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Dans ce livre fort bien documenté et minutieusement écrit, le colonel Christopher Gibson de l’armée terrestre américaine nous convie à repenser les relations entre les militaires et les civils au Pentagone, dont le dysfonctionnement serait à la source des déboires qu’ont connus les États-Unis au Vietnam dans les années 1960 et en Irak ces dernières années. Relevant autant du domaine des études stratégiques et militaires que de l’analyse décisionnelle en matière de politique sécuritaire, ce livre s’ajoute à la liste déjà très longue des ouvrages autant académiques que journalistiques qui se sont penchés sur ces fiascos. Gibson participe à ces débats en soutenant une thèse très simple : la subordination systématique des militaires aux civils, au département de la Défense, conduit inévitablement à un appauvrissement des conseils que peuvent recevoir le président et le Congrès en matière de politique de défense. Il ne faut donc pas s’étonner de la récurrence des échecs comme le Vietnam, la Somalie ou l’Irak.

Au moment où les États-Unis disposent de la machine de guerre la plus puissante de la planète, ce constat ne peut être que troublant. Un dysfonctionnement structurel au Pentagone, qui demeurera vraisemblablement la principale institution engagée dans les détails de la préparation et de la conduite des opérations armées pour les décennies à venir, semble prédire une incapacité récurrente pour les États-Unis d’atteindre ces objectifs de politique étrangère nécessitant, selon les décideurs, l’utilisation de la force. Gibson considère qu’il est primordial qu’autant les intellectuels que les militaires eux-mêmes participent activement à la recherche de solutions à ce problème qui ne disparaîtra pas avec un changement de locataire à la Maison-Blanche. Il conclut d’ailleurs son ouvrage en énonçant un ensemble de recommandations visant à rééquilibrer les relations entre les civils et les militaires au Pentagone. Parmi celles-ci, une formation tant politique que guerrière comme critère de promotion des militaires de haut rang et la nécessité pour les hauts fonctionnaires civils du département de la Défense d’avoir une compétence réelle sur les questions militaires.

Bien qu’il ait une portée clairement pratique, ce livre ne manque pas de profondeur académique. Son auteur considère qu’autant les dynamiques structurelles propres à l’organisation du département de la Défense et des forces armées que les dynamiques normatives définissant la place des soldats dans la société américaine et dans l’appareil gouvernemental ont créé les conditions favorables à l’émergence d’une relation malsaine entre civils et militaires au sommet de la hiérarchie du Pentagone. Bien qu’il considère ces deux dynamiques, le livre de Gibson porte principalement sur le cadre normatif de la relation et ne s’intéresse qu’en périphérie aux questions d’organisation, ce qui est dommage dans la mesure où les propos de l’auteur semblent plutôt démontrer que des changements organisationnels ont constamment précédé les changements normatifs. Sa plus importante recommandation sur le plan structurel est la création d’un nouveau rang de « commandant général des forces armées », qui remplacerait le président du comité des chefs d’état-major (Chairman of the Joint Chiefs of Staff) à titre de militaire le plus haut gradé du pays et conseiller principal du président, du Congrès, du National Security Council et du secrétaire à la Défense sur les questions militaires. Bien qu’il ne le dise pas explicitement, Gibson semble considérer que cette réforme permettrait de faire du nouveau commandant général un personnage politique tout aussi influent que le secrétaire à la Défense, ce qui ne pourrait que rehausser la qualité des conseils et planifications émanant du Pentagone.

Sur le plan théorique, l’auteur rappelle les modèles proposés par Samuel Huntington et Morris Janowitz à la fin des années 1950 pour expliquer et justifier la subordination des militaires aux civils dans la société et le gouvernement américains. Là où Huntington recommandait que les militaires s’en tiennent strictement à une expertise technique et évitent complètement la participation aux débats politiques, Janowitz répondait que, dans un environnement de compétition constante avec l’urss et de menace de guerre nucléaire, mieux valait contrôler directement la nouvelle institution militaire permanente, peu encline à la diplomatie et portée vers l’affrontement, que de se fier à l’autorestriction des soldats. Gibson soulève l’inadéquation contemporaine de ces deux modèles : combinés, ils ont engendré une propension d’acquiescement béat des militaires face à leurs patrons civils au Pentagone. De manière perverse, cela a trop souvent entraîné une subordination militaire à l’administration présidentielle plutôt qu’à l’ensemble des élus et des citoyens. Les deux cas historiques les plus approfondis par Gibson dans son livre, soit le Vietnam et l’Irak, ne tendent qu’à prouver ce dysfonctionnement.

Gibson propose finalement un nouveau modèle normatif pour rééquilibrer les relations civilo-militaires au Pentagone. S’inspirant de James Madison, il est convaincu que la « tyrannie » du secrétaire à la Défense ne peut être contrecarrée que par le partage et la compétition des pouvoirs entre les branches civile et militaire du ministère, reproduisant ainsi à échelle réduite le système des poids et contrepoids du gouvernement fédéral. Il milite en faveur d’une institution militaire encouragée à développer des plans et des conseils parallèlement aux travaux menés par les bureaux civils du Pentagone. Le ministère devrait être pourvu d’organes visant l’harmonisation des positions respectives des militaires et des civils. Malgré ces efforts, lorsque les positions des deux branches divergeront sur un problème précis, Gibson recommande de transmettre ces différences d’opinions aux décideurs plutôt que d’étouffer systématiquement la voix militaire au profit des préférences du secrétaire à la Défense. Le livre se termine sur une note bien réaliste, l’auteur comprenant pleinement qu’un système de plaidoiries multiples, structurellement et normativement implanté au département de la Défense, pourrait sensiblement améliorer la participation constructive du Pentagone à la formulation et à la mise en oeuvre des politiques sécuritaires aux États-Unis, mais que le besoin de réformes transcende ce seul ministère.