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L’Ange blanc face à l’Ange noir. Tels sont les termes employés par Blandine Kriegel afin de présenter les deux figures du droit que furent Hans Kelsen et Carl Schmitt (Kriegel 1998). Cette dichotomie oriente bien évidemment les interprétations. Elle fonde en partie, pour Blandine Kriegel, l’opposition de deux philosophies antinomiques : d’une part, celle de la République qu’elle entend défendre et déployer ; d’autre part, celle de l’Empire source de violence qu’elle passe au crible. Mais cette dichotomie renvoie d’abord et avant tout à un débat enraciné dans deux conceptions différentes du droit : celui du normativisme kelsenien et du décisionnisme schmittien (Kervégan 1995)[1]. Ce débat se sédimente à partir de 1931, lorsque Schmitt publie Der Hüter der Verfassung(Le gardien de la Constitution) et que Kelsen réplique de façon critique en faisant paraître Qui doit être le gardien de la Constitution ? Le moment n’est rien d’autre que celui de l’épuisement de la République de Weimar, qui traverse une crise tant économique que politique. Il s’agit du seul et unique affrontement direct entre les deux protagonistes, bien que les tensions soient perceptibles dans leurs publications respectives dès 1920 (Herrera 1997). En effet, Schmitt cherche à contrecarrer de façon constante l’argumentaire kelsenien, notamment sur la question du parlementarisme en 1925[2]. Ce débat dans le domaine du droit est l’analogue de celui qui se joue sur le plan philosophique entre Heidegger et Cassirer, selon Blandine Kriegel (1998).

Cet affrontement entre Kelsen et Schmitt est bien connu sous les angles de la conception du droit, du parlementarisme et de la démocratie, de la nature de la souveraineté, de la dictature. En d’autres termes, une opposition qui relève des affaires du « dedans ». Or, la joute se poursuit également à l’échelle internationale. Elle apparaît à la fois comme un prolongement naturel des oppositions dégagées sur le plan interne par les deux auteurs et comme un cadre ultime au sein duquel tout l’édifice théorique construit des deux côtés trouve son aboutissement. La mise en place d’un ordre juridique cohérent nécessite une primauté du droit international sur le droit national selon Kelsen. Pour Schmitt, la discrimination de l’ami et de l’ennemi surgit d’abord et avant tout entre les groupes humains organisés. Elle empêche l’émergence d’une unité mondiale.

Ce débat en relations internationales présente deux particularités. Par rapport à celui qui germe dans la République de Weimar, il n’est pas direct et prend les formes d’un « dialogue caché ». Il ne se fonde pas sur des références à la fois explicites et réciproques quant aux arguments formulés par l’un et l’autre. Les moments d’écriture, d’ailleurs, ne sont pas exactement les mêmes. Kelsen s’intéresse au droit des gens à partir de 1920 en publiant Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts. Deux occasions invitent Kelsen à approfondir cette réflexion : les cours qu’il donne à l’Académie de droit international de La Haye en 1926 et 1932[3], l’exil aux États-Unis avec, à titre d’illustration, ses leçons de Harvard et son commentaire de la Charte de San Francisco. Bien qu’il traite de la question de la Société des Nations (sdn) et du problème du droit des gens à partir de 1926[4], c’est surtout à partir de 1937 que Schmitt s’investit dans ce champ d’études, c’est-à-dire à la suite de sa mise à l’écart sous la pression de Himmler en tant que possible secrétaire d’État (Cumin 2005). Seule exception : ils rédigeront tous deux leurs ouvrages majeurs après la Seconde Guerre mondiale. Kelsen publiera ses Principles of International Law en 1952 ; Schmitt commencera son fameux Nomos der Erde en 1947.

La seconde particularité tient à une méditation engagée par les deux juristes à l’issue de la Première Guerre mondiale : un événement caractérisé par Simmel comme « le plus bouleversant et le plus déterminant pour l’avenir depuis la Révolution française » (Simmel 1990 : 290). C’est bien l’organisation de la paix qui constitue l’enjeu central après 1919, et ce, pour le restant du siècle. La situation du droit international invite à une réflexion plus large, d’abord sur sa nature et sa transformation, puis sur les conceptions de l’organisation du monde en tant que tel. C’est ainsi par contraste que la pensée de Schmitt surgira au sein de cette contribution tout comme, en peinture, une couleur se révèle avec encore plus d’intensité lorsqu’elle jouxte directement une autre sans espace de transition[5]. En philosophie politique, la construction d’une pensée repose bien souvent sur une critique, sur la mise en relief de distinctions afin de clarifier son propre chemin. Nous faisons l’hypothèse que la philosophie élaborée par Schmitt est une réponse critique aux arguments de Kelsen, tant du point de vue de l’organisation de la sécurité collective (c’est-à-dire l’évolution du droit international) que de celui du « politique » au niveau international[6]. La saisie de son originalité et de sa profondeur passe par Kelsen, admiré un temps puis stigmatisé, y compris – et même surtout – dans sa façon d’appréhender les relations internationales.

I – La discorde sur la nature du droit international

Dans les années trente, Guglielmo Ferrero affirmait que, si la civilisation occidentale sait encore faire la guerre, elle ne sait plus faire la paix. Ce point de vue, qui trouve actuellement un large écho, permet d’introduire le jugement que Kelsen et Schmitt vont formuler à l’encontre du traité de Versailles. Tous deux souscrivent à cette idée selon laquelle les Européens n’ont pas su vider le différend. La paix n’est pas garantie. Cependant, les explications qu’ils offrent – sans oublier les moyens de dépasser cet échec – traduisent deux conceptions différentes du droit international. La Seconde Guerre mondiale sera l’occasion de les reformuler.

A — Deux critiques antagonistes

Kelsen et Schmitt diffusent deux jugements sévères tout d’abord sur la Société des Nations, puis sur les orientations internationales prises après 1945. La convergence s’arrête toutefois à la prise de position critique car les raisons qu’ils invoquent s’opposent.

Un péché par carences et faiblesses selon Kelsen

La paix incarne la « première tâche politique » selon Kelsen (1944). Elle sera réalisée grâce à une technique : celle du droit (Kelsen 2001d). Les deux expériences historiques du 20e siècle consécutives à deux guerres « totales » présentent toutefois des carences. Pourquoi ? La première carence provient des conditions de création de la sdn : « L’inclusion du Statut de la sdn dans le texte des traités de paix a toujours été un acte injustifiable » (Kelsen 2001d : 221). Non seulement les parties contractantes ne sont pas toutes les mêmes, mais « la concordance des textes des différents statuts de la Société des Nations n’est pas absolue » (Kelsen 2001d : 222). Si l’Organisation des Nations Unies n’a pas répété ce choix technique désastreux, elle ne montre pas moins d’autres insuffisances. À titre d’illustration, le Conseil de sécurité est incapable de régler tous les différends internationaux du fait du veto. De plus, l’absence d’un monopole centralisé de la force armée rend aléatoire l’effectivité des sanctions (Tournaye 1995).

L’ensemble de ces carences affaiblit l’organisation internationale, qu’il est nécessaire de réformer en vue d’abolir la guerre[7]. Si cette organisation incarne « un ordre juridique » (Kelsen 2001e : 252), sa portée se révèle encore limitée du fait que les moyens mobilisés jusqu’alors n’empêchent pas l’autoprotection, c’est-à-dire la solution du self-help en dehors des procédés de sécurité collective. Il faut donc aller plus loin…

Un péché par excès et illusion selon Schmitt

« Surtout pas », entend-on du côté de Schmitt, car nous aurions déjà franchi le Rubicon. Schmitt livre un même diagnostic critique sur la sdn et sur les créations institutionnelles post-45. Toutefois, le désastre n’est pas lié à un manque. Il résulte au contraire d’un débordement qui affecte le droit positif international depuis 1919. En quoi réside-t-il ?

À la fin du 19e siècle, une tendance à rendre la guerre illégale surgit, alors que celle-ci avait constitué l’ultima ratio des relations entre États jusque-là. Quatre éléments à la suite de la Première Guerre mondiale accentuent cette tendance : le traité de Versailles exclut les vaincus en désignant un responsable de l’affrontement ; la création de la sdn rompt l’égalité des États, car un conseil définit la licéité et l’illécéité de la guerre ; le pacte Briand-Kellog en 1928 condamne la guerre en tant « qu’instrument de politique nationale » ; le Tribunal de Nuremberg juge les responsables de la guerre. Tous ces éléments convergent vers une criminalisation de l’ennemi : la guerre se transforme en une opération de police contre les États qui adoptent des politiques offensives d’agression, lesquelles remettent en cause la logique du statu quo.

Cette tendance a une source et une conséquence dangereuses. Tout d’abord, elle s’abreuve à un impérialisme américain dont la particularité est d’étendre au monde entier sa conception de la guerre et de la paix (Cumin 1997) : la chasse à l’État hors-la-loi. Les États-Unis, en particulier avec la doctrine Stimson de 1941 qui leur donne la possibilité de punir un État agresseur où qu’il soit, « universalisent les conflits au nom de l’unité du genre humain » (Cumin 1997 : 170). La conséquence correspond à une exacerbation de la violence au sein des conflits armés : « Le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l’invoquer et de le monopoliser ne saurait que manifester une prétention effrayante à refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité » (Schmitt 1972 : 98-99). Le pacte de 1928 permet de déclencher une guerre sans déclaration formelle. Pire, à partir du moment où un responsable est désigné, son extermination ou sa traduction en justice s’imposent. Schmitt établit, qui plus est, un lien entre la modification du théâtre de la guerre (de plus en plus aérien) et l’anéantissement de l’ennemi comme visée. Alors que l’affrontement terrestre permettait de maintenir un même plan dans la lutte, le bombardement ne distingue plus combattants et population civile (Schmitt 2001). Schmitt arrive à l’idée selon laquelle l’évolution du droit international génère les guerres totales du 20e siècle et non l’inverse (Habermas 1996). Ainsi, l’illusion de ce nouveau droit réside en sa prétention irénique alors qu’il ne fait que sécréter une hostilité de plus en plus intense.

B — Deux solutions diamétralement opposées

Faute de moyens appropriés, la paix n’est pas réalisée. Les options avancées par Kelsen et Schmitt se révèlent diamétralement opposées. À travers les différents projets d’organisation internationale, le premier milite pour la création d’une cour de justice. Le second, au contraire, souhaite renouer avec la grande tradition du « droit public européen » fondé sur l’art de la négociation. Ces deux orientations ont pour socle deux conceptions du droit international.

Du programme positiviste : dépasser la primitivité du droit international

Pour Kelsen, une norme juridique est :

un énoncé hypothétique qui fait d’un acte de contrainte, empiètement par la force sur la sphère d’intérêts d’un sujet, la conséquence d’un acte de ce sujet-ci ou d’un autre. L’acte de contrainte prévu à titre de conséquence par la norme juridique est la sanction ; la conduite du sujet érigée en condition est définie comme illicite.

Kelsen 1997 : 376

Le droit international est droit uniquement en ce sens, soit : « l’acte de contrainte d’un État, l’ingérence par la force dans la sphère d’intérêts d’un autre État, n’est permise qu’à titre de réaction contre un délit et si le recours à la force à d’autres fins est interdit » (Kelsen 1997 : 376).

Toutefois, un problème surgit : cette réaction revêt-elle toujours les caractères d’une sanction ou bien s’apparente-t-elle uniquement à des représailles ? Pour les tenants de la guerre juste, le recours à la force armée n’est légitime qu’en cas d’infraction, c’est-à-dire dans une perspective de guerre-sanction. Au contraire, les détracteurs de la doctrine de guerre juste ne reconnaissent pas une telle conception et fustigent l’idée selon laquelle le juriste pourrait déterminer si le droit international a été violé (activité qui relève en dernier ressort des gouvernements). Dès lors, la guerre-sanction n’existe pas. Ne subsistent à l’échelle interétatique que des « guerres-conflits ». Kelsen prend position en faveur de la doctrine de guerre juste, mais il ne le fait pas dans le prolongement de cette grande tradition qui remonte à saint Augustin jusqu’à Grotius, en passant par le Décret de Gratien. Il défend cette interprétation, car elle représente une transition dans l’évolution du droit international si l’on veut bien considérer que ce dernier est un droit véritable « comme les autres ». Trois arguments sont ici convoqués.

Le premier tient au caractère incomplet du droit international. Celui-ci correspond encore à un droit primitif. L’ordre international est, tout comme la société primitive, un ordre défectif : absence de centralisation judiciaire et politique. Dans ce contexte, les États se retrouvent dans une situation similaire à celle des individus, car ils doivent se faire justice eux-mêmes. Toutefois, Kelsen soutient que cet ordre n’est pas totalement défectueux du point de vue juridique car, en agissant de la sorte, les individus de la société primitive répondent à des obligations juridiques qui participent de l’ordre social : « Un homme qui venge le meurtre de son père sur la personne qui paraît être le meurtrier n’est pas regardé comme un meurtrier mais comme un organe de la communauté » (Kelsen 1997 : 386). L’auto-justice est donc un droit à l’état naissant. Par la suite, la vengeance manifestée en ces termes laissera place à « l’institution des tribunaux et à l’organisation d’un pouvoir exécutif centralisé, c’est-à-dire une centralisation régulièrement accrue de l’ordre social de contrainte » (Kelsen 1997 : 387). L’ordre international est traversé par les mêmes tendances qui permettront de distinguer grâce à des techniques purement juridiques la guerre-infraction de la guerre-sanction. Par conséquent, la guerre juste participe d’un moment dans l’histoire des relations internationales. Elle laissera place de façon progressive à d’autres moyens plus appropriés. Kelsen reconnaît que cette conception présente une dimension plus politique que juridique. Des éléments extérieurs au droit sont ainsi mobilisés afin de justifier une interprétation de la guerre. Toutefois, les deux autres arguments permettent de conforter cette thèse grâce à des ressources qui relèvent bien de la théorie juridique.

Le second argument est juridictionnel. Kelsen appréhende les relations entre États à partir du prisme des relations interindividuelles au sein des États. Le développement des tribunaux a permis de vider les différends entre particuliers. Il a scellé la communauté. Ainsi, Kelsen affirme : « Les fondations de toute organisation juridique comme de toute communauté juridique, c’est la juridiction » (Kelsen 2001e : 261). C’est le cas à l’échelle internationale. Les États doivent se soumettre à un tribunal central et ils s’engageront à vider tous leurs différends sans aucune exception (Kelsen 2001e). Deux corollaires à l’institutionnalisation de cette juridiction internationale obligatoire font l’objet de formulation : le désarmement des États particuliers et l’armement de la communauté internationale (la force peut être utilisée afin de rendre efficientes les décisions prises par la juridiction). Autrement dit, la doctrine de guerre juste disparaîtra au profit d’une instance chargée de qualifier les actes des États (soit infraction, soit sanction). De façon constante, Kelsen exposera cette idée de juridiction internationale seule capable d’instaurer un maintien de la paix à partir des années trente[8]. La pratique des États rétive, pour ne pas dire hostile, à cet argumentaire ne modifiera en rien sa prise de position.

Le dernier argument tient à la nature de la théorie juridique défendue par Kelsen, c’est-à-dire son caractère moniste. Le droit international et le droit étatique ne représentent pas deux systèmes de normes distincts et indépendants. Ils s’articulent l’un à l’autre. Comment ? Kelsen se veut partisan d’un monisme avec primauté du droit international :

Il n’y a pas un seul ordre juridique étatique valable, mais il y en a plusieurs coordonnés entre eux et délimités les uns vis-à-vis des autres quant à leurs domaines respectifs de validité ; et étant donné que c’est le droit international qui réalise cette coordination et cette délimitation, il faut nécessairement considérer que le droit international est un ordre juridique supérieur à tous les ordres étatiques, qu’il réunit en une communauté juridique universelle.

Truyol u Serra 2007 : 82-83

On sait que Kelsen a voulu édifier une théorie pure du droit qui incarnerait une théorie par excellence du positivisme juridique. La mise en avant d’une juridiction internationale obligatoire et le monisme avec primauté du droit international visent à rendre cohérents les différents niveaux de cette théorie. Le caractère primitif du droit international pousse également Kelsen à inscrire la doctrine de guerre juste dans une transformation progressive de l’histoire des relations internationales. Toutefois, à partir d’un même constat de primitivité, plusieurs théoriciens des relations internationales parviennent à une conclusion très différente. Les solutions avancées relèveraient ainsi du précaire. Avant de rédiger son célèbre Politics among Nations, Morgenthau avait engagé cette réflexion en se réclamant d’ailleurs de Kelsen. Il s’est retrouvé dans une impasse. Le droit international est fragile car les sujets de droit en sont également les créateurs. Ce droit ne peut s’abstraire des États et ne saurait subir une inflexion conséquente (Morgenthau 1934). Carl Schmitt souscrit à ce jugement mais ne fait pas de cette primitivité une incomplétude.

Du programme décisionniste : recouvrer le « droit public européen »

Ce qui est considéré comme primitif par Kelsen apparaît aux yeux de Schmitt comme le produit d’une avancée magistrale – voire d’un « exploit » – qui a incontestablement dispensé de l’ordre interétatique entre la Renaissance et le début du 20e siècle : le « droit public européen ». Quelles sont ses propriétés ?

Né de la découverte de nouvelles terres (conquête du Nouveau Monde) et du schisme dévastateur (guerres de religion), ce droit public européen entend s’opposer à la fois à la guerre totale entre États et à la guerre civile. En effet, ce droit établit les conditions du recours à la force armée qui permet de transformer les guerres médiévales (les croisades notamment) en duel codifié entre armées organisées par des États reconnus : c’est-à-dire des « guerres étatiques non discriminatoires » qui respectent des formes tant dans leur déclenchement que dans leur déroulement. Par là, le droit public européen neutralise la guerre confessionnelle puisque la religion ne peut plus être source de lutte armée. L’ensemble de ce dispositif rime avec rationalisation, mieux, avec « humanisation » (Schmitt 2001) de la guerre après une montée de l’hubris en particulier dans la péninsule italienne.

Ce droit public européen s’inscrit dans une conception décisionniste du droit que promeut Schmitt avec opiniâtreté. Selon lui, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (Schmitt 1988 : 15). C’est l’exception qui donne corps à la règle ou, plutôt, qui oblige le titulaire du pouvoir exécutif à prendre une décision dont l’objet est l’existence de l’unité politique et, par voie de conséquence, qui fonde le droit. La légitimité de la décision ne tient pas à la nature de la norme élaborée (sa cohérence avec une norme supérieure ou son caractère). Dans Le gardien de la Constitution, Schmitt insiste sur l’idée qu’une décision comprend toujours un « élément de décision pure non déductible du contenu d’une norme ». Dès lors, la légitimité ne dépend que d’une volonté indépendante, celle du décideur :

Ce qui donne sa qualité spécifique au droit est d’abord une décision suprême qui la fonde. Une telle décision n’est pas explicable à partir de règles préexistantes, elle n’est pas juridiquement explicable du tout, c’est grâce à elle, au contraire, que des règles juridiques pourront exister.

Pfersmann 1996 : 509

Or, avec le droit public européen, c’est bien la décision de désigner un ennemi (en tant qu’autre collectif politique) qui est mise en avant afin de préserver un « ordre concret » (donné et préexistant que le souverain doit protéger coûte que coûte) (Zarmanian 2006). Cette décision participe de l’existence même de l’unité politique et évite, ainsi, de qualifier une autre unité politique de criminelle : ce qui permet toujours de parvenir à un compromis dans le cadre de négociations ou de sceller la paix après la bataille. Il faut donc revenir en arrière, à ce droit public européen qui, malheureusement avoue Schmitt, se « dissout » peu à peu. Ce projet de réhabilitation a pour moteur une critique féroce de la hiérarchie des normes et de son corollaire : le développement juridictionnel à l’échelle internationale. Le recours à la guerre est toujours possible et il résulte d’une volonté du dirigeant. Ce choix d’entrer en guerre sera formalisé, mais en aucun cas il ne sera soumis à l’examen jurisprudentiel en vue d’en apprécier le caractère adéquat. Schmitt fustige les « juristes pacifiques » de cette école normativiste viennoise ayant Kelsen comme fer de lance. Ils oublient la volonté des puissances étatiques. Plus grave, les Viennois occultent l’ordre que le droit public européen a dispensé par le passé et qu’il pourrait encore assurer. Un oubli qui se révèle inacceptable pour un Allemand après 1919 !

II – L’opposition sur la nature des relations internationales

La joute entre Schmitt et Kelsen ne se limite pas à la conception du droit international à la suite des faits du 20e siècle : recouvrer l’esprit du droit public européen en rejetant la criminalisation de l’ennemi pour le premier, dépasser la primitivité de celui-ci par la création d’une juridiction pour le second. Ces orientations s’articulent à deux façons d’envisager la nature des relations internationales. Celles-ci se manifestent tant d’un point de vue ontologique (le type d’acteurs pertinents sur la scène internationale à étudier) que du point de vue « organologique » (la manière d’orchestrer les relations entre ces acteurs dans une perspective « idéale »[9] ).

A — Deux points de vue ontologiques

En relations internationales, l’ontologie comprend plusieurs dimensions. L’une porte sur la nature de la théorie soit « réaliste » (les concepts employés correspondent bien à des segments de la réalité), soit nominaliste (les concepts ne sont que des outils limités). Une autre dimension, que l’on qualifie parfois de « niveaux d’analyse ontologique », identifie les acteurs clefs qu’il faut appréhender afin de rendre intelligible la réalité internationale. Les développements suivants se focaliseront sur ce dernier aspect et non sur d’autres composantes du débat ontologique contemporain (matérialisme vs idéalisme ou agent vs structure par exemple). En effet, Kelsen et Schmitt s’opposent quant à la place des États sur la scène internationale. De plus, ils proposent deux regards distincts sur la reconnaissance progressive des individus ou des groupes non étatiques en tant qu’acteurs.

Un décentrement kelsenien

Kelsen souligne que les États ne sont qu’une catégorie d’acteurs parmi d’autres sur la scène mondiale. Mieux, il soutient qu’ils ne peuvent pas être considérés comme les seuls et uniques sujets de droit. Un tel décentrement s’exprime par trois arguments majeurs.

Le premier argument renvoie à la production des traités. Les États rédigent et adoptent ces derniers. Toutefois, d’autres acteurs participent par voie conventionnelle « à la formation et à la transformation de l’ordre international » (Kelsen 2001b : 130). Ils présentent la particularité d’être des « communautés juridiques », c’est-à-dire des acteurs bénéficiant de la personnalité juridique. Kelsen fait référence à l’Église catholique, aux unions d’États comme la Société des Nations, ainsi qu’à certains membres d’États comme les dominions britanniques. Cette liste n’a pas un caractère fermé. Elle peut très bien faire l’objet d’un élargissement dans le futur. Kelsen insiste sur cette possibilité, laquelle s’inscrit dans une perspective évolutive des conditions de production normative à l’échelle mondiale :

Le fait que les traités internationaux ne sont conclus que par des États ou des communautés juridiques qui leur sont assimilées à cet égard n’est pas une limitation qui résulte de l’essence du droit des gens, mais simplement de l’état actuel du droit des gens positif, de sa constitution actuelle. Rien ne s’oppose à ce que cet état de choses change par voie de coutume, c’est-à-dire que le cercle des sujets capables de créer le droit international conventionnel se rétrécisse ou, ce qui est plus vraisemblable, s’élargisse, par le fait que par exemple des minorités nationales ou religieuses acquièrent le droit de figurer comme parties à des traités.

Kelsen 2001b : 130

Le décentrement ontologique apparaît également en aval, lorsqu’il s’agit de déterminer les sujets de droit qui doivent respecter les obligations ainsi élaborées. Kelsen prend, là encore, ses distances avec une réflexion stato-centrée. Il n’hésite pas à faire des particuliers des sujets de droit, quand bien même ils ne sont pas associés à la création du droit international – ou du moins, souligne Kelsen, « pas encore ». Selon lui,

les individus peuvent se voir imposer ou conférer, par les normes internationales créées par les États, des obligations ou des droits internationaux. La règle internationale qui défend la piraterie, par exemple, et qui autorise les États à procéder, même en pleine mer, en dehors de leurs propres navires, à des mesures de contrainte contre les pirates établit l’obligation juridique pour tous les hommes de s’abstenir de la piraterie.

Kelsen 2001a : 77

D’autres illustrations sont convoquées, comme le droit commercial ou la politique sociale dont les règles issues des traités créés par les États « confèreront directement des droits et des obligations aux commerçants, aux employeurs ou aux ouvriers » (Kelsen 2001c : 184). Kelsen défend ici le principe de l’application immédiate du droit international en droit interne.

Enfin, fidèle à sa conception du droit qui place la juridiction au coeur de celle-ci, Kelsen met en relief également le rôle des individus dans les procédures devant le tribunal international qu’il appelle de ses voeux. D’une part, les individus peuvent être amenés à plaider devant ce dernier ou toute autre organisation judiciaire prévue par un traité. En ce cas, ils contribuent à partir d’un cas d’espèce à la production du droit international jurisprudentiel. D’autre part, et de façon plus fondamentale, les individus doivent avoir la possibilité d’ester en justice à l’échelle internationale. Ce droit de saisine reflète bien plus que la reconnaissance d’une capacité d’agir. Elle est le symptôme d’une percée juridique par laquelle la primitivité du droit disparaîtrait entièrement sur la surface du globe. Le tribunal ne videra pas seulement les différends entre les États, mais également ceux qui surgissent entre ces derniers et les individus. À propos de ce droit de saisine, Kelsen écrit :

L’on ne doit pas se méprendre sur l’extrême portée d’une mesure de ce genre. Elle marquerait le premier pas réel vers la création de ce que l’on peut appeler, au sens technico-juridique et non plus uniquement au sens politico-démagogique, un Super-État. Car le jour où l’État ne se dressera plus entre l’individu et la communauté internationale, et où la communauté internationale se trouvera, avec ses organes, au service de l’individu, fût-ce contre son propre État, où même, dans certains cas, l’État ne pourra agir contre ses propres ressortissants qu’avec l’autorisation d’un tribunal international, ce jour-là, l’ordre juridique international, […] ne se distinguera plus essentiellement du point de vue technico-juridique de l’ordre juridique interne.

Kelsen 2001e : 264-265

Ce décentrement[10] s’inscrit dans le prolongement du monisme défendu par Kelsen, en particulier contre les thèses d’Anzilotti (Leben 2001a). Cette posture est fondée sur une critique sévère du principe de souveraineté. Tout d’abord, l’État souverain ne constitue qu’un ordre juridique « partiel » (l’État est également un organe du droit international qui le subsume). Ensuite, et surtout, la souveraineté représente un dogme conçu comme « principal instrument de l’idéologie impérialiste » (Kelsen 1962 : 196). Ce dogme doit être « éliminé ». Bien au contraire, Schmitt déploie une ontologie focalisée sur ce « dogme » si férocement dénoncé par Kelsen.

Une concentration schmittienne

Deux constances sur le plan ontologique caractérisent la pensée de Schmitt. Tout d’abord, celui-ci refuse de reconnaître les individus comme des sujets porteurs de droits et d’obligations à l’échelle internationale. Le libéralisme anglo-saxon est pointé du doigt ici. Il ne faudrait pas que son socle – l’individualisme – essaime à l’échelle internationale. Les soubassements théoriques de Schmitt sont aux antipodes du libéralisme et on comprend bien son allergie, voire son hostilité ouverte[11]. En effet, l’individualisme résulte d’une modernité stigmatisée par son rejet des traditions, en particulier du catholicisme. Schmitt fustige cette idéologie qui occulte le caractère sacré de toute autorité politique.

Ensuite, l’État est la donnée de base au sein du droit public européen. Par là, l’objet central des relations internationales demeure la possibilité de recourir à la force armée, autrement dit la guerre dans le sens où l’entendaient Bodin puis Rousseau. Si Kelsen conçoit la souveraineté comme a-juridique et comme une construction idéologique afin d’obtenir l’obéissance des sujets, Schmitt au contraire souligne que la souveraineté de l’État est le socle de toute pensée sur le politique dans le sens où elle permet en situation extrême de dire qui est l’ennemi.

Carl Schmitt serait-il affecté par une modification de point de vue lorsqu’il considère, dès 1926-1928, que les États doivent acquérir de plus grandes dimensions tant du point de vue territorial que démographique ? Serait-il ainsi traversé par une adaptation de sa pensée sous l’effet d’un accroissement des interdépendances qu’à la même période Marcel Mauss envisage comme déterminantes pour la vie des États (Mauss 1974) ? La théorie qu’il élabore entre 1939 et 1942 est celle du Grossraumordnung : notion d’ordre fondé sur les grands espaces appliquée à la situation du iiie Reich. L’Europe doit être considérée comme un grand espace sous hégémonie allemande, un espace qui suppose la non-ingérence des puissances étrangères. En d’autres termes, il s’agit d’une doctrine Monroe pour le continent européen. Cette notion est dispensatrice d’ordre et ne doit pas être confondue avec celle que défend officiellement le régime (Lebensraum) (Cumin 2005). Elle « flirte » avec la notion d’empire mais doit en être dissociée. Contrairement à une conception « gigantesque » de l’empire qui envisage de se confondre avec l’univers humain, voire l’univers tout court, la notion élaborée par Schmitt refuse cette extension. Rien de plus éloigné de l’« autarcie impériale[12] » que ce Grossraum. L’ordre international repose ainsi sur l’idée d’une pluralité de grands espaces (Kervégan 2004).

Si Kelsen adopte un décentrement, Schmitt préfère une concentration sur les collectifs humains organisés (État ou Grossraum) :

C’est à partir de l’État ou de quelque autre formation politique souveraine qu’il perçoit le droit international, non à partir d’une communauté globale composée a priori, que ce soit celle des hommes ou celle des nations.

Haggenmacher 2001 : 5

Un tel positionnement est cohérent, puisque le Nomos focalise le regard sur la répartition du sol, sur la façon dont les collectifs humains s’organisent après une prise de terre. Autant d’actes politiques qui ne renvoient pas à l’individu (soit une perspective transnationale) mais bien à l’ordre spatial (soit une perspective territoriale).

B — Deux points de vue organologiques

Le décentrement kelsenien et la concentration schmittienne sont tous deux enchâssés dans une représentation des relations internationales qui aboutit, dans le premier cas, à un universum, dans le second, à un pluriversum. Ces deux points de vue organologiques distincts permettent à nouveau de souligner la spécificité des deux pensées : l’idée de dépassement de la primitivité juridique fidèle à la perfection humaine chez Kelsen, la volonté de qualifier le politique comme polémos chez Schmitt.

Kelsen et l’appel à l’universum

Kelsen clôt sa Théorie pure du droit par les mots suivants : « La Théorie pure crée une condition essentielle pour parvenir à une unité politique du monde, dotée d’une organisation juridique centralisée » (Kelsen 1962 : 196). Quelles sont les propriétés d’une telle unité politique ? A-t-elle des traits identiques à celle des États stricto sensu ou est-elle plus lâche ? Dans les années vingt, Kelsen se réfère de façon constante à la civitas gentium maxima de l’un des pères de l’école du droit des gens, Christian Wolff[13]. Cette unité politique dont parle Kelsen présente-t-elle les mêmes attributs que celle définie par le « maître à penser de l’Allemagne » selon les termes de Voltaire ? Carlos Herrera et Charles Leben proposent deux réponses différentes à cet égard.

Bien que de nombreux points de convergence surgissent entre Wolff et Kelsen (en particulier la primauté du droit international sur le droit national que le second puise dans le premier), Charles Leben souligne une différence et une ambiguïté sous-jacentes à cette dernière. La différence tient en la nature de la civitas maxima. Pour le philosophe du 18e siècle, elle correspond à une fiction. Elle incarne une projection de l’esprit cohérente avec la conception de la nature humaine qu’il a exposée – la recherche de l’harmonie entre ses dispositions qui se traduit par des devoirs envers son corps, son âme et ses semblables – et qu’il souhaite appliquer à la conduite des États. Cette fiction mène à la formulation d’un droit universel qui pousse ces derniers à déterminer leurs actions « de manière qu’elles concourent au salut commun ». Or, Kelsen va bien au-delà de la fiction, car « il semble envisager une évolution historique, qui, par le biais de la centralisation des ordres juridiques, conduirait à l’avènement d’un véritable État universel » (Leben 2001b : 95). L’ambiguïté tient au type d’ordre juridique dont serait doté celui-ci. Est-il de même nature que celui des États et, par conséquent, contribuerait-il à rendre obsolètes les ordres nationaux ou est-il différent ? Charles Leben soutient que Kelsen sortirait de cette alternative grâce au caractère même des ordres juridiques nationaux que l’on trouverait à l’échelle internationale : leur incomplétude. En effet,

si […] les États, stricto sensu, ne sont eux-mêmes, selon Kelsen, que des ordres juridiques relativement centralisés au sein desquels se trouvent organisées de différentes façons la centralisation et la décentralisation des normes, il n’est pas aberrant de penser que sauf dans une perspective, disons millénariste, l’État mondial ne soit que la personnalisation d’un ordre international plus centralisé, par exemple quelque chose qui ne serait pas trop éloigné de ce qu’a été la Communauté européenne jusque dans les années 80.

Leben 2001b : 98

Carlos Herrera considère que le point de vue kelsenien défend non seulement l’idée mais la constitution empirique d’un État stricto sensu à l’échelle mondiale :

Même si Kelsen donne une importance centrale à sa conception du droit international, il le pense toujours dans le sens d’un droit positif étatique (ou plus exactement supra-étatique), avec des structures analogues à celles du droit positif d’un État. C’est pourquoi le juriste autrichien compare toujours le droit international avec le droit des sociétés primitives.

Herrera 1997 : 56-57

Ainsi, un État moderne de forme fédérale s’étendrait à toute la terre (Kelsen 1944).

La formulation de ces interprétations invite à deux remarques. La première tient à un dénominateur commun quant aux raisonnements de Wolff et Kelsen que les deux exégètes ne mentionnent pas. Il s’agit de leur caractère téléonomique (la recherche d’une finalité et sa localisation). Wolff insiste sur l’idée de perfection qui anime l’homme et, par ricochet, les États. Cette idée de perfection se loge dans la raison humaine sans aucune inspiration divine. Lorsque Kelsen parle d’une transformation du droit, notamment le passage de la primitivité à une institutionnalisation juridiques, il s’inscrit de façon implicite dans un projet téléonomique ayant la perfection humaine comme visée.

De plus, cette différence d’interprétation entre Herrera et Leben porte plus sur la nature de l’unité politique envisagée par Kelsen que sur son existence même. Il semble hors de doute que Kelsen cultive un universum à l’échelle mondiale. Dans l’histoire de la pensée, celui-ci a pu présenter de multiples facettes. Il revêt une dimension uniquement morale chez les stoïciens de l’époque romaine (en particulier Marc-Aurèle). Il emprunte des traits politiques restreints à l’échelle européenne chez Dante ou Marsile de Padoue (qui confondent universum et Saint-Empire romain germanique). Il prend des accents juridiques chez Kant, qui souligne les obligations issues de la morale mais aussi du droit auxquelles sont soumis les États (Tosel 1988). De ces trois catégories d’universum proposées, Kelsen prolonge incontestablement celui de Kant. Mais, à la différence de ce dernier, l’unité qu’il envisage en matière juridique dépasse la « Fédération d’États libres » et le droit d’hospitalité. L’institutionnalisation qu’il appelle de ses voeux et qui, à ses yeux, surgit déjà en filigrane est bien plus profonde sur le plan du droit. Elle va au-delà de la « confédération » kantienne, laquelle préserve l’identité institutionnelle des États. Or, c’est justement cet universum auquel souscrit Kelsen que fustige Schmitt !

Schmitt et l’irréductibilité du pluriversum

L’universum stigmatisé par Schmitt est celui qui prétend donner une texture tant politique que juridique à une centralisation institutionnelle au-dessus des États. Cette figure de l’État universel est, d’une part, un produit dangereux de l’idéologie « technico-libérale » et, d’autre part, un déni de la réalité politique.

Un État universel correspond à l’Antéchrist (Schmitt 1988). C’est l’idéologie libérale, laquelle préside à la transformation du droit international, alliée à la technique occidentale comme moyen de rassembler les hommes grâce à l’essor des communications, qui a permis une telle hérésie. L’argument théologique est bien convoqué in situ[14] à travers l’idée que l’universum cherche à réaliser ce qui ne peut être du point de vue humain. L’épisode de Babel, occulté par les défenseurs de One World, constitue pourtant un démenti majeur de cette prétention (Schmitt 1990). L’unité du monde résulte ainsi d’une sécularisation de la pensée contre laquelle Schmitt s’est souvent dressé. À travers l’universum, les hommes se veulent Dieu. Soulignons ici que Schmitt a pour cible Kelsen, mais également d’autres figures intellectuelles qui défendent un universum en dehors d’un socle libéral : Scelle et Kojève. Le juriste français prône un regard solidariste dans le prolongement de Durkheim et défend l’idée d’un État mondial de nature fédérale, car « c’est vers le fédéralisme universel que se dirige, parfois inconsciemment, à travers toutes ses péripéties politiques et sociales, une humanité vieille peut-être d’un millier de siècles » (Scelle 1984 : 188). Quant à Kojève – invité d’ailleurs à Düsseldorf par Schmitt dans les années 1950 –, il envisage un État homogène universel ayant la prospérité comme finalité (une perspective partagée à la fois par les libéraux et les socialistes[15]).

Toutefois, la théologie n’est pas la seule perspective qui alimente le raisonnement de Schmitt (Kervégan 2004)[16]. En la matière, une seconde critique, plus acerbe serait-on tenté de dire, est formulée. En faisant de la discrimination ami/ennemi le critère déterminant du politique, Schmitt entend montrer que le politique renvoie d’abord et avant tout à une différenciation entre les groupes organisés, lesquels peuvent à tout moment recourir à la force armée pour se protéger. Il en va de l’existence même du groupe. En perdant un ennemi ou, pire, en refusant de désigner un ennemi, les titulaires du pouvoir exécutif contribuent à la disparition du corps politique qu’est l’État. L’ennemi devient la condition même de l’État. Schmitt insiste sur le fait que le politique se fonde sur la division. Il « particularise, c’est-à-dire vit de polémiques, de conflits et d’inimitiés qui risquent de virer à la violence » (Freund 1986 : 480). Ainsi, « le caractère spécifique du politique entraîne un pluralisme des États », car « toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique » (Schmitt 1972 : 97). Les tenants de l’universum politique basculent dans un aveuglement : ils oublient que la création d’un État universel signifierait la disparition pure et simple du politique et par ricochet des États car le genre humain n’a pas d’ennemi extérieur. Il en va de la situation de l’humanité au sein du cosmos. Autrement dit, l’universum correspond à une « philosophie de l’histoire » qui se heurte à l’histoire à travers laquelle se manifeste le politique.

Les États-Unis, qui entendent appliquer au globe terrestre leur conception juridique, occultent cette réalité. Dès leur naissance, cette cécité est inscrite dans leur identité. Schmitt identifie en effet un retournement « naturel » de leur politique étrangère. Initialement, les États-Unis refusent de se « mêler » des affaires du vieux monde car « leur monde » présente un caractère non corrompu qu’il convient de préserver. La neutralité repose sur « un nouveau monde » à protéger de l’ancien. Lorsque ce nouveau monde devient « le monde » en tant que tel, la politique étrangère se traduit nécessairement par un débordement de violence au nom des valeurs morales qu’il convient d’étendre à tous. L’unité du monde écarte définitivement la pluralité :

La ligne d’auto-isolement se transforme très précisément en son contraire dès l’instant où l’on en fait une ligne de discrimination ou de disqualification du reste du monde. La raison en étant que la neutralité juridique internationale qui correspond à cette ligne d’auto-isolement est, dans ses fondements et ses présupposés, un principe absolu et beaucoup plus rigoureux que la neutralité apparue, à la faveur des guerres inter-étatiques, dans le droit international européen des 18e et 19e siècles. Quand la neutralité absolue, qui est essentielle à l’auto-isolement, vient à faire défaut, l’isolation se transforme en un principe d’intervention illimitée qui embrasse sans distinction la Terre entière. Le gouvernement des États-Unis s’érige alors en juge de la Terre entière et s’arroge le droit de s’immiscer dans les affaires de tous les peuples et de tous les espaces. L’attitude défensive caractéristique de l’auto-isolement se transforme, d’une manière qui fait apparaître toutes ses contradictions internes, en un pan-interventionnisme étendu à l’infini, sans aucune limitation spatiale.

Schmitt 2007 : 237

En définitive, Schmitt conçoit l’unité du monde comme une illusion quant à la condition de l’homme sur terre, mais aussi comme une contradiction avec la nature même du politique.

Conclusion

Que faire de Schmitt ? s’interrogeait il y a peu Le Débat. Au-delà de l’Ange noir décrit par B. Kriegel, voire du criminel d’idées dénoncé par C.Y. Zarka, surgit une figure incontournable de la théorie politique du 20e siècle, comme le soulignent avec insistance Catherine Colliot-Thélène, Philippe Raynaud ou bien encore Jean-François Kervégan[17]. La dimension internationale n’est pas la moindre de sa réflexion. Celle-ci s’élabore bien par contraste avec celle de Kelsen (Vinx 2004). Contrairement à ce dernier qui défend une conception moniste du droit international, Schmitt prône une conception enracinée dans un droit public européen qui disparaît de façon inadmissible, selon lui, sous les coups d’un impérialisme américain. Il souhaite un retour aux principes qui régissaient les pratiques de l’Europe moderne. Si Kelsen défend un décentrement des acteurs et des sujets de droit dans une perspective d’universum, Schmitt au contraire milite pour un pluriversum (d’abord étatique puis des « grands espaces »), lequel rend compte du politique irréductible sur la surface du globe. Les deux argumentaires sont déployés avec une assez grande cohérence de part et d’autre. On peut émettre l’hypothèse qu’ils s’appuient sur deux trajectoires équidistantes. Juif agnostique, Kelsen trouve exil aux États-Unis. Il ne cherche ni à souligner la présence de concepts théologiques dans la production juridique, ni à protéger la souveraineté d’un État en particulier. Pour lui, il s’agit d’un dogme voué à disparaître et dont la pratique révèle les excès impérialistes de façon constante. Kelsen s’efforce de rendre le droit autonome à l’égard du politique. Fervent catholique, Schmitt adhère un temps au national-socialisme. Il renoue avec les schémas de pensée théologique et cherche à enchâsser le droit dans le politique. Son cheminement se veut une critique du droit moderne libéral parvenu à épuisement en raison de ce rejet de la religion mais aussi, et surtout, de sa cécité quant au fondement de toute action politique (la désignation d’un ennemi).

Cette joute entre Kelsen et Schmitt ne semble pas finie. Bien au contraire, de nombreux faits l’alimentent. Les premiers d’entre eux tendent à vérifier le scénario kelsenien : le développement de la construction européenne et notamment de sa jurisprudence qui peut conduire à une sanction des États, l’apparition de la Cour pénale internationale en juillet 2002 et la juridicisation internationale qu’elle manifeste en matière de justice, la reconnaissance croissante des acteurs de la société civile dans les processus décisionnels des organisations intergouvernementales. D’un autre côté, des faits stratégiques conséquents comme le déclenchement de guerres contre des États voyous attestent des tendances soulignées par Schmitt et, notamment, la criminalisation de l’ennemi. Kelsen et Schmitt ont ainsi toute leur place dans le débat contemporain. Leurs pensées pourraient être considérées comme le socle philosophique de deux familles scientifiques en relations internationales : l’idéalisme pour le premier, le réalisme pour le second[18]. De plus, ils contribuent, chacun à leur manière, à comprendre le monde moderne dans lequel nous vivons.