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Il existe une fâcheuse tendance en théorie des relations internationales à traiter les États comme s’il s’agissait d’entités homogènes. Ainsi, réalistes et libéraux diront qu’il existe un intérêt national, déterminé par la situation géopolitique ou économique de l’État. Les constructivistes parleront plutôt d’une identité nationale, plus ou moins stable et façonnée par la culture et l’histoire d’un pays ainsi que par sa relation avec les autres. Ces étiquettes ne sont jamais innocentes : si elles donnent un sens à l’ordre international, elles enferment aussi un pays et sa population dans un espace normatif dont on voudrait ne pas les voir sortir. Elles effacent les aspérités, les divisions et les conflits qui, lorsque vient le temps de parler au nom d’un État ou d’une organisation, font désordre.

Le Canada ne fait pas exception à ce type d’exercice. Le débat sur la place qu’occupe (doit occuper) le pays sur la scène mondiale est au moins aussi ancien que le ministère des Affaires étrangères ; l’« ontologie » internationale du Canada domine largement les débats nationaux, souvent au détriment des questions de fond. Pour certains, le Canada est défini par son appartenance continentale nord-américaine. Pour d’autres, le comportement du Canada s’explique par son statut de puissance moyenne dans le système international. Variation sur ces deux thèmes, quelques-uns, reprenant plus ou moins les termes de James C. Bennett, estiment que le Canada fait partie de l’Anglosphère, le club des démocraties de tradition anglo-saxonne dont la fréquentation renforcerait le statut de puissance « principale » (Bennett 2004 ; Dewitt et Kirton 1983). Récemment, la montée en puissance de l’Asie-Pacifique et le développement des relations économiques avec l’Amérique latine ont fait naître une littérature sur la « vocation » asiatique ou hémisphérique du Canada (Caouette 2009 ; Thérien, Mace et Roberge 2004). Surtout depuis le refus du Canada de participer à la guerre en Irak, on s’interroge même sur le rôle de l’héritage français et sur les liens avec la France, dont l’influence se ferait sentir à travers la position souvent singulière des Québécois sur les questions internationales (Haglund 2005).

En fait, il est difficile d’imposer un intérêt ou une identité homogène au Canada. Penseurs, partis politiques et opinion publique sont divisés sur la question du rôle international du pays. Seul point de convergence : les Canadiens, selon la formule consacrée, seraient multilatéralistes par instinct. Ils auraient une tendance naturelle à soutenir toutes les organisations internationales sans exception, que ce soit l’onu, l’omc ou l’otan. C’est du moins ce que nous dit l’histoire officielle de la politique étrangère canadienne, avec les figures tutélaires de Lester Pearson, Escott Reid, Hume Wrong, Norman Robertson – ceux qui ont imprimé à la politique étrangère du Canada pendant les années glorieuses de l’après-guerre son caractère particulier.

Les choses se compliquent toutefois lorsque, en raison de conflits entre ses alliés, l’option multilatéraliste se révèle impraticable et qu’il s’agit de passer, comme on dit en anglais, au « deuxième meilleur choix ». Fallait-il intervenir en Irak ? Doit-on maintenir la présence militaire en Afghanistan ? Le Canada se joindra-t-il au bouclier antimissile américain ? Privilégiera-t-on les missions de maintien de la paix ou plutôt l’engagement à l’égard de la sécurité nord-américaine ? Sur toutes ces questions de sécurité internationale, la population, comme l’élite politique, est divisée. Gommées par le leadership politique, ces divisions profondes sont souvent perdues de vue.

L’ambition de cet article, qui s’intéresse à la place du lien transatlantique dans la culture stratégique canadienne, est double. Premièrement, sur le plan théorique, il s’agit de rompre avec l’idée d’une identité ou d’un intérêt homogène du Canada sur la scène internationale. À cette fin, nous aurons recours à la littérature grise pour montrer que le Canada a toujours eu une position complexe en matière de politique étrangère, y compris à l’endroit du lien transatlantique. Deuxièmement, et pour souligner les clivages qui marquent toute culture stratégique, nous retracerons la place qu’a occupée l’Europe dans l’imaginaire des penseurs et décideurs canadiens depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Nous montrerons que la fidélité européenne de certains dirigeants et intellectuels a non seulement changé de sens au cours des années, mais qu’elle a aussi toujours disputé son influence sur l’État à d’autres perspectives, notamment celles qui font de l’Amérique du Nord ou de l’internationalisme libéral une priorité. Même si une tendance a pu dominer les autres à certaines époques, une tension constructive entre européanisme, continentalisme et internationalisme nous semble avoir été au coeur de la culture stratégique canadienne depuis les débuts de la Confédération.

Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de démontrer l’existence historique d’une tension entre européanisme, continentalisme et internationalisme. Cette tension fondatrice de la culture stratégique canadienne sera explorée sur le plan conceptuel, mais également dans les prises de position concrètes des gouvernements et partis politiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Une mise en perspective nous amènera in fine à relativiser la position plus étroitement continentaliste qui règne aujourd’hui à Ottawa, probablement plus liée aux aléas de l’après-11 septembre et à la politique partisane du gouvernement de Stephen Harper qu’à une évolution durable de la culture stratégique canadienne.

I – Londres, Paris, Bruxelles et Washington

La question du lien transatlantique est indissociable du rapport qu’entretient le Canada avec les États-Unis, d’une part, et l’Europe, d’autre part. Bien que le rapport à l’Europe constitue le coeur de notre propos, il est impossible de traiter de la perspective canadienne sur les relations transatlantiques sans évoquer les États-Unis. Dès 1945, s’interrogeant sur la place du Canada dans le monde, l’historien John Bartlet Brebner proposait d’ailleurs l’analogie du « triangle ». Pour Brebner, reprenant à son compte la théorie de la « plaque tournante » (linchpin) de Winston Churchill et du premier ministre Mackenzie King (1921-1930 ; 1935-1948), le Canada était indissociable à la fois de la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale, et des États-Unis. À cette époque, la Grande-Bretagne n’était pas seulement la mère des institutions politiques canadiennes et le lieu de naissance d’un grand nombre de Canadiens ou de leurs grands-parents, elle demeurait aussi un important partenaire commercial et militaire. Ce titre lui fut ravi de façon spectaculaire par les États-Unis à peu près à cette époque, mais, pour des raisons identitaires et peut-être d’affinités sociopolitiques, l’Europe dans son ensemble (plutôt que la Grande-Bretagne) continue à jouer un rôle important dans la conscience collective.

L’ambivalence des Canadiens face aux partenaires qu’ils souhaitent privilégier dans le triangle transatlantique n’est donc pas nouvelle. À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, les élites politiques canadiennes se sont sérieusement interrogées sur la question de savoir s’il fallait s’engager à défendre le continent européen, soutenir l’ onu ou plutôt s’investir plus fortement auprès des Américains. La question n’a jamais véritablement été tranchée, puisque le Canada décida de rester en Europe par l’intermédiaire de l’ otan, de participer activement aux missions de casques bleus et d’intégrer l’outil militaire canadien avec celui des États-Unis, notamment par le truchement de norad, la défense aérienne binationale. Aujourd’hui comme il y a 50 ans, continentalisme, internationalisme et européanisme se confondent plus ou moins dans l’esprit des Canadiens, qui voient dans ce triangle la réalisation du multilatéralisme.

En fait, l’adhésion inconditionnelle au multilatéralisme camoufle de profondes divergences d’opinions, fruits de représentations sociales contrastées que nous aimerions esquisser ici. Contrairement à une littérature qui voudrait faire de la culture stratégique une essence homogène, il est possible de concevoir les représentations sociales qui composent cette culture comme étant diverses et contestées selon des logiques sociales, politiques ou organisationnelles (Mérand 2006). On peut en effet à des fins heuristiques distinguer trois positions fortes, qui sont autant de systèmes de représentation, dans l’échiquier politique canadien. Notre intention n’est pas de figer ces positions en alternatives mutuellement exclusives ou de prétendre qu’elles représentent l’univers des possibles, mais plutôt de commencer à déconstruire les éléments de base de la culture stratégique canadienne sur une longue durée. Dans une logique classiquement wébérienne, il s’agit ainsi d’une tentative de comprendre ces positions comme des idéaux-types plus ou moins cohérents et complets qui contribuent à l’articulation d’un système culturel.

Par culture stratégique, nous entendons l’ensemble des représentations sociales qui domine au sein des élites politiques et intellectuelles eu égard à la politique étrangère et de sécurité du pays, c’est-à-dire, dans le cas qui nous concerne, à la place qu’occupe et doit occuper le Canada sur la scène internationale. Cela inclut la perception des menaces, la valorisation des enjeux ainsi que les solutions envisagées, notamment en matière d’alliances, tels qu’on peut les entrevoir dans les discours et les pratiques (Roussel 2007). Ici, ce sont principalement les partenaires privilégiés qui attireront notre attention.

II – Le continentalisme

La première position est celle des continentalistes, pour qui l’intérêt national du Canada est indissociable de celui des Américains, ne serait-ce que parce les États-Unis sont de loin le premier partenaire commercial. Plus de 85 % des exportations canadiennes sont destinées au marché américain et, logiquement, les États-Unis devraient représenter « 85 % de notre politique étrangère » (Hillmer 2005). Malgré les efforts entrepris dans les années 1970 pour diversifier les débouchés et nationaliser certains secteurs de l’économie comme l’énergie, les États-Unis accaparent une portion sans cesse croissante de la production canadienne. Cela concerne les exportations, mais aussi la propriété des entreprises et l’investissement direct étranger, où les entreprises américaines occupent une place sans égal dans le monde occidental. La signature de l’Accord de libre-échange en 1988 et celle de l’Accord de libre-échange nord-américain en 1992 n’ont fait que confirmer l’intégration de l’économie canadienne au marché continental, dont elle est largement dépendante : aujourd’hui, près de 40 % du pib y est directement lié.

La psychose que la menace de fermeture de la frontière au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 a provoquée au sein du gouvernement fédéral a entraîné un recentrement des politiques canadiennes autour des préoccupations sécuritaires américaines, avec la conclusion d’une série d’accords visant à sécuriser le périmètre nord-américain afin d’éviter que Washington ne se détourne de son partenaire commercial (Fortmann et al. 2004). Lors des débats qui ont entouré la décision canadienne de se joindre ou non à la guerre américaine en Irak et au système de défense antimissile, les arguments en faveur d’un ralliement canadien ont presque exclusivement porté sur les conséquences funestes qu’aurait un refus sur l’économie canadienne.

Les continentalistes reprochent aux gouvernements libéraux successifs, et surtout à ceux de Pierre Trudeau (1968-1984) et de Jean Chrétien (1993-2003), d’avoir miné la relation canado-américaine en profondeur. Pour l’ancien ambassadeur à Washington, Allan Gotlieb, les années conservatrices de Brian Mulroney (1984-1993) montrent a contrario la voie à suivre. « En enracinant l’intérêt national dans le sol nord-américain, l’amitié canado-américaine, et en s’impliquant activement auprès des États-Unis sur les grands enjeux internationaux, écrit-il, le Canada a renforcé son rôle global ; on ne voyait aucun sens à tenter d’équilibrer sur la scène internationale le pouvoir des États-Unis. Cette cohérence dans le rôle du Canada s’est perdue dans les années suivantes, sous le gouvernement de Jean Chrétien » (Gotlieb 2005 : 22).

La politique étrangère continentaliste que Gotlieb appelle de ses voeux doit respecter trois exigences : reconnaître la primauté d’un pouvoir américain « transcendant », cesser de chercher à jouer le rôle d’entremetteur ou de « puissance moyenne » et se libérer de la conviction que seule l’autorité des Nations Unies est légitime. « La pire indication pour une politique étrangère réaliste pour le Canada, conclut Gotlieb (2005 : 24), serait de chercher à se distinguer des États-Unis, juste pour être différents. »

Le refus canadien de se joindre à la coalition américaine en Irak en 2003 a suscité de fortes réactions chez les continentalistes. Le président du Canadian Council of Chief Executives, Thomas d’Aquino, prédit alors les pires conséquences si le Canada refusait de se comporter « comme un allié ». Un commentateur politique influent, l’historien Jack Granatstein (2003 : 20), décrivit le refus d’intervenir en Irak comme « une décision à courte vue, qui menace notre intérêt national qui est celui d’une relation de défense étroite avec les États-Unis ». Pour Granatstein (2003 : 13), l’obsession canadienne au regard de l’onu « a amené le gouvernement à prendre cette décision incroyable, celle de ne soutenir les États-Unis que si le Conseil de sécurité donnait son approbation. La France et ses amis au Conseil s’étant assurés que cela n’arriverait pas, le Canada, au mépris flagrant de ses intérêts nationaux, refusa de donner son appui politique et militaire à son voisin. »

Les tenants plus modérés de l’option continentaliste n’hésitent pas à présenter la participation canadienne à la guerre en Afghanistan comme un gage du soutien canadien à Washington, une sorte de pis-aller rendu nécessaire par le 11-Septembre et la gifle infligée par Chrétien au président Bush au sujet de l’Irak. Un diplomate canadien présente ainsi les choses : « La première chose que nous devons faire, c’est de dire clairement aux Américains que, dans le cadre de la lutte mondiale contre le terrorisme, le Canada est leur allié, le Canada est engagé… Il n’y a pas de doute, nous sommes en guerre… Nous en faisons beaucoup, et les Américains doivent le savoir » (Robertson 2005).

Le thème du « réalisme » domine ce discours, qui rejette les prétentions internationalistes comme une forme d’idéalisme nostalgique et naïf. L’ancien ministre John Manley, plutôt à la droite du Parti libéral, parle ainsi de la nécessité d’une approche plus « mature », alors que Derek Burney, l’ancien chef de cabinet du premier ministre conservateur Brian Mulroney, déplore ce qu’il croit être l’« antiaméricanisme adolescent » d’une partie de l’intelligentsia canadienne. Pour ces acteurs, les Canadiens doivent reconnaître un « fait brutal » : la politique étrangère du Canada commence avec les États-Unis (Hillmer 2005). En conséquence, « une dose de réalisme devrait être de rigueur quant à l’Europe, une région où l’activité [diplomatique] du Canada dépasse largement toute estimation rationnelle de nos intérêts » (Burney 2005 : 31).

Généralement, l’accent est mis moins sur les affinités culturelles avec le voisin méridional – qui pourraient servir de repoussoir (Lipset 1990) – que sur la proximité géographique et donc les implications économiques. « La principale exigence d’une politique étrangère réaliste, écrit Gotlieb (2005 : 26), est de reconnaître que notre destin comme nation souveraine est inévitablement lié à notre géographie. » Certains penseurs, comme Robert Pastor (2004), préconisent d’ailleurs l’intégration économique et politique du Canada avec les États-Unis, un peu sur le modèle européen, avec une commission, une cour de justice, une monnaie commune. C’est ce qu’on appelle au Canada la Big Idea qui, pour le moment, tarde à se concrétiser et semble plutôt laisser la place à une forme d’incrémentalisme dans l’intégration nord-américaine (Barry 2003).

III – L’ européanisme

La deuxième position forte dans la culture stratégique canadienne est celle des européanistes, pour qui le lien avec l’Europe, autrefois avec la Grande-Bretagne et dans une bien moindre mesure la France, aujourd’hui plutôt avec l’Union européenne dans son ensemble, est constitutif de l’identité canadienne. Ceux-là citent volontiers le fait que, dans plus de 90 % des résolutions soumises à l’Assemblée générale des Nations Unies, le Canada s’est rallié aux positions communes de l’ue (Long 2003). Il est vrai que, sur bien des enjeux de politique internationale, les positions du Canada sont beaucoup plus proches de celles des Européens que de celles des Américains. Ce fut le cas pour la Cour pénale internationale, le traité d’Ottawa sur les mines antipersonnel ou le protocole de Kyoto. Traditionnellement, le Canada adopte des positions très similaires à celles des Européens sur les grandes questions comme le processus de paix au Moyen-Orient ou le désarmement (quoique, sur cette dernière question, le Canada soit plus près de certains pays européens, notamment les États scandinaves, que de la France ou du Royaume-Uni).

Il faut se rappeler que la politique étrangère du Canada a longtemps été décidée à Londres. Même la décision d’entrer en guerre auprès des Alliés, en 1939 – deux ans avant les États-Unis, huit ans après le statut de Westminster qui consacrait l’autonomie canadienne sur cette question –, a été prise par allégeance de principe à l’égard de la Grande-Bretagne, alors que la propagande vendait cette cause aux Canadiens français comme un appel émis par la patrie française. L’européanisme était donc un mélange d’attachement familial, de contrainte institutionnelle et d’adhésion sincère à l’impérialisme britannique. Mais après la Deuxième Guerre mondiale, une représentation plus englobante, centrée sur l’importance du lien transatlantique dans le cadre de la guerre froide, va transformer les conceptions européanistes.

Le texte le plus célèbre de la position européaniste est celui de Mitchell Sharp ; publié en 1972, il s’intitule ironiquement (mais la chose n’est pas anodine) « Relations entre le Canada et les États-Unis ». Proche de Pierre Trudeau et alors ministre des Affaires extérieures, Sharp y développe le concept de « troisième option ». S’interrogeant sur les relations entre le Canada et son voisin du sud, Sharp entrevoit en effet trois options : maintenir ces relations dans le statu quo, intégrer le Canada avec les États-Unis ou diversifier les relations du Canada, notamment avec l’Europe et le Japon. Selon Sharp, et cela deviendra pour un temps la politique du gouvernement libéral de Trudeau, c’est la troisième option qui doit l’emporter afin de « réduire la vulnérabilité à l’égard des États-Unis ». Cet effort de rapprochement avec la Communauté européenne mènera à la signature, en 1976, de l’Accord-cadre pour la coopération économique et commerciale.

L’Europe demeure une référence obligée pour ceux qui mettent l’accent sur l’incommensurabilité entre la culture sociopolitique canadienne et celle des États-Unis. Fondé par des loyalistes anglais dans un élan contre-révolutionnaire, mais aussi dans un mariage de circonstance avec la population d’origine française, le Canada est tributaire d’une culture politique qui n’a jamais véritablement rompu avec l’héritage européen (Lipset 1990). Longtemps liée à l’héritage colonial, voire impérialiste, l’identité canadienne est maintenant vue comme étant fondée sur un filet de protection sociale et un système de santé public, tous deux inspirés du modèle beveridgien, qui tranchent avec les institutions américaines. Selon Michael Adams (2003), que ce soit sur la place de la religion ou sur la nature des inégalités sociales, les valeurs canadiennes divergent de plus en plus d’avec celles des États-Unis. De là à dire que la culture stratégique canadienne est essentiellement une culture européenne, il n’y a qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir :

Le Canada est essentiellement et de plus en plus un pays européen. Historiquement, le Canada a été conquis et colonisé par des Européens. Démographiquement, les premiers colons vinrent de l’Europe, et le Canada fut peuplé par leurs descendants et les vagues d’immigration successives. Géographiquement, le Canada partage ses frontières avec trois pays européens – la France avec Saint-Pierre-et-Miquelon, le Danemark avec le Groenland, et la Russie par le pôle Nord. Économiquement, l’Europe fut la première source des marchés, des capitaux et de la technologie qui ont propulsé le Canada au rang des nations industrielles. Culturellement, les valeurs européennes sont à de nombreux égards semblables à celles que le Canada chérit le plus. Spirituellement, le Canada demeure le système politique et la société d’Amérique du Nord britannique qu’il a toujours été (Kirton 2007 : 313).

Le plus souvent, ce n’est plus à proprement parler à l’Europe que les européanistes font appel, mais bien au lien transatlantique. Après la Deuxième Guerre mondiale, la communauté transatlantique s’est substituée à la Grande-Bretagne comme référent identitaire, mais aussi comme contrepoids à la force d’attraction du voisin américain. Très tôt, le gouvernement libéral de Louis Saint-Laurent (1948-1957) a promu l’idée d’un traité de l’Atlantique Nord. Le diplomate Escott Reid fut l’un des artisans de ce traité, qui inclut l’article 2, une disposition devenue célèbre au Canada comme l’expression d’un lien transatlantique dépassant la stricte notion de défense commune[1]. Le rapport à la Grande-Bretagne et à l’espace atlantique était au coeur de la vision de Saint-Laurent et de son ministre des Affaires étrangères, Lester Pearson (Nossal 1992).

Pour les européanistes, le Canada constitue un des pôles incontournables dans le triangle nord-atlantique, qui rassemble Nord-Américains et Européens non seulement autour d’intérêts communs, mais également d’un héritage fait de liens familiaux, affectifs et culturels. L’essayiste Jennifer Welsh (2004 : 151-152) écrit ainsi :

Nous aimons nous considérer comme un hybride de ce qu’il y a de mieux aux États-Unis et en Europe. Oui, nous sommes un pays du nouveau monde aux grands espaces qui pratique le football américain et une culture consumériste sophistiquée. Mais nous avons aussi un État-providence à l’européenne, sommes fiers de notre bilinguisme officiel et échappons à la culture du port d’armes de notre voisin du sud. Bien que nous admirions la façon dont les Américains font des affaires et revendiquent leur fierté nationale, nous préférerions être européens sur des questions comme la diversité, l’éducation, les programmes sociaux et la culture… En raison de ces caractéristiques hybrides, le Canada a un rôle naturel à jouer comme interprète entre les deux rives de l’Atlantique.

En définitive, l’option européaniste est fondée sur un rejet de la logique géoéconomique préconisée par les continentalistes, au profit d’un argument essentiellement culturel. David Long (2003) résume bien cette position : « Il est certain qu’un regard exclusif sur la relation économique démontre une intégration poussée du Canada dans l’économie américaine, mais la politique étrangère n’est pas qu’une politique économique. Sur de nombreux sujets, la position du Canada et les valeurs des Canadiens sont plus proches de la vision européenne ou à cheval entre les visions européenne et américaine. »

Ils ne sont pas nombreux aujourd’hui ceux qui, parmi l’élite politique, réclament ouvertement le rapprochement du Canada avec l’Europe. L’ancienne ambassadrice à Berlin devenue commentatrice politique, Marie Bernard-Meunier (2005 : 81), fait figure d’exception. Estimant que « l’intégration nord-américaine n’est pas une fatalité », elle constate que, « lorsque les Américains et les Européens ne sont pas sur la même longueur d’onde, nous sommes souvent plus près des positions européennes ». On retrouve des traces de cette position dans les efforts de coopération économique transatlantique, dont le plus récent remonte à l’initiative du premier ministre québécois Jean Charest pour conclure un accord de libre-échange entre le Canada et l’ue. Implicite dans l’Accord-cadre de 1976, ce type d’accord fut de nouveau proposé par le ministre libéral du Commerce Roy MacLaren en 1994, sous le nom de Zone de libre-échange transatlantique. Le même MacLaren s’oppose aujourd’hui au projet d’intégration nord-américaine, qu’il juge prématuré. À la suite de l’échec du cycle de Doha, le projet de libre-échange transatlantique a été mollement repris par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper sous la pression du gouvernement québécois et de Bruxelles (Leblond et Olteanu-Strachinescu 2009).

IV – L’ internationalisme

La troisième position est celle des internationalistes, pour qui le Canada devrait tenter de conserver une position d’intermédiaire neutre (honest broker) en inscrivant son action principalement dans le cadre de l’ onu.

L’objectif principal, écrivent Roussel et Robichaud (2004 : 151), est de contribuer à la paix et la sécurité du système mondial, en mettant en oeuvre des politiques fondées sur le fonctionnalisme, le multilatéralisme et l’institutionnalisme. L’idée sous-jacente est que le Canada doit jouer un rôle actif, visible et original dans la mise en place et le fonctionnement d’un ordre international conforme à certaines valeurs, comme le respect de la démocratie et des droits de la personne, la justice sociale, la liberté de commerce et la primauté du droit. Il ne peut se replier en Amérique du Nord et se tenir à l’écart de ce qui se passe au-delà des océans.

Le discours internationaliste a longtemps dominé les officines de la Colline du Parlement. Il continue à occuper une place de choix dans les milieux universitaires. Selon cette perspective, le Canada est une « puissance moyenne » qui peut transformer la modestie de ses capacités militaires et économiques en un atout. C’est en adoptant une position neutre mais engagée et en prêchant par l’exemple qu’Ottawa peut peser sur le cours des choses. Au cours de la guerre froide, l’option internationaliste, principalement associée à Lester Pearson, s’est définie par une attitude modérée et ouverte dans le conflit Est-Ouest illustrée par l’image du « pont », un accent particulier sur l’aide au développement, un engagement actif dans les missions de maintien de la paix et un soutien inconditionnel aux organisations multilatérales, notamment onusiennes (Keating 2001 ; Kirton 2007 : 223).

Dans les années 1990, l’internationalisme a été personnifié par Lloyd Axworthy, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 2000. Axworthy (2003) a orienté son action autour de deux thèmes : la sécurité humaine et le soft power. Préoccupé par le sort des civils plutôt que par celui des États, il a porté des initiatives comme la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel et la Commission internationale de l’intervention et de la responsabilité des États, cette dernière ayant produit le concept de « responsabilité de protéger ». Soucieux d’élargir la politique internationale du Canada, Axworthy a accordé la priorité à des programmes de diplomatie « ouverte » favorisant la participation de la population à la prise de décision et le dialogue avec les ong dans la mise en oeuvre des politiques (Lee 2000).

L’incarnation la plus récente de l’option internationaliste se trouve dans l’ouvrage de Jennifer Welsh At Home in the World. Cet essai a fait un certain bruit au moment de sa publication, amenant le premier ministre Paul Martin (2003-2006) à solliciter le concours de Welsh pour la rédaction de la préface à l’Énoncé de politique internationale de 2005. Pour Welsh, la politique étrangère du Canada doit refléter « ce que nous sommes » : une démocratie libérale, pluraliste et empreinte d’une culture des droits de la personne. Le Canada ne doit pas chercher à être une puissance moyenne, mais bien une puissance modèle ou, encore, un « citoyen modèle ». « Tous ces aspects du modèle canadien, écrit Welsh (2004 : 189), sont excessivement attrayants. Et ce qui est attrayant crée un effet magnétique. Cela encourage les autres à imiter ce que nous faisons. » Comme l’affirme le slogan de la principale chaîne de librairies canadienne, « The World Needs More Canada ».

Bien que le propos de Welsh puisse paraître naïf, il reproduit bien le discours teinté d’assurance morale que l’élite canadienne tient sur elle-même. Mais il demeure surtout fondé sur un refus de considérer le monde en fonction des catégories traditionnelles des relations internationales : allié/ennemi, intérêt, négociation à somme nulle, puissance brute. Il permet aussi d’inclure des régions non traditionnelles d’influence, comme l’hémisphère américain ou l’Asie-Pacifique. L’accent est mis sur le doux commerce, le libéralisme et la promotion de normes dites humaines. L’ancien secrétaire général de l’ocde, le Canadien Donald Johnston (2005 : 71), reprend quelques éléments de cette vision profondément a-réaliste :

Je souhaite que le Canada continue à jouer son rôle de l’après-guerre : un facilitateur honnête dans les frictions et les différends internationaux, un contributeur d’idées pour une meilleure gouvernance mondiale, un gardien de la paix et un réceptacle ouvert et généreux d’immigrants du monde entier, qui voient leur avenir et celui de leurs enfants dans cette merveilleuse démocratie pluraliste où la qualité de vie continue à être parmi les meilleures au monde.

V – Les trois positions dans l’ échiquier politique

Bien que l’on puisse associer certains courants ou partis politiques canadiens aux trois positions que nous avons présentées, il serait hasardeux d’établir un lien direct et sans équivoque entre, par exemple, le Parti libéral et l’internationalisme ou le Parti conservateur et le continentalisme. La culture stratégique canadienne ne se réduit pas à des alignements partisans. Les différents gouvernements canadiens ont adopté des attitudes complexes dans ce débat sur la politique étrangère canadienne et il est important de situer ces attitudes afin d’en comprendre les usages dans l’arène politique.

Le Parti libéral, qui a dirigé le pays pendant une bonne partie du 20e siècle, a toujours adopté une position ambiguë. Certes, les gouvernements libéraux de Louis Saint-Laurent (1948-1957) puis de Lester Pearson (1963-1968) sont ceux, après la Deuxième Guerre mondiale, dont les propositions se rapprochent le plus de celles des internationalistes. Dans l’imaginaire politique canadien, c’est l’« âge d’or » de la diplomatie canadienne. Cela s’explique par l’engagement canadien marqué envers l’onu après la fin de la guerre et la montée en puissance (relative) du Canada dans les affaires internationales. À cet égard, le rôle joué par Pearson, alors ministre des Affaires extérieures (1948-1957), dans la création des casques bleus et de la force d’urgence (unef) pendant la crise de Suez est un exemple frappant de l’internationalisme de ce gouvernement. Cette action valut à Pearson le prix Nobel de la paix en 1957. Par la suite, le Canada a contribué à la plupart des opérations de maintien de la paix de l’onu, notamment dans les années 1960 avec les missions à Chypre et au Congo ; signe de la prégnance du mythe, la force de maintien de la paix est représentée aujourd’hui sur le billet de banque de 10 $.

Toutefois, l’internationalisme n’a jamais été la seule option poursuivie par Saint-Laurent et Pearson. Afin de contrer la menace soviétique, le Canada s’est fortement impliqué dans l’élaboration du traité de l’Atlantique Nord en 1949 (Roussel et Haglund 2004). Il s’agissait du premier traité militaire signé par le Canada en temps de paix. Dès 1951, le Canada déployait ses soldats sur le continent européen dans le cadre de l’otan. Même si la préférence d’Ottawa était de créer un lien transatlantique allant au-delà de la défense commune, ce traité démontra la volonté du Canada de s’investir dans le jeu des alliances avec l’Europe. Mais aussi avec les États-Unis : bien que l’accord sur norad fût signé par le gouvernement conservateur de Diefenbaker, c’est sous Louis Saint-Laurent que les préparatifs de l’adhésion canadienne furent menés. Le renforcement des liens avec les États-Unis sera mis en relief lorsque, élu premier ministre en 1963, Pearson accepta le déploiement de missiles nucléaires américains sur le sol canadien afin de protéger le continent d’une éventuelle attaque de l’urss (Clearwater 1998). Pearson a aussi signé un important pacte de l’automobile libre-échangiste avec Washington en 1965. Le Canada ne participa toutefois pas à la guerre du Vietnam.

Le gouvernement conservateur de John Diefenbaker (1957-1963) reprendra en partie l’héritage du Pearson diplomate. La position internationaliste fut maintenue grâce à la participation du Canada aux opérations de maintien de la paix de l’onu. Par ailleurs, les relations avec les États-Unis furent mises à mal par le refus du premier ministre d’accepter les missiles nucléaires sur le territoire canadien ainsi que par son hésitation à jouer un rôle lors de la crise de Cuba en 1962 (Brisson 1990). Le fait le plus notable dans la politique étrangère de Diefenbaker fut sa tentative de renforcer les liens avec le Commonwealth et plus particulièrement avec la Grande-Bretagne. Contrairement aux libéraux, dont l’attitude envers la Grande-Bretagne fut souvent empreinte de méfiance, les conservateurs revendiquaient à l’époque l’héritage colonial. Diefenbaker voulait diversifier la politique commerciale canadienne en augmentant de 15 % les échanges commerciaux avec le Royaume-Uni, recalibrant ainsi la balance commerciale États-Unis–Canada. Cette volonté n’a pas porté ses fruits et le Canada a continué d’accroître sa dépendance à l’égard de l’économie américaine. C’est donc dans cette volonté de rapprochement avec Londres, et non dans la réalité politique et économique, que l’on peut saisir l’européanisme « vieille école » de Diefenbaker (Robinson 1989).

On pourrait croire que la recherche d’une « troisième option » sous le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau (1968-1984, avec une courte interruption en 1979-1980) reflétait les velléités européanistes d’un Parti libéral maintenant débarrassé des fantômes de la domination britannique. On sait que Trudeau eut souvent des relations exécrables avec ses homologues américains, et l’accord de 1976 avec la Communauté européenne se voulut annonciateur du retour du Canada en Europe. Mais celui-ci faisait surtout suite à un effort considérable de « canadianisation » de la politique. En effet, Trudeau avait amorcé à son arrivée au pouvoir en 1968 une révision de la politique étrangère du Canada afin de recentrer les priorités autour des « intérêts du Canada ». À défaut d’avoir de bonnes relations avec Washington, le Canada et l’Amérique du Nord devenaient le cadre de référence. Dans cette optique, le discours internationaliste de Pearson perdait de son importance, de même que l’engagement concret du Canada en Europe.

La doctrine Trudeau, énoncée dans le livre blanc de 1970 Politique étrangère au service des Canadiens, s’oriente principalement autour de la défense des intérêts canadiens et n’accorde qu’une portion congrue à la sécurité internationale (Lyon 1989 : 27). C’est dans le cadre de cette doctrine que Trudeau tenta de renverser la politique de défense du Canada en réduisant de moitié le contingent canadien de l’otan en Europe. Il affirmait ainsi que la politique de défense du Canada devait se concentrer en premier lieu sur la défense nationale et continentale (Maloney 2005). Ce renforcement de la position continentaliste fut accentué par l’engagement renouvelé du Canada au sein de norad et par une coopération accrue avec les forces américaines dans la défense du territoire, ainsi qu’il est indiqué dans l’énoncé de politique de la défense par Trudeau le 3 avril 1969 (Thodarson 1972).

Le changement de cap survint en 1974 lorsque Trudeau se montra plus favorable à l’otan et proposa une augmentation des budgets de défense de celle-ci ainsi que le remplacement des chars Centurion par des Léopard fabriqués en Allemagne fédérale. Cette décision démontrait le désir du Canada de promouvoir la troisième voie en augmentant ses liens économiques et militaires avec l’Europe. En dépit de cette stratégie de diversification des relations du Canada en dehors du lien continental (Europe, Japon), l’intégration économique avec les États-Unis s’est poursuivie avec une régularité mécanique, illustrant les tensions entre continentalisme et européanisme.

L’internationalisme n’échappa pas aux ambiguïtés des années Trudeau. Même si le maintien de la paix occupait le dernier rang des priorités internationales du Canada, le gouvernement a maintenu ses engagements envers l’onu, envoyant des troupes dans le cadre de quatre nouvelles opérations durant son mandat. De plus, Trudeau a été particulièrement actif dans la promotion d’un dialogue Nord-Sud, notamment lors de sa « mission de paix » en 1984, et le budget d’aide au développement du Canada connut des augmentations régulières entre 1968 et 1984, à la suite notamment de la création de l’Agence canadienne de développement international (acdi).

Le gouvernement conservateur de Brian Mulroney, arrivé au pouvoir en 1984, amorça un virage plus net vers l’intégration continentale. Dès le début, Mulroney a fait de la réconciliation et de l’intégration avec les États-Unis sa priorité. D’une part, il a tenté avec succès d’établir des liens personnels avec Ronald Reagan et plus tard avec George H.W. Bush. D’autre part, le gouvernement conservateur a rompu avec une tradition protectionniste tory en signant un accord de libre-échange avec les États-Unis en 1988. Ce rapprochement économique s’est traduit par une grande coopération dans le domaine de la sécurité énergétique, avec l’abolition du programme d’énergie nationale adopté par les libéraux. Dans le domaine de la défense, le livre blanc de 1987 proposa une coopération plus étroite au sein de norad (Ripsman 2001 : 102), renforçant ainsi la défense nationale et continentale. Durant la première intervention en Irak, le Canada a également participé auprès des Américains et d’autres alliés à sa première guerre depuis la Corée. Enfin, le Canada a contribué au renouveau de l’intégration régionale en devenant un membre à part entière de l’Organisation des États américains le 4 octobre 1989.

Malgré un changement notable dans la conduite des affaires étrangères, le gouvernement conservateur a fait preuve d’une certaine ambivalence entre continentalisme et internationalisme. Dans un premier temps, le gouvernement de Mulroney a refusé sa participation à l’initiative de défense stratégique de l’administration Reagan, et ce, dès 1985. De plus, le gouvernement a maintenu une position ferme au sujet de la souveraineté du Canada dans l’Arctique lors de l’épisode du Polar Sea dans le passage du Nord-Ouest, ce qui a conduit à l’élaboration d’une dimension nordique dans la politique étrangère canadienne (Huebert 2001 : 95).

Le gouvernement conservateur a également démontré son attachement à l’héritage internationaliste en sanctuarisant la présence des Forces canadiennes dans les missions de maintien de la paix jusqu’en 1993. Ainsi, après avoir participé à 19 missions de paix entre 1947 et 1986, le Canada a contribué à 18 missions dans les six années suivantes (1987-1993), doublant son personnel militaire à l’étranger entre 1980 et 1992 (Tessier et Fortmann 2001 : 121). Sous l’impulsion de Joe Clark, secrétaire d’État aux affaires extérieures (1984-1991), les années Mulroney ont aussi vu l’engagement du Canada en faveur de la bonne gouvernance et des droits de la personne, avec l’adoption de sanctions contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud et la réforme de l’aide au développement du Canada. Le gouvernement s’est investi dans de nombreux forums multilatéraux, notamment sur des questions environnementales, et s’est ainsi distancé des positions américaines dans le domaine des changements climatiques. Finalement, ce n’est que dans ses relations avec l’Europe que le gouvernement Mulroney a démontré peu de volonté de rapprochement. Au contraire, les conservateurs se sont progressivement désengagés de la sécurité européenne, retirant les troupes canadiennes de l’Europe et fermant les bases militaires en Allemagne fédérale en 1994.

Il a pu sembler que le Parti libéral, revenu au pouvoir entre 1993 et 2006, effectuerait un franc retour vers l’internationalisme, notamment avec le passage de Lloyd Axworthy au ministère des Affaires étrangères (1996-2000). Les efforts menés par le Canada dans le cadre de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel illustrent bien cette volonté. Enclenché par le Canada en 1996, le processus menant à la signature de la convention se distingua par son développement en dehors des institutions internationales traditionnelles et l’engagement important des organisations non gouvernementales (Long 2002). D’une certaine manière, la sensibilité européenne de certains leaders libéraux était perceptible dans l’adoption de positions se rapprochant de celles des Européens : citons la lutte contre le réchauffement climatique, le soutien marqué à la Cour pénale internationale et l’adoption du protocole de Kyoto ainsi que le refus de participer à la guerre en Irak en 2003. Le Canada a aussi déployé des troupes importantes aux côtés des Européens en Bosnie et au Kosovo.

Mais le gouvernement Chrétien est celui qui a le plus réduit la contribution canadienne aux opérations de paix de l’onu (St-Pierre 2007). Il a également renforcé les liens économiques avec les États-Unis, reprenant à son compte la politique de libre-échange conservatrice que son parti avait vilipendée dans l’opposition. Plus tard, le retour au continentalisme s’inscrivit dans une logique sécuritaire après 11 septembre où le Canada resserra ses liens avec les États-Unis dans le domaine de la protection des frontières et de la défense continentale (Martin 2003). Le continentalisme plus ou moins assumé des années Chrétien a été davantage revendiqué par son successeur, Paul Martin, qui lança aux côtés de George W. Bush et Vicente Fox, le président du Mexique, le Partenariat pour la sécurité et la prospérité.

On a ainsi pu reprocher aux gouvernements Chrétien et Martin de pratiquer un double langage, de dissocier la rhétorique de leur pratique et d’entretenir une certaine ambiguïté quant à la conduite de la politique étrangère du Canada. Ayant refusé son appui à l’intervention américaine en Irak, le gouvernement de Jean Chrétien n’en a pas moins renforcé la sécurisation du « périmètre » nord-américain et maintenu une présence militaire importante dans le golfe Persique. Et bien qu’il ait rejeté la participation du Canada au bouclier antimissile, le gouvernement Martin n’en a pas moins déployé les troupes canadiennes dans des missions de combat pour soutenir les Américains en Afghanistan. On ajoutera que le gouvernement libéral a ratifié le protocole de Kyoto tout en sachant pertinemment qu’il ne prendrait aucune mesure concrète pour remplir ses engagements (Goldenberg 2006).

Il est finalement intéressant de constater que les positions des deux autres partis ayant des députés à la Chambre des communes, le Nouveau Parti démocratique (npd) et le Bloc québécois, ne reflètent pas dans la même mesure cette ambiguïté entre européanisme, continentalisme et internationalisme. Ainsi, le npd se présente clairement comme le défenseur de la tradition internationaliste pearsonienne. La position historique (jusqu’en 2004) du npd en faveur d’un retrait du Canada de l’otan et l’opposition actuelle du npd au renouvellement de norad et à la présence canadienne en Afghanistan démontrent l’anti-continentalisme de la gauche canadienne. Quant au Bloc québécois, même si son objectif premier demeure la souveraineté du Québec, il s’inscrit dans une tendance internationaliste teintée d’européanisme. Dans sa plate-forme électorale 2005-2006, le Bloc fait de ses principales priorités internationales le maintien de la paix, le multilatéralisme et l’aide au développement. Le Bloc comprend également des éléments européanistes actifs et milite par exemple en faveur d’un traité de libre-échange avec l’Europe.

VI – Le Canada et l’ Alliance atlantique : de l’Elbe à Kandahar

La multiplication des positions et décisions politiques prises par les gouvernements et partis politiques entre 1949 et 2006 est le reflet à la fois des débats au sein de la société canadienne et de la nécessité d’adapter le discours à la réalité politique. Par nécessité et par pragmatisme, différentes options ont été proposées à différentes périodes pour guider la politique étrangère du Canada. Force est ainsi de constater que, malgré la position claire de Trudeau et de Sharp face aux États-Unis, ou les imprécations de Chrétien à l’égard de George W. Bush, l’attraction américaine a gardé toute sa force. Le lien transatlantique n’a jamais été immunisé de l’adage selon lequel le Canada ne veut ni être piégé par les États-Unis ni se brouiller avec eux. Mais l’attraction américaine a toujours été équilibrée par des volontés fortes d’imprimer une direction plus large à la politique canadienne et par le poids institutionnel que la culture stratégique canadienne a continué à faire peser. Tous les gouvernements ont pratiqué une ambiguïté qui reflète bien l’histoire du pays, sa situation géopolitique et économique, de même que l’opinion des Canadiens.

Cette ambiguïté semble avoir disparu dans les premières années du gouvernement conservateur de Stephen Harper, au pouvoir depuis janvier 2006. Bien qu’il soit trop tôt pour préjuger d’une tendance lourde, Harper a prôné, tant dans ses discours que dans ses actions, un continentalisme total, s’engageant à redonner aux États-Unis la priorité absolue de la politique étrangère canadienne. Le gouvernement actuel n’a pas adopté le jeu d’équilibriste de ses prédécesseurs. Aucune ambiguïté, aucune hésitation dans sa politique, qui en apparence est celle d’un alignement systématique sur Washington.

Le gouvernement Harper a ainsi refusé de mettre le protocole de Kyoto en oeuvre, le jugeant, dans l’optique de l’intégration nord-américaine, contraire aux intérêts économiques du pays et optant à contrecoeur pour des moyens beaucoup moins contraignants de lutter contre le réchauffement climatique (Le Devoir 2006 : A1). Il a renforcé la participation des troupes canadiennes en Afghanistan, allongeant le mandat jusqu’en 2011 et faisant de l’Afghanistan la priorité du Canada en politique étrangère, un instrument d’édification nationale ainsi qu’un gage de bonnes relations avec Washington (La Presse 2006a : A3). Il a adopté une politique d’achats militaires ambitieuse, mais dont les appels d’offres sont presque exclusivement réservés aux fournisseurs américains (Le Devoir 2007). Il a aussi tenu une position franchement pro-israélienne au Moyen-Orient : Ottawa fut la première capitale occidentale à retirer son financement à l’autorité palestinienne après la victoire du Hamas et une des seules à ne pas l’avoir réinstauré après les réformes du président Abbas. Harper a défendu, lors de la guerre au Liban en 2006, le droit d’Israël à se défendre, qualifiant de « mesurée » la réaction israélienne face à l’enlèvement de deux de ses soldats par le Hezbollah (La Presse 2006b : A3). Invoquant l’État de droit aux États-Unis, le gouvernement Harper est allé à l’encontre de la pratique diplomatique en refusant de réclamer le rapatriement du Canadien Omar Khadr, emprisonné à Guantanamo, ou la commutation de peine du Canadian Ronald Allen Smith, condamné à mort aux États-Unis.

L’ironie veut que l’otan n’ait jamais dans l’histoire canadienne occupé une place aussi importante dans les discours officiels. Stephen Harper et ses ministres parlent beaucoup de l’Alliance atlantique depuis leur arrivée au pouvoir. Mais c’est généralement pour valoriser les Forces canadiennes et reprocher à certains Européens, surtout les Allemands, leur engagement timide en Afghanistan. Pendant les trois premières années de son règne, aucune initiative européaniste (ou même internationaliste) n’a pu être mise au crédit du gouvernement conservateur. Au contraire, le reniement du protocole de Kyoto a plutôt froissé les Européens et la présence militaire en Afghanistan est perçue comme un gage de l’engagement canadien auprès des Américains. Bref, dans le discours actuel, l’otan n’a plus grand-chose à voir avec le lien transatlantique.

Conclusion

Le gouvernement d’un État parle au nom d’une population entière. Il s’agit bien sûr d’un construit social, mais aussi d’un fait incontournable du système westphalien. C’est donc persuadé de son bon droit que le gouvernement de Stephen Harper, dans la lignée d’un certain nombre de penseurs dont nous avons discuté, a pris le parti d’imprimer un virage fortement continentaliste à la politique étrangère canadienne, faisant l’impasse sur 50 années de tension constructive entre européanisme, internationalisme et continentalisme dans la culture stratégique canadienne.

Les beaux jours de l’atlantisme sont-ils révolus ? Il y a 50 ans, Karl Deutsch et ses collègues ont pu témoigner de la création d’une communauté transatlantique de sécurité. Il serait tentant de vouloir retrouver ce paradis perdu. Mais la régionalisation des enjeux, bien identifiée par Peter Katzenstein (2005), paraît incontournable. Dans la mémoire collective d’un nombre croissant de Canadiens issus de l’immigration, l’Asie compte désormais autant que l’Europe, alors que leur communauté de destin avec l’Amérique du Nord est indéniable. Des coopérations ponctuelles avec l’ue, par exemple en Bosnie ou en Palestine, ne remplaceront jamais la présence de milliers de soldats canadiens sur le sol européen. Il ne s’agit donc pas de dire, comme certains s’y sont aventurés, que le Canada peut être un pays européen.

Il ne faudrait toutefois pas en tirer des conclusions trop hâtives non plus. Le continentalisme triomphant se nourrit du sentiment d’urgence qui a dominé le Canada après le 11-Septembre. Mais, d’une part, 70 % des Canadiens demeurent attachés à leurs affinités européennes et voient l’ue d’un bon oeil (GlobeScan 2007). D’autre part, l’amélioration notable du climat transatlantique depuis l’élection de Barack Obama à la présidence américaine signifie qu’Ottawa n’a pas, pour l’instant, à faire de choix déchirant : l’otan est à la mode et Bruxelles et Washington s’entendent relativement bien sur la question israélo-palestinienne. Dans le domaine de la gestion de crises, par exemple, on peut s’attendre à ce que la coopération canado-européenne perdure, bien que sous une forme plus discrète. Et il n’est pas impossible que les négociations sur le libre-échange avec l’ue, lancées au sommet du 6 mai 2009 à Prague, aboutissent au développement d’un cadre triangulaire plus large. Mais ce ne sont peut-être là que les fruits tardifs d’un passé « ambigu ».