’elle permet de définir le monde social de manière à éliminer les problèmes de l’agent et de causalité qui menacent invariablement la cohérence de versions épistémologiques de l’argument constructiviste. Cependant, le prix à payer pour l’élimination de ces problèmes est que l’ontologie sociale se trouve remplacée par la phénoménologie sociale : le monde social acquiert alors une existence autonome uniquement garantie par les structures symboliques et par leurs instanciations dans l’esprit humain, ce dernier étant lui-même instancié dans une (autre) structure linguistique. De plus, si l’on considère les concepts et les institutions comme les deux facettes d’un même problème, rien n’oppose le fait « d’être construit » et « d’être réel ». C’est plutôt l’inverse : dans le monde social, les choses ne seraient réelles que dans la mesure où elles seraient construites.

Traduite dans les préoccupations propres à la théorie des relations internationales, cette distinction a confronté les constructivistes à un choix difficile. Ils pouvaient choisir de demeurer confinés dans un constructivisme d’orientation épistémologique, consacrant leurs recherches à des questions de signification conceptuelle, à leur conversion en pratiques sociales, puis dans leur éventuelle codification dans des institutions sociales. Ce faisant, ils se trouvaient implicitement confrontés aux tensions entre les différentes ontologies qu’ils invoquent alors implicitement. Ils pouvaient par ailleurs pousser leurs arguments à l’extrême en tenant pour acquis que les concepts, les pratiques et les institutions sont équivalents, d’un point vue ontologique, et que le social n’est, en somme, qu’une série de phénomènes construits par l’entremise de notre usage du langage. Ils faisaient face au contraire à un problème de démarcation consistant à déterminer où tracer les limites entre le monde social et le monde physique. Dans la première voie, la discipline des relations internationales prenait sur le tard conscience que la vie internationale existait en vertu de la signification qu’elle a pour les agents. L’ontologie sociale demeure alors essentiellement la même que celle qui existe au sein de toute représentation empirique de la réalité politique[28]. Dans la deuxième voie en revanche, les préoccupations de la discipline des relations internationales tendaient à se fondre dans celles des études culturelles ou de l’anthropologie en reconnaissant alors que le monde social, que les spécialistes des sciences sociales ambitionnent d’étudier, est réel et accessible en tant que domaine de recherche justement parce qu’il est construit du haut jusqu’en bas[29].

Cela dit, nous sommes d’avis que dans le domaine des relations internationales, bien des universitaires se sont tournés vers la première version du constructivisme surtout pour des raisons diplomatiques, tout en considérant la deuxième version avec un mélange de fascination et de méfiance. Le constructivisme épistémologique comporte tout de même certains avantages par rapport à une vision empirique des sciences. Il place le constructivisme sur un pied d’égalité avec une démarche scientifique plus traditionnelle quant aux critères de validité invoqués et appliqués. Dans la théorie des relations internationales, l’attrait du constructivisme tient semble-t-il au fait qu’il permet un compromis entre l’épistémologie empirique et une version ontologiquement plus radicale du constructivisme.

C’est on ne peut plus évident dans ce que nous disions plus haut du statut ontologique de l’État. Tandis que ceux qui abordent les relations internationales depuis une position épistémologique plus traditionnelle tendent tout simplement à prendre pour acquis l’existence de l’État, les chercheurs constructivistes tendent à remettre en question son statut ontologique. Lorsque, d’un point de vue constructiviste, on a d’abord critiqué le concept d’État souverain, il ne s’agissait pas simplement d’en exposer le caractère contingent, mais plutôt la prétendue immatérialité et sa redondance ultime dans l’étude des relations internationales[30]. Aujourd’hui, la tendance générale semble être la suivante : l’approche qui consiste à placer l’État au centre de la politique mondiale est renforcée par l’épistémologie empirique et l’ontologie réaliste alors que l’approche non étatique de la politique mondiale se trouve appuyée par différentes versions de l’argument constructiviste[31]. Bien que ces associations ne soient aucunement nécessaires, elles ont certes eu pour effet de rendre les questions d’épistémologie et d’ontologie inutilement difficiles à démêler des questions relatives à l’identité disciplinaire[32].

Le problème avec le constructivisme épistémologique dans la théorie des relations internationales, c’est qu’il mène ses partisans à croire que, avancer que l’État est une construction, serait équivalent à dire que l’État ne serait pas réellement réel et que, par conséquent, le concept serait théoriquement vide de sens et mériterait peut-être d’être banni de notre édifice théorique. Ou, encore, d’assumer que l’État est une construction et qu’il est donc irréel au sens où il n’existerait pas hors du monde des concepts, mais qu’il serait néanmoins accessible en tant que tel grâce aux méthodes interprétatives et critiques qui pourraient aider à mettre au jour son inhérente irréalité. Or, il est tout aussi évident pour ces constructivistes que l’État est bien vivant dans la pratique politique et que le concept ne peut pas non plus, par conséquent, être si facilement écarté du point de vue théorique. D’où la recherche d’un compromis, une recherche que facilitent et que reflètent les tensions inhérentes au constructivisme épistémologique. Les chercheurs ayant opté pour ce compromis se sentent ainsi obligés de souligner que l’État est néanmoins réel, au sens fort du terme, par opposition au simple fait d’être une construction dans un sens sans grande consistance sur un plan épistémologique. Refusant de trancher pour l’une ou pour l’autre philosophie, ces chercheurs veulent le beurre et l’argent du beurre : alors que l’État est considéré comme réel, certains de ses attributs essentiels, tels que son identité et ses intérêts, sont considérés comme socialement construits. Dans le discours scientifique, l’État semble très bien se porter et le résultat conventionnel de l’interrogation faisant l’objet du débat relaté plus haut a le plus souvent conduit à corroborer la nécessité du concept d’État dans l’étude des relations internationales actuelles[33].

Un constructivisme aussi modéré que celui-ci implique que ce qui est vrai de l’État et du système d’États le sera également de toute conception alternative de l’ordre politique. La position mitoyenne impliquera ici que toutes les entités pouvant composer le monde sont soit construites, soit réelles dans un certain sens, mais jamais les deux à la fois. Ceci accroît la difficulté d’innover du point de vue conceptuel puisqu’il est toujours possible d’alléguer que toute alternative pour le bon vieil État est davantage construite que réelle et, partant, un mauvais choix pour toute nouvelle ontologie sociale des relations internationales. En s’accrochant ainsi à une distinction entre le réel et le construit, le constructivisme épistémologique semble soutenir les tendances étatiques dans la théorie des relations internationales étant donné qu’il est facile de faire paraître l’État moins construit et moins irréel que n’importe lequel de ses rivaux théoriques. Quand ils se sont tournés vers la philosophie, les partisans de la position mitoyenne ont préféré ignorer que l’enjeu ne porte pas tant ici sur l’opposition entre deux représentations antagonistes de la réalité internationale, que sur deux représentations rivales de ses conditions possibles d’existence. Ainsi, ironiquement, on ne compte plus dans la discipline des relations internationales les tentatives pour répondre à la question de la nature du monde dans lequel nous vivons et de la nature des entités qui le composent. Le seul problème est que cette question a donné lieu à des réponses plus dignes d’un Parménide que d’un Aron ou d’un Morgenthau.

Le résultat malheureusement de cette attachement sélectif au tournant linguistique aura été de miner une bonne partie du potentiel du constructivisme au sein des relations internationales. Plus particulièrement, en faisant s’équivaloir « être construit » et « être moins que réellement réel », plusieurs chercheurs sont passés à côté de l’une des conséquences principales du tournant linguistique, à savoir que si le monde social est réel précisément parce qu’il est construit, l’on pourrait délimiter le domaine d’étude au monde social ainsi constitué et faire l’économie du débat sur la vérité qui accompagne une séparation plus marquée entre le langage et le monde[34]. Ce n’est que lorsque nous aurons convenu de la nature purement symbolique du social que nous pourrons être tout à fait objectifs à propos de ce qui se passe dans ce monde. Lorsque nous les aurons véritablement assimilés, les apports du tournant linguistique devraient nous aider, d’une part, à repenser les problèmes d’ordre politique de manière à les élucider et, d’autre part, à redéfinir de manière moins biaisée la question de l’identité disciplinaire. Autrement, nous risquons de devenir les spectateurs d’un monde que nous n’aurons aucune chance de comprendre.

Conclusion

En somme, nous croyons que la solution aux problèmes abordés dans cet article devra passer par trois étapes successives. En premier lieu, la discipline des relations internationales devra développer une meilleure compréhension de son propre rôle dans la constitution même de son sujet d’étude. Pour y arriver, il faudra absolument procéder à une mise en contexte attentive des principaux concepts en relations internationales de même que du sujet à l’étude, de manière à montrer en quoi la discipline et son objet ont été, et demeurent, engagés dans un rapport réflexif. Ceci permettrait de comprendre le rapport discursif dans lequel ont été constitués l’État et le système d’États, ainsi que la manière dont les théories des relations internationales ont servi à légitimer certaines institutions et pratiques dans le domaine ainsi constitué[35].

En deuxième lieu, si la discipline des relations internationales veut exister ailleurs que dans les marges des autres sciences sociales, il lui faudra trouver des moyens de rendre compte des nombreuses manifestations de la vie politique sans pour autant les transformer implicitement et en faire des déviations par rapport à la norme étatique[36]. Cette étape consistera donc en une prise de conscience que la signification et l’expérience de l’étatisation n’épuisent pas les possibilités de l’ordre politique, mais qu’elles constituent plutôt des cas d’espèces – par ailleurs plutôt limités – du point de vue de la société mondiale[37]. En tant que discipline, les relations internationales sont confrontées au défi de formuler des représentations théoriques qui soient impartiales quant aux diverses formes d’ordre politique, que celles-ci soient fondées ou non sur des collectivités bien délimitées et qu’elles relèvent ou non d’une autorité centralisée[38]. Ceci amènera en retour la discipline à redéfinir les frontières du politique, de manière à ce que l’on puisse faire la part des choses entre la signification d’un tel concept et l’expérience moderne de l’étatisation[39].

En troisième lieu, nous sommes d’avis qu’il s’agira d’appliquer certains vieux apports théoriques à des contextes actuels. Nous considérons que le principal avantage comparatif de la discipline des relations internationales vis-à-vis des disciplines connexes réside dans sa capacité d’expliquer et de comprendre ce qui se produit en l’absence d’une autorité suprême, soit sous des conditions d’anarchie. Dans le vieux monde de la théorie des relations internationales, une telle condition était la conséquence exclusive de la souveraineté étatique. Mais, dans un monde où la séparation nette entre les sphères intérieure et internationale apparaît de moins en moins satisfaisante tant sur le plan analytique que sur le plan moral, l’état de nature n’est plus réduit à ses anciennes manifestations mais il est au contraire doué d’ubiquité, quoique sous une forme plus diffuse. Si, comme le croyait Michel Foucault, la politique n’est rien d’autre que la guerre continuée par d’autres moyens et l’État n’est rien de plus qu’une manifestation des vicissitudes que le rapport entre guerre et politique a subie, il s’ensuit que toute politique est essentiellement une politique internationale si l’on considère par ailleurs que l’essence de cette dernière est définie par l’absence de souveraineté préconstituée[40]. Tandis que l’émergence d’institutions de gouvernance mondiale a reçu beaucoup d’attention, l’on a à peine remarqué la dispersion transnationale simultanée de la politique de puissance. Dans un contexte où des théories initialement conçues pour être appliquées sur la scène intérieure deviennent de plus en plus applicables à la sphère internationale, des théories autrefois pensées en fonction de l’internationale pourraient aussi bien nous aider à comprendre la réorganisation de la violence dans des secteurs inattendus. Ici encore, cela obligerait la discipline à repenser son ontologie fondamentale dans la perspective de la sociologie contemporaine, tout en conservant l’avantage évident qu’elle a d’être en mesure de comprendre les rapports entre unités politiques – peu importe ici leur nature ou leur taille – en l’absence d’une source d’autorité centralisée. Voilà tout à la fois l’avantage des relations internationales en tant que discipline et le défi devant lequel celle-ci se trouve.

[Traduit de l’anglais]