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Écrit par un praticien qui s’adresse avant tout à ses pairs, ce livre explique pourquoi la corruption ne devrait plus être un tabou dans la gestion de l’aide internationale et propose des outils pour la combattre, aussi bien dans l’implantation d’un projet particulier qu’à plus grande échelle dans le pays receveur.

Contrairement à ce que nous aurions tendance à croire, les gouvernements des pays industrialisés et les institutions multilatérales, qui toléraient la corruption durant la guerre froide afin de s’assurer l’allégeance des pays du Sud, demeurent toujours tatillons devant un phénomène aux contours flous et aux conséquences imprévisibles. Aujourd’hui, la « bonne gouvernance », modèle de gestion démocratique et transparente, conditionne l’aide internationale avec beaucoup moins de vigueur que les décideurs ne le prétendent. De ce constat qui le désole, Cremer entend tirer des leçons et notamment convaincre les coopérants et autres responsables de la mise en oeuvre des programmes d’aide « aux plus pauvres de pauvres » de la nécessité de dénoncer les actes de corruption.

Vieux routier des projets d’aide internationale financés par les pays industrialisés, et notamment par l’Allemagne, Cremer distingue trois formes de corruption qui diminuent, voire annulent, l’impact positif des plans de développement : l’offre et la demande de pots-de-vin (en termes techniques, la concussion, mot malheureusement fort peu utilisé en français), le détournement de fonds et le népotisme. L’auteur tient à démontrer que ces pratiques corruptrices n’apportent rien de bon, en aucune circonstance, malgré l’opinion de certains praticiens et les conclusions des rapports élaborés en pleine guerre froide pour justifier le soutien apporté à des alliés corrompus. La corruption, que tente ainsi de mettre en évidence Cremer, n’aide pas à contourner les lenteurs provoquées par la bureaucratie ankylosée et sous-payée des pays en voie de développement. Au contraire, elle incite à la création de nouvelles entraves qui, à leur tour, permettent de demander de nouveaux pots-de-vin. Voilà un cercle vicieux que Cremer dénonce avec brio, tout en déconstruisant patiemment les différents arguments avancés pour légitimer l’octroi de bakchichs. Pour des raisons similaires, il nie aussi que la corruption facilite la protection des minorités. Les avantages potentiels à court terme de cette stratégie hypothèquent la mise sur pied des contrôles anticorruption, seuls capables d’entraîner des changements à la fois significatifs et durables.

Si la corruption peut affecter un projet avant même son approbation, Cremer rappelle que les acteurs fautifs se trouvent aussi bien dans l’appareil d’État que dans les ong participantes. Cet accent mis sur la corruption dans les pays receveurs mène l’auteur à préciser que la concussion, le détournement de fonds et le népotisme n’ont pas de racines culturelles. Sa démonstration prend appui sur plusieurs constats. La corruption, rappelle Cremer, est courante dans des sociétés dont les traditions et les croyances sont très différentes. Il arrive également que certains pays aient réussi à juguler la corruption et que d’autres, dont la culture est similaire, n’y parviennent pas. L’explication est donc ailleurs. Cremer semble ainsi attribuer une grande importance à la présence ou à l’absence de contrôles institutionnels et sociaux efficaces, qui conditionnerait de manière bien plus déterminante que les facteurs culturels l’étendue de la corruption. Et il profite de l’occasion pour souligner que les gouvernements des pays donateurs ont eu beaucoup de difficultés, eux aussi, à cesser d’inciter à la corruption : les pots-de-vin payés à l’étranger étaient, jusqu’à tout récemment, déductibles d’impôt.

Les pays donateurs peuvent également inciter à la corruption en imposant un calendrier trop serré, qui oblige à dépenser les sommes allouées rapidement, ou encore en approuvant seulement des projets assortis de lignes directrices trop contraignantes. Ce sont deux « conditions structurelles » aux effets souvent néfastes. L’exécution empressée d’un mandat conduit les responsables à être moins sélectifs dans le choix des partenaires locaux et, surtout, à ne pas réagir prestement si des malversations ponctuelles sont détectées. Mais les partenaires locaux peuvent également déroger aux règles si celles-ci, par exemple, limitent les coûts administratifs jusqu’à compromettre leur avenir.

Pour éviter ces écueils, Cremer élabore une liste de « faiblesses » à éviter dans chaque phase d’un projet d’aide internationale. La liste plus exhaustive, prévient-il, ne saurait éviter tout risque de corruption. Et il ne faut surtout pas oublier que le contrôle de la corruption dans la mise en oeuvre d’un projet spécifique n’a aucun effet multiplicateur si la collaboration des autorités et des ong locales n’est pas sollicitée.

Même si Cremer met l’accent sur l’importance du contexte socioéconomique dans la lutte contre la corruption, faut-il encore souligner que les agences et ong qui prennent en charge l’exécution des programmes d’aide auront à affronter des scénarios fort différents. En effet, la corruption ne fonctionne pas toujours selon le même modèle, ce que Cremer laisse entendre. Les gestionnaires de l’aide internationale peuvent faire face à des cas de corruption individuelle, mais aussi à des réseaux de corruption, dans des situations qui vont de l’anomie la plus totale à l’« institutionnalisation » des pratiques corruptrices. Plusieurs cas de figure en résultent, qui se distinguent notamment par le degré de certitude des ententes de corruption. Cette réflexion aurait sans doute contribué à atteindre l’objectif de ce livre, qui est d’aider les coopérants à mieux comprendre, pour la dénoncer plus efficacement, la corruption qui mine trop souvent les projets d’aide et de développement.