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Depuis un quart de siècle, les pays d’Amérique latine ont eu à affronter l’héritage des dictatures, des tentatives de coups d’État, des tentations autoritaires, des tempêtes institutionnelles, d’intenses affrontements sociaux, des débâcles économiques, des alternances dramatisées et des présidences écourtées dans le cadre de systèmes représentatifs réputés vulnérables et chancelants. Pourtant la démocratie a tenu bon, parce qu’elle est présente depuis deux siècles dans la plupart des pays d’Amérique latine. C’est le grand mérite du nouvel ouvrage d’Alain Rouquié de nous le rappeler.

Directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (ceri) de Sciences Po Paris, Alain Rouquié a délaissé le métier de chercheur pour adopter celui de diplomate. Il a été ambassadeur de France au Salvador, au Mexique et au Brésil, et préside maintenant la Maison de l’Amérique latine à Paris. Mais il n’a pas abandonné ses réflexions sur la démocratie et les autoritarismes. Les rencontres avec des personnes issues de tous les secteurs sociaux et de tous les pays du continent latino-américain lui ont permis de parfaire sa connaissance et sa réflexion. Ses lectures d’auteurs latino-américains, et non seulement nord-américains, ajoutent à la qualité de sa réflexion.

Certains éléments de l’ouvrage attirent l’attention et constituent une analyse pertinente de la situation politique de l’Amérique latine.

Ce qu’Alain Rouquié dit de la particularité de pays comme le Chili et le Mexique de faire vivre la démocratie dans le cadre d’une constitution de style autoritaire est fondamental pour la compréhension de la vie politique latino-américaine. Les principaux acteurs de la période dictatoriale, particulièrement l’armée au Chili, restent présents. Des pratiques autoritaires subsistent. L’armée chilienne a constamment montré sa volonté de rester autonome. Rares sont les États où des législations postautoritaires ont dessaisi l’armée de la mission de sécurité intérieure. Seule l’Argentine a procédé à un démontage de la dictature et à la démilitarisation de la vie publique.

Rouquié propose aussi une analyse pertinente des trois régimes refondateurs que constituent le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. Selon lui, il n’est pas aisé de situer politiquement Hugo Chavez. Il parle d’un président singulier qui paraît céder à un tempérament autoritaire, mais qui avance sur le fil du rasoir en veillant à ne jamais franchir la ligne jaune. Il parle d’un régime étrange qui est toujours une économie de marché et non un État collectiviste. Le socialisme de Chavez apparaît davantage comme l’esquisse d’une politique sociale généreuse. La politisation du social serait même sa caractéristique première. Le régime tire sa force de l’association d’un discours extrême et d’une pratique politique relativement modérée.

Rouquié cherche à décrire ces expériences singulières de ces trois régimes, qu’il appelle « démocraties hégémoniques » sans les taxer de populistes. Il est très critique à l’égard de cette notion de populisme. Le terme a été utilisé en Amérique latine pour définir les régimes populaires incarnés par des hommes forts entre 1930 et 1950 (Peron en Argentine, Vargas au Brésil, Velasco Ibarra en Équateur, Cardenas au Mexique). Il s’applique aussi aux expériences singulières plus récentes de Menem (en Argentine), de Collor (au Brésil) et de Fujimori (au Pérou). Mais Rouquié considère que ces régimes ne sont peut-être que des « social-démocraties un peu plus musclées que les autres ». Ils seraient la seule voie de gouvernement accessible au pays latino-américain qui veut s’engager sur la voie de la construction de l’État-providence. L’auteur propose aussi une distinction entre les régimes refondateurs ou réparateurs et les gouvernements « développementalistes sociaux », ce qui lui permet de récuser l’idée constamment avancée d’un virage à gauche de l’Amérique latine.

De longs développements sont également consacrés au maintien des poches ou des enclaves d’autoritarisme : le monopole du pouvoir exercé par un seul parti, l’autonomie de l’armée qui souhaite avoir les mains libres pour réprimer les guérilleros et la contestation sociale, la subsistance d’un « État profond », l’existence de « périphéries autocratiques », l’étonnante stabilité politique de certaines provinces, le fonctionnement corporatiste des syndicats, la manipulation des lois électorales et des réformes constitutionnelles (l’autorisation de la réélection présidentielle pour un second mandat, la tentation d’un troisième mandat…). Il met aussi l’accent sur l’Amérique latine comme véritable laboratoire du truquage électoral, comme terre classique de la fraude électorale et comme continent le plus violent du monde.

Tous ces éléments constituent des facteurs du désenchantement démocratique en Amérique latine. En effet, selon Alain Rouquié, la démocratie concurrentielle n’a jamais réussi à s’enraciner complètement. Il n’empêche que depuis deux siècles les États latino-américains avaient des gouvernements représentatifs qui tenaient leur légitimité de la souveraineté populaire, même si les élections étaient non concurrentielles. Les élections se déroulaient dans un régime autoritaire, dans un contexte de clientélisme d’État.

L’ouvrage d’Alain Rouquié est donc à recommander à tous ceux qui s’intéressent à la transformation des régimes politiques et aux processus de démocratisation et d’autoritarisme.